CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Jules Romains prête à Jerphanion, écrivant du front à son ami Jallez, une remarque qui semble interdire l’écriture même de Prélude à Verdun et Verdun[1]. Jerphanion s’interrompt en effet au milieu de son récit pour constater qu’« il ne saurait y avoir là-dessus que de mauvaise littérature » [2] – faisant porter le doute aussi bien sur son propre discours que sur celui de l’auteur. Le personnage s’inscrit ainsi dans un débat littéraire qui date de l’immédiat après-guerre : comment peut-on écrire une guerre proprement indicible, comme l’atteste le « silence du permissionnaire » qu’évoquera plus tard Paulhan [3] ? Faut-il reculer devant la perspective d’un récit nécessairement inadéquat ?

2 La réflexion de Jerphanion révèle le statut prétéritif, dans Prélude à Verdun et Verdun, d’un récit de guerre qui s’écrit en dépit de sa propre impossibilité. La guerre joue dans le dyptique central des Hommes de bonne volonté le rôle d’une pierre de touche de la fiction romanesque. On tentera ici d’éclairer la tension qui joue dans ces deux romans entre guerre et fiction : rejetée dans une large mesure par un mouvement littéraire qui lui préfère le témoignage, la fiction est cependant largement à l’œuvre dans Prélude à Verdun et Verdun, dont elle constitue même un leitmotiv – courant d’un personnage à l’autre, mais centré sur Jerphanion et son écriture.

3 On se penchera pour commencer sur les termes d’un débat qui semble proscrire le roman de guerre en tant que genre, puis, passant de l’autre côté de la figure rhétorique de la prétérition – du côté des mots qui se disent en dépit des dénégations de leur locuteur – on montrera quelle conception des pouvoirs de la fiction est inscrite dans ce dyptique romanesque.

L’impossible roman de guerre ?

4Bien que l’écriture soit rétrospective et que Jules Romains n’ait pas eu l’expérience directe du front qu’il prête à son héros, il place Jerphanion face au dilemme des écrivains immédiatement contemporains de la guerre. Quelles sont les implications du refus de la « mauvaise littérature » ? On peut entendre ce refus de deux manières – toutes deux envisagées par les acteurs du champ littéraire, vingt ans avant l’écriture de Prélude à Verdun et Verdun. Soit on entend « littérature » au sens d’esthétisation, et Jerphanion condamne une représentation mensongère ou irrespecteuse de la réalité historique. Soit on entend « littérature » au sens d’écriture, et le problème est plus massif encore : l’horreur de la guerre est de l’ordre de l’indicible et se dérobe à toute expression verbale. Dans les deux cas, en envisageant la fiction à l’épreuve de la guerre, on se situe au confluent d’un problème éthique et d’un problème esthétique. D’une part, l’écriture ne peut se permettre d’aborder le sujet de la guerre autrement que par le biais d’une mimésis maximale. D’autre part, tout récit part de la posture éthique et politique du témoin (la guerre force à prendre la parole), et se déploie aux yeux des anciens combattants. Or il est à craindre que, confrontée à l’inconcevable, la littérature ne puisse livrer une vision au mieux déformée, au pire mensongère. On débouche ainsi sur un pacte de lecture aporétique.

5 Dès 1915 dans Au-dessus de la mêlée, Romain Rolland interpelle ses contemporains : « Quel est celui de nous qui aurait le cœur d’écrire, lorsque la patrie souffre et que ses frères meurent, un drame ou un roman ? » [4]. La littérature doit renoncer à tout effet devant un événement déjà perçu comme traumatique par le pacifiste intégral qu’est Rolland. Si la guerre donne lieu à des textes, ceux-ci doivent se situer du côté d’un réalisme maximal : dans la lignée du naturalisme, il s’agit de viser à une reproduction du réel, qui peut en l’occurrence s’appuyer sur documents et expériences directes. Or, à défaut d’une exactitude photographique, et en l’absence d’une distance critique qu’empêche le point de vue limité du combattant [5], c’est du moins une véracité, voire une sincérité absolues qui s’imposent : ce n’est plus tant l’ethos du romancier naturaliste qui s’impose que celui du témoin [6]. C’est ainsi la naissance d’une « littérature de témoignage » qu’annonce Duhamel dans la conférence qu’il prononce dans la librairie d’Adrienne Monnier, le 13 janvier 1920.

6

Un grand procès moral est ouvert depuis 1914. Tous ceux qui, mêlés aux événements, ont, pendant cette période, pris la parole pour discourir des événements mêmes, sont bon gré mal gré des témoins à la barre. C’est comme témoins qu’ils ont été entendus et appréciés. On ne saurait désavouer cette passion du public, cette passion qu’une grande angoisse légitimait et légitimera longtemps encore. Et comment songer à lâcher les rênes à la fantaisie, comment se complaire dans l’altération du réel, alors que le réel est plus généreux, plus prodigue, plus divers que jamais, alors que le réel est encore plus invraisemblable que le rêve [7] ?

7 On comprend dès lors que les critères des jugements péremptoires de Jean Norton Cru sur les ouvrages recensés dans Témoins soient essentiellement liés à l’opposition entre véracité et mensonge. Il pointe le danger d’une expression artistique dévoyée, en accusant les textes qui, comme Le Feu, versent dans l’exagération [8]. Si le témoignage lui-même pose problème, comment le choix de la fiction peut-il se justifier [9] ? Le récit de guerre tente d’asseoir sa légitimité en revendiquant une place non pas simplement aux marges du champ littéraire, mais délibérément en dehors : rejetant la fiction, explique Ruth Amossy, le roman de guerre se nie comme littérature [10]. Il faut en effet rattacher l’orientation critique de Jean Norton Cru à la prise de conscience brutale et tragique qu’a été le baptême du feu pour les combattants, disqualifiant l’ensemble des discours précédents :

8

Sur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait trompés, et aux premières balles nous reconnaissions tout à coup le mensonge de l’anecdote, de l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages de vétérans et des discours officiels. Ce que nous voyions, ce que nous éprouvions, n’avait rien de commun avec ce que nous attendions d’après ce que nous avions lu et tout ce qu’on nous avait dit. Non, la guerre n’est pas le fait de l’homme : telle fut l’évidence énorme qui nous écrasa [11].

