CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En toute logique, dans la France de la première moitié du xixe siècle, où l’expression d’une identité minoritaire ne peut passer que par le cadre confessionnel, la synagogue devient non seulement le lieu de culte central d’une communauté elle-même institutionnellement centralisée [1], mais aussi l’espace privilégié où s’élabore une culture de synthèse entre valeurs traditionnelles juives et impératifs modernes liés à la francisation. Le cas de Paris est d’autant plus exemplaire que la communauté de la capitale [2], quoique de formation récente, prend rapidement une place prépondérante et devient un modèle pour tout le judaïsme français, hormis peut-être pour l’Alsace et la Lorraine qui ont leur propre tradition.

2Aucun autre lieu n’a pu mieux assumer ce rôle de représentation que la synagogue consistoriale de la rue Notre-Dame de Nazareth, inaugurée en 1822 et reconstruite en 1852. Les deux édifices reflètent clairement l’évolution de la communauté, car ils cumulent toutes les fonctions symboliques:

  • reconnaissance officielle du judaïsme, qui, avec la seconde génération après l’émancipation de 1791, sort de l’anonymat des oratoires et des synagogues cachées;
  • intégration des Juifs dans la société parisienne qui se poursuit intensément sous le Second Empire [3] et entraîne une participation à la vie intellectuelle et artistique;
  • élaboration d’un modèle architectural oscillant justement entre église et théâtre, lié à une réforme du rituel typique de l’assimilation et à un rôle accru de la musique;
  • redéfinition de l’identité juive, ou plutôt israélite [4], illustrée par le débat sur le style à donner à ce «temple» reconstruit, l’option finale étant un mélange d’éléments romans et orientaux;
  • support d’un regard non-juif sur la synagogue, perçue comme exotique, regard qui traduit aussi les ambivalences de cette intégration.
Cette synagogue entre même dans la littérature avec le roman des frères Goncourt Manette Salomon (1867). Leur texte en restitue l’imaginaire nourri d’orientalisme et des prémices d’un antisémitisme qui se révélera ouvertement plus tard.

3Aussi ce n’est pas tant l’historique de cet édifice qui nous apparaît significatif que les formes qui lui ont été données, et son rôle central dans la construction d’une nouvelle identité juive et d’une culture judéo-parisienne.

La première synagogue parisienne: un temple néoclassique

4Lors de l’installation du Consistoire israélite de Paris, en 1809, quelques synagogues et oratoires furent reconnus officiellement et la synagogue de la rue Sainte-Avoye (rue englobée ensuite dans la rue du Temple), une salle d’environ deux cents places, fut promue au rang de «synagogue consistoriale». C’est évidemment dans le Marais, quartier des immigrés, que se situent la plupart de ces lieux de culte. De même, lorsque le Consistoire de Paris veut acquérir un terrain pour construire une véritable synagogue, il le trouve dans ce secteur, rue Neuve-Saint-Laurent (Vertbois). Le 29 juin 1819, le roi Louis XVIII autorise la communauté parisienne à acquérir une parcelle inscrite entre les actuelles rues Notre-Dame de Nazareth et du Vertbois. Ce n’est pas le seul fait de la vente de l’ancien local qui poussa le Consistoire de Paris à entreprendre ce projet, mais aussi un souci de dignité et de représentation. Dans la France dispensatrice de l’émancipation et dans la capitale en particulier, un temple devait symboliser le nouveau statut des Juifs.

5Cependant le mode de financement de cette construction est typique de l’Ancien Régime; il consiste encore, en plus des dons attendus, à vendre les places aux fidèles à perpétuité; l’État ou la Ville n’aide pas alors les communautés juives, qui doivent se débrouiller seules. Ce système disparaîtra quand la synagogue recevra réellement un statut d’édifice quasiment communal. D’ailleurs, la communauté parisienne ayant emprunté pour construire sa synagogue, elle fut incapable de résorber ses dettes et dut faire appel, dans les années 1840, à des subventions municipales. En effet, avec la monarchie de Juillet, le judaïsme atteignit véritablement l’égalité puisque les rabbins furent enfin rétribués par l’État, comme l’étaient les curés et les pasteurs depuis Napoléon Ier.

6Si elle offrait un certain décorum à l’intérieur, la première synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth n’en reflétait pas moins encore une période où pesait lourdement un impératif de discrétion: à l’extérieur, rien ne signalait la synagogue ashkénaze, la plus grande, bâtie par l’architecte Sandrié de Jouy: pas un symbole, pas une inscription. L’entrée étant elle-même sur cour, un ordre dorique encadrait le portail et se poursuivait, selon le même module à l’intérieur sur douze travées. Conçue comme un temple, elle comportait une estrade centrale et dans l’abside, surélevée de quelques marches, une arche sainte surmontée des tables de la Loi. La colonnade supportait une tribune où, derrière un grillage, se tenaient les femmes. Le décor était sobre: des grilles autour du tabernacle et de l’estrade, deux chandeliers monumentaux, des lampes suspendues dans les entrecolonnements et huit lustres répartis sur l’axe central du temple. Plus tard, une chaire fut installée, traduisant un double objectif: mettre en valeur le sermon du rabbin et introduire plus de dignité grâce à un élément de mobilier emprunté aux autres cultes. Deux inscriptions hébraïques ornaient enfin les murs au-dessus de l’arche sainte et au-dessus de l’entrée. Il est indéniable que l’étroitesse de la parcelle (une quinzaine de mètres de largeur) et la grosseur des colonnes rendaient cet espace peu adéquat au rituel.

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Quant à la petite synagogue du rite portugais, disposée sous le comble, elle était accessible par l’entrée de la rue Neuve-Saint-Laurent. Elle est décrite dans L’Illustration[5] assez semblable à celle du rite allemand, mais beaucoup plus petite. La galerie des femmes, au lieu d’être élevée et supportée par des colonnes, se trouve de plain-pied avec celle des hommes, dont la sépare seulement un grillage de bois. Du reste, l’intérieur offre une très grande simplicité. Au lieu de stalles, comme dans le temple du rite allemand, les Israélites portugais se servent de chaises.

