CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La discrimination fait partie de ces notions que le droit français éprouve quelques difficultés à s’approprier. Rien d’étonnant si l’on considère les origines anglo-saxonnes du concept, empreint de pragmatisme et, de ce fait, tellement éloigné de notre vision juridique (Mercat-Bruns, 2002). Ce n’est d’ailleurs qu’avec la loi du 16 novembre 2001, relative à la lutte contre les discriminations, que le législateur s’est aventuré sur le terrain de la notion de discrimination, en formulant l’interdiction des discriminations directes et indirectes, sans se risquer à en définir les contours. Mais, si l’interdiction de certaines discriminations s’impose avec la force de l’évidence, d’autres suscitent réserve et malaise. Tel est le cas de la discrimination fondée sur l’âge. Gérard Lyon-Caen (2003) l’exprimait en ces termes : « Alors que la discrimination fondée sur le sexe [1] est, depuis un demi-siècle, pourchassée par une norme juridique prohibitive, vigoureusement appliquée par les juges, et généralement acceptée – au point que cette discrimination est sous nos yeux en voie de disparition – celle s’inspirant de l’âge, quoique légalement proscrite par le code du travail, reste monnaie courante parce que sans doute acceptée, voire désirée par l’opinion commune ». Ce critère n’est d’ailleurs apparu que relativement tardivement dans les textes prohibant la discrimination. Ainsi, en droit communautaire, ce n’est que depuis le traité d’Amsterdam qu’il figure, à l’article 13 du traité CE, parmi les causes de discrimination condamnables. Quant à la mise en œuvre de l’interdiction, elle résulte de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. En ce qui concerne le droit national, même si l’article L.311-4-1 du code du travail condamnait ponctuellement le motif d’âge [2] et même si la jurisprudence avait admis qu’il ne pouvait valablement justifier le licenciement d’un salarié, il n’a été introduit dans les textes de portée générale qu’avec la loi du 16 novembre 2001.

2Il n’est d’ailleurs pas certain que la consécration – tardive – du critère d’âge constitue réellement une nouvelle victoire du principe de non-discrimination. « La pauvreté des raisons » avancées par les auteurs de la directive 2000/78 pour justifier l’introduction de l’âge dans son champ d’application conforte cette impression [3]. Il semble que le fait déclencheur réside davantage dans les préoccupations des États européens, liées à leur évolution démographique. L’interdiction de la discrimination fondée sur l’âge s’affirme en effet à un moment où l’équilibre des comptes sociaux, dangereusement menacé par le vieillissement de la population, impose aux États membres, conformément aux objectifs de la stratégie de Lisbonne, de mener des politiques en faveur de l’allongement des périodes d’activité et de lutter contre les pratiques conduisant au retrait précoce des individus du marché du travail. Ainsi, il s’agirait « de tout autre chose que du triomphe de la non-discrimination » (Lyon-Caen, 2003).

3Enfin, l’âge induit des conséquences pour les personnes qui requièrent des différences de traitement qu’on ne saurait prohiber aveuglément sans risquer d’aggraver le sort des groupes concernés. « La différence de traitement en fonction de l’âge est non seulement de droit, mais de devoir » (Rodière, 2006, p. 8). Ces caractéristiques rejaillissent inévitablement sur la définition de la discrimination fondée sur l’âge et expliquent la plasticité de la notion. Cette souplesse présente l’avantage de permettre l’adaptation du concept en fonction des circonstances. Le risque existe cependant de voir le principe se réduire comme une peau de chagrin : « La différence est partout, ce qui conduirait à penser que l’interdiction de la discrimination fondée sur l’âge ne sera nulle part » (Lyon-Caen, 2003). C’était toutefois sans compter sur la détermination de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) à conférer au principe toute sa portée. Dans l’arrêt Mangold, du 22 novembre 2005 [4] – dont l’objet portait notamment sur la conformité de la législation allemande relative au « CDD senior », à la directive 2000/78 – elle affirme que le « principe de non-discrimination en raison de l’âge doit être ainsi considéré comme un principe général du droit communautaire ». Il s’impose donc aux institutions communautaires ainsi qu’aux États membres. Mais au-delà, il implique l’obligation pour le juge national « de laisser inappliqué tout dispositif national contraire au principe, y compris dans un litige entre particuliers » (Lhernould, 2005). Ainsi, l’élaboration de mesures d’âge reste sans nul doute possible mais la Cour de justice des Communautés européennes veille à ce qu’elles demeurent l’exception. C’est un élément que les États doivent désormais prendre en compte.