9 Cependant, le rejet du filtre littéraire [12] suppose encore qu’une mimésis intégrale soit possible, et que l’écriture puisse adhérer absolument à son objet. Or rien n’est moins sûr : si la guerre est de l’ordre de l’inconcevable, elle relève aussi de l’indicible [13]. L’incompréhension à laquelle les soldats disent se heurter à leur retour confirme l’amenuisement de la possibilité de transmettre l’expérience de la guerre – amenuisement que note Benjamin au début de « Der Erzähler » : « N’avait-on pas constaté, au moment de l’armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille – non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ? » [14] Le lecteur partage dans une certaine mesure, vis-à-vis du soldat, la position de ceux de l’arrière : la production d’une émotion empathique ou l’effet d’identification que peuvent provoquer un texte ne sauraient suffire à une véritable compréhension [15].

10 C’est cette incommunicabilité qu’illustre Romain Rolland dans L’Âme enchantée, par le biais d’un dialogue entre un combattant condamné et son héroïne, Annette Rivière :

11

– Non, ne parlons pas d’elle ! Vous ne pouvez pas comprendre… Je ne dis pas seulement vous… Vous tous qui êtes ici… Ici… Là-bas… Deux mondes ; l’en-deçà, l’au-delà… On ne parle pas la même langue.
– Ne puis-je pas l’apprendre ? dit Annette.
– Non. Même pas vous, avec votre chaleur de sympathie. L’amour ne supplée pas au manque de l’expérience. On ne traduit pas ce qui est écrit au livre du corps.
– Pourquoi ne pas essayer ? J’ai un tel désir de comprendre, – non par curiosité – mais pour aider ! Je voudrais me rapprocher, humblement, de vos épreuves.
– Je vous remercie. Mais le mieux pour nous aider est de nous les faire oublier. Même entre camarades de « là-bas », dans nos entretiens, d’un mutuel accord, nous écartons « là-bas ». Les récits de guerre – livres et journaux – nous ont dégoûtés. La guerre n’est pas littérature [16].

12 Rolland montre ainsi que l’opposition fondamentale entre la matérialité des corps mutilés et la virtualité d’une écriture toujours en danger fait peser sur l’évocation de la guerre un interdit moral. Mieux vaut repousser la guerre dans l’oubli et le déni. Mais en se taisant, les combattants ne courent-ils pas le risque d’être trahis par d’autres [17] ?

13 C’est là une des raisons pour lesquelles ce refus de l’expression de la guerre ne peut être assumé jusqu’au bout dans une perspective pacifiste [18]. Le caractère proprement indicible de la guerre est au contraire au centre de l’argumentation pacifiste. L’impossibilité de partager son expérience n’empêche pas Jerphanion de formuler explicitement, dans sa lettre à Jallez, le credo pacifiste de l’auteur : « Mais surtout ceci, oui, ces trois ou quatre mots, que je vois luire en lettres de feu à la paroi de mon abri : Rien ne vaut ça. Rien = toutes les raisons qu’on peut invoquer. Ça = la vie que nous menons (avec quelle mort suspendue sur la tête !). Voilà le dernier mot de la sagesse de la guerre. Tout le reste est littérature [19]. » Si la guerre a provoqué une crise du langage, il n’y a pas d’autre choix que de la dénoncer [20]. Aussi le refus d’écrire la guerre est-il largement prétéritif – et ce n’est pas là une originalité de la part de Jules Romains [21]. Renoncer à témoigner, en effet, est également impossible, comme le prouve la nostalgie d’un partage direct de l’expérience qu’évoque Jerphanion dans sa lettre à Jallez :

14

Tu sais, ma plus grande consolation dans cette guerre, ç’aurait été de t’avoir près de moi, égoïstement, dans la tranchée d’à côté, comme j’ai ce brave Fabre… et que nous soyons « témoins » ensemble… et que je puisse à certains moments te dire : « Tu vois ?… » « Tu as vu ?… » Cela n’a pas été possible… Mais il est très important pour moi que j’arrive à te rendre un peu témoin, malgré tout… à penser ces choses-là avec toi… L’un des pèlerins d’Emmaüs était sorti de la salle quand l’apparition a eu lieu. Son camarade, qui a vu, s’acharne à bien lui expliquer, à bien lui « restituer » la chose. C’est ça : la lui restituer… Donc, je t’en prie, interroge-moi [22].

15 La seule issue pour sortir de la guerre semble être d’en accomplir le récit. La raison d’un philosophe tel que Jerphanion ne saurait reculer devant l’irrationnel, et il est significatif qu’il souhaite s’adjoindre la collaboration de Jallez, l’écrivain.

16 Il n’est pas surprenant que cette nécessité vitale du témoignage rencontre une résonance théorique chez Freud – dont Jules Romains a contribué à diffuser les thèses en France. Ricœur propose d’appliquer à la mémoire collective les concepts développés dans l’article de 1914 intitulé « Remémoration, répétition, perlaboration » [23]. Selon Freud, un traumatisme dont le souvenir a été effacé continue de se manifester sous la forme d’actions, qui le répètent inlassablement. Tant que le travail de remémoration n’est pas mené à bien, le cycle de la répétition par actes continue. Il est particulièrement fructueux, selon Ricœur, de transposer ces considérations individuelles sur le plan collectif. En effet, un traumatisme collectif occulté risque de déboucher sur un cycle de violences. La collectivité, comme l’individu, n’affronte pas spontanément la réalité d’une perte aussi fondamentale que ce que Ricœur appelle « la blessure de l’amour-propre national » [24]. Dans une situation où l’analyste est absent, il revient peut-être à l’écrivain de contribuer à ce travail de remémoration et d’intériorisation de la perte [25]. La logique pacifiste impose donc d’éclairer peu à peu le traumatisme, de fournir au lecteur des outils de remémoration, fussent-ils imparfaits. Ainsi s’impose inéluctablement, dans la mesure où le récit doit être dérobé et malgré tout livré, la figure de la prétérition, qui dit malgré sa volonté de ne pas dire ; une prétérition qui ne constitue pas ici un simple procédé rhétorique, mais constitue la forme-sens d’une réponse à une interrogation éthique et esthétique.