8Malgré ce caractère encore assez rudimentaire du «temple consistorial» de Paris, qu’il convient cependant de connaître pour comprendre l’évolution marquée par le Second Empire, cette synagogue eut un certain rayonnement: elle était fréquentée par des citoyens libres, égaux aux autres et adeptes d’un culte pleinement reconnu par l’État.

9La reconnaissance de la place du judaïsme dans la société du temps se mesure également au grand nombre d’articles et de gravures qui lui furent consacrés; or, même s’il s’agit de présenter le judaïsme en général, presque systématiquement, c’est la synagogue de Paris qui sert d’illustration.

10Elle est reproduite en détail (plan, coupes et élévation principale) sur une planche du recueil réalisé par les inspecteurs des Bâtiments civils [6]; cette publication confirme, d’une certaine manière, le passage de la synagogue au statut de «bâtiment public» puisqu’elle figure parmi des palais de justice, des mairies ou des églises. Néanmoins, il ne s’agissait ici que d’une planche technique à diffusion limitée au milieu des architectes; la notoriété de la synagogue fut assurée surtout par des lithographies et des gravures de presse. Il est significatif que ce soient toujours des vues intérieures: d’une part parce que l’extérieur, nous venons de le voir, était sans valeur expressive, d’autre part, parce que les journaux illustrés avaient le sentiment de révéler un monde caché ou secret, inconnu aux lecteurs: ainsi, en introduction à des gravures représentant la fête de Roch Hachana et les objets du culte, il est écrit [7]: «L’Illustration nous ouvre la synagogue et montre la postérité de Jacob réunie dans le temple de Salomon».

11Une lithographie de Jéramec-Raphaël et Baruch-Weil, éditée en 1830, offre une vision d’ensemble de la nef dans la direction de l’arche sainte, avec les fidèles en hauts-de-forme, des suisses à bicornes et le rabbin en chaire. Les femmes sont invisibles derrière les claustras. L’impression majeure est celle d’une assemblée de bourgeois; en dehors de l’énorme inscription hébraïque [8] de l’abside, du chandelier placé sur la bima (l’estrade centrale où se tiennent les officiants) et de quelques détails, on pourrait se croire dans un temple protestant. Peu d’étrangeté en fait: la lithographie semble privilégier la vision d’une société intégrée, aux mœurs communes. Une autre lithographie, dessinée par le marquis de Villeneuve et livrée dans L’Artiste (fig. 1), a bénéficié d’une plus grande diffusion par sa reproduction dans la presse [9]. Plus pittoresque et animée que la précédente, elle restitue un certain désordre parmi les groupes de personnages que se plaisent à évoquer les journalistes et chroniqueurs.

Fig. 1

Marquis de Villeneuve, «La synagogue de Paris», lithographie de Challamel, L’Artiste, Paris, Bibliothèque des Arts Décoratifs

Fig. 1

Marquis de Villeneuve, «La synagogue de Paris», lithographie de Challamel, L’Artiste, Paris, Bibliothèque des Arts Décoratifs

12Les fêtes sont aussi l’objet de la curiosité des revues; elles sont présentées dans le cadre de la synagogue parisienne. Le Musée des familles[10] ouvre ses colonnes à Alphonse Ennery qui, après une description de la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth, énumère minutieusement les rituels du chabbat et de la Pâque. L’Illustration, dans un numéro de septembre 1849, reproduit une scène de Roch Hachana, le nouvel an juif, au moment où un officiant élève le rouleau de la Tora ouvert pour le présenter aux fidèles [11] (fig. 2).

Fig. 2

«Le Rochachana, cérémonie religieuse du renouvellement de l’année juive», L’Illustration, vol. XIV, n° 344, 29 septembre 1849, p. 68

Fig. 2

«Le Rochachana, cérémonie religieuse du renouvellement de l’année juive», L’Illustration, vol. XIV, n° 344, 29 septembre 1849, p. 68

13Le public commence donc à s’intéresser à la synagogue, au rituel qui s’y déroule; divers témoignages attestent que de nombreux non-Juifs venaient également écouter un des chantres les plus célèbres qui officia dans la synagogue de Paris, Israël Lovy (1773-1832); le petit-fils de celui-ci, Eugène Manuel (1823-1901), en a célébré la piété et l’art dans un poème, «Le Lévite» [12] et un article [13]. Venant d’Allemagne, Lovy avait passé quelques années à Strasbourg, avant de s’installer à Paris en 1818: célèbre dans toute l’Europe occidentale, sa voix, disait-on, attirait dans la synagogue de la rue Sainte-Avoye bien des Chrétiens, malgré la pauvreté du lieu. Il fut même tenté par une carrière mondaine, mais préféra devenir chantre, le Consistoire lui interdisant de se produire en dehors de la synagogue… Dans la nouvelle synagogue, afin de rehausser le culte, il organisa un chœur d’enfants et composa de nombreux morceaux. Comme l’écrit son petit-fils [14], «ce fut là une ère nouvelle pour le judaïsme à Paris; la religion rajeunissait».