? La plasticité de la notion de discrimination fondée sur l’âge

4Au-delà de la diversité des critères qui les inspirent, les discriminations constituent des atteintes à la dignité de la personne humaine. En tant que telles, elles doivent être proscrites sous quelque forme qu’elles se manifestent. En outre, elles appellent des réponses communes en termes de sanction et de prévention. Il en résulte que, tant au niveau communautaire qu’au niveau national, le législateur a choisi de situer toutes les discriminations sur un même plan, quel que soit le motif qui les fonde. Celles résultant de l’âge ne font pas exception. Ainsi, depuis l’adoption du traité d’Amsterdam, l’article13 du traité instituant la Communauté européenne mentionne ce critère parmi les causes de discrimination condamnées par le droit communautaire [5]. De même, en droit interne, depuis la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations, portant transposition de la directive 2000/78, l’âge figure au rang des nombreux motifs discriminatoires dont la liste, évolutive, est dressée par les articles L.122-45 du code du travail et 225-1 du code pénal. Cependant, ni le droit communautaire ni le droit interne n’appréhendent les discriminations de façon rigide ou absolue; ils s’efforcent au contraire de tenir compte de la spécificité des causes qui les fondent (Moreau, 2002). Il en résulte une notion à certains égards flexible. Par ailleurs, contrairement à d’autres critères, comme le sexe ou l’origine ethnique, l’âge présente un caractère fluctuant qui, lorsqu’il en est la cause, accentue la relativité de la notion de discrimination.

? La relativité de la notion de discrimination

5Les directives qui participent de la mise en œuvre du principe de non-discrimination proclamé par le droit primaire [6] optent pour une approche unitaire de la discrimination, un concept commun qui comprend les discriminations directes et indirectes ainsi que le harcèlement [7] fondé sur l’un des critères proscrits. Il en va de même en droit interne : la notion de discrimination ne diffère pas selon les motifs. En toute hypothèse, le code du travail interdit les discriminations directes et indirectes, sans toutefois les définir. Le droit communautaire permet cependant de pallier cette négligence. Les directives donnent en effet une définition de chacune de ces notions, en évitant de les enserrer dans des cadres trop rigides.

6Jusqu’à l’adoption de la loi du 16 novembre 2001, la discrimination directe était la seule retenue par les textes français, mais de façon implicite. Depuis lors, la référence à la discrimination directe est devenue expresse sans être pour autant précisée. Il en va différemment du droit communautaire selon lequel : « une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er » (art. 2.2 (a) de la directive 2000/78). Ainsi, trois éléments doivent être réunis pour qu’une situation puisse être qualifiée de directement discriminatoire : une raison fondée sur un critère interdit; une situation comparable; un traitement moins favorable. Autrement dit, constitue une discrimination directe le fait de traiter une personne moins bien qu’une autre, en raison d’un motif discriminatoire [8]. A priori, la directive donne une définition stricte de la discrimination directe. Mais elle prévoit aussi de larges possibilités d’exemption, qui viennent en quelque sorte neutraliser le caractère discriminatoire de la différence de traitement (cf. infra ).

7Depuis la loi de 2001, le droit français condamne également la ddiissccrriimmiinnaattiioonn iinnddiirreeccttee, sans davantage fournir de définition. Ici encore le droit communautaire permet de remédier à cette carence. Inspirée par les droits anglo-saxons, la notion de discrimination indirecte a été progressivement construite par la Cour de justice des Communautés européennes pour favoriser l’égalité, en fait comme en droit, d’abord dans le domaine de la libre circulation des travailleurs, puis dans celui de l’égalité entre hommes et femmes. La notion est apparue ensuite dans la directive du 9 février 1976; puis elle a reçu une première définition dans celle de 1997 sur la charge de la preuve de la discrimination fondée sur le sexe. Elle a ensuite été reprise, dans une approche moins quantitative, dans les directives des 29 juin et 27 novembre 2000 et 23septembre2002 selon lesquelles « une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires [...] » (art. 2.2 (b) de la directive 2000/78). Concrètement, l’identification d’une discrimination indirecte implique un processus en deux temps. En premier lieu, doit être mise en évidence une mesure en apparence neutre mais qui aboutit au même résultat que s’il y avait discrimination directe, dans la mesure où elle a pour conséquence un traitement défavorable d’une catégorie de personnes définie par des critères interdits. En second lieu, il faut s’intéresser à la justification de la mesure : la différenciation opérée doit être dépourvue d’intention discriminante mais aussi être appropriée et nécessaire. Le test de justification objective est au cœur même de la notion : il n’y aura discrimination indirecte qu’en cas de différenciation injustifiée ou excessive. Tout dépend donc des circonstances [9].

