CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Leader mondial du photovoltaïque, premier marché pour les énergies éolienne et solaire, en avance sur la mobilité électrique et, plus généralement, numéro un mondial des investissements dans les énergies renouvelables, expérimentatrice à grande échelle dans l’urbanisme, la Chine est incontestablement bien placée dans la course globale aux technologies vertes et aux savoir-faire associés. Nouveau géant du nucléaire, après avoir effectué un véritable rattrapage technologique dans ce domaine, et y disposant d’une capacité de recherche avancée, porteur également d’un marché qui tire l’innovation dans le domaine des matériaux composites ou encore, à parité avec les États-Unis, dans la course aux supercalculateurs, ce pays est aujourd’hui un « producteur technologique ».

2Avec la crise de surcapacités et la « crise de ralentissement » qu’elle connaît actuellement, la Chine peut-elle voir cette position altérée ? Ou bien sa stratégie industrielle unique lui permettra-t-elle de consolider l’avantage comparatif qu’elle a construit ?

3Pour mesurer la capacité qu’a la Chine technologique à ne pas s’essouffler dans une course mondiale amenée à s’intensifier, un petit historique s’impose, au-delà des rhétoriques faciles en général inspirées de la théorie du commerce international, mais méconnaissant tout autant les réalités industrielles que la possibilité, en dynamique, de « construire des avantages comparatifs », auxquels la théorie du commerce international reste attachée, mais d’une manière trop statique. Ainsi, en 2012 et 2013, quand les États-Unis, l’Europe et le Japon ont vilipendé la Chine l’accusant de concurrence déloyale dans le secteur photovoltaïque, les explications se sont limitées au fait que le géant asiatique avait accordé des subventions douteuses et des prêts à des taux très préférentiels à ses industriels nationaux.

4Mais la réalité est plus complexe. Les chiffres, impressionnants, étant connus (voir ZHAO & RUET, 2014), on privilégiera ici la mise au jour des régularités stylisées, les modèles d’affaires et de gouvernance et les stratégies qui sous-tendent ces évolutions ; cet article s’appuyant sur une patiente enquête [1].

Comment d’une faiblesse faire un avantage, ou les ressorts miniers de l’appareil d’État chinois

阴成为阳 Yin devient Yang

5Faut-il lire la Chine par le commerce international et le marché, ou bien par la construction d’industries nationales et le hors-marché ?

6L’approche de l’économie chinoise par le commerce international conduit vite à une aporie : dans cette lecture, même si les investissements étrangers ont été massifs, même si le marché intérieur est large, et que l’épargne l’est plus encore, la Chine serait bloquée dans la voie de l’exportation, et ce d’autant plus que son outil productif resterait en large partie contrôlé, du moins quant au capital et plus encore à l’appropriation de la valeur ajoutée, par les firmes étrangères. Le talon d’Achille indépassable de la Chine, un pays pourtant bien doté par la nature, mais un « pays nombreux », disait De Gaulle en raccourci, serait alors sa dépendance énergétique et minière, dépendance quantitative (sourcing) et dépendance économique (pricing). Une telle analyse statique conduit à penser que cette voie chinoise ne peut que déboucher sur sa dépendance aux importations, son blocage dans une économie de faible valeur ajoutée et, finalement, sur une Chine « vieille avant d’avoir été riche ». Cette lecture évoque les mots du peintre romantique Eugène Fromentin dans son Année dans le Sahel, laissant voir une Chine qui « voyage orgueilleusement, mais assez tristement, dans la prose ». Nous pensons que cela conduit à des erreurs d’analyse. Par exemple, Artus (2016) explique par la baisse de la compétitivité prix de la Chine la baisse de ses importations ; le pays rentrerait dans sa trappe commerciale.

7L’observation d’une Chine au quotidien un peu plus allante (sinon épique, telle que la dépeint sa propagande) nous fait penser le contraire : si le commerce a ses mérites, il faut réhabiliter la lecture par l’industrie… et la mine (voir RUET 2016, à paraître). À l’inverse d’Artus, nous pensons que cela traduit tout simplement moins d’assemblage pur (pour la ré-exportation), donc bien une reconfiguration de l’appareil industriel vers les marchés locaux, et surtout que cela révèle une augmentation continue du taux d’intégration locale de la production des firmes en Chine, nationales ou étrangères, visant l’exportation ou le marché domestique. Bref, un écosystème industriel diversifié local existe, que la théorie du commerce international n’explique pas.

8Reposons la question en des termes industriels : la Chine a capitalisé sur sa trajectoire de politique industrielle et a activement orienté les investissements directs étrangers pour servir un objectif d’appropriation technologique. Mais la thèse la plus centrale de cet article est que c’est sur la base du secteur minier que le pouvoir central a repris le contrôle de son industrie et qu’il a réussi à encadrer largement la captation des savoir-faire technologiques. Cela en deux temps, tous deux « hors-marché » :

  • un temps méconnu : celui de la reprise en main par le pouvoir central du secteur minier (et énergétique) domestique, et de la constitution d’oligopoles concurrentiels domestiques d’État alignés sur ses objectifs politiques, qui prépare le second temps :
  • un temps a priori connu sur l’amont, celui de l’instauration de quotas d’exportation sur les métaux rares, mais peu documenté sur sa face technologique en aval : la mise en place de stratégies administrées de partage de la propriété intellectuelle en vue du rattrapage technologique.