14C’est d’ailleurs dans cette synagogue, peu après Lovy, que Jacques Offenbach (1819-1880) officia avant de voir son contrat suspendu en raison de sa participation comme violoncelliste à l’orchestre de l’Opéra-Comique. En effet, le jeune Offenbach, fils du chantre de la synagogue de Cologne, ne pouvait espérer en tant que Juif faire une carrière aussi brillante en Allemagne. Il partit donc pour Paris dès 1833. Un autre moment important dans l’évolution du culte et la modernisation de la synagogue fut l’introduction de l’orgue. La musique instrumentale est traditionnellement interdite dans la synagogue en signe de deuil, depuis la destruction du Temple de Jérusalem: aussi les orthodoxes se sont-ils toujours opposés à l’orgue, dont le mouvement réformé fit un de ses fers de lance. Déjà un orchestre avait été introduit en 1820, lors de la célébration de la mort du duc de Berry et de la naissance du duc de Bordeaux: le compositeur Fromental Halévy (1799-1862), qui se rendra célèbre ensuite avec son opéra La Juive (1835) [15], le dirigeait. Ensuite, l’habitude fut prise d’installer provisoirement un piano ou un orgue lors de certaines cérémonies, dont l’initiation religieuse, un rite instauré en 1842 à l’image de la communion solennelle chrétienne. Marque du triomphe de l’orgue, le mariage de la propre fille du grand rabbin Marchand Ennery fut célébré en 1846 aux sons de cet instrument [16]. Symbole de la réforme, un orgue sera installé à demeure lors de la reconstruction de la synagogue.

La reconstruction: un lieu de culte monumental, entre église et théâtre

15Construite à l’économie et avec des matériaux médiocres, la première synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth menaçait ruine dès la seconde moitié de la décennie 1840. Un débat s’engagea alors dans la communauté entre les défenseurs d’une reconstruction sur place et ceux qui estimaient nécessaire un déplacement sur un terrain plus commode, voire dans un quartier plus représentatif, en fait plus chic. Il ne s’agissait pas seulement du choix d’un emplacement, mais bien d’une option déterminante à une étape cruciale de l’évolution de la communauté juive parisienne: pour les uns, il convenait de rester fidèle au Marais, pour les autres il convenait de symboliser la mutation par l’édification d’un «temple» dans un quartier où se concentraient financiers et hommes de culture. Car déjà une partie de la communauté s’était déplacée du Marais vers les quartiers d’affaires du futur 9e arrondissement et rejoignait ainsi les Rothschild, mais aussi des écrivains, comédiens et artistes, les cercles saint-simoniens (autour de la famille Rodrigues-Pereire)…

16Dès 1844, l’architecte du Consistoire de Paris, Alexandre Thierry (1810-1890), avait été chargé de préparer un plan de restauration de l’édifice, mais au fur et à mesure de ses rapports, il conclut évidemment qu’il convenait en priorité de le reconstruire entièrement. Il est très significatif que le projet de transporter la synagogue dans un nouveau quartier ait été soutenu par le baron James de Rothschild (1792-1868), dont la fortune et la notoriété faisaient un leader, sans qu’il fût à la tête du Consistoire comme le seront ses fils. Le baron profita même de la présence à Paris d’un architecte allemand exilé, Gottfried Semper (1803-1879), pour lui demander un projet.

17Semper, auteur de la très remarquée synagogue de Dresde (1838-1840), propose un édifice à plan centré, de style roman, qui correspond tout à fait aux tendances architecturales allemandes de 1850, alors que Thierry demeure fidèle au plan basilical qui s’est imposé en France et suggère un style orientalisant. La véritable originalité de Thierry tient au système de construction qu’il propose, le fer. Dès qu’il est chargé d’essayer de consolider l’ancienne synagogue, tout en dégageant plus de places pour les fidèles, il envisage en effet des colonnes métalliques, solution inédite pour un lieu de culte.

18En juin 1850, la communauté prend conscience que, de toutes façons, deux temples seraient nécessaires, celui du Marais, reconstruit, et un nouveau, pour lequel le président du Consistoire demande un terrain au préfet: on en proposait alors un rue Grange-Batelière. Mais le préfet refusa d’accéder à cette demande. Néanmoins, les plans de Semper [17] situent le projet non loin, rue Chauchat. Si le projet de Semper fut abandonné, l’initiative préfigure évidemment le lancement par le préfet Haussmann (1865) de la construction de la synagogue actuelle de la rue de la Victoire. En janvier 1851 cependant, la reconstruction sur place de la synagogue est entreprise par le Consistoire.

19Il est étonnant de constater combien la conscience de l’intégration des Juifs a pénétré les esprits au milieu du xixe siècle. Un simple compte rendu de l’édification de la synagogue, dans une revue d’architecture, exprime en peu de mots la mutation profonde du statut des Juifs, devenus des Israélites, et le lien de cette évolution avec la construction d’une nouvelle synagogue, plus monumentale. Un chroniqueur écrit [18]:

20

Maintenant que parmi nous il n’y a plus de Juifs aux yeux de la loi, et qu’elle ne voit que des Français exerçant, chacun comme il l’entend, une religion qui, comme toutes les autres, prêche la vertu, il n’y a rien d’étonnant que les israélites de Paris aient songé à se construire un temple, obligés qu’ils ne sont plus de se cacher pour célébrer leurs antiques cérémonies.

21Le mot «temple» atteste la fonction cultuelle de la synagogue et sa promotion officielle au rang des lieux de culte des autres confessions [19]. La tradition juive ne valorise pas le bâtiment de la synagogue, qui est moins nécessaire pour l’exercice du rituel que la présence de dix hommes; néanmoins, sous l’effet de l’émancipation et pour contribuer à faire reconnaître le judaïsme comme une religion aussi respectable que les autres, les notables israélites investissent dans l’architecture pour affirmer son nouveau statut. La monumentalité et la décoration sont sollicitées afin d’assurer la dignité des Juifs, en contraste avec les synagogues vétustes des quartiers juifs anciens et avec les oratoires (que les Consistoires s’efforcent d’ailleurs de faire disparaître). Ce choix architectural est également en adéquation avec la valorisation de la fonction cultuelle, dont la conséquence est un rituel plus pompeux, l’introduction de l’orgue ou la disparition de certaines coutumes jugées indignes, comme la vente des mitsvot (les honneurs, lire la Tora, porter le rouleau, débuter ou clore un cycle liturgique, etc. étaient jusqu’alors vendus aux enchères au cours de l’office). Les costumes de rabbin, institués par Napoléon, et les «lévites» (enfants de chœur) participent de la recherche d’une mise en scène plus solennelle du rituel; bien souvent, ce sont des emprunts à l’église ou au temple protestant.