8Ainsi, par le biais des exceptions pour la discrimination directe et de la justification pour la discrimination indirecte, le droit communautaire consacre une approche souple des discriminations, qui permet de prendre en compte le contexte dans lequel les différences de traitement interviennent, mais qui rend, il est vrai, la discrimination incertaine. Le caractère fluctuant du critère d’âge ajoute à cette incertitude.

? Le caractère fluctuant du critère d’âge

9En droit communautaire comme en droit interne, la discrimination fondée sur l’âge concerne tous les âges. Toute personne victime d’une différence de traitement liée à l’âge peut en conséquence se prévaloir de l’interdiction [10]. Il est vrai cependant que la question de l’âge, en droit du travail, évoque davantage la situation des personnes situées aux deux extrémités de la vie professionnelle : les travailleurs les plus jeunes et, plus encore aujourd’hui, les plus âgés. Il faut dire que ces deux groupes ont en commun d’être plus exposés que les autres aux discriminations en raison de l’âge. Les préjugés et stéréotypes véhiculés à leur sujet sont particulièrement prégnants : notamment immaturité et manque d’expérience pour les premiers, démotivation, inadaptation et coût élevé pour les seconds. Bref, dans tous les cas, déficit de productivité. Mais, d’un autre côté, leur insertion professionnelle et leur protection nécessitent, aux termes mêmes de la directive 2000/78, des différences de traitement de nature à compenser leur vulnérabilité. Il en résulte que, plus que toute autre, la discrimination en raison de l’âge doit être adaptable et justifie la consécration d’exceptions.

10De plus, pour pouvoir établir l’existence de discriminations, encore faut-il pouvoir comparer la situation de personnes appartenant à des groupes d’âges différents. C’est en tout cas ce que suggère la définition communautaire de la discrimination. Or, contrairement aux autres causes de discrimination, il n’existe pas de caractéristiques fixes qui permettent d’identifier des groupes d’âges particuliers. Faute de mieux, soulignent d’éminents auteurs, « est jeune, en droit, celui qui est traité comme tel, qui fait l’objet de dispositions juridiques spécifiques » (Dupeyroux, 2003, p. 1045) [11], soit en principe les 16-25 ans. De même, les salariés âgés peuvent être définis comme l’ensemble des bénéficiaires des dispositifs de fin de carrière. Cependant, en ce qui les concerne, les âges visés varient notablement – 50,55,57 ans. En outre, la tendance est à qualifier comme tels « des hommes de moins en moins chargés d’années » (Lyon-Caen, 2003) – certains textes se référant même à l’âge de 45 ans [12]. Dans ces conditions, comment définir des groupes d’âges et quels groupes d’âges convient-il de comparer, sachant qu’en outre les personnes ne restent pas confinées dans une catégorie déterminée mais ont au contraire vocation à traverser les âges ? Il incombera au juge d’en décider. Celui-ci pourra contourner la difficulté en s’écartant de l’approche par comparaison du droit communautaire et se contenter de constater l’existence d’un préjudice subi par la victime dont la justification ne peut être que l’âge [13].

11L’interdiction de la discrimination fondée sur l’âge n’est donc pas rigide. Elle permet aux États et, dans certains cas, aux entreprises, d’adopter des mesures d’âge. Celles-ci ne seront toutefois valables que si leur justification répond aux critères du droit communautaire tels qu’appréciés par les juges, notamment par la Cour de justice des Communautés européennes.