Un plaidoyer pour la fiction ?

17 Dans Les Thibault, la Chronique des Pasquier ou L’Âme enchantée, la guerre est repoussée dans les marges du récit et porte seulement comme une ombre. Mais là où la pudeur, peut-être, fait repousser hors de la création romanesque le compte rendu de la guerre, la prétérition est mise en œuvre et développée jusqu’au bout chez Jules Romains.

18 La fiction que semblait devoir rejeter le récit de guerre (dans la continuité générique duquel Jules Romains s’inscrit délibérément), joue pourtant un rôle essentiel et récurrent dans l’économie narrative du dyptique. Si l’écrivain doit se cantonner à la réalité, force est aux personnages embarqués dans la guerre de s’en protéger dans la mesure du possible. Tout le monde, aux tranchées, est constructeur de fictions. Tandis que les chefs maintiennent une ligne d’équilibre floue entre méconnaissance des réalités factuelles et mensonge délibéré, nécessaire au moral des troupes, les soldats enfermés sous terre se fabriquent des échappatoires vers un monde autre. Le recours à la fiction constitue peut-être le seul recours pour survivre au front. Il prend tour à tour les formes euphémisantes de l’ironie, de la figuration, de la feintise ludique, ou encore de l’allusion littéraire.

19 Le thème de la fiction est tout d’abord un ressort de la profonde ironie à l’œuvre dans le dyptique. Avant d’être perçue dans toute son horreur, la bataille n’est qu’une fiction, qu’une plaisanterie [26]. L’inconcevable commence par l’incompréhensible, dans la mesure où aucune perspective, depuis les tranchées ou dans le commandement, ne livre l’intégralité du panorama [27]. La guerre, explique l’auteur dans le chapitre liminaire consacré au « million d’hommes » est ainsi le cadre de l’affrontement de divinités nouvelles et antagonistes : l’Intention et le Hasard. L’incipit de Prélude à Verdun dévoile un monde profondément chaotique, où l’imagination règne en maître. Une narration non simultanéiste, mais dispersée en points de vue, montre l’impossibilité de saisir dans sa totalité un objet multiple et irrationnel. Un euphémisme généralisé enrobe toutes les perceptions de la guerre. Comme le feront plus tard les soldats d’Un balcon en forêt pendant la Drôle de Guerre, les personnages se fabriquent du vague [28]. Le mensonge, envers les subordonnés comme envers les supérieurs, devient ainsi un élément de survie [29].

20 Le général Duroure, par exemple, est sévèrement atteint de bovarysme. Il se construit une épopée personnelle et dérisoire. Sa carrière est fondée sur un talent purement verbal, celui de fournir à la guerre une intelligibilité fallacieuse : « […] il avait le don d’édifier instantanément toute une théorie sur une expérience que lui et les autres venaient de vivre. Il savait “parler” la guerre au fur et à mesure, et la parler en termes d’une généralité imagée et brillante » [30]. Sa parole est performative : « Une chose existe dans les propos d’abord ; ensuite elle existe dans la réalité », conclut le narrateur. Duroure réécrit l’histoire au fur et à mesure qu’elle se déroule. Armé de son téléphone, il règne sur un univers qui demande à être conquis par une rationalité, mensongère au besoin. Il exerce sur son fragment de front le pouvoir de Prospero sur son île, et les faits doivent s’adapter à sa vision héroïque. Mais le bovarysme est un phénomène généralisé dans le roman, au point que le chapitre 5 de Verdun, centré sur le déclenchement de la bataille, s’intitule de manière significative « L’événement et son image ».

21 Le dédoublement entre événement et représentation n’a cependant pas qu’une fonction satirique dans le roman. C’est en réalité un procédé extrêmement fréquent, notamment dans les descriptions, et qui est à rattacher au point de vue des combattants [31]. L’imagination de Jerphanion et de ses hommes transforme par exemple le champ de bataille en mer [32]. La vue est ainsi soumise à un processus de figuration, qui correspond au premier degré de la fiction [33]. La métaphore filée poétisant la description, l’effet euphémisant produit par la figuration est un premier moyen d’apprivoiser la réalité. Un autre mécanisme de protection consiste à replier un élément traumatisant sur quelque chose de familier. C’est ainsi que Clanricard se représente la Butte, constituée par un monceau de cadavres et de débris, à partir du cimetière de Saint-Ouen. Il affronte ainsi ce qu’il voit par le biais d’une comparaison. Le narrateur souligne le minimalisme de cette activité de figuration, qui vise à une juste adaptation du réel : « Clanricard n’aime pas se représenter les choses d’une façon excessive. Il n’a aucune truculence d’imagination. Il n’est pas de ceux qui, pour mieux tolérer la hideur d’un spectacle, le recouvrent d’une vision trois fois plus hideuse, qui leur plaît d’une certaine façon puisqu’ils l’ont créée. Mais il n’est pas non plus de ceux qui le recouvrent d’un voile de niaiserie optimiste et de fausses pensées » [34]. Ainsi, la comparaison convoquée par Clanricard relèverait plutôt de la dimension pédagogique de la fiction, non d’une dimension illusoire : il s’agit de faire reculer l’irrationnel en le ramenant vers le concevable.

22 La Butte, où des membres déchiquetés jaillissent des tas de détritus, est pourtant le symbole horrifiant du corps déchiqueté du « million d’hommes », traversé par des tranchées que Romains appelle toujours « boyaux ». Elle requiert une capacité de distraction qui constitue le meilleur mécanisme de défense. Ce mécanisme produit des images verbales qui doivent se substituer à l’image obsédante d’une main noire et orpheline :

23

Et il est difficile de franchir avec la distraction d’esprit qu’il faudrait un certain tournant où la paroi laisse apercevoir, dans une crevasse, un bras humain, une mince gaine de chair gluante et noire – couleur de mouche noire – où l’os apparaît, et qu’enveloppe à demi une manche de capote déchirée.
Lors du précédent séjour de l’unité dans le secteur, le bras était déjà là, mais il avait encore sa forme, et une couleur tout autre : une pâleur de fleur blanche pourrie. Ce bras ne tient pas beaucoup de place. Mais il suggère beaucoup. L’on se dit qu’en tranchant dans la montagne d’ordures, le soc de charrue n’a pas rencontré tout à fait par exception un morceau comme celui-là ; et que c’est en somme dans une espèce d’énorme pudding aux cadavres qu’on se promène [35].