22Le chroniqueur du Moniteur des architectes ajoute:

23

On ne demanda pas à l’architecte de retrouver les plans de Salomon, ni de suivre les ordres que Dieu donna à ce sujet à Moïse; mais simplement une salle qui, dans le plus petit espace, contînt le plus de monde possible. Le style était laissé au choix de l’artiste. Sur ces données et ce qu’on peut se rappeler du ci-devant peuple de Dieu, comme histoire, mœurs et coutumes, M. Thierry leur a construit un monument qui, ayant sur la façade la physionomie d’un temple, présente à l’intérieur l’aspect d’une salle de concert, aussi bien que celle d’une église, ce dont on est surtout presque convaincu les jours de réunion des israélites qui, tournés et placés dans tous les sens et causant le chapeau sur la tête, semblent plutôt assister à un spectacle ou à quelque séance administrative qu’à une cérémonie religieuse. C’est-à-dire que la disposition de la salle qui, au premier coup d’œil, aurait pu blesser convient complètement à sa destination propre quand on la voit remplie des adorateurs du vrai Dieu.

24La fonction de la synagogue, comme la question du style, est parfaitement comprise ici, en particulier la primauté donnée au caractère pratique sur le décorum. En l’absence de tradition architecturale juive, l’architecte ne peut trouver de modèle dans le Temple de Salomon, car son organisation liée à l’existence d’un corps de prêtres, à des sacrifices et à une hiérarchie des espaces sacrés, n’a rien à voir avec celle de la synagogue, qui, comme son nom hébraïque l’indique, n’est qu’une maison d’assemblée (bet haknesset). Au plan fonctionnel, il apparaît clairement aux architectes que le modèle du théâtre est bien plus adéquat que celui d’un quelconque temple, modèle pourtant souvent repris. Quant au plan basilical (ici induit déjà part la parcelle), il s’est imposé en France presque exclusivement. Le succès de la nouvelle synagogue parisienne, dont les plans seront publiés dans une revue spécialisée [20], contribuera d’ailleurs à renforcer la prégnance de ce type dont on retrouve un exemple très proche à Marseille (1864).

25Le changement le plus significatif tient à l’aménagement intérieur: dans l’ancienne synagogue, le culte se déroulait sur une estrade centrale au milieu des fidèles, selon un symbolisme traditionnel; dans la nouvelle, l’espace de culte est rejeté dans un chœur dévolu surtout aux officiants. Cette séparation entre officiants et assistants, selon le modèle chrétien, est une rupture profonde dans la tradition juive de participation des fidèles au rituel. Les conservateurs ne s’y trompèrent pas, qui dénoncèrent cette innovation. Simon Bloch, rédacteur de L’Univers Israélite, décrivant le temple achevé, écrit [21]:

Dans l’intérieur, on voit une nef très longue et très étroite, remplie, encombrée jusqu’au bout de bancs de chêne coupés par un passage fort mesquin. L’estrade du milieu (la Bimâh), ce bel et utile ornement des synagogues, a disparu; de sorte que tout le temple n’est meublé que de sièges dont la vue seule suffit pour serrer le cœur, faire sentir le malaise et l’embarras, sinon la suffocation des fidèles.
Car, juge-t-il, si l’on a désormais 1100 places au lieu de 700, tout a été sacrifié, l’espace comme les usages ancestraux. La comparaison qu’appelle pour le chroniqueur ce culte confiné dans le chœur où sont aussi installés les membres des consistoires, les rabbins, les bedeaux, etc., est d’ailleurs théâtrale: «un encombrement, un pêle-mêle qui rappelle les scènes finales d’un dernier acte d’opéra» (fig. 3).

Fig. 3

«Cérémonie d’inauguration du nouveau temple consistorial», L’Illustration, vol. XIX, n° 477, 17 avril 1852, p. 245

Fig. 3

«Cérémonie d’inauguration du nouveau temple consistorial», L’Illustration, vol. XIX, n° 477, 17 avril 1852, p. 245

26La solution adoptée par Thierry, des colonnettes de fer (douze, en référence aux douze tribus), est également, on l’a vu, une innovation. L’introduction du fer dans les édifices de culte, mal acceptée par les catholiques, pour qui il provoque une désacralisation (car il est alors strictement lié à l’architecture utilitaire des marchés ou des gares…), ne choque pas dans une synagogue, puisque le lieu n’est pas sacré et que les impératifs fonctionnels sont prioritaires. Là encore les gravures des journaux illustrés révèlent bien la perception contemporaine de la synagogue: qu’il s’agisse du mariage de M. A. de Rothschild avec Melle Anspach en 1854 dans L’Illustration, ou de l’installation du grand rabbin Zadoc Kahn [22] en 1869 (fig. 4), le dessinateur présente une vue du chœur et montre les tribunes des femmes – on serait tenté de dire les loges; S. Bloch dit les «avant-scènes» et réclame un «paradis»… – dont l’encorbellement donne sur le chœur. Cachées dans la première synagogue, les femmes sont ici placées comme dans un théâtre et parfaitement visibles dans leurs atours. C’est encore la transgression d’un interdit qui vint nourrir la réaction des orthodoxes.

Fig. 4

A. Hermant, «Installation du grand rabbin de Paris. Synagogue rue Notre-Dame de Nazareth, la Prière pour l’Empereur», gravure de Barbant, Le Monde illustré, 13 janvier 1869, p. 57

Fig. 4

A. Hermant, «Installation du grand rabbin de Paris. Synagogue rue Notre-Dame de Nazareth, la Prière pour l’Empereur», gravure de Barbant, Le Monde illustré, 13 janvier 1869, p. 57

27La synagogue de Paris est donc reconstruite au moment où se produit la mutation la plus profonde dans la communauté, et par voie de conséquence dans l’architecture synagogale. Un chroniqueur des Archives Israélites réclame dès 1846, au moment où la question de la reconstruction est lancée [23]:

28

Ne serait-il pas possible, en laissant les partisans de l’antique liturgie dans la schoule de la rue des Blancs-Manteaux et en maintenant dans la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth l’ancien rite mitigé, de donner, par la fondation d’un temple israélite français, satisfaction à cette classe si nombreuse de nos coreligionnaires qui pense que, si la religion est immuable, le culte peut varier et doit savoir se façonner aux idées de chaque époque?