? Les mesures d’âge à l’épreuve du droit communautaire

12Dans le domaine de l’emploi, les différences de traitement en fonction de l’âge sont monnaie courante. D’un point de vue historique, rappelle M. Rodière, « le droit du travail a pris naissance avec la prohibition du travail des enfants » (Rodière, 2006, p. 7) [14] et, en dépit de la consécration du principe de non-discrimination en raison de l’âge, nul ne songe à contester aujourd’hui la nécessité de mesures telles que la protection des jeunes travailleurs. Dans ces conditions, le droit communautaire ne remet nullement en cause les actions positives en faveur de certains groupes d’âges vulnérables [15]. Il s’est efforcé par ailleurs d’établir un cadre permettant de distinguer entre les circonstances où l’utilisation de l’âge est légitime et celles où elle ne l’est pas. Il en résulte, nous l’avons vu, une certaine incertitude sur ce que recouvre la discrimination fondée sur l’âge : la discrimination indirecte n’est pas caractérisée si une justification objective peut être avancée; quant à l’interdiction des discriminations directes, elle est assortie d’exceptions notables. Ainsi, le caractère discriminatoire de la différenciation fondée sur l’âge sera en quelque sorte neutralisé, d’une part lorsqu’elle est nécessaire en raison d’une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » pour le poste en question, d’autre part lorsqu’il peut être prouvé que l’utilisation du critère de l’âge est objectivement nécessaire pour atteindre un objectif légitime et proportionnée au but recherché [16].

13Ainsi, la directive 2000/78 offre d’importantes marges d’action aux États pour décider de mesures d’âge. Mais, « la souplesse et les possibilités d’aménagement transitoire consenties par la directive 2000/78 ont toutefois des limites. La Cour de justice des Communautés européennes a entendu les faire ressortir face à une réglementation allemande relative à l’emploi des “seniors”» (Rodière, 2006, p. 8).

? La validité des mesures d’âge

14Les États membres disposent de trois voies leur permettant d’adopter des mesures de différenciation en fonction de l’âge.

L’exception tirée des « exigences professionnelles essentielles et déterminantes » pour le poste

15Il s’agit d’une exception de portée générale; elle concerne toutes les causes de discrimination [17]. En vertu de l’article 4 de la directive 2000/78, « les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée ». Ainsi, lorsque le fait d’être d’un âge donné est une telle exigence pour le poste considéré et que, dans le cas précis, l’exigence est proportionnée, la différence de traitement ne sera pas condamnable.

16Limite au principe de l’interdiction des discriminations, cette exception fait cependant l’objet d’une interprétation restrictive par la Cour de justice des Communautés européennes (Moreau, 2002) [18]. De plus, rares sont les hypothèses dans lesquelles l’âge constituera une exigence professionnelle essentielle. Pour que ce soit le cas, il faudrait démontrer qu’il est nécessaire d’être d’un âge donné pour exercer la fonction en cause. On songe bien sûr aux activités de comédien ou de mannequin, mais les situations restent marginales. Il se peut malgré tout que l’âge soit utilisé comme indicateur d’une qualité essentielle pour le travail à effectuer. Il permet ainsi de présumer un manque d’expérience ou de maturité de la personne ou une diminution de ses capacités physiques. Il paraît toutefois difficile d’admettre cette utilisation de l’âge. Cela revient à entériner des préjugés et ne permet pas de rendre compte des situations individuelles. La Cour de cassation ne la reçoit d’ailleurs pas; dans une hypothèse où, il est vrai, la limite d’âge résultait non pas de la loi mais d’un accord d’entreprise, elle a considéré que le licenciement d’un salarié, fut-il danseur aux Folies Bergère, doit reposer sur une cause réelle et sérieuse indépendante de l’âge de l’intéressé [19]. Elle exige donc, au-delà du préjugé lié à l’âge, une vérification des capacités professionnelles de l’intéressé.

17L’âge ne pouvant que rarement être considéré comme une exigence professionnelle essentielle, les mesures d’âge pourront plus souvent être adoptées dans d’autres cadres juridiques dérogatoires.

Les actions positives

18L’objectif du droit communautaire étant l’égalité réelle, plusieurs dispositions de la directive 2000/78 rappellent la possibilité pour les États membres, et même la nécessité, de mettre en place des actions positives de nature à compenser la vulnérabilité de certains groupes. Il s’agit, par des mécanismes de rattrapage, d’accorder aux catégories habituellement défavorisées des avantages spécifiques. La terminologie anglo-saxonne vise l’affirmative action; le droit communautaire se réfère pour sa part aux « actions positives ». Ici encore les dispositions ne sont pas spécifiques au critère d’âge mais concernent toutes les formes de discrimination visées par la directive (point 26 du Préambule; art.7). Toutefois, cette dernière attire, à plusieurs reprises, l’attention sur la situation des travailleurs âgés (point 8 du Préambule ) et, dans une moindre mesure, sur celle des jeunes (art. 6). Plus précisément, l’article 7 de la directive autorise les États membres à maintenir ou à adopter « des mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des désavantages liés à l’un des motifs » protégés. Ces mesures peuvent ainsi, par ricochet, avoir un effet négatif sur les personnes exclues de leur champ d’application; celles-ci ne pourront cependant pas s’en plaindre, sauf si le désavantage en question n’est pas propre à la catégorie protégée ou encore si la proportionnalité de la mesure par rapport au préjudice social qu’elle est censée combattre peut être remise en cause.

19Ces actions dites positives doivent accorder des avantages à leurs bénéficiaires; elles ne doivent pas leur nuire [20]. Ne relèvent donc pas de cette catégorie les mesures qui affaiblissent les droits, protection ou garanties d’un groupe particulier, même lorsqu’elles sont adoptées dans le but de favoriser leur situation sur le marché du travail. Dans ce cas, on est en présence d’une dérogation au principe de l’interdiction des discriminations directes, soumise aux exigences de justification de l’article 6. (cf. infra ) Par ailleurs, lorsque l’action positive en faveur d’un groupe défavorisé est adoptée par les partenaires sociaux, dans le cadre d’un accord collectif ou, unilatéralement, par un employeur, doit-on en admettre la validité ? Tel serait le cas par exemple d’une différenciation fondée sur l’âge, destinée à favoriser les salariés en fin de carrière ou au contraire les jeunes. Le problème réside dans le fait que l’article 7 de la directive ne se réfère qu’à l’action des États. À noter que la question se pose en termes identiques s’agissant des actions positives en faveur des femmes. Or, le libellé des textes qui visent les mesures maintenues ou adoptées par les États membres permet de nuancer. Si les mesures maintenues peuvent émaner des partenaires sociaux, seules celles qui ont été adoptées par l’État après l’entrée en vigueur de la norme communautaire sont valables (Teyssié, 2006). Sans doute le raisonnement peut-il être transposé au cas des actions positives en faveur d’un groupe d’âges et élargi à celui de l’employeur [21].

20Les législations européennes, notamment la législation française, fournissent de nombreux exemples d’actions positives en faveur de tel ou tel groupe d’âges. Cependant, plus fréquemment aujourd’hui, c’est par le biais d’une déréglementation que les autorités s’efforcent d’améliorer la situation de l’emploi des catégories les plus exposées au chômage. Les mesures mises en place affaiblissent la protection qu’accorde en principe le droit du travail pour rendre leur embauche plus attractive pour les entreprises. Elles constituent des discriminations directes fondées sur l’âge qui, sous certaines conditions, peuvent être licites.

La justification spécifique de la discrimination fondée sur l’âge

21Ce sont les dispositions de l’article 6 de la directive qui confèrent à l’âge son caractère unique. Elles permettent en effet de justifier une discrimination directe fondée sur l’âge et d’en neutraliser l’interdiction alors que pour les autres motifs condamnés par la législation communautaire, en cas de discrimination directe, le test de la justification objective ne peut s’appliquer que dans le cadre de l’exception tirée de « l’exigence professionnelle essentielle et déterminante ».

22Aux termes de ce texte : « Les États membres peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l’âge ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime [...] et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. » La directive cite quelques exemples, non limitatifs, d’objectifs légitimes et de types de traitement différencié susceptibles d’être pratiqués. Il ne s’agit cependant que « de lignes directrices générales et non de cas d’exemptions automatiques » (Commission européenne, 2005, p. 39). Même les distinctions d’âge qui correspondent aux exemples donnés doivent satisfaire au test de la justification objective.

23La loi du 16 novembre 2001 a donné un écho à cette disposition, dans un texte à la portée ambiguë, dont certains ont pu se demander s’il n’était pas de nature à dévorer le principe (Lyon-Caen, 2003). Il s’agit de l’article L.122-45-3 du code du travail. La version française du texte est allégée par rapport à celle du droit communautaire : les objectifs et les différences de traitement cités en exemple sont moins nombreux et, pour certains, beaucoup plus restrictifs. Cependant, leur mention n’est qu’indicative et, finalement, on peut penser que sa portée n’en est pas moins étendue. Par ailleurs, à la lecture de la directive, il apparaît assez clairement que l’article6 s’adresse aux États, autorisés à prévoir des dérogations ponctuelles au principe de non-discrimination en raison de l’âge. Or, « en recopiant pratiquement mot pour mot la directive, le législateur ne pouvait qu’autoriser les employeurs, seuls destinataires possibles de cette loi, à pratiquer des distinctions selon l’âge sans qu’il soit possible de véritablement déterminer l’étendue de leur pouvoir » (Langlois, 2006, p. 155). Il a donc opté pour une approche ouverte, délégant aux employeurs le soin de décider des dérogations à apporter au principe de non-discrimination fondée sur l’âge, sous réserve, il est vrai, du contrôle judiciaire du caractère légitime de l’objectif poursuivi et de proportionnalité des moyens. Car c’est en effet le juge, national ou communautaire, qui, en toute hypothèse, aura le dernier mot. C’est à lui qu’incombe de dire s’il y a discrimination ou simple différence de traitement. La Cour de justice des Communautés européennes a fait savoir que, pour sa part, elle entendait jouer pleinement son rôle.

? Le contrôle rigoureux de la Cour de justice des Communautés européennes

24Les exceptions importantes à l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge ont pu conduire certains à douter de l’existence ou à tout le moins de la consistance du principe. En proclamant, dans l’arrêt Mangold du 22 novembre 2005 [22], qu’il s’agit d’« un principe général du droit communautaire », la Cour de justice lui a conféré une autorité qui lui faisait défaut. Elle a manifesté par ailleurs sa volonté d’opérer un contrôle approfondi des différences de traitement en fonction de l’âge, tant sur la légitimité de l’objectif poursuivi que sur la pertinence des moyens mis en œuvre. Ce faisant, cette décision révèle les effets que la directive pourrait avoir pour les États membres. Désormais, l’élaboration de toute mesure d’âge devra les conduire à s’interroger sur la légitimité de l’objectif – le plus souvent, ce point ne posera pas problème – mais aussi et surtout sur la proportionnalité des moyens, appréciée de façon rigoureuse.

25Il serait par ailleurs opportun qu’ils « revisitent » certains aspects de leur réglementation sous cet éclairage nouveau. Donnons quelques illustrations tirées du droit français.

26En premier lieu, il est vrai que le « CDD senior » à la française ne présente pas les mêmes écueils que son homologue allemand, censuré par l’arrêt Mangold. D’une part, la condition d’âge ne permet pas à elle seule d’y recourir [23]; elle se combine avec une exigence d’inactivité de l’intéressé. D’autre part, le contrat est limité dans le temps et la succession de contrats précaires avec le même salarié est interdite [24]. On peut toutefois s’interroger sur le choix de l’âge retenu : 57 ans. Cet âge peut-il être objectivement et raisonnablement justifié ? Pour diverses causes, notamment l’âge légal de la retraite, l’emploi des 60 ans et plus est particulièrement déficient en France et nécessite sans doute des différences de traitement spécifiques. En revanche, la situation des 57 ans est-elle réellement plus problématique que celle des 55 ou même des 50 ans ? La proximité de l’âge de la retraite du bénéficiaire qui coïncide avec la durée théorique du contrat peut-elle suffire à justifier ce choix ? On peut en douter eu égard à la détermination du juge communautaire à permettre au principe de non-discrimination fondé sur l’âge d’occuper toute sa place, en dépit des souplesses de la directive et contre les prévisions de nombreux commentateurs.

27Quant au « contrat première embauche » (CPE), adopté dans le cadre de la loi sur l’égalité des chances pour ne jamais être appliqué, il n’aurait probablement pas survécu à une décision de la Cour de justice. Certes, l’objectif – favoriser l’insertion des jeunes – était sans aucun doute légitime. En revanche, le caractère « approprié et nécessaire » des moyens mis en œuvre s’avérait douteux. Rappelons que ce contrat à l’existence éphémère devait concerner les moins de 25 ans et n’exigeait aucune autre condition, notamment d’inactivité. De plus, l’affaiblissement des droits des bénéficiaires en matière de licenciement était-il réellement proportionné à l’objectif poursuivi, alors que d’autres voies, moins pénalisantes, pouvaient être explorées ?

28En second lieu, que penser des dispositions prévoyant qu’en deçà d’un certain âge, le salarié percevra un salaire minimal inférieur au Smic ? Certes, il n’existe pas à proprement parler de « Smic jeunes » en France. Cependant, dans le cadre du contrat de professionnalisation, la rémunération versée au salarié peut être inférieure au Smic s’il a moins de 26 ans. « Les gouvernements justifient ces politiques en invoquant l’exclusion des jeunes du marché du travail en raison de leur coût relatif par rapport à leur manque d’expérience et leurs besoins de formation » (Commission européenne, 2005, p. 39). Mais encore faudrait-il apporter la preuve que ces craintes reposent sur des « évaluations réelles ». De ce point de vue, la situation des salariés en contrat de professionnalisation est-elle réellement différente en fonction de l’âge ?

29En troisième lieu, le point 14 du Préambule de la directive 2000/78 exclut du champ de cette dernière « les âges de la retraite » résultant des dispositions nationales. En dépit du flou de la formule, il paraît peu probable que cette disposition englobe l’âge de mise à la retraite, c’est-à-dire l’âge à partir duquel l’employeur peut décider de mettre fin au contrat de travail, sans avoir à justifier d’un motif réel et sérieux. La mise à la retraite prive ainsi le salarié de la possibilité de contester le motif de la rupture ou son caractère abusif; à cet égard elle constitue une discrimination en raison de l’âge, qui ne sera valable que si l’âge constitue une exigence professionnelle essentielle ou si, justifiée par un objectif légitime, elle peut être considérée comme une réponse appropriée. Si tant est qu’un objectif légitime puisse être établi dans ce cas, il sera de toute façon très difficile dans le contexte actuel de démontrer qu’à partir d’un certain âge, la mise à l’écart du droit du licenciement satisfait au test de proportionnalité [25].

30Ainsi, en dépit de la flexibilité de la notion et des exceptions importantes dont il est assorti, le principe de non-discrimination fondée sur l’âge paraît promis à un bel avenir. Hissé au rang de principe général du droit communautaire par la Cour de justice des Communautés européennes qui exerce un contrôle rigoureux sur la justification des mesures d’âge, sa prééminence n’est désormais plus douteuse et devrait conduire les États membres à plus de vigilance dans l’élaboration des mesures d’âge.

Notes

  • [1]
    D’autres exemples pourraient être cités comme la nationalité ou les origines ethniques.
  • [2]
    Interdiction de la mention d’une limite d’âge maximale dans une offre d’emploi ou de travaux à domicile.
  • [3]
    Voir Langlois, 2006, p.156. L’auteur relève : « Le seul considérant de la directive justifiant l’interdiction de cette discrimination est le suivant : “les lignes directrices pour l’emploi en 2000, approuvées par le Conseil européen de Helsinki les 10 et 11 décembre 1999, soulignent la nécessité [...] d’accorder une attention particulière à l’aide aux travailleurs âgés pour qu’ils participent davantage à la vie professionnelle” (point 8 du Préambule)».
  • [4]
    CJCE, 22 novembre 2005, Werner Mangold c/Rüdiger Helm, aff. C144/04.
  • [5]
    À savoir le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap ou l’orientation sexuelle.
  • [6]
    La directive 2000/78 CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail; la directive 2000/43 CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique et la directive 2002/73 CE modifiant la directive 76/207 CEE du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et la promotion professionnelles, et les conditions de travail.
  • [7]
    À noter que la condamnation du harcèlement résulte, en droit interne, de dispositions particulières, distinctes de celles afférentes aux discriminations. Art. L.122-46 et s.du code du travail et 222-33 à 222-33-2 du code pénal.
  • [8]
    Il s’agit ici d’une décision intentionnelle qui en tant que telle tombe en principe sous le coup de la loi pénale.
  • [9]
    C’est ici une conception objective de la discrimination qui est retenue sans que l’intention discriminatoire soit prise en compte, ce qui justifie que la discrimination indirecte échappe à la répression.
  • [10]
    Ainsi pourrait-il en être du licenciement d’un danseur des Folies bergères le jour de ses 39 ans, sur la validité duquel les juridictions françaises ont eu à se prononcer. Cass.soc.6 décembre 1995, Bull. civ. V, n° 331.
  • [11]
    Voir également Lyon-Caen, 2003.
  • [12]
    C’est à partir de 40 ans que la loi américaine interdit les discriminations fondées sur l’âge (Mercat-Bruns, 2002).
  • [13]
    Selon le 1er baromètre Adia de l’Observatoire des discriminations, novembre 2006, les salariés âgés seraient les plus discriminés; les résultats ont été obtenus en comparant un groupe de personnes âgées de 48-50 ans et un autre composé de 28-30 ans. Nul doute que les résultats auraient été différents si la comparaison avait été faite entre les 48-50 ans et les 20-22 ans.
  • [14]
    Voir également Mercat-Bruns, 2002.
  • [15]
    Art. 7 de la directive 2000/78.
  • [16]
    Art. 5 de la directive 2000/78.
  • [17]
    On la trouve déjà énoncée dans la directive 76/207 de 1976 relative à l’égalité de traitement entre hommes et femmes.
  • [18]
    Il semble qu’il en aille de même des juridictions des États membres. Ainsi, le juge irlandais a décidé que le sexe ne constitue pas une exigence professionnelle essentielle lorsqu’une autre solution, telle qu’une réorganisation des responsabilités dans l’entreprise, aurait permis que le poste soit pourvu par une personne de l’un ou l’autre sexe. Etam plc/Rowan, 1989, IRLR 150 (Commission européenne, 2005).
  • [19]
    Cass.soc. 6 décembre 1995, op.cit.
  • [20]
    Ce point ressort clairement de la rédaction de l’article 141 § 4 du traité de Rome concernant les actions positives en faveur des femmes qui parle de « mesures prévoyant des avantages spécifiques… ».
  • [21]
    On notera en outre que si la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur la question, la cour d’appel de Nîmes a considéré comme discriminatoire une offre d’emploi qui, par faveur, prévoyait que le candidat devait appartenir à une famille issue de l’immigration. CA Nîmes, 22 novembre 2002, D.2002, som.com.p. 2920.
  • [22]
    Op.cit.
  • [23]
    Le dispositif allemand concernait tous les salariés âgés de 52 ans.
  • [24]
    Le CDD du droit allemand était renouvelable à l’infini.
  • [25]
    Cela paraît encore plus improbable, lorsqu’en vertu d’une convention collective de branche étendue, l’âge de la mise à la retraite est fixé à un âge inférieur à 65 ans.
Français

La discrimination fondée sur l’âge est une notion juridique d’apparition relativement récente et son interdiction, contrairement à d’autres formes de discrimination, ne s’impose pas avec la force de l’évidence. Les conséquences de l’âge ne nécessitent-elles pas des différences de traitement pour en contrer les méfaits? Il en résulte une définition particulièrement flexible de cette forme de discrimination, qui permet une adaptation aux circonstances mais présente le risque d’une marginalisation de son application. Certains ont ainsi soutenu que la différence de traitement en fonction de l’âge serait la règle et la discrimination l’exception. Il n’en est rien du fait du contrôle exercé par la Cour de justice des Communautés européennes sur la rigueur duquel l’arrêt Mangold ne laisse aucun doute. L’interdiction des discriminations fondées sur l’âge se voit ainsi conférer l’autorité d’un «principe général du droit communautaire»qui exclut qu’elle soit trop aisément écartée. Cette jurisprudence n’est pas sans conséquence pour l’ensemble des acteurs sociaux. C’est à travers ce prisme que les mesures d’âge devront être désormais élaborées ou revisitées.

? Bibliographie

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  • DUPEYROUX J.-J., 2003, « L’âge en droit social », Éditions techniques et économiques, Droit social, n°12, p. 1041-1046.
  • LANGLOIS P., 2006, « Que faire de l’interdiction de la discrimination selon l’âge ?», Éditions techniques et économiques, Droit social, n°2, p. 155-157.
  • LHERNOULD J.-P., 2005, « La non-discrimination en raison de l’âge érigée en principe général du droit européen », Liaisons sociales Europe, n°141.
  • LYON-CAEN G., 2003, « Différence de traitement ou discrimination selon l’âge », Éditions techniques et économiques, Droit social, n°12, p. 1047-1050.
  • En ligneMERCAT-BRUNS M., 2002, « Discrimination fondée sur l’âge et fin de carrière », Cnav, Retraite et Société, n°36, La Documentation française, Paris, p. 112-135.
  • MOREAU M.-A., 2002, « Les justifications des discriminations », Éditions techniques et économiques, Droit social, n°12, p. 1112-1124.
  • RODIÈRE P., 2006, « Âge et discriminations dans l’accès à l’emploi », Semaine sociale Lamy, n°1266, p. 7-11.
  • TEYSSIÉ B., 2006, Droit européen du travail, Lexis-Nexis/Litec, coll. « Manuel », 3e édition, 390 p.
Marie-Cécile Amauger-lattes
Université Toulouse 1, Lirhe-CNRS
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2007
https://doi.org/10.3917/rs.051.0027
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