24 Cet empilement baroque d’images renvoie à une esthétique quasi surréaliste : c’est là une des façons dont l’écriture peut rendre compte de l’inimaginable. Mais l’horreur de la description est en partie compensée par sa chute, qui introduit un élément de comique incongru. On assiste ici à un processus d’emballement de l’imagination, confrontée à une image concrète insoutenable.

25 C’est pourquoi la figuration tend vers la fiction : une image destinée à apprivoiser la vue peut proliférer. Voici par exemple la vision à la fois apocalyptique et esthétisée que donnent les combattants de l’incendie de Verdun :

26

Dix, vingt, trente brasiers différents produisaient leur flamme. Certains étaient petits, concentrés, ronds comme un œil. D’autres étiraient vers le haut des lanières de feu et de fumée, les secouaient dans le vent. D’autres crépitaient, lançaient des flammèches et des étincelles dans tous les sens, foraient des figures fugitives de soleils et de couronnes. Tous étaient reliés entre eux par une nuée rougeâtre, rebondie, grasse, qui se retournait sur elle-même dans un mouvement continu de reptile, et que des explosions disloquaient tout à coup. Parfois un point de cette nuée gonflait, s’ouvrait comme une fleur ; et il en naissait un brasier de plus. Il était difficile de ne pas penser aux immenses feux de Bengale qu’on avait vus jadis, les soirs de fête, et aux fusées, aux bombes d’artifice qui les parsèment d’éclatements [36].

27 L’image de la nuée comme fleur, comme serpent, puis comme feu d’artifice renvoie les combattants au monde bienveillant de l’enfance et de la fête. Mais la fonction de l’image n’est pas seulement cognitive et protectrice : elle constitue aussi une création poétique, dont le luxe descriptif est proportionné à l’efficacité attendue. « C’est rigolo à regarder. C’est même beau à voir dans son genre » [37], concluent les soldats.

28 L’exercice de la fiction constitue ainsi un point d’appui face à l’horreur de la vie dans les tranchées. Jerphanion s’est ainsi forgé un arsenal de « songeries de sécurité » [38], et chez tous les personnages qui fournissent la focale à un ou plusieurs chapitres, le narrateur nous montre le déclenchement quasi involontaire de l’imagination [39]. De même que la catharsis, ou épuration de la violence, permet au spectateur d’entrevoir cette violence sans rendre le spectacle insoutenable, le processus de figuration et de fictionalisation contribue à rendre supportable la vie au front. Il s’agit de voir délibérément le monde à travers le filtre de la fiction. Jules Romains fournit ainsi une relecture positive de la notion pascalienne de divertissement, en montrant différentes ruses de la raison. Pierre Lafeuille, par exemple, voit dans le bombardement une « honorable reconstitution de l’enfer » [40] – faisant ainsi de la bataille une sorte de scène de genre, soumise à une appréciation esthétique. Autre procédé de distanciation, que Jerphanion met au centre de sa propre stratégie de divertissement : le comique de répétition. La phrase absurde de Foch (« Je me jetterais dans les rangs et je trancherais la discussion à l’arme froide » [41]) est un ressort comique qui ressurgit périodiquement. Le rappel de la phrase dans Verdun déclenche un « rite » voisin : le « gloussement continu de trente secondes » [42]. La répétition du motif permet de conserver une distance ironique, là où le décalage entre les déclarations du commandement et les conditions réelles du combat devrait susciter l’angoisse. La perception des combattants est ainsi placée sous le signe de la feintise ludique : les événements sont globalement mis à distance comme fictifs, si bien que le monde réel ne fait qu’affleurer par moments au milieu de la mauvaise plaisanterie de la guerre. Et c’est bien lorsque le refuge dans l’esthétisation ou l’humour n’est plus possible, lorsque l’on atteint les « mornes banlieues de la guerre » [43], que le sort des soldats est décrit dans les termes les plus pathétiques. L’hommage rendu aux combattants se traduit aussi par leur aptitude à transfigurer ce qu’ils vivent. Par le recours à la feintise ludique, les combattants mettent en œuvre à la fois une diversion (il s’agit de ne pas focaliser l’attention sur l’insoutenable), un divertissement (qui peut avoir une composante ludique), et un détournement (la reprise de codes littéraires subvertis, fondée sur la connivence, peut produire un effet comique).

29 Enfin, le cadre référentiel de la fiction fournit aux combattants la promesse d’une rédemption littéraire. C’est en s’intégrant eux-mêmes aux fictions qu’ils développent qu’ils peuvent retrouver l’héroïsme dont ils ont été privés. S’identifier à un personnage de roman, soumis à un auteur tout-puissant, est ainsi un moyen de lutter contre la peur.

30

Au bout d’un certain temps de vie ultra-dangereuse, on constate que le fatalisme est une drogue qui s’impose à l’homme, comme l’alcool dans les expéditions polaires. Une des vertus secrètes du fatalisme, c’est qu’il sous-entend, malgré vous, une espérance surnaturelle. « Si le destin se charge de moi jusqu’à choisir le moment de ma mort, il n’est pas possible qu’ensuite il me laisse tomber. Il me mènera plus loin, ailleurs. L’aventure n’est pas finie. » Tout ce que l’homme demande, au fond, c’est que l’aventure ne soit pas finie. Il n’exige pas de savoir la suite ; il veut bien qu’elle soit inconcevable. Du moment que l’aventure n’est pas finie, à la rigueur, tout peut s’accepter [44].

31 Seuls les personnages de roman, en effet, sont pourvus d’un destin, et l’auteur se charge de donner à ce destin un sens – à la fois direction et signification [45]. Telle est la vertu fondamentalement rassurante de la fiction.

32 De même, la référence au genre tragique est une manière de construire du sens. Le tragique se manifeste à travers le principe ironique qui structure le dyptique : Prélude à Verdun marche vers une bataille, annoncée au lecteur par les titres des deux volumes, mais qui se dérobe à la perception des personnages. Les derniers chapitres de Prélude à Verdun sont placés sous le signe de l’ironie tragique, personne n’étant en mesure de comprendre les déplacements d’armée qui convergent vers Verdun. À l’instar des héros tragiques, les personnages sont emportés par une lame de fond qu’ils ne perçoivent que trop tard. Le sort des soldats est ainsi réinscrit dans une structure tragique, qui permet au lecteur (et peut-être, rétrospectivement, aux combattants) de rétablir un sens face à l’absurdité fondamentale de la guerre [46].

33 Les poilus deviennent ainsi autant de don Quichottes involontaires, d’autant plus contraints à la folie que seul le quichottisme leur permet de s’abstraire suffisamment de la réalité pour lui survivre. Le tragique de leur situation réside aussi dans le fait que ces héros involontaires se voient refuser jusqu’au titre de héros. L’univers de l’épopée affleure pourtant discrètement dans les descriptions du combat. Voici par exemple la vision d’une attaque allemande : « Chacun de ces survivants solitaires voyait ainsi de petites silhouettes, couleur de sauterelle grise, sortir là-bas de la tranchée ennemie ; sortir non par un jaillissement dru, mais peu à peu, presque une à une. Comme des ouvriers de la voie qui ayant fini leur travail verraient arriver le train de plateformes qui doit les ramener, et se dirigeraient vers lui en traînant leurs souliers sur le ballast » [47]. La deuxième phrase est une comparaison homérique, du « Comme » introductif à l’esquisse d’une vignette liée à l’univers bucolique, et jusqu’à l’usage du participe passé pour signaler l’antériorité, qui imite la syntaxe grecque.

34 L’arrière-plan épique est donc à la fois repoussé dans une distance ironique et malgré tout présent. Lorsque Jerphanion évoque le soutien qu’apporte aux combattants la pensée des femmes, il franchit une étape supplémentaire dans le processus d’investissement de la réalité par la littérature.

35

L’idée que les femmes sont là-bas, comme sur les remparts d’une ville antique, et qu’elles regardent, qu’elles jugent.
– Pas un peu littéraire cela, tout de même ? Tu ne transposes pas un thème traditionnel ?
– Non [48].

36 Dans la pensée du personnage, l’allusion aux remparts de Troie ne relève pas de l’intertextualité. Ce qui suggère que le monde de l’épopée a pris une existence concrète aux yeux des soldats. La transposition littéraire leur est devenue si naturelle qu’elle n’est plus reconnue comme telle : ils habitent le monde des héros.

37 Ce qui pose la question de la réversibilité du processus. Craignant de ne pouvoir revenir en arrière, Jerphanion se plaint à Jallez d’avoir oublié le goût de la « vraie vie » [49]. Le problème du retour, et de la place que se verront attribuer les anciens combattants, se pose de façon cruciale, et Jerphanion exprime l’angoisse de ces futurs « revenants » au nom de tous :

38

C’est un orgueil d’explorateurs. Nous revenons d’un pays impossible, qui défie l’imagination. Nous avons réussi à y vivre quotidiennement, dans des conditions qui interdisent la vie. Nous avons supporté des misères, des souffrances, des épouvantes, dont les gens qui sont ici considèrent depuis leur enfance qu’elles sont pires que la mort. […] Évidemment, il ne peut pas être question de considérer ces gens comme nos égaux ; car s’ils étaient nos égaux… », et ici la voix de Jerphanion trahit un peu de trouble, « c’est nous qui nous serions abominablement trompés… [50]

39 Le doute exprimé par Jerphanion est essentiel : le pouvoir de suggestion auquel se sont raccrochés les combattants, en effet, ne pourra plus les soutenir une fois que les circonstances exceptionnelles du front auront disparu. S’il est vrai que la réintégration des combattants dans la société est impossible, Jerphanion rappelle à Jallez que cet héroïsme partagé par un million d’individus ne saurait pour autant relever du modèle aristocratique ou épique guerrier. « L’esprit n’est jamais très satisfait quand, pour lui expliquer les choses, on lui dit que trois ou quatre millions d’hommes dans un pays sont devenus soudain des héros et des martyrs » [51], confirme Jallez. Si l’illusion de l’héroïsme est une faute, l’intuition d’une inadaptabilité au monde de l’arrière, au monde d’avant, est exacte. Pour les combattants, la guerre a marqué un temps d’arrêt dans le flux de l’Histoire, et ils ne peuvent accepter que la société se maintienne en l’état. Les poilus de Jules Romains, qui cherche toujours à expliquer comment ils ont pu « tenir », ne peuvent assumer l’inutilité de leur sacrifice. Là encore, Jerphanion formule ce qu’« un poète de leur vie misérable » pourrait dire en leur nom : « Nous crèverons nous autres, c’est entendu, c’est écrit ; demain ou plus tard ; il n’y a que la date qui soit laissée en blanc. Mais leur sacré monde pètera dans la fournaise. Il ne sera pas dit que nous alimenterons la terre de plus de macchabées noirâtres qu’elle n’en a jamais bouffé à la fois ; et qu’après les choses continueront comme si de rien n’était » [52]. Romains est le poète auquel rêve Jerphanion, un poète susceptible fournir aux combattants la reconnaissance à laquelle ils aspirent – et ce d’autant plus que l’armée constituait, dans la première période de Romains, un des lieux privilégiés du développement de l’unanimisme. Sa doctrine se traduit dans Prélude à Verdun et Verdun par l’unification mystique et organique du « million d’hommes », qui devient un grand corps menacé dans sa chair. Romains dote ce grand corps d’une âme unanime, sous la forme d’une mystique collective, passant du consentement initial à un pacifisme désabusé. L’unanimisme permet en un sens de sauver l’héroïsme bafoué, en le définissant de manière collective et non plus individuelle.

40 La revendication d’un statut à part dans la société ne sera pas satisfaite : la seule compensation que peuvent espérer les anciens combattants, c’est de vivre dans la mémoire littéraire. On peut se demander si l’écriture romanesque n’est pas l’unique lieu possible d’un hommage, immortalisation relative ou simple prolongement dans la mémoire collective. Le référentiel épique s’est écroulé, invalidant la notion de l’héroïsme guerrier, mais la possibilité d’une transfiguration littéraire subsiste. La consécration par la littérature n’est-elle pas due à ces hommes au destin desquels, sans les héroïser, elle peut rendre un sens ?

41 La guerre, essentiellement dérobée, est donc l’objet d’une transformation figurative et fictive perpétuelle. Le devoir de véracité auquel l’écrivain est cantonné n’est donc pas partagé par le poilu lui-même, qui n’a d’autre choix que de se réfugier dans la fiction, pour surmonter l’insurmontable. C’est un processus de salvation analogue que Primo Levi décrira dans Si c’est un homme[53], la littérature (et notamment la récitation d’Homère et Dante) constituant l’unique point d’accroche possible face à la réalité insurmontable des camps. La déclaration de Jerphanion, en définitive, n’interdit pas de recourir à la figure, à la fiction, au référentiel littéraire, dans la mesure où ce mécanisme de défense s’avère indispensable face à un événement qu’on ne peut vivre au sens propre. La transposition fictionnelle du vécu est tendue vers une mise en forme littéraire ultérieure, qui pourrait seule apporter un sens à un événement d’un irrationnel absolu. Si Prélude à Verdun et Verdun peuvent être écrits, c’est parce que ce processus d’atténuation ou de métamorphose par le truchement de la fiction est le fait de chaque combattant, et que le roman de guerre n’en est que le prolongement.

Notes

  • [1]
    Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, t. 3, Prélude à Verdun, Verdun, Robert Laffont (Bouquins), 2003.
  • [2]
    Prélude à Verdun, op. cit., p. 99.
  • [3]
    « Chacun sait que les soldat de 1914, quand ils allaient chez eux en permission, demeuraient muets. […] Il eût été simplement honnête de voir dans ce silence le grand mystère, et le paradoxe de la guerre. Or il était de règle, et les combattants ne se sont jamais reconnus dans les ouvrages qui tentaient de présenter leurs travaux. Comme si chaque homme se trouvait mystérieusement atteint d’un mal du langage » (Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes (1941), Gallimard [Folio Essais], 1990, p. 36).
  • [4]
    Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, Ollendorf, 1915, p. 136.
  • [5]
    Duhamel souligne ainsi l’impuissance à retranscrire la guerre de la plupart de ceux qui en ont été les premiers témoins : « Le plus souvent, le récit composé par l’homme qui semble spécialement qualifié pour le faire, ce récit n’est qu’une longue erreur et une inconsciente trahison. Rien n’est plus précieux que le vrai, rien n’est, hélas ! plus difficile à découvrir et à mettre en pleine clarté » (Georges Duhamel, Guerre et littérature, Adrienne Monnier et Cie, 1920, p. 25).
  • [6]
    Ruth Amossy décrit ainsi l’ethos du témoin : « Le témoin est un simple quidam qui doit seulement rapporter les faits, la vérité tels qu’il a pu en prendre connaissance. Il faut qu’il puisse paraître informé, sincère, honnête et désintéressé. Telle est l’image de soi que propose le scripteur-témoin des récits de guerre, un poilu parmi d’autres qui n’a d’avantage sur les humbles dont il se fait le porte-parole que de savoir manier la plume. Comme eux incapable d’expliquer et d’analyser l’événement dans son ensemble, il est un être jeté dans la tourmente, vivant sa participation au combat de façon fragmentaire et myope. C’est là que réside sa faiblesse ; c’est là qu’est aussi la source de son autorité » (Ruth Amossy, « Du témoignage au récit symbolique : le récit de guerre et son dispositif énonciatif », in Écrire la guerre, éd. par Catherine Milkovitch-Rioux et Robert Pickering, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, p. 90).
  • [7]
    Georges Duhamel, Guerre et littérature, op. cit., p. 30-31.
  • [8]
    Jean Norton Cru, Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, 1929. Voir notamment son commentaire sur le livre d’André Pézard, Nous autres à Vauquois, p. 225-230.
  • [9]
    Pierre Schoentjes fait ainsi de la phrase de Jerphanion le nœud du récit de guerre en tant que genre : « Un paradoxe […] semble bien dominer la question de l’écriture de la Grande Guerre. Pourquoi des hommes désireux de porter témoignage se sont-ils tournés vers le roman et la nouvelle, en d’autres termes vers des fictions, pour raconter la guerre ? » (Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre : variations littéraires sur 14-18, Classiques Garnier [Études de littérature des xx e et xxi e siècles], 2009, p. 46).
  • [10]
    Voir Ruth Amossy, « Du témoignage au récit symbolique : le récit de guerre et son dispositif énonciatif », in Écrire la guerre, op. cit., p. 92 : le roman témoignage « se positionne dès lors dans le champ littéraire par son refus explicite d’y participer ».
  • [11]
    Jean Norton Cru, Du témoignage, Gallimard (Les documents bleus. Notre temps », 1930, p. 27).
  • [12]
    Refus qui n’est, au reste, pas unanime – comme le montre le geste de Dorgelès brûlant ses carnets « pour ne pas mentir », seule l’écriture pouvant être porteuse de véracité (voir Leonard V. Smith, « Le récit du témoin. Formes et pratiques d’écriture dans les témoignages sur la Grande Guerre », in Vrai et Faux dans la Grande Guerre, éd. par Christophe Prochasson, Paris, La Découverte, 2003, p. 277-301). Alain, de son côté, rappelle la nécessité de la stylisation pour produire une émotion efficace sur le lecteur : « Les effets produits par le document sont extrêmement faibles parce que le lecteur se défend, tandis qu’au contraire, par les procédés si prudents, si mesurés, de la vraie prose, on peut arriver à une émotion sans limites. […] Les atrocités de la guerre ne sont pas transportables directement dans la littérature. Il faut détacher de cette totalité montrueuse qu’est la guerre un élément, le styliser, et c’est ainsi qu’on donnera la meilleure impression de la guerre » (Frédéric Lefèvre, « Une heure avec Alain », Une heure avec… [1924-1933], Laval, Siloë, 1997, t. 2, p. 22).
  • [13]
    Voir Paul Fussell, « The problem for the writer trying to describe elements of the Great War was its utter incredibility, and its incommunicability in its own terms », The Great War and Modern Memory, London, Oxford University Press, 1977, p. 139. Constatation qu’illustre le refus de narrer de Daniel de Fontanin, dans l’Épilogue des Thibault : « Il faut avoir attaqué, et attaqué comme fantassin pour comprendre… Au fond, combien sommes-nous, à l’arrière, qui savons ce que c’est ? Ceux qui en sont revenus, combien sont-ils ? Et ceux-là, pourquoi en parleraient-ils ? Ils ne peuvent, ils ne veulent rien dire. Ils savent qu’on ne pourrait pas les comprendre » (Roger Martin du Gard, Œuvres complètes, t. 2, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 828).
  • [14]
    Walter Benjamin, « Le Conteur » (1936), Œuvres, t. 3, Gallimard (Folio Essais), 2000, p. 116. De même, selon Luc Rasson, les romans de guerre ne surmontent cette aporie qu’en rendant palpable, comme le fait À l’ouest rien de nouveau, le fait que la communication de l’expérience n’est plus possible : « Si nous avons pu constater un rapport entre la communication et le malentendu, c’est que la guerre n’épargne rien, même pas notre compétence communicative » (Luc Rasson, « Comprendre avec sa chair : lettres de guerre chez Henri Barbusse, Jean Bernier et Erich-Maria Remarque », in Écrire la guerre, op. cit., p. 128).
  • [15]
    Rien ne remplace l’expérience directe de la guerre, explique Luc Rasson : « Lire ne suffit pas. Lire des lettres, des romans, des mémoires, ne saurait être une façon adéquate de faire l’expérience de la guerre. Nous, lecteurs en temps de paix, nous ne comprendrons jamais. […] Les textes qui veulent rendre sensibles les désastres de la guerre sont d’avance voués à l’échec, et qui plus est, semblent conscients de leur propre impuissance. Nous avons ici, en d’autres termes, un contrat de lecture problématique » (Luc Rasson, ibid., p. 127).
  • [16]
    Romain Rolland, L’Âme enchantée (1924-1934), Albin Michel, 1959, p. 543-544.
  • [17]
    Voir par exemple les remarques de Max Deauville en 1922 : « Nous sommes tous les artisans du mensonge. Nous racontons mal ou faussement ce que nous avons vu. C’est un résultat inéluctable de notre suffisance et de notre incapacité. Ce que nous n’avons pas gravé immédiatement sur un métal indélébile, se meurt dans notre mémoire. Ce que nous fixons, à l’instant même se déforme en entrant dans le moule rigide des mots. Mais si nous nous taisons, d’autres viendront qui dénatureront les faits bien plus que nous ne pourrions le faire » (La Boue des Flandres, Pierre de Méyère, 1964, p. 248, cité dans Jean Norton Cru, Du témoignage, op. cit., p. 177).
  • [18]
    « Les textes d’inspiration pacifiste qui dénoncent la boucherie sont donc écartelés entre d’une part la volonté de transmettre une thèse – plus jamais ça – et d’autre part le scepticisme affiché concernant la possibilité même de traduire fidèlement l’expérience guerrière » (Luc Rasson, « Comprendre avec sa chair… », op. cit., p. 127).
  • [19]
    Prélude à Verdun, op. cit., p. 100.
  • [20]
    Voir Luc Rasson : « La confiance dans le rapport entre le langage et le réel s’écroule devant la catastrophe de 1914. Mettre le doigt sur cette crise du langage, ainsi que le fait Jules Romains à la suite de Rolland, Chevallier et Martin du Gard, c’est désigner, dans toute son ampleur, les effets destructeurs de la guerre, mais c’est aussi révéler notre impuissance : face à la guerre, les mots nous manquent. Nous ne faisons que lui courir après, sans jamais la rattraper. Et comment dénoncer la guerre, si elle nous échappe immanquablement ? » (Écrire contre la guerre : littérature et pacifismes, 1916-1938, L’Harmattan, 1997, p. 167).
  • [21]
    Comme le conclut Jean Kaempfer : « La guerre, assurément, c’est ce qui ne se raconte pas. Mais de même que les plus belles descriptions s’annoncent souvent en déclarant leur impossibilité […], l’inénarrable n’a jamais empêché les narrations d’exister » (cf. Jean Kaempfer, Poétique des récits de guerre, José Corti, 1998, p. 256).
  • [22]
    Jules Romains, Verdun (1938), Les Hommes de bonne volonté, t. 3, Robert Laffont (Bouquins), 2003, p. 307.
  • [23]
    Freud, « Erinnern, Wiederholen, Durcharbeiten » (1914), Gesammelte Werke, t. 10, Frankfurt-am-Main, S. Fischer Verlag, p. 126-136.
  • [24]
    Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil (Points Essais), 2000, p. 96.
  • [25]
    Ibid., p. 97.
  • [26]
    Prélude à Verdun illustre en cela l’idée directrice du premier chapitre de l’ouvrage de Paul Fussell, intitulé « The War as Ironic Action », où il montre que la multiplication des disproportions propres à la guerre produit un effet d’ironie généralisé.
  • [27]
    Maurice Rieuneau relie l’impuissance du commandement à comprendre un donné chaotique à une charge pacifiste discrète de la part de Jules Romains : « En changeant quantitativement, les données de la guerre se sont transformées qualitativement, en quelque sorte. C’est ce que les chefs ne peuvent pas comprendre ; c’est ce que Jules Romains permet au lecteur de découvrir. Si cette guerre inédite recèle “l’indéterminé, l’inconnu, le hasard”, c’est qu’elle met en jeu des lois d’une physique nouvelle, celle des grandes masses et des ressources totales des nations industrielles » (Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français, p. 450). Ce que confirme le narrateur de Prélude à Verdun : « À plus forte raison n’y avait-il nulle part une tête pour penser cette guerre qui se répandait, qui s’insinuait, qui allait produire ses métamorphoses un peu partout, sur le plateau crayeux de Champagne, dans une péninsule turque, dans un sous-marin de la mer du Nord, dans une chancellerie balkanique, dans un bureau d’espionnage de Berne, dans les docks de Philadelphie, au douzième étage d’une banque de Wall Street. Mêmes les têtes les mieux placées et les mieux faites ne prenaient sur l’ensemble que des vues très latérales, par tranches ; avec l’écrasement rapide des dimensions par l’éloignement, la coulure de mille détails, et des zones entières perdues dans l’obscurité » (Prélude à Verdun, p. 24).
  • [28]
    Julien Gracq, Un balcon en forêt, José Corti, 1958, p. 171.
  • [29]
    Son lieutenant explique ainsi à Clanricard l’art de rédiger un compte rendu militaire : « Autrement tu saurais comme moi qu’il n’y a aucun rapport direct entre à chercher entre les faits et un compte rendu. Le compte rendu n’est pas tourné de ce côté-là. Il est tourné du côté du chef. Il lui tend un miroir : le miroir de sa pensée. Ce que le chef veut y trouver, c’est le miroir de ses intentions » (Prélude à Verdun, op. cit., p. 142).
  • [30]
    Ibid., p. 89.
  • [31]
    En s’attachant à l’étude du regard des personnages, on suit la suggestion de Philippe Hamon selon laquelle les lieux privilégiés de l’expression des valeurs (ou, si l’on veut, du contenu idéologique) dans le roman seraient les « lignes de mire », mais aussi d’action, de discours et de conduite (Philippe Hamon, Texte et idéologie, PUF [Quadrige], 1997).
  • [32]
    Prélude à Verdun, op. cit., p. 48.
  • [33]
    Genette appelle la fiction « un mode élargi de la figure », dans la mesure où toute figure par substitution, si on la prend au sens littéral, implique une image fictive (Métalepse : de la figure à la fiction, Seuil [Poétique], 2004, p. 16-18).
  • [34]
    Prélude à Verdun, op. cit., p. 63.
  • [35]
    Ibid., p. 63.
  • [36]
    Verdun, op. cit., p. 253.
  • [37]
    Op. cit., p. 254.
  • [38]
    Op. cit., p. 256.
  • [39]
    Paul Fussell note ainsi l’unanimité frappante du recours à la production de fiction comme réponse à l’inconcevable du quotidien : « It was as if the general human impulse to make fictions had been dramatically unleashed by the novelty, immensity, and grotesqueness of the proceedings. The war itself was clearly a terrible invention, and any number, it seemed, could play » (Paul Fussell, The Great War and Modern Memory, p. 115).
  • [40]
    Verdun, op. cit., p. 180.
  • [41]
    Prélude à Verdun, op. cit., p. 46. Jean Norton Cru cite au chapitre « Les légendes » de Du témoignage la phrase de Foch en question : « Les lauriers de la victoire flottent à la pointe des baïonnettes ennemies. C’est là qu’il faut aller les prendre, les conquérir par une lutte corps à corps. Se ruer en nombre et en masse. Se jeter dans les rangs de l’adversaire et trancher la discussion à l’arme froide » (cité dans Jean Norton Cru, Du témoignage, op. cit., p. 50).
  • [42]
    Verdun, op. cit., p. 234.
  • [43]
    « Ce fut, dans leur expérience à tous deux, un des jours, rares à ce point de perfection, où la guerre semblait vouloir, avant de les précipiter dans les suprêmes horreurs, leur présenter une collection de ses horreurs médiocres, de ses horreurs de seconde zone ; leur montrer qu’à côté de son œuvre de destruction grandiloquente, dont une ivresse d’épouvante peut émaner à la rigueur, elle est aussi une dégradation misérable de tout ce que la civilisation a mis debout et des mécanismes de l’activité humaine ; dégradation que l’esprit enregistre avec une plénitude de sang-froid et de mépris. La guerre vous faisait loger dans les sordides coulisses qui lui servent de dégagement pendant qu’elle donne ses spectacles ; et où plus rien ne subsiste qui puisse faire illusion » (ibid., p. 244);
  • [44]
    Verdun, op. cit., p. 309.
  • [45]
    C’est une des prémisses de la réflexion de Leonard Smith sur les témoignages dans The Embattled Self : « Rather, these texts are about a struggle for coherence. They seek to create a narrative of experience and a narrator capable of telling the story and conveying its meaning to the public sphere through the written and published word » (L.V. Smith, The Embattled Self: French Soldiers’Testimony of the Great War, Ithaca, Cornell University Press, 2007, p. x). Il souligne également le consensus qui s’établit dans l’entre-deux-guerres sur la vision du soldat comme victime tragique (p. 8).
  • [46]
    D’après Leonard Smith, Romains montre à l’œuvre le consentement des soldats préparé par la Troisième République (The Embattled Self, p. 188 ; cf. Prélude à Verdun, op. cit., p. 107, et Verdun, op. cit., p. 308). Dans le cadre tragique proposé, ce consentement pourrait correspondre à l’hamartia, la faute tragique des soldats français.
  • [47]
    Verdun, op. cit., p. 206.
  • [48]
    Ibid., p. 312.
  • [49]
    Prélude à Verdun, op. cit., p. 98.
  • [50]
    Verdun, op. cit., p. 301.
  • [51]
    Ibid., p. 302. Carine Trévisan interroge la littérature de guerre en lien avec le processus du deuil. Ce sont dans ces textes, conclut-elle, que se joue un essentiel refus d’une héroïsation trop commode : « Dans leur refus du voile jeté sur l’effroi du cadavre par le discours de commémoration et de sanctification des morts ou, symétriquement, de la mise en scène de l’horreur à des fins pédagogiques – l’exhibition du cadavre visant à susciter ou la haine de l’ennemi ou celle de la guerre, – les textes viennent inquiéter la « gestion » collective de la perte, qui vise à en atténuer les effets douloureux. […] on peut considérer ces textes comme des contre-monuments, qui laissent ouverte la question du rapport entre les vivants et les morts, ou du moins, s’interrogent sur la désincarnation et l’idéalisation prématurée des morts » (Carine Trévisan, Les Fables du deuil : la Grande Guerre, mort et écriture, PUF [Perspectives littéraires], 2001, p. 73).
  • [52]
    Verdun, op. cit., p. 254.
  • [53]
    Le recours à la récitation apparaît déjà dans Verdun, lorsque Jerphanion décrit à Jallez le réconfort que peut lui procurer le « texte magique » d’une ode d’Horace (Verdun, op. cit., p. 313).
Aude Leblond
EA 4400 Écritures de la modernité
Université Paris III – Sorbonne nouvelle
audeleblond@gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2016
https://doi.org/10.3917/r2050.049.0035
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