CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’âge, comme le sexe, fait partie de ces catégories de pensée qui présentent l’inconvénient d’être à la fois des catégories administratives dont les bornes sont supposées neutres et rationnelles, des catégories sociologiques définies dans des interactions sociétales et en même temps une expérience subjective. Les bornes, ou transitions entre des âges, qui marquent le cycle de vie sont censées être relativement homogènes au regard de l’emploi et de la formation, du niveau de revenu ou du mode de vie : elles définissent ainsi un type de « biographie standard », calquée sur la succession d’âges chronologiques limites pour accéder à certaines positions, ou les tenir. L’institutionnalisation du cycle de vie ternaire façonne des possibilités à partir desquelles les individus cheminent et font des choix. L’augmentation de l’autonomie des individus, par rapport à ces modèles normatifs de style de vie, tend à complexifier et à diversifier les arrangements particuliers du cycle de vie (Naegele et al., 2003). En outre, elle contribue à brouiller un peu plus l’identification stricte d’un âge chronologique donné avec une position fixe dans la succession ordonnée des étapes du modèle biographique standard, au cours duquel se succèdent période de formation lors de la jeunesse, emploi caractérisant l’âge adulte, et repos indemnisé au moment de la vieillesse.

2L’approche par l’âge permet de classifier de grandes masses d’individus en synthétisant, dans une perspective cohortale, des expériences saillantes du parcours de vie de certaines générations. Dans une perspective diachronique, elle est aussi utile pour fixer les bornes de certains dispositifs de politiques publiques. Bornes qui peuvent paraître légitimes en raison de leur caractère indifférencié et collectif. Néanmoins, on peut suivre le postulat des tenants de l’analyse des réseaux sociaux, selon lequel une catégorisation sociale n’a de vertu explicative que si elle apparaît non a priori, mais à l’issue d’un travail faisant apparaître des réseaux de relations entre des individus. Faute de quoi, l’analyse utilisant les variables d’âges risque de s’épuiser à vérifier si les individus pris à l’intérieur d’un espace catégoriel donné, ici tracé par des limites générationnelles, partagent ou non un certain nombre de caractéristiques (Mercklé, 2004). Elle risque même de neutraliser des variables contextuelles au profit d’une sorte de naturalisation des comportements observés qu’elle explique par l’âge biologique des protagonistes, plutôt que d’identifier des caractéristiques dignes d’intérêt pour le chercheur avant de remonter vers les individus partageant ces caractéristiques puis de chercher selon quels types de relation ils peuvent être catégorisés ou « typifiés ». En outre, l’usage de ces catégories permet peu de prendre en compte les interactions au cours desquelles chacun construit son âge en relation avec le système d’attentes généré autour de lui.

3C’était là toute l’ambition des journées d’études doctorales, organisées par l’atelier « Âges et apprentissages » de l’EHESS les 30 et 31 mai dernier : tenter de « dépasser le constat d’une perte de lisibilité et d’intelligibilité des catégories d’âge dans nos sociétés ». Comme le note l’introduction de ces travaux, « les problèmes de définition des catégories d’âge sont repérables dans les discours des acteurs, qui manifestent des capacités accrues de distanciation critique à l’égard des assignations d’âge qui leur sont proposées, comme dans les théorisations des chercheurs. Les difficultés de bornage engendrent une situation paradoxale où les âges sont appréhendés au travers de segmentations de plus en plus fines, alors même que ce qui les distingue tend à se brouiller, entraînant une relativisation de la légitimité du critère d’âge au profit d’autres modes de classification ». La difficulté de l’exercice réside bien à cet endroit : faire émerger des critères aussi lisibles et aussi facilement manipulables (du moins en apparence) que l’âge. Capacités physiques, cognitives, relationnelles, aisance avec la technologie et goût pour le changement peuvent faire partie de ces critères en ce qu’ils sont souvent mobilisés pour décrire les différences entre les générations et caractériser chaque âge de manière plus ou moins stéréotypée.

4Sans entrer dans le détail des communications de ces deux journées, dont on trouvera des versions intermédiaires sur le site Internet du laboratoire d’accueil [1], on peut relever ici, à titre d’exemple, quelques pistes de réflexions liées à la problématique du vieillissement de la population dans le champ de l’emploi et à la place que les catégorisations d’âge peuvent y tenir. Ces réflexions sont particulièrement intéressantes dans le contexte du retournement démographique contemporain qui se traduit par le départ en retraite des classes d’âges nombreuses du baby-boom alors que des cohortes moins nombreuses entrent sur le marché du travail. Dans un tel contexte, l’âge des salariés peut être mobilisé dans les stratégies de changement des entreprises, notamment de leurs méthodes de travail, en organisant des formes de complémentarité et de concurrence entre des générations supposées avoir des attitudes et des attentes spécifiques par rapport au travail. Mais si, en général, la concurrence entre générations sur le marché du travail semble s’organiser entre les classes d’âges extrêmes dans une logique de substitution, sur les marchés internes des grandes entreprises, cette concurrence s’exprime davantage entre générations proches (jeunes et âges intermédiaires d’une part, âges intermédiaires et vieux d’autre part) dans une logique de file d’attente pour accéder aux opportunités offertes par ces entreprises. Derrière ce qu’Anne-Marie Guillemard a appelé la « culture de la sortie anticipée », qui trouve largement sa justification dans l’idée – démentie par les faits – que l’éviction des salariés les plus âgés profiterait à l’emploi des salariés plus jeunes, semble ainsi apparaître une segmentation du marché du travail dans laquelle l’âge sert à construire un compromis social. Aux marges de l’emploi, l’utilisation des critères d’âges pour construire des dispositifs d’insertion des jeunes, comme la réticence à les utiliser pour le traitement du chômage des quinquagénaires (identifiés comme plus éloignés de l’emploi) apparaît jouer un rôle similaire.

5Loin de prétendre substituer complètement les catégorisations par âge, les travaux présentés, dans leur diversité théorique et empirique, invitent ainsi à préciser dans quels contextes une telle catégorisation est mobilisée pour interpréter, justifier et guider l’action. Ils nous poussent en outre à chercher toujours quels autres critères peuvent moduler, contrecarrer, ou renforcer les lectures en termes d’âges.

Notes

  • [1]
    http ://actualites.ehess.fr/nouvelle899.html.

? Bibliographie

  • MERCKLÉ P., 2004, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », n°398,121 p.
  • NAEGELE G., BARKHOLDT C., DE VROOM B., GOUL ANDERSEN J., KRÄMER K., 2003, A new Organization of Time over Working Life, Dublin, Eurofound, European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, 173 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/rs.046.0236
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