29Les termes révèlent bien les trois états d’évolution du judaïsme et les aspirations des contemporains. C’est aussi le moment où les grands rabbins commencent à envisager, afin de mieux marquer la francisation de la communauté, de fusionner les rites ashkénaze et séfarade: cette tentative de «rite français» qui aurait conservé la prononciation séfarade, jugée plus élégante, sera reprise lors de la création de la synagogue de la rue de la Victoire (1865-1874), mais abandonnée rapidement, car les Séfarades préféreront construire leur propre synagogue rue Buffault (1877).

30Les facteurs sociaux et les exigences artistiques priment donc la tradition: la synagogue ne peut plus en rester à la neutralité, valorisante certes, du néoclassicisme, mais doit impérativement restituer la nouvelle identité juive. Or, paradoxalement, alors que le processus d’intégration est à son comble, l’expression de cette identité va emprunter des formes orientalistes. Une ambivalence évidente se lit dans ce choix, qui est le plus souvent celui des non-Juifs, pénétrés de fantasmes orientalistes. Néanmoins, on passe bien d’un «temple» marqué par le néoclassicisme intégrateur à des formes stylistiques qui traduisent à la fois la modernité et les origines orientales. Une certaine différenciation identitaire se reconstruit dans ce bâtiment public, dont la monumentalité et le caractère officiel n’excluent pas une option stylistique exotique. Il ne s’agit plus seulement de traduire la fonction du bâtiment comme au temps de la synagogue de 1822, mais aussi son caractère juif. Or, il n’existe pas d’architecture spécifiquement juive, d’où le recours à des formes orientales. Les réactions à cette option sont significatives des diverses visions du judaïsme qui ont cours sous le Second Empire.

Des regards ambivalents

31Période bénie d’avant la naissance de l’antisémitisme moderne, le Second Empire n’en est pas moins le moment où s’élaborent les théories anthropologiques qui vont lui donner naissance, celles de Renan sur le sémitisme [24] ou de Gobineau sur l’aryanisme…

32Présenter cette synagogue monumentale au public consistait d’abord, évidemment, à en faire le modèle d’une intégration réussie: lors de son sermon d’inauguration [25], le 26 septembre 1851, le grand rabbin Marchand Ennery, qui ne pouvait qu’exprimer sa satisfaction, use de poncifs de l’homilétique rabbinique pour évoquer la lumière divine qui rayonne dans ce «sanctuaire»; il s’adresse ainsi aux fidèles [26]: «C’est éclairés par elle que vous accomplirez constamment vos devoirs comme pieux israélites et comme citoyens dévoués aux intérêts de la patrie.» Le rabbin glose donc sur la devise du Consistoire Central des Israélites de France, adoptée aux plus beaux temps de l’idéologie assimilatrice de Napoléon Ier: «Patrie et Religion»; les deux devoirs de tout israélite sont ainsi résumés et il est parfaitement entendu que valeurs religieuses et patriotiques sont désormais inextricablement liées, comme le confirme un détail significatif, relevé par un rabbin allemand de passage à Paris.

33Outre qu’il envie la situation des Juifs français, libres et égaux à leurs concitoyens, le rabbin Philippson note en premier lieu dans sa description de la nouvelle synagogue [27] la présence d’un drapeau:

34

Me voilà dans la rue Notre-Dame de Nazareth; elle n’est pas une des plus belles, mais qu’importe? De loin déjà j’aperçois un mur avec une porte garnie de fer. Au-dessus de ce mur flotte un grand drapeau tricolore qui avance fort dans la rue. […] Cependant nous ne sommes encore que devant le frontispice. Peut-il être quelque chose de plus caractéristique? Le drapeau tricolore, l’emblème national de la France, flotte sur l’entrée comme s’il voulait dire: De quelque manière que tu y entres et quoi que tu dises et que tu y fasses, quoi que tu y cherches et que tu y trouves, nous sommes avant tout Français.

35Vision très juste de la fierté des Juifs d’être citoyens. Il s’étonne néanmoins qu’une cour précède le temple, comme s’il devait encore se cacher… De même, il juge l’intérieur dénué à la fois du «mystérieux» des anciennes synagogues et de «ce qu’il y a de libre, d’élancé, de clarté, dans les synagogues modernes.» En effet, la synagogue de Paris, produit d’un compromis entre l’ancien emplacement et des aspirations réformistes, se trouve à mi-chemin… La façade sur rue n’a pas la monumentalité que l’on pourrait attendre dans une ville où les Juifs sont désormais parfaitement intégrés et où les impôts peuvent, sans discrimination, servir à l’édification de temples pour les différents cultes reconnus. Cette ambivalence demeure sous le Second Empire, puisque la Ville donne des terrains pour les nouvelles synagogues, mais leur impose ainsi des emplacements sans prestige, sur des rues étroites (rue de la Victoire et rue des Tournelles), alors qu’on construit la Trinité, Saint-Augustin ou Saint-Pierre de Montrouge à des carrefours, voire sur des places. Les protestants ne sont pas mieux lotis, tant le baron Haussmann avait peur de paraître partial.

36C’est sans doute le style de décoration choisi par l’architecte qui a suscité le plus de réactions. On qualifiait alors ce style de «mauresque»; or, dans cet édifice, ne sont effectivement empruntés à l’Orient que des motifs décoratifs du portail sur rue, et quelques ornements peints… et encore certains ont-ils transité par la Sicile! L’impression n’est pas si nettement orientale pour nous aujourd’hui; pourtant tous les contemporains ont relevé ce trait qui prend tout son sens par sa nouveauté et dans le contexte du sémitisme. À défaut d’une architecture juive, les architectes puisent dans les différentes modalités de l’architecture orientaliste pour exprimer la fonction synagogale. Il est remarquable que la plupart des architectes juifs condamnèrent cette option, préférant le roman ou même le gothique comme preuve d’appartenance à la communauté nationale et de participation à son histoire. Un critique, David Schornstein, commentant les plans de la future synagogue de la Victoire, condamne le style mauresque qui tombe aisément, précise-t-il, «dans le genre café-concert Alcazar aux peinturlures crues et sordides, dont nous possédons un spécimen si réussi, rue Notre-Dame de Nazareth, 15» [28].

37Les commentaires et les gravures des journaux illustrés accentuent, outre les proportions du bâtiment, certains aspects exotiques de la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth, dans une démarche parallèle à l’affirmation de l’origine sémitique et orientale des Juifs: la différence «raciale» est de plus en plus fortement perçue, selon un principe de sémitisation [29]. Ne jugeait-on pas qu’Ingres avait donné à la baronne de Rothschild, dans son magnifique portrait (1848), un air «oriental» [30]? L’Illustration[31] voit dans la façade un mélange «piquant» des styles oriental et byzantin… et justifie ainsi le choix de l’architecte:

38

Sa sagacité lui a suggéré que les errements de cette architecture devaient se trouver dans les traits primitifs du style oriental, dépouillé de cette surabondance que le génie arabe a semée à profusion dans les monuments de l’Orient. C’est là une induction rationnelle, et, pour notre compte, tout nous porte à croire qu’elle est fondée.

39Il apparaît évident que des références orientales sont justifiées dans un édifice fréquenté par des Juifs alsaciens ou allemands en majorité… C’est d’ailleurs dans toute l’Europe que se produit cette tendance à voir des synagogues ashkénazes emprunter les splendeurs de l’Espagne médiévale, selon un mythe qui se développe alors et a encore cours aujourd’hui, à l’âge d’or judéo-hispano-mauresque [32]. Mais cette évocation orientaliste ouvre la porte au rejet.

40À ma connaissance, la première description détaillée de la synagogue de Paris dans la littérature française appartient, ce n’est pas un hasard, aux frères Goncourt; c’est aussi la plus somptueuse, car ils ont voulu, dans cette scène, rivaliser avec Rembrandt lui-même, artiste dont le clair-obscur et le goût pour les ornements orientaux connaissent un grand succès dans la génération romantique. Le roman Manette Salomon (1867) est par ailleurs révélateur d’une certaine situation sociale des Juifs, pour beaucoup encore marginaux. De même qu’une Rachel sortait de son humble condition par son talent dramatique exceptionnel, nombre de jeunes filles juives étaient exploitées dans le monde (et demi-monde) du spectacle et dans les ateliers où elles posaient comme modèles. L’héroïne éponyme du roman est un de ces modèles qui s’incrustent chez le peintre Coriolis, qui en tombe amoureux pour son malheur, car l’incompatibilité raciale, postulée par des Goncourt précurseurs en matière d’antisémitisme, ne peut que conduire à une rivalité qui voit le chrétien soumis à la Juive… Son «œil de peintre et d’ethnographe» lui a révélé chez Manette «le type effacé, mais encore visible, les traits d’origine, la fatalité de signes où survit la race» et surtout ses «petits yeux allumés de la fièvre du lucre et des sourires d’Arabes dans des barbes de crin»… Jaloux et soupçonneux, Coriolis, un jour, suit à son insu le jeune modèle qui s’est échappé de l’atelier.

41

Tout à coup, passé la rue de Vertbois, elle tourna une grande rue en pressant le pas. Dans une porte, au-dessus de laquelle il y avait un drapeau tricolore, que Coriolis ne vit pas, elle disparut. Coriolis se lança, derrière elle, et, au bout de quelques pas, il se trouva dans un petit préau bizarre, un patio de maison d’Orient, une espèce de cloître alhambresque: Manette n’était plus là.
Il eut le sentiment d’un cauchemar, d’une hallucination en plein Paris, à quelques pas du boulevard. Il lui sembla apercevoir une porte avec des points de lumière dans un fond. Il alla à cette porte, entra: dans une salle d’ombre, il aperçut un grand chandelier autour duquel des têtes d’hommes en toques noires, en rabats de dentelle, psalmodiaient sur de grands livres, avec des voix de nuit, des chants de ténèbres…
Il était dans la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth.
Une lueur éclairait une tribune ouverte: la première femme qu’il aperçut là fut Manette.
Il respira, et tout plein de la joie de ne plus soupçonner, le cœur léger dans la poitrine, soudainement heureux du bonheur dont une mauvaise pensée s’envole, il laissa tout ce qu’il y avait de détendu et de délivré en lui s’enfoncer mollement dans cette demi-nuit, ce bourdonnement murmurant d’un peuple qui prie, le mystère voltigeant et caressant de ces demi-bruits et de ces demi-lumières qui, s’accordant, se mariant, se pénétrant, semblaient chanter à voix basse dans la synagogue comme une soupirante et religieuse mélodie de clair-obscur.
Ses yeux s’abandonnaient à cette obscurité crépusculaire venant d’en haut, et teinte du bleu des vitraux que le soir traversait; ils allaient devant eux aux lueurs de la mourante polychromie effacée des murs assombris et noyés, aux reflets rose de feu des bobèches de bougies scintillant çà et là dans le roux des ténèbres, aux petites touches de blanc, qui éclataient, de banc en banc, sur la laine d’un taleth. Et son regard s’oubliait dans quelque chose de pareil à la vision d’un tableau de Rembrandt qui se mettrait à vivre, et dont la fauve nuit dorée s’animerait. Il revenait à la tribune, aux figures de femmes, à ces têtes qui, sous les grands noirs que leur jetait l’ombre, n’avaient plus l’air de têtes de Parisiennes, et paraissaient reculer dans l’Ancien Testament. Et par instants, dans le marmottement des prières, il entendait se lever des roulements de syllabes gutturales qui lui rapportaient à l’oreille des sons de pays lointains…
Puis, peu à peu, parmi les sensations éveillées en lui par ce culte, cette langue, qui n’étaient ni son culte ni sa langue, ces prières, ces chants, ces visages, ce milieu d’un peuple étranger et si loin de Paris dans Paris même, il se glissa dans Coriolis le sentiment, d’abord indéterminé et confus, d’une chose sur laquelle sa réflexion ne s’était jamais arrêtée, d’une chose qui avait toujours été jusque-là pour lui comme si elle n’était pas, et comme si elle ignorait qu’elle fût. C’était la première fois que cette perception lui venait de voir une juive dans Manette, qu’il avait sue pourtant être juive dès le premier jour.»
En un remarquable faisceau d’images nourries d’une documentation prise sur place (l’allusion au patio, au chandelier, au talith…) sont concentrés tous les ingrédients de l’orientalisme et les préjugés fondateurs de la sémitisation. Le cadre rembranesque lui-même, au delà des effets d’une écriture artiste, sert la mise en valeur de l’étrangeté. Manette, comme la Rébecca d’Ivanhoé, incarne la beauté orientale rehaussée par les contrastes. «Si loin de Paris dans Paris» précisent les deux frères: quoique habillés à l’européenne (comme l’attestent les gravures), citadins parisiens, les israélites pratiquent un culte qui les ramène vers un Orient mythique, dans une vision fascinée, mais bientôt aussi hostile. L’immuabilité de l’Orient, qui est une des bases majeures de la construction de l’opposition Orient-Occident (qui, voué au progrès, évolue et est appelé à dominer le monde), trouve dans la synagogue un lieu où s’exprimer: les Juifs parisiens sont ramenés aux temps bibliques et chargés de tous les «défauts» des orientaux.
Des années 1820 aux années 1860, la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth a donc fonctionné comme un véritable miroir de l’évolution de la communauté juive, de son intégration rapide et des mutations que le judaïsme lui-même a connues afin de concilier sa tradition avec les valeurs françaises. Conçue d’abord comme outil d’assimilation, elle n’en est pas moins devenue aussi le cadre de création d’une nouvelle culture juive, l’israélitisme, tout en assurant la continuité des principes religieux du judaïsme. Plus monumentale, avec pignon sur rue (certes un peu en retrait et sur petite rue…), ouverte au regard des autres, elle représente socialement les aspirations conjointes des Juifs soucieux d’une forme de normalisation, mais pour les non-Juifs elle recèle une dimension quelque peu mystérieuse qui peut déboucher sur une fascination (voire une conversion [33]), mais aussi sur une haine raciale, comme l’atteste l’antisémitisme naissant des Goncourt. D’une qualité architecturale médiocre, les deux synagogues qui se sont succédé rue Notre-Dame de Nazareth n’en sont pas moins des édifices majeurs pour comprendre, d’une part, l’évolution de ce type architectural paradoxalement nouveau [34] et, d’autre part, des communautés juives entrées dans le processus de nationalisation.

Notes

  • [1]
    Napoléon Ier organise en 1808 une administration hiérarchisée: les communautés juives, qui n’ont pas de personnalité juridique propre, sont regroupées dans des consistoires départementaux, eux-mêmes chapeautés par un Consistoire Central des Israélites de France dépendant du ministère de l’Intérieur et des Cultes. Ce système sera en place jusqu’en 1905. Voir ici-même l’article de Jean-Marc Chouraqui.
  • [2]
    Sur les Juifs de Paris, il existe une bibliographie assez abondante depuis les ouvrages de Léon Kahn (Les Juifs à Paris depuis le vie siècle, Durlacher, 1889) ou Michel Roblin (Les Juifs de Paris, Picard, 1952) à Roger Berg (Histoire des Juifs à Paris, de Chilpéric à Jacques Chirac, Cerf, 1997).
  • [3]
    David Cohen, La Promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire (1852-1870), thèse de 3e cycle, Université de Provence, 1980.
  • [4]
    Cette évolution est analysée dans Simon Schwarzfuchs, Du Juif à l’Israélite. Histoire d’une mutation, 1770-1870, Fayard, 1989.
  • [5]
    «Synagogue de Paris», L’Illustration, 5 décembre 1846, p. 212. La description qui suit est empruntée par L’Illustration à l’article d’Alphonse Ennery publié trois ans plus tôt dans Le Musée des familles. Voir ici même le document reproduit p. 125.
  • [6]
    Gourlier, Biet, Tardieu et Grillon, Choix d’édifices publics projetés et construits en France depuis le début du xixe siècle, 1825-1850, t. 1, texte p. 6, pl. 195. Seule la synagogue de Strasbourg figure elle aussi dans le volume 2 de cet ouvrage.
  • [7]
    «Courrier de Paris», L’Illustration, 29 septembre 1849, p. 68.
  • [8]
    Qui signifie: «sache devant qui tu te trouves», formule rituelle à cet emplacement.
  • [9]
    L’Illustration, 5 décembre 1846, p. 212.
  • [10]
    A. Ennery, «Mœurs des Israélites de Paris», Musée des familles, 10e vol., 1843, p. 280-283. Je remercie R. Chollet pour cette référence. On pourra lire ce texte ici-même, p. 125.
  • [11]
    Signalons que Gustave Doré, pour illustrer Le Nouveau Paris d’Émile de Labédollière (Gustave Barba, 1860), a donné une gravure de la même fête selon un parti proche, sans s’apercevoir qu’entre-temps la synagogue avait été reconstruite… Il représente p. 41 le «Renouvellement de l’année juive. – Cérémonie de la Roschachana [sic]».
  • [12]
    E. Manuel, Pages intimes, Michel Lévy, 1866, p. 191.
  • [13]
    «Israël Lovy, hazan de Paris», Archives Israélites, 1850, p. 298-306, 344-352.
  • [14]
    Ibid., p. 347.
  • [15]
    Voir ici même, p. 75, l’article d’Olivier Bara sur l’opéra de Fromental Halévy.
  • [16]
    Cet instrument suscita en partie la constitution de groupes traditionalistes, car bientôt il fut même joué le samedi. Aujourd’hui, les orgues sont abandonnées dans les synagogues, une réaction hostile étant apparue depuis les années 1960.
  • [17]
    Conservés pour partie à Zürich, Eidgenössische Technische Hochschule, Institut für Geschichte und Theorie der Architektur, Archiv (99-1-1 à 4) et à Dresde, Institut für Denkmalpflege (99-41-1 à 15).
  • [18]
    «Temple israélite de Paris, par M. Thierry, architecte», article anonyme du Moniteur des architectes, 15 mars 1853, col. 101-102.
  • [19]
    Voir mon étude: «Le temple israélite. Approche comparative d’un symbole et d’un instrument de l’israélitisme dans l’Europe et l’Amérique du xixe siècle», colloque Israélites et israélitisme. Espaces sociaux et courants d’idées, du xixe siècle à nos jours, CNRS Diasporas, Toulouse, 12-14 novembre 2003.
  • [20]
    Moniteur des architectes, 19e vol., 6e année, 15 septembre 1853, texte col. 101-102, pl. 220 à 227.
  • [21]
    «Chronique», L’Univers Israélite, octobre 1851, p. 89.
  • [22]
    «Installation du grand rabbin de Paris. Synagogue rue Notre-Dame de Nazareth, la Prière pour l’Empereur» par A. Hermant, Le Monde illustré, 13 janvier 1869, gravure de Barbant p. 57.
  • [23]
    G. Ben Lévi, «La schoule, la synagogue et le temple», Archives Israélites de France, 1846, p. 663.
  • [24]
    Dans l’article qu’on lira ici-même, p. 103, Laudyce Rétat fait le point sur cette question et dénonce les fausses interprétation dont, selon elle, la pensée de Renan a fait l’objet.
  • [25]
    La synagogue fut consacrée à l’occasion de la fête de Roch Hachana en septembre 1851, puis inaugurée définitivement le 1er avril 1852.
  • [26]
    «Discours d’inauguration», L’Univers Israélite, octobre 1851, p. 53.
  • [27]
    «Le temple consistorial de Paris jugé par un étranger», L’Univers Israélite, août 1854, p. 536-537.
  • [28]
    «Les nouveaux temples de Paris», Archives Israélites, 15 juillet 1874, p. 436.
  • [29]
    Sur ce processus, voir mes articles, «L’architecture des synagogues au xixe siècle: entre francisation et “sémitisation”», Revue des Études Juives, CLV (1-2), janvier-juin 1996, p. 319-326; «La synagogue comme miroir d’identité: la sémitisation en France au xixe siècle», colloque Identité et religion, octobre 1996, UMR Telemme/Université de Provence, Aix-en-Provence, PUP, 1998, p. 185-198; et le chap. 12 d’Une histoire des synagogues françaises entre Occident et Orient, Arles, Actes Sud, 1997.
  • [30]
    Voir l’analyse de Carol Ockman, «Two large eyebrows à l’orientale: ethnic stereotyping in Ingres’s Baronne de Rothschild», Art History, vol. 14, n° 4, décembre 1991, p. 521-538.En ligne
  • [31]
    L. Rosier, «Le nouveau temple consistorial israélite à Paris», L’Illustration, vol. XIX, n° 477, 17 avril 1852, p. 246.
  • [32]
    À ce sujet, D. Jarrassé, «Sefarad imaginaire: le style hispano-mauresque dans les synagogues du xixe siècle», colloque Mémoires juives d’Espagne et du Portugal, Paris-Genève, Université de Paris IV-Sorbonne-Université de Stanford, décembre 1992; actes parus chez Publisud, 1996, p. 261-269.
  • [33]
    Comme l’a relaté avec profondeur Aimé Pallière dans Le Sanctuaire inconnu, ma conversion au judaïsme (Rieder, 1926).
  • [34]
    Car, à cette date, on ignore tout des synagogues de l’antiquité, voire de celles du moyen âge; et les oratoires italiens ne sauraient servir de modèle. Seule la synagogue séfarade d’Amsterdam, datant de 1675, exerce quelque influence durant la première moitié du xixe siècle.
Français

Résumé

Dans la France du xixe siècle où l’expression d’une identité différente ne peut passer que par le cadre confessionnel, la synagogue devient non seulement le lieu de culte central d’une communauté elle-même institutionnellement centralisée, mais aussi l’espace privilégié d’élaboration d’une culture de synthèse entre valeurs traditionnelles juives et impératifs modernes liés à la francisation. Le lieu le plus représentatif de ces mutations est la synagogue consistoriale de la rue Notre-Dame de Nazareth, bâtie en 1822 et reconstruite en 1852. Cette reconstruction est l’occasion d’un débat architectural sur le modèle à suivre et le style adopter, en relation avec cette redéfinition de l’identité juive, devenue «israélite».

English

Abstract

In the Nineteenth Century France, where the expression of Jewish identity is possible only as religious confession, the synagogue becomes the central edifice of a community who is also institutionally centralized, and the best place for building a cultural synthesis of jewish traditions and modern obligations following from Francization. The most representative synagogue of this process is situated in Paris, Notre-Dame de Nazareth street; it has been built in 1822 and rebuilt in 1852. That was the occasion to debate on which model or style to choose to translate this new definition of Jewish identity, better said “Israelite” identity.

Dominique Jarrassé
Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.125.0043
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