9Avec Deng Xiaoping et son successeur direct Jiang Zemin, le pouvoir central a fonctionné par essais et erreurs. Cela lui a permis de développer, en s’ouvrant aux investissements étrangers, mais aussi grâce au relais du Parti communiste au niveau des provinces et des municipalités, l’économie exportatrice chinoise. C’est cette période qui correspond au mythe tenace de la libéralisation chinoise par le commerce (avec déjà sa face non-libérale opportunément occultée, celle du parti communiste local bon gestionnaire « hors-marché » de la croissance).

10Graduellement, à partir de l’arrivée de Zhu Rongi comme Premier ministre de Jiang Zemin en 1998, et plus encore pendant le règne du président Hu Jintao (2003-2012), le pouvoir central, qui avait économiquement perdu la main face aux provinces, dans les décennies 1980 et 90, a repris l’avantage.

11Notre thèse est qu’il l’a fait à partir du domaine minier, en forçant les entreprises minières publiques provinciales (de véritables États dans l’État, quand, par exemple, le groupe Jinchuan Nickel, de la province du Gansu, contrôle 92 % des réserves nationales de ce minerai, ou quand la Nature a concentré d’énormes dépôts de cuivre dans la province du Guanxi…), à passer, pour leur internationalisation, par des entreprises centrales nouvellement créées dotées d’un seul actif, à savoir : le monopole dans l’accès aux investissements à l’étranger.

12Le système externe était très simple : tout investissement minier de la Chine à l’étranger devant passer par un consortium dirigé par une des entreprises « de Pékin », celles-ci ont fini par attirer les meilleurs cadres, à capter les ressources des banques d’État et les meilleures parts des bénéfices. C’est par le biais de ces entreprises qu’ont été conclus les contrats « infrastructure contre ressources », notamment avec des États africains, mais aussi les contrats d’ingénierie dans l’Asie en développement : là encore, ce sont ces entreprises minières centrales, avec les entreprises d’infrastructure dépendant du pouvoir de Pékin, qui ont la haute main sur les prix de valorisation des matières premières, une valorisation étant nécessairement subjective et politique sur ce « hors-marché ».

13Ces coquilles initialement vides, créées à dessein, collectivement dotées d’un quasi-monopole d’accès aux marchés étrangers, ont vite repris la préséance sur les entreprises provinciales, les « vassalisant » en quelque sorte, aspirant également leurs meilleurs cadres, et sont vite devenues ce qu’elles sont aujourd’hui, à savoir des champions financiers et techniques (Chinalco, Minmetals…). Elles ont, en outre, su investir dans la R&D minière et métallurgique.

14Cette politique de consortiums a été d’application sévère pour pouvoir être couronnée de succès. Elle fut surtout plus efficace que sa contradiction idéologique libérale ne le croit, car elle fut assortie d’une volonté de créer ce que nous appelons un « oligopole concurrentiel », à travers la concentration du secteur entre les mains de quelques acteurs idéalement inféodés à Pékin, mais sans aller jusqu’au monopole domestique. Ainsi, dans le domaine des métaux non-ferreux, le pouvoir a visé à ce que trois ou quatre entreprises se partagent la redéfinition du secteur, dans l’acier ce sont sept champions qui furent désignés (à défaut pour le pouvoir politique central de pouvoir concentrer plus) et, dans le domaine pétrolier, initialement contrôlé par un champion central, le pouvoir a scindé ce monopole pour créer un oligopole compétitif de trois entreprises principales. La compétence technologique a fini par devenir un des éléments centraux de différenciation entre ces entreprises ainsi mises en concurrence intra-étatique.

15Elles sont de plus parfaitement alignées sur le pouvoir central et parfaitement en mesure de favoriser les industries aval jugées prioritaires. C’est ce transfert de pouvoir amont en une influence sur la modernisation de l’aval, via des administrations ayant répliqué les recettes ayant fonctionné à l’amont, qui est selon nous typique du rattrapage technologique industriel chinois. C’est en effet après cette première étape d’organisation de la structure industrielle de l’amont et de son internationalisation que l’État chinois a mis en place le second instrument de la puissance chinoise (après une tentative avortée d’organiser un monopole de la production au moyen de concentrations forcées) consistant en l’instauration des quotas sur les exportations de terres rares… assortis de réglementations de coentreprises avec des partenaires « suggérés » par le pouvoir et de transferts de technologie « réglementés » au sein des filières aval.

16Lanckriet (2012) identifie bien le mécanisme de conduite forcée vers le transfert de technologie au travers d’une étude de cas : « Gamesa est le premier industriel étranger (espagnol) à avoir réalisé une joint-venture [avec la Chine] dans le secteur de l’éolien. Le transfert de technologie qui en a résulté et sa reproduction à très grande échelle par les industriels chinois leur ont permis de devenir des leaders mondiaux du secteur ».

En 2003, la compagnie espagnole Gamesa obtient le droit de s’implanter sur le marché chinois en échange d’un transfert de technologie et de savoir-faire à destination des entreprises locales.
En 2005, Gamesa détient 35 % d’un marché chinois en pleine explosion.
En 2005, l’État chinois fait passer une loi de protection de son marché éolien imposant que 70 % des pièces utilisées dans les projets éoliens développés en Chine soient fabriquées localement, et par des industriels chinois.
Dès 2008, les entreprises chinoises détiennent 85 % du marché intérieur.
En 2010, les entreprises chinoises dominent le marché mondial.
Source : Lanckriet (2012).

17Le même constat s’impose en ce qui concerne l’éolien, avec notamment, en 2005, une co-entreprise formée entre le géant BP Solar (filiale de British Petroleum) et China Xinjiang SunOasis.

18En quelque sorte, si l’on s’abstrait de l’analyse par le commerce (investissements entrants ou sortants, matières premières entrantes brutes ou sortantes transformées), et que l’on se place sur le plan de l’accès à la technologie par les entreprises centrales, la stratégie de voie de passage obligée pour la sortie des entreprises provinciales chinoises a été émulée en voie de passage contrainte vers l’entrée des entreprises internationales.

Opportunes terres rares, précieux lithium, précieux graphite

举一反三 Listes-en un, infères-en trois

19Ce qui est bon pour les terres rares l’est aussi pour le lithium, qui est très concentré dans le monde (les gisements en sont contrôlés au premier rang par des firmes australiennes, puis par la Bolivie et le Chili, et en quatrième position par le Tibet chinois).

20Ce phénomène s’accroît avec le marché potentiel du lithium, les technologies du véhicule électrique voient se former, rien qu’entre General Motors et le constructeur automobile chinois de Shanghai SAIC, pas moins d’une dizaine de coentreprises joint-venture, qui « donnent souvent naissance à la construction de centres technologiques spécialement dédiés à la recherche et au transfert de connaissances. GM maîtrise bien le mécanisme, qu’il utilise à son avantage pour contrôler le niveau de technologie qu’il accepte de transférer et bénéficier, en échange, de l’ouverture du marché chinois et de l’accès à la manne des aides financières chinoises » [2] (LANCKRIET, 2012).

21C’est en effet dans ce contexte qu’il faut comprendre les soft loans du système chinois, et non dans celui d’un hors sol financier : si le mécanisme s’accompagne de crédits ouverts à l’industrie chinoise, c’est parce qu’il est assorti d’une vision plutôt « nationalisatrice » - la propriété intellectuelle acquise grâce à des aides publiques chinoises appartenant à toutes les entreprises publiques chinoises. Si cette vision n’est pas passée dans les textes (malgré une tentative allant dans ce sens), elle a été longtemps actée dans les esprits (RUET, 2012).

22Si l’on stylise, maintenant : très pourvue sur son territoire (42,3 % des réserves mondiales), profitant du court-termisme minier mondial dans l’amont et du court-termisme en termes d’accès aux marchés en aval, la Chine a opportunément joué sur les volumes et les prix pour asphyxier ses concurrents. Résultat : depuis 2006, plus de 90 % de la production mondiale de terres rares provient, selon les estimations, de Chine.

23Une fois cet avantage absolu, mais non durable opportunément atteint, elle a stratégiquement préparé un avantage comparatif construit en attirant à elle et en fixant sur son sol un écosystème qui renforce et construise le sien propre : elle a utilisé les terres rares pour forcer les transferts de technologies existantes et les capacités de R&D vers son territoire, et ce afin de renforcer ses industries nationales dans le domaine des nouvelles technologies (voir la Figure 1 ci-dessus).

Figure 1

Structuration amont-aval d’une filière technologique

Figure 1

Structuration amont-aval d’une filière technologique

(Source : Lanckriet & Ruet (travaux non publiés), Institut mobilité durable - Mines ParisTech)

24Soumis à aucune restriction d’accès aux terres rares, les industriels chinois ont, quant à eux, rapidement pu bénéficier d’un avantage prix. Et, pour assurer la montée en puissance de son savoir-faire technologique, la Chine a permis aux industriels étrangers d’avoir un accès comparable aux terres rares, mais sous conditions : réaliser une joint-venture minoritaire avec une entreprise chinoise dans un secteur « clé » autorisé par le gouvernement et délocaliser leur centre de production sur son sol.

25De grands noms des cleantechs et des énergies renouvelables ont ainsi apporté à la Chine de précieux outils qui lui ont permis de produire des technologies efficaces et bon marché. Au-delà même de co-entreprises aux équipes mixtes toujours méfiantes, les transferts de savoir-faire par les consultants ont vite joué le rôle d’accélérateur de transferts et de transmetteurs non standards, dans d’autres secteurs (pour l’automobile : voir BALCET & RUET, 2011) ou vers d’autres contrées (voir HENRY, RUET et WEMAËRE, 2015).

26Si sa politique des quotas dénoncée auprès de l’OMC par les États-Unis, l’Europe et le Japon en 2014, a été stoppée depuis lