CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Plus encore qu’il ne résulte de l’histoire, le «Juif moderne», aux yeux de Renan, l’incarne et la condense [1]. L’Israël [2] dont il provient n’est pas le peuple de l’«esprit» au sens où put l’entendre Hegel (sens de séparation, d’abstraction [3]), il est au contraire l’histoire même, c’est-à-dire tout à la fois l’immersion dans le réel et son interprétation consciente. En lui le rêve d’absolu connut son paroxysme, avant de s’inverser en refus de toute forme d’utopie. L’aventure du peuple juif, dans la vision de Renan, se joue ainsi entre prophètes et Ecclésiaste, entre inspirés et libres-penseurs, entre révolution-naires et sceptiques [4]. Les porte-voix d’Israël se font les représentants d’une vaste symbolique, à travers laquelle l’historien déchiffre aussi, comme à rebours, «notre» histoire: les prophètes trouvent écho dans le chrétien, le socialiste, juifs bien souvent à leur insu; l’Ecclésiaste colore son scepticisme de nuances «fin de siècle». Selon l’anachronisme, selon l’analogie, Renan éloigne le présent pour mieux le voir, rapproche le passé pour le marquer de ses propres repères. Ce jeu de superpositions donne accès à un temps paradoxal, le temps propre au déchiffrement pourrait-on dire. Il ne s’agit pas ici d’un pur effet littéraire: l’historien a besoin de ce détour par le passé, par les Écritures et les réécritures, pour comprendre son temps et son propre rapport à son temps. Le Juif moderne, citoyen français depuis les décrets de la Constituante (en 1790 et 1791), le juif éclairé [5], parfois riche, parfois mondain, lui fallait-il vraiment, dira-t-on, le chercher dans la Bible? Il le rencontrait au Cercle des Études juives, il hantait (le lui a-t-on assez reproché!) le baron Alphonse de Rothschild. C’est oublier que, dans cette perspective, l’immédiateté tue le sens, en émousse les reliefs. Ils s’éclaireront donc l’un par l’autre, passé biblique et temps présent, Ecclésiaste et Juif moderne. Au terme de ces annonces et de ces rétrospections l’Ecclésiaste se renouvelle en juif de la modernité. Ferment interculturel, il se confond avec l’histoire d’une pensée libre qui, sans jamais proclamer la «mort de Dieu», vit et manifeste le néant de tout absolu. Renan déroule ainsi, à travers Israël, les deux motifs majeurs d’une fable ambivalente: la foi en l’avenir, cette religion de substitution qui s’épanouit au xixe siècle, et tout ce qui, de l’intérieur même, la frappe de caducité.

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3C’est autour de l’Israël biblique que se déploie et, pourrait-on dire, s’enroule, la méditation de Renan. Les prophètes, surtout, le sollicitent parce qu’en eux prend sens un dynamisme double, d’enracinement dans l’histoire et de manifestation du «Tout autre». Par là même notre culture, notre conscience trouvent leur coïncidence en Israël. En 1863, même s’il apercevait sur Jésus le reflet d’Isaïe, Renan dessinait le maître des Évangiles en novateur absolu [6]; puis l’étude des origines chrétiennes le conduit à un revirement que l’on pourrait dire total, si la loi de cet esprit n’était de se transformer toujours sans changer jamais. La «personne» de Jésus garde sa puissance de fascination quand il entreprend l’Histoire du peuple d’Israël; mais Jésus est maintenant rendu aux siens: Renan le reconnaît «tout entier en Isaïe». Inversement le christianisme s’hellénise et se remodèle. Dans une construction quasi dramaturgique de l’histoire, les tendances, les mentalités s’individualisent et jouent comme des symboles: polythéisme grec, monothéisme hébreu, génie religieux, génie philosophique, se définissent selon une dialectique des «races» qui n’est nullement «raciste» [7]. Car les «races», dans ce contexte, ne doivent rien à la génétique; ce sont des entités linguistiques et religieuses: les structures du langage [8] détermineraient la perception du monde selon l’un ou selon le multiple, donnant ici les dieux, là l’intuition du Dieu unique. Ainsi entendue, la distinction entre les «races» est affaire de philologie: «La division des Sémites et des Indo-Européens a été créée par la philologie et non par la physiologie» [9]; «Une intuition primitive […] révéla à chaque race la coupe générale de son discours et le grand compromis qu’elle dut prendre une fois pour toutes avec sa pensée.» [10]

4Israël s’accomplit d’abord, pour Renan, dans la parole prophétique, relayée plus tard par les apocalypses qui répercutent, en la modifiant, la voix des grands inspirés. Alors que ces «guetteurs» scrutaient le présent pour tenter d’en infléchir le sens, les écrits apocalyptiques, deux siècles avant le Christ, ne s’ouvraient qu’à l’avenir, conçu comme bouleversement radical de la vie et du monde. De ces textes l’historien extrait ce qui demeure pour lui la substance même d’Israël, une vocation à toujours désirer, à toujours susciter l’objet de son désir. Le verus Israël, c’est «l’être inassouvi», toujours «en soif de l’avenir» [11], et par là même moteur de l’histoire. Si politiquement les prophètes purent se montrer conservateurs, ils innovaient en profondeur par leur être même: réfléchissant le présent au miroir des exigences de la conscience, ils mettaient l’homme debout. L’historien jette sur le passé tous les ponts de la métaphore: ainsi la révolution morale suscitée par Isaïe (qui discrédite les observances au profit de la justice) s’identifie pour lui aux principes du droit issus de 1789; la France, «broyée» en 1870 par la Prusse militariste, se confond avec le Serviteur souffrant d’Isaïe. Le prophète ni surtout l’historien n’étaient révolutionnaires au sens actuel du terme, mais, dans cet embrasement des valeurs, conversion du cœur et passion du juste fusionnent en révolution: «Bravo Israël, nous avons dit cela aussi, nous autres révolutionnaires, et nous avons été broyés à cause de nos fautes. Le Serviteur de Iahvé pourra être humilié, il finira par l’emporter!» [12]

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6Exaltés par Renan comme initiateurs au «culte pur», Israël et ses prophètes s’ordonnent selon l’axe finaliste qui oriente le monde et l’histoire au gré des choix de l’historien. Le christianisme (dans ses virtualités de régénération infinie) est ici l’aboutissant, la cause finale, le télos d’Israël. On croirait suivre une version laïcisée, distendue à l’extrême, de la visée chrétienne traditionnelle. Israël est perçu comme voué à se fondre en ses propres dépassements. Ses prophètes ont «donné Dieu» au monde, ses rabbins, durant tout le Moyen Âge, ont veillé à maintenir les écritures hébraïques [13]. Ce travail de conservation, qui servit de levier à la Réforme puis à l’exégèse allemande, fut encore un effort pour approcher Dieu, en épurer la perception, tenter de coïncider avec lui par la science. Pour l’historien des années 1880, Jésus certes s’absorbe en Israël, mais non pas le christianisme: sa diffusion en pays grec le renouvelle en profondeur. Or les religions, affirme Renan dans Marc-Aurèle, en 1882, tiennent plus des peuples qui les reçoivent que de ceux qui leur donnent naissance. Déjà dès 1860, dans un article fondamental, «L’avenir religieux des sociétés modernes», il déploie tous ses efforts pour occidentaliser le christianisme, largement tributaire d’influences hellénistiques, puis, lors de son extension en Europe, des apports germaniques et celtes. Le christianisme, c’est «nous», finira-t-il par conclure dans une affirmation hyperbolique de narcissisme culturel. La même revendication, la même passion occidentale s’exprime à l’autre bout de l’œuvre dans le discours prononcé le 24 décembre 1889 aux funérailles d’Ernest Havet [14]. Verte et fraîche nature, qu’anime encore le grand Pan jamais mort, poésie de la sainteté en saint Bernard ou François d’Assise, voilà le christianisme que Renan reconnaît pour «nôtre»: «l’égoïste David, le strict observateur Néhémie» y ont, soutient-il, peu de part. Ce qui anime ces fragments, c’est l’antijudaïsme et non l’antisémitisme. On y retrouve au reste un écho de l’opposition soulignée par l’auteur de la Vie de Jésus entre la verte Galilée, berceau du «maître exquis», et la sèche Judée, terre des controversistes. Renan n’y attaque pas les Juifs au nom de la race, même s’il y caricature jusqu’à la provocation une religion qu’il prétend réduire, jusqu’en son témoin majeur, aux observances ou au calcul. Sa vision reste donc extrêmement sélective et toujours orientée: ce qui n’«annonce» pas Jésus se déprécie par là même et Renan réserve cette valeur d’annonce aux prophètes et aux auteurs des Psaumes. Toute son histoire est parcourue d’impatience: Ah! qu’il est temps qu’il vienne, s’écrie-t-il en substance, en évoquant comme une affreuse dépression, après le retour d’exil, la fin du grand prophétisme et l’ouverture de l’ère sacerdotale.

7Cet antijudaïsme est-il de type «chrétien»? Non, Renan n’a jamais apporté d’aliment à l’accusation de déicide formulée contre le peuple juif. Pour lui les chefs des prêtres (âme et exécuteurs de la Loi) sont pleinement responsables de la mort de Jésus; avec eux Rome, qui par là même a déshonoré, pour toujours selon lui, toute idée exagérée de l’État; mais il y insiste: les premiers chrétiens sont juifs eux-mêmes, immergés dans leur communauté d’origine. L’idée du «peuple déicide» ne s’est forgée que progressivement et n’eut pas cours avant le deuxième siècle. Loin de se faire artisan ou complice de schémas accablants, Renan, dans une interview parue dans le Figaro le 21 janvier 1890, condamne toute forme d’antisémitisme et, dès le lendemain, réaffirme ses positions dans une lettre à Émile Berr: «Je suis heureux de l’occasion qui m’a permis de dire ce que je pense de ces déclamations contre le judaïsme qui sont une des choses les plus sottes de notre temps. De la part des philosophes qui séparent l’État de la religion, c’est là un non-sens; de la part des chrétiens, c’est là une ingratitude sans nom.» [15]

8Dans l’Histoire de l’antisémitisme pourtant, Poliakov rabat l’attitude de Renan sur une forme «catholique» d’antijudaïsme. Il suggère avec insistance un parallèle entre Renan et l’auteur de La France juive. Il a beau citer à l’appui de sa thèse un mot de Renan en 1890, dans la Préface de L’Avenir de la science: le «vieux reste de catholicisme» dont parle alors Renan n’a rien à voir avec son attitude envers les Juifs [16]. il s’agit d’un regard rétrospectif qu’il porte sur sa propre jeunesse, marquée, dit-il, d’un «optimisme exagéré» qui lui donnait alors foi dans les destinées universelles («catholiques» en ce sens) de la science comme religion de l’avenir. Jamais, nous l’avons vu, il n’a repris à son compte les stéréotypes qui se formèrent au cours de l’histoire du christianisme, à propos de la mort de Jésus. Il a toujours jugé mensongères les traditions médiévales accusant les Juifs de meurtre rituel. Dans le numéro 5 de la Revue juive, il taxe les propagateurs de ces fables de «monstrueuse folie». Les persécutions des Juifs au Moyen Âge reçoivent de lui (déjà) le nom de «crime contre l’humanité [17]». Quant au comportement des communautés juives, souvent portées au repli, il y voit un risque de malentendus et de conflits, certes, mais aussi un trait commun à toutes les minorités persécutées ou vivant sur le souvenir de persécutions. Enfin, comment peut-on, à propos des Juifs, aligner Renan sur certaines positions catholiques du temps, quand on a lu l’Histoire du peuple d’Israël? Alors qu’il identifiait Jésus à la voix prophétique d’Israël, comment l’historien pouvait-il être accusé de connivence avec les catholiques, à une époque où, rappelle Poliakov, «le journal La Croix se targuait (décembre 1890) d’être le journal le plus antijuif de France» [18]? L’analogie suggérée entre Renan et Drumont tombe d’elle-même lorsqu’on voit La France juive (en 1886) s’en prendre constamment à Renan en tant qu’ami des Juifs [19]: Drumont lui fait amèrement grief d’avoir vu dans la religion d’Israël le noyau moral du christianisme, puis d’avoir perçu la modernité post-révolutionnaire selon la filiation du prophétisme hébreu. Ces données essentielles qui seront celles de l’Histoire du peuple d’Israël, Drumont les interprète en manifestations d’obséquiosité intéressée face à un groupe puissant. Le baron Alphonse de Rothschild ayant présidé la séance de la Société des études juives devant laquelle parla Renan le 26 mai 1883, Drumont puise dans une banale mythologie de l’or les clichés les plus érodés. C’est un reflet de Shylock qu’il tente de faire passer sur Renan; les Juifs et leur historien s’uniraient dans l’ordre du mercantilisme servile: «Le monde, en se convertissant aux idées de liberté, d’égalité, de tolérance, s’est fait juif.» [20]

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Pendant qu’il parle ainsi, tenant la main fermée,
On voit le sequin d’or qui luit entre ses doigts.

10Alphonse de Rothschild en effet préside la réunion, ce qui explique bien des choses [21].

11Suit un appel éhonté au sentiment «chrétien» pour jeter le même mépris sur l’«apostat» et sur les «déicides»: «Vous tous, petits et grands, qui défendez comme vous pouvez la victime du calvaire, le Dieu qu’ont prié vos pères, ne vous sentez-vous pas plus heureux que cet apostat qui baise la main du bourreau du Christ pour une poignée d’écus qu’on lui jette avec dégoût?» [22] Renan constitué en Judas, le fait n’est pas nouveau, certains mandements épiscopaux du temps de la Vie de Jésus en font foi; mais si les évêques d’alors fondaient leurs invectives sur l’infranchissable écart dogmatique, Drumont, lui, à partir du motif trivial de la vénalité, fait du Christ l’instrument d’un véritable chantage à la haine.

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13Renan a donc partie liée avec les Juifs, anciens et modernes, dans cette légende noire qu’il sent se tisser autour de lui: «On lira, écrit-il sur la fin de sa vie, dans des livres approuvés par l’Église, que j’ai reçu un million de M. de Rothschild pour écrire la Vie de Jésus.» [23] S’il n’a jamais donné dans le cliché du «sémite mercantile», il se montre ambigu, nous le verrons, sur le rapport des Juifs à l’argent dans le monde contemporain. Il reste qu’à ses yeux le premier titre des Juifs à la modernité est d’ordre tout autre qu’économique: il se fonde sur l’histoire et le droit, car les Juifs, comme citoyens français, sont issus de la Révolution. Renan a toujours pensé Israël comme une unité organique, un «peuple» dont le lien reste, même quand il se détache d’elle, la religion, ou du moins le passé religieux, le génie religieux, dont la plus haute expression est la soif de justice. Aussi installe-t-il un lien de réciprocité, de circularité, entre Israël émancipateur et l’émancipation des Juifs. Le 26 mai 1883, il déclare devant la Société des études juives:

14

C’est la Révolution qui a proclamé l’égalité des Juifs avec les autres citoyens dans l’État. Et qui mieux que le peuple juif, Messieurs, pouvait accepter une pareille solution? C’était le peuple juif lui-même qui l’avait préparée, il l’avait préparée par tout son passé, par ses prophètes, les grands créateurs religieux qui avaient appelé l’unité future du genre humain dans la foi et le droit. […] Oui, le monde s’est fait juif en se convertissant aux lois de douceur et d’humanité prêchées par les disciples de Jésus. [24]

15L’idée juive, à travers l’idée chrétienne, est donc l’avenir du monde; l’historien conclut à l’équivalence totale entre Israël et la liberté, Israël et la souffrance pour la liberté: «Tout Juif est libéral. Il l’est par essence […] En servant l’esprit moderne, le Juif ne fait en réalité que servir l’œuvre à laquelle il a contribué plus que personne dans le passé, et, ajoutons-le, pour laquelle il a tant souffert.» [25]

16Ces affirmations semblent trancher le débat que Renan ne devait pourtant jamais cesser de mener avec lui-même, sur le sens problématique du concept de liberté. S’agira-t-il de la liberté au sens grec, liberté de la Cité, entité politico-éthique, qui se soumet l’individu mais l’accomplit en elle? Ou de la liberté comme l’entendit le peuple juif, soucieux des droits de tout individu, de l’égalité, du bonheur du plus grand nombre? Pour l’historien d’Israël, l’aventure de ce peuple est «providentielle» à sa manière. Sa mission propre est de combler le vide que la Grèce laissa béant et de «donner voix au soupir de l’esclave»; car on est «enragé de justice à Jérusalem» [26] tandis que l’Antiquité païenne installe ses fondements sur l’esclavage. Dans le «parallélogramme des forces» que dessinent les derniers chapitres de Marc-Aurèle, la Grèce préfigure le libéralisme politique, Israël le socialisme. Ainsi, selon son historien, le peuple juif, dans sa traversée des siècles, va jusqu’à inspirer «les socialistes modernes» qui, «élèves sans le savoir des prophètes, forceront toujours la politique rationnelle à compter avec eux» [27].

17Israël symbolise ainsi cette confiance absolue, que Renan assimile à la philosophie du Sens, à la conviction que l’histoire, le monde, la vie, ont une raison d’être. L’idéalisme ici n’est pas séparateur, il œuvre en pleine substance du réel, du présent: c’est ici-bas qu’il faut fonder le Royaume de Dieu, car le Juif, ennemi de toute «superstition», ne cesse d’affirmer Renan, tentera toutes les issues avant de se résigner aux «chimères» d’outre-tombe. C’est par là qu’il s’oppose au chrétien et incarne, dans toutes ses métamorphoses historiques, la volonté de changer le monde:

18

Le Juif n’est pas résigné comme le chrétien. Pour le chrétien, la pauvreté, l’humilité sont des vertus. Pour le Juif, ce sont des malheurs, dont il faut se défendre. Les abus, les violences, qui trouvent le chrétien calme, révoltent le Juif, et c’est ainsi que l’élément israëlite est devenu, de notre temps, dans tous les pays qui le possèdent, un grand élément de réforme et de progrès. Le saint-simonisme et le mysticisme industriel et financier de nos jours sont sortis du judaïsme. Dans les mouvements révolutionnaires français, l’élément juif a un rôle capital. C’est ici-bas qu’il faut réaliser le plus de justice possible. [28]

19En rattachant le saint-simonisme et ses dérivés à une source juive, Renan prouve qu’il pense sur le mode philosophique le rapport des Juifs à la production de biens: la richesse prend sens pour lui dans l’élaboration théorique et pratique d’un dynamisme civilisateur; il se soucie peu de ressusciter le folklore de l’usurier. Ainsi l’optimisme philosophique constitue le fond de tous les mouvements posés comme variantes de l’idée juive. Cette valeur qu’il définit comme non chrétienne (puisqu’elle suppose l’idéal réalisable hic et nunc), Renan se plaît pourtant à la christianiser, au moins par le langage, en vertu d’espérance, dans l’irradiation de tous ses possibles: un fragment de saint Paul [29] se transpose jusqu’à accueillir idée juive, idée chrétienne, socialisme, au point où s’ouvre l’avenir: «L’avenir est à ceux qui ne sont pas désabusés. Malheur à ceux dont parle l’apôtre qui spem non habent.» [30]

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21Une pratique réversible de l’histoire fait de l’analogie sa loi, de l’anachronisme sa nécessité. Projection, rétrospection aident l’historien à formuler ses véritables questions sur l’histoire. Le prophétisme devient alors une forme de «journalisme s’exprimant au nom de Iahvé» [31], les inspirés préfigurent les publicistes radicaux des années 1880. À travers l’Israël des prophètes Renan s’interroge sur le destin de la France démocratique: Jérusalem fut la capitale de l’idée religieuse comme le Paris contemporain l’est de l’idée sociale. Une nation vouée à l’«idéal» peut-elle exister comme nation? Peut-on être prophète et patriote? Peut-on témoigner pleinement pour l’esprit et s’enraciner dans une patrie terrestre? Non, répond Renan à ces questions qui n’en forment qu’une. Il n’a rien pourtant d’un nationaliste: la fameuse conférence de 1882 («Qu’est-ce qu’une nation?») et, avant elle, tant de textes bien plus ouverts encore en témoignent [32]; mais les images d’Israël, à divers moments de son histoire, l’avertissent que «les cités idéales portent malheur». Beau risque et beau destin sans doute qu’une vocation universelle. Dans L’Antéchrist (1873) les insurgés de la Commune se confondent avec les Juifs de Jérusalem, en 70, dans leur révolte désespérée contre la force romaine: «À la veille de leur extermination, les fanatiques proclamaient Jérusalem capitale du monde, de la même façon que nous avons vu Paris investi, affamé, soutenir encore que le monde était en lui, travaillait par lui, souffrait avec lui. Ce qu’il y a de plus bizarre c’est qu’ils n’avaient pas tout à fait tort.» [33] La Commune, mortifère aux yeux de Renan, se régénère en promesse de vie plus haute par le détour d’Israël; elle se grandit en idée-force, en maîtrise sur l’avenir. Inversement le passé sous l’éclairage du présent délivre les mesages d’effacement ou de mort: «Le socialisme selon le rêve israëlite et chrétien tuera probablement un jour les patriotes.» [34]

22Israël reste donc le foyer des symboles au travers desquels Renan tente d’élucider l’histoire en train de se faire. Son insistance interprétative tient souvent du système; souvent aussi des fausses évidences de l’après-coup. La dispersion des Juifs, puis le grand fait de l’émancipation qui consacre en 1791 leur efficience de ferment interculturel, tout cela le conduit à penser qu’Israël «ne pouvait» être une nation. L’histoire accomplie est ainsi fixée en destin, et l’historien présente comme vouées à l’échec toutes les tentatives de ce peuple vers la grandeur profane: Salomon a laissé sa légende, mais en dehors de cela? Peu de choses, selon Renan, car il n’était pas en consonance avec l’«esprit» d’Israël; ce Juif moderne venu trop tôt ne s’accomplira, des siècles plus tard, qu’en l’auteur de l’Ecclésiaste. Il en va de même de tous les efforts de constitution d’un État indépendant: que dire de la dynastie asmonéenne au iie siècle avant Jésus-Christ? «Avec Jean Hyrcan commence le Juif mêlé au grand monde et y faisant figure à cause de sa richesse. Quelle désillusion!» [35] Hérode arrive enfin, bâtisseur, jouisseur, «nouveau Salomon»; il a le sens de la gloire au sens grec, relève des villes, en couvre d’autres, et parmi elles Athènes, de ses munificences [36]; mais c’est un Iduméen, un «demi-juif», haï d’un peuple qui ne le comprend pas plus qu’il ne le comprend lui-même. L’échec était inévitable selon Renan, qui refait l’histoire du monde si l’idée d’un royaume juif eût prévalu. Il l’imagine, péremptoire, en désert spirituel, car Israël n’aurait pas accompli ce qui pour l’historien demeure sa vocation: «Il n’y aurait pas eu de christianisme.» [37] Semblable lecture n’interprète le passé que selon le sens des évolutions futures. Renan, qui pense Israël comme peuple, ne peut le penser comme nation, parce que le cours de l’histoire a détruit son existence nationale. Les perplexités qu’ont suscitées en lui la guerre de 1870 et la Commune associent l’image d’Israël à celle de toutes les «patries de l’Idée»: la France sera-t-elle l’Israël de l’idée démocratique et sociale? Sur fond de vacillement du Sens, cette histoire se fait métaphore et l’individualisation des figures participe d’une méthode de déchiffrement.

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24Les opacités du présent n’occultent pas totalement, aux yeux du penseur, le tracé du progrès qu’il aspire à découvrir dans l’histoire. L’émancipation des Juifs lui en est une preuve et, moins d’un siècle après l’événement, il vit dans l’euphorie de cette victoire du Droit. «Abattre tous les ghettos», voilà l’œuvre que doit achever le xixe siècle finissant [38]. Le bonheur de l’assimilation, ce fut, à cette époque, la mentalité de bien des «Juifs modernes». Ce fut même à ses débuts celle de Bernard Lazare. Elle correspond à l’idée que se forme Renan de l’Israël contemporain, sans espoir d’existence nationale, mais riche d’individualités puissantes, en consonance avec les formes de civilisation les plus élaborées. Dans une étude de 1882 sur l’Ecclésiaste [39], il tente une transposition du «Juif moderne», du Juif mondain, du Juif «éclairé». «Vanité des vanités», la formule biblique sonne ici la fin des illusions du «vouloir vivre». Entre Henri Heine et Schopenhauer, dont la vogue fut à son comble en ces années 1880, le Cohélet [40] délivre les accents d’un pessimisme d’esthète. Renan assigne à son texte de référence une date exagérément tardive [41]. C’est qu’il veut y voir l’expression d’une fin, d’une philosophie achevée, point extrême de la lucidité mais aussi de l’épuisement. L’Ecclésiaste se confond alors avec une figure fin de siècle, expression d’un scepticisme qui culmine en jouissance du désenchantement. Sur ce fond complexe de proximité et d’exotisme culturel se dessine une allégorie du Juif, entre allusion biblique et fiction moderne: «Lui qui a bouleversé le monde par sa foi au royaume de Dieu ne croit plus qu’à la richesse.» [42] Sans doute, Renan ne reproduit pas grossièrement le schéma du Juif «cupide» fabriqué par l’antisémitisme de tous les temps. On perçoit néanmoins une petite perfidie dans l’emploi du verbe «croire» assorti d’un tel complément. Son personnage aurait pu se contenter d’être riche sans croire à la richesse: il eût été alors un parfait esthète, un dandy, un des Esseintes, soucieux seulement de la transmuer en jouissance. Cette «foi» d’un nouveau genre ne s’assimile pourtant pas à la thésaurisation vulgaire; ironique, elle signe la fin de toute autre illusion, elle se donne comme l’annulation lucide de tous les absolus, de toutes les notions fétiches. Sur la caducité de toute chose, seule la richesse demeure, comme un résidu, sorte de caput mortuum des grandes espérances, mais aussi comme substrat d’un art du jouir. C’est ici la retombée, la négation du messianisme, le versant laïque d’Israël, et, plus loin encore, son aptitude à frapper de nullité toutes les tentations métaphysiques ou mystiques. Certes il ne nie pas Dieu, mais Dieu est si loin… mieux vaut se couler dans ce qui passe: «Attendez deux mille ans […] vous verrez combien ce fils des prophètes, ce frère des zélotes, ce cousin du Christ, se montrera un mondain accompli, comme il sera insoucieux d’un paradis auquel le monde a cru sur sa parole; comme il entrera avec aisance dans les plis de la civilisation moderne.» [43] S’il ouvre le futur devant son Cohélet, l’historien comprime derrière lui les siècles passés; c’est un des mérites quasi scéniques de ce personnage: on peut à travers lui faire apparaître comme contradiction quasi charnelle ce qui n’est en fait que diversité selon le temps et l’histoire (ainsi par exemple la croyance aux récompenses d’outre-tombe est tardive en Israël, vers le iie siècle avant Jésus-Christ, et ne peut, même par allusion, être rapportée aux prophètes).

25On observera en outre que le goût de la richesse, prêté au Cohélet, ne s’exprime jamais dans le texte biblique. Au contraire, l’Ecclésiaste ne manifeste que méfiance envers l’argent: «Qui aime l’argent ne se rassasie pas d’argent […] La richesse du riche ne le laisse pas dormir.» [44] Renan fausse donc le texte selon les représentations et préjugés de son temps et trahit par là même sa perception éclatée du Juif. Au chapitre XVI des Apôtres[45] il analysait le stéréotype du Juif homme d’argent comme résultant d’un mécanisme hypocrite: les chrétiens avaient hérité de la loi juive l’interdiction de prêter à intérêt à leurs frères en religion. Les Juifs d’autre part, exclus de la propriété foncière, se voyaient acculés à ce trafic. Ainsi, condamné à pratiquer l’usure, le Juif était en même temps flétri comme usurier. Certes le Cohélet de Renan, dans son lien éventuel avec la haute finance, n’a plus rien du banquier médiéval, à plus forte raison du «fesse-mathieu». C’est néanmoins le rapport à l’argent qui ouvre la première fissure dans ce portrait si délicatement unifié. L’écriture résorbe sans les annuler, bien au contraire, les poussées de critique ou d’agressivité.

26Et pourtant ce Cohélet est figure totalisante: à travers lui le «Juif moderne» démontre la vanité du concept de race par son aptitude à entrer dans une histoire et des traditions qui, sous-entend Renan, ne sont pas toujours les siennes. Ainsi sous couleur d’apologie de ses facultés assimilatrices, Renan place le Juif en position d’écart, d’extériorité. L’éloge antiphrastique le désigne comme un tard venu. Tout se passe pour Renan comme si, toujours victime d’une sorte d’arriération de principe, le Juif avait dû accéder à une civilisation étrangère [46]. La formulation joue singulièrement d’une opposition entre intérieur et extérieur. Cela donne:

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Comme il saura jouir d’un monde qu’il n’a pas fait, cueillir les fruits d’un champ qu’il n’a pas labouré […] C’est pour lui, vous le croiriez, que Clovis et ses Francs ont frappé de si lourds coups d’épée, que la race de Capet a déroulé sa politique de mille ans, que Philippe-Auguste a vaincu à Bouvines, et Condé à Rocroi. Vanité des vanités! [47]

28Un rien de dérision, un accent quasi matamoresque pervertissent la prétention épique, qui n’en reste pourtant pas moins épos. S’il y a dérision, c’est l’universelle dérision de l’histoire: Sic transit gloria mundi. Néant sans doute que les gloires nationales, finit donc par moduler l’auteur, se coulant dans les pensées de son héros; il n’empêche qu’il l’en écarte, ainsi que de toute une tradition. Voici donc dans quelle impasse intellectuelle et morale se fourvoie ici Renan: adversaire déclaré de l’antisémitisme, il bascule, par toutes sortes d’obliquités furtives, dans l’argument le plus massif, le plus primaire, de ceux qu’il combat. Sous les formules «un monde qu’il n’a pas fait», «un champ qu’il n’a pas labouré», le stétéotype de l’accapareur se déguise en adaptation implicite et narquoise du Deutéronome: «Lorsque Iahvé ton Dieu t’aura conduit au pays qu’il a juré à tes pères […] de te donner, aux villes grandes et prospères que tu n’as pas bâties, aux maisons pleines de toutes sortes de biens, maisons que tu n’as pas remplies, aux puits que tu n’as pas creusés, aux vignes et aux oliviers que tu n’as pas plantés…» [48]

29La sophistique qui vise à situer le Juif en position d’écart se laisse apercevoir enfin en ce trait qu’il souligne complaisamment en son Cohélet: son peu d’estime pour la «bravoure guerrière». Dans le livre biblique la vanité de la gloire se dilue sur fond d’universel néant. La transposition renanienne isole et accentue le trait. Renan a toujours insisté, dès ses commentaires de la Genèse et des légendes patriarcales, sur la valeur emblématique de Jacob, l’homme de la tente, l’homme de la paix, l’homme de la ruse. Inversement, quand il s’agit de guerriers ou de héros juifs (ceux de l’épopée macchabaïque par exemple), tout en reconnaissant leur courage, il les traite facilement de «furieux» ou de «fanatiques». Toutes les formes de bravoure ne sont pas pour lui équivalentes: les actes d’héroïsme qui, historiquement parlant, ne fondent pas, se perdent. Ni belliqueux ni belliciste pour son compte, Renan reste attaché à une conception de l’histoire selon laquelle la force guerrière est solidement fondatrice: elle a fondé les monarchies d’Europe [49].

30On le voit, l’étude sur l’Ecclésiaste témoigne de ce qu’il serait trop facile d’appeler les «contradictions» de Renan. C’est au contraire de cohérence qu’il s’agit, de la cohérence paradoxale d’une pensée dont les multiples strates ne sont pas contemporaines les unes des autres. Philosophiquement, humainement, il est universaliste. S’agit-il de certains éléments, fondateurs à ses yeux de la spécificité nationale, il se crispe en une réaction de susceptibilité identitaire. On croirait voir éclore alors parfois une variante insolite des Gesta Dei per Francos. Inversement tout ce qui touche à l’administration royale centralisée le trouve extrêmement critique: c’est ainsi qu’il flétrit la politique de Philippe le Bel et de son ministre Guillaume de Nogaret, coupables d’exactions contre les Juifs [50].
La projection qu’il réalise sur la figure du Cohélet lui permet diverses formes de brouillage. La fabrication de son héros superpose deux hypothèses quasi incompatibles: d’abord celle d’une évolution dans le temps. L’Ecclésiaste serait l’œuvre d’un Israël vieilli, épuisé, qui n’a plus rien des vigoureuses hardiesses de Job [51]. Parallèlement il voit dans l’Ecclésiaste la permanence d’un trait majeur et constant d’Israël, le refus de toute «superstition», de toute métaphysique et de tout mysticisme. Les Sadducéens, qui refusèrent toujours les visées d’outre-tombe, représentent selon lui le véritable esprit de ce peuple. Renan creuse donc en opposition irréductible la diversité d’Israël. Cohélet selon lui n’a pas de place dans la lignée qui conduit des prophètes à Jésus [52], il serait bien plutôt l’ancêtre d’Anne ou de Caïphe, ou d’un de ces prêtres aristocrates et incrédules, qui, sans nier Dieu, l’éloignent toujours. Renan a-t-il trouvé en ces figures son ultime vérité? S’il fusionne avec l’Israël ancien par les prophètes, il connive avec l’Ecclésiaste, avec son Ecclésiaste, moderne libre-penseur.
*
«Levain» partout, partout chez lui, partout comme en suspens, tel apparaît ici le «Juif moderne», perçu dans l’ordre d’une activité, non d’une implantation. En cette fin du xixe siècle, l’historien, comme beaucoup de Juifs eux-mêmes, se persuade que le concept de «race» cède devant le dynamisme civilisateur. Il n’avait pas pressenti, ne pouvait pressentir les cruels démentis que lui infligerait l’histoire; il n’avait pas prévu non plus les objections majeures qu’opposerait bientôt un Bernard Lazare au bienfait paradoxalement sélectif d’assimilation, à la négation d’identité qu’il comporte ou peut comporter. Entre Renan et Bernard Lazare, l’écart temporel est assez étroit mais extrêmement sensible: Renan est mort deux ans avant le déclenchement de l’Affaire Dreyfus, qui révéla à lui-même le jeune Bernard Lazare. L’esthétisant épicurisme qui anime l’Ecclésiaste mis au goût du jour par Renan n’est pas son fait. Car il vit la conscience d’une séparation: né dans un milieu de Juifs éclairés, élevé (sociologiquement) «comme un chrétien», il perçoit que ce statut de Juif de France l’a séparé des Juifs non français: «On m’a appris à n’être pas juif, à me séparer orgueilleusement des Juifs qui n’ont pas connu les bienfaits (ironie) de l’émancipation, et qui sont insultés et bafoués comme esclaves et non comme citoyens libres.» [53] Il choisit alors d’être, selon sa formule, «le paria conscient» et de recréer sa personne intellectuelle et morale. Ce n’est pas, comme Renan, par l’aventure ou la mésaventure de l’absolu qu’il rend compte du goût d’une certaine classe juive pour les richesses: le besoin de revanche sur le passé l’explique en partie; mais il résulte aussi d’une sorte de contamination, du contact pathogène avec une civilisation qui se dit «chrétienne», civilisation de l’avoir et du jouir:

Une petite portion, la portion possédante des Juifs s’est ruée à l’assaut des jouissances dont elle avait été sevrée pendant de longs siècles. Elle s’est pourrie au contact du monde chrétien, qui a exercé sur elle la même action dissolvante que les civilisés exercent sur les sauvages auxquels ils apportent l’alcoolisme, la syphilis et la tuberculose. [54]
La civilisation de l’indifférencié ne suscite-t-elle pas aussi ses propres effets pervers, ses propres différences? «Abattre les ghettos», rien de mieux sans doute; mais ne faudra-t-il pas reconnaître ou reconstruire des identités? Ainsi le Job de Bernard Lazare, toujours sur son fumier, répond-il à Renan et à son Ecclésiaste, décidément très parisianisé.
Hannah Arendt rapporte à la période 1870-1880 la formation du cliché antisémite de l’accapareur. Renan, à coup sûr, est aux antipodes de pareille conception. Pourtant, dans sa parodie oblique du Deutéronome telle qu’elle se glisse dans son étude sur l’Ecclésiaste, il dessine le Juif non pas en profiteur certes, mais en glaneur symbolique, prompt à s’assimiler des cultures extérieures à la sienne. Que pour dire cet élargissement culturel il ait recours aux formules bibliques, aux promesses que Dieu fait au peuple élu de «déposséder» pour lui les autres peuples, voilà qui ne va pas sans poser gravement question. L’historien qui a tant de fois insisté sur l’apport d’Israël au monde, se replie sur l’unilatéral. Cette crispation témoigne-t-elle d’une connivence, même fugitive, avec l’antisémitisme? Nous y verrions plutôt la preuve que cet antisémitisme ambiant est assez présent, assez puissant pour projeter son reflet jusque sur ceux qui, tel Renan, le combattent.
Plus qu’un type social, le Juif incarne ici une catégorie intellectuelle et philosophique. Les correspondances dont Renan entoure l’Ecclésiaste inscrivent la figure dans une modernité sans illusion, comme dans un judaïsme lucide qui confine à l’incroyance. L’Histoire du peuple d’Israël laisse percevoir en l’historien l’écho de la voix des prophètes, ces «fous sublimes» [55], annonciateurs de Jésus. Comment peut-il alors, et parallèlement, reconnaître toute une part de lui-même en ce Cohélet, ancêtre selon lui des Anne et des Caïphe, de ces grands prêtres incrédules qui, selon ses propres termes, «condamnèrent Jésus d’un cœur si léger» [56]? Il ne s’agit pas ici d’une évolution dans le temps: Renan ne se porte pas, définitivement, d’un état à un autre; il laisse face à face les visages de sa vérité. Historien, il façonne son Israël, dès l’origine, comme négateur de toute superstition [57]. Cette image entre en consonance avec celle du libre-penseur, tel qu’il le conçoit et le représente: ne niant pas Dieu, mais l’éloignant toujours, car «ce Dieu dans lequel nous vivons et nous nous mouvons est fort loin du Jéhovah des Prophètes et du Père céleste de Jésus» [58]. Saint Paul, on le voit, n’est ici que traversé, en direction de Spinoza, autre «Juif moderne».
Le va-et-vient de Renan entre ceux qu’il nomme parfois les «exagérés» et les sceptiques n’est pas oscillation de dilettante. S’il se porte à ces deux expressions opposées de la force, c’est que l’une en lui se nourrit de l’autre. Dans l’Israël biblique, elles se font jour sans se confondre, sous son regard d’historien. Sur son temps, il les transpose, selon l’anachronisme et les analogies. En lui-même, il les fait vivre ensemble. L’apparente dysharmonie qui le structure, il la projette en son Cohélet jusqu’à faire de lui un autre lui-même, non plus selon la rationalité ou l’esthétisme, mais dans l’entraînement de l’émotion: «Et avec cela nous l’aimons, car il a vraiment touché toutes nos douleurs.» [59] D’autres accents bibliques se réveillent à ce mot: l’Homme de douleurs, le Serviteur souffrant?
C’est dans sa rencontre avec l’énergie des inspirés que Renan trouve, paradoxa-lement, jusqu’à la force de son propre scepticisme. De même que, sans croire à l’immortalité [60] il a besoin, affirme-t-il, qu’on y croie auprès de lui, autour de lui, de même il lui faut s’alimenter des énergies de la passion religieuse (ainsi la voix des prophètes) pour se porter au bout de lui-même, du côté du pôle opposé. Car la chaleur d’une croyance dont il ne peut accueillir le contenu positif le rend plus fort pour se passer d’elle, ou pour regarder en face l’hypothèse de son néant.

Notes

  • [1]
    Certains éléments de cet article sont repris et développés dans un ouvrage à paraître aux Éditions Peter Lang, L’Israël de Renan, premier trimestre 2005.
  • [2]
    Nous employons le nom d’Israël dans un sens unificateur, comme Renan lui-même dans le titre Histoire du peuple d’Israël. On sait qu’après la mort de Salomon une scission se fit qui aboutit à créer Israël royaume du Nord et Juda royaume du Sud, lieu d’enracinement de la lignée de David.
  • [3]
    Voir L’Esprit du christianisme et son destin, précédé de L’Esprit du judaïsme, Vrin, 2003, p. 72 et suiv.
  • [4]
    Cette série d’équivalences et d’oppositions ne vise pas à faire du prophète un révolutionnaire au sens politique du mot, car les prophètes, en politique, furent souvent conservateurs; mais ils s’opposèrent aux rois, et cette forme d’opposition put inspirer à long terme une forme d’esprit révolutionnaire; voir ci-dessous.
  • [5]
    C’est-à-dire, ici, qui a traversé la philosophie des Lumières.
  • [6]
    La Vie de Jésus reconnaît néanmoins fugitivement que les prophètes «furent ses véritables maîtres» et que la poésie des Psaumes «se trouva dans un merveilleux accord avec son âme lyrique» (Histoire des origines du christianisme, Éditions Robert Laffont, coll. «Bouquins», t. I, p. 73).
  • [7]
    Sur ces points essentiels nous voudrions renvoyer à nos articles: «À propos du prétendu racisme de Renan», Bulletin des études renaniennes, n° 103, 1997; «Quand Renan dénonçait les “crimes contre l’humanité”», Commentaire, n° 89, printemps 2000; «Le Dieu unique aux trois visages», Islamochristiana, n° 27, 2001; «Renan et la symbolique des races», dans L’Idée de «race» dans les sciences humaines et la littérature, xviiie-xixe siècles, 2003; «Le désert “grammaire de l’éternel”, Lamartine, Quinet, Renan», dans Le Désert, un espace paradoxal, Berne, 2003.
  • [8]
    Langues sans flexions, langues à flexions, complexité ou simplicité du système verbal, etc.
  • [9]
    Œuvres complètes, Calmann Lévy, 1947-1961 (dans la suite: OC), t. VIII, p. 102. Renan insiste au reste souvent sur le fait que les termes de sémite et d’indo-européen ne peuvent s’appliquer, et encore très approximativement, qu’à des groupes de langues.
  • [10]
    OC, t. VIII, p. 18.
  • [11]
    OC, t. VI, p. 1269.
  • [12]
    OC, t. VI, p. 973.
  • [13]
    Voir Journal des débats, 8 décembre 1858, «Les traductions de la Bible».
  • [14]
    Institut de France, Académie des sciences morales et politiques, 1889.
  • [15]
    OC, t. X, p. 1014.
  • [16]
    OC, t. III, p. 721.
  • [17]
    Voir «Les traductions de la Bible», article cité: condamnant le mépris de l’Angleterre pour les peuples et la civilisation de l’Inde, il l’accuse «d’un crime contre l’humanité presque égal au crime que commettait le Moyen Âge quand il persécutait les Juifs».
  • [18]
    Histoire de l’antisémitisme, 1991, t. II, p. 293.
  • [19]
    Le premier volume de l’Histoire du peuple d’Israël ne paraîtra qu’en 1887, mais Drumont se fonde sur deux conférences prononcées en 1883, «Le judaïsme et le christianisme» et «Le judaïsme comme race et comme religion» (voir OC, t. I, p. 907 et suiv.).
  • [20]
    Dit Renan résumé par Drumont.
  • [21]
    La France juive, Flammarion, s.d., p. 15.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    OC, t. II, p. 947.
  • [24]
    OC, t. I, p. 921.
  • [25]
    OC, t. I, p. 922.
  • [26]
    OC, t. VI, p. 715.
  • [27]
    Préface de l’Histoire du peuple d’Israël, OC, t. VI, p. 13.
  • [28]
    OC, t. VI, p. 1361, passage repris de son Étude sur l’Ecclésiaste, 1882.
  • [29]
    I Thessaloniciens, 4, 13.
  • [30]
    OC, t. VI, p. 978.
  • [31]
    OC, t. VI, p. 613.
  • [32]
    Voir Laudyce Rétat, «Renan et l’idée de nation», Bulletin des études renaniennes, n° 103, déc. 1997.
  • [33]
    Histoire des origines du christianisme, Bouquins, t. II, p. 236-237.
  • [34]
    OC, t. VI, p. 958.
  • [35]
    OC, t. VI, p. 1269.
  • [36]
    À propos d’Hérode, Renan cède à une sorte de vertige d’imagination.
  • [37]
    OC, t. VI, p. 1443.
  • [38]
    «Le judaïsme comme race et comme religion», 1883, article cité. «Les convictions exprimées dans ce texte ont conservé le privilège d’exaspérer aujourd’hui encore les théoriciens qui se cramponnent à l’idée de race», observe E. Seillière, dans «L’impérialisme germanique dans l’œuvre de Renan», Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1906.
  • [39]
    Étude reprise largement dans l’Histoire du peuple d’Israël, au tome V, achevé en 1891, paru posthume en 1893.
  • [40]
    «C’est le nom même du personnage qui dans tout le livre [l’Ecclésiaste] tient la parole […] et que l’auteur […] suppose avoir été fils de David et roi de Jérusalem» (OC, t. VII, p. 532).
  • [41]
    Peut-être même un siècle avant le Christ, dit-il: voir OC, t. VII, p. 553.
  • [42]
    OC, t. VII, p. 565.
  • [43]
    OC, t. VII, p. 564.
  • [44]
    Ecclésiaste, 5, 9.
  • [45]
    Histoire des origines du christianisme, Bouquins, t. I, p. 454.
  • [46]
    Pourtant, il le souligne lui-même avec force dans sa conférence «Le judaïsme comme race et comme religion», le judaïsme est une religion, non une nationalité: le Juif de France est français.
  • [47]
    OC, t. VII, p. 564.
  • [48]
    Deutéronome, 6, 10.
  • [49]
    Dans l’article «Monsieur de Saci et l’école libérale», Revue des Deux Mondes, 1er août 1858, entre les deux courants, romaniste et germaniste, qui s’opposent alors sur ce problème, il penche du côté germaniste, celui qui fonde la France sur la conquête; il prenait ainsi le contre-pied de la tendance dominante, le courant romaniste, qui voyait le fondement de la France contemporaine dans les structures de l’administration romaine perdurant après l’Empire romain, dans l’organisation municipale, ancêtre du Tiers État. Augustin Thierry, Silvestre de Saci représentaient ce courant.
  • [50]
    «Guillaume de Nogaret», Histoire littéraire de la France, t. XXVII, 1877.
  • [51]
    S’il recule significativement la date de l’Ecclésiaste, non moins significativement il avance celle du livre de Job.
  • [52]
    Voir OC, t. VII, p. 546.
  • [53]
    Le Fumier de Job, Éditions Circé-poche, p. 8.
  • [54]
    Ibid., p. 97-98.
  • [55]
    OC, t. VI, p. 656.
  • [56]
    OC, t. VII, p. 553.
  • [57]
    Par le monothéisme, qu’il considère comme premier chez les Sémites.
  • [58]
    Saint Paul, Histoire des origines du christianisme, Bouquins, t. I, p. 615.
  • [59]
    OC, t. VII, p. 540.
  • [60]
    Nous tentons ici une simple analogie explicative. Nous ne prétendons nullement que les prophètes aient professé l’immortalité de l’âme.
Français

Résumé

Renan donne sens à l’histoire moderne à travers l’Israël biblique, perçoit les socialistes à travers les prophètes, le libre-penseur à travers l’Ecclésiaste. Grande victoire du Droit, l’émancipation des Juifs en 1790 et 1791 figure pour lui la contrepartie d’une histoire dont le Juif, émancipateur par ses prophètes et leur soif de justice, constitue le premier moteur. Renan pense Israël comme peuple mais non comme nation et s’arrête à l’euphorie assimilatrice: on ne peut être à la fois prophète et patriote. La France issue de 1789 sera-t-elle l’Israël de l’idée démocratique et sociale? S’abolira-t-elle comme nation pour incarner un «esprit»? Défini non par son implantation mais par son apport civilisateur, le Juif moderne, préfiguré par l’Ecclésiaste, est témoin d’une pensée libre qui fait vaciller les absolus et, sans nier Dieu, l’éloigne toujours.

English

Abstract

Renan gives significance to modern history through biblical Israël, he perceives the socialists through the prophets and the free-thinkers through the Ecclesiast. The emancipation of Jews in France (in 1790-1791) was a great victory of Right, and the result of a movement initiated by the prophets and their pursuit of justice. Renan considers Israël as a people, not as a nation, he cheers assimilation: one cannot be at the same time a prophet and a patriot. Will the France initiated by 1789 become the Israël of democracy and socialism? Will it vanish as a nation to embody a “spirit”? The modern Jew, defined not by his establishment but by his contribution to civilization, is the witness of a free thinking which shakes all absolutes and, without denying the existence of God, removes him ever farther away.

Laudyce Rétat
Université Lumière–Lyon II
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.125.0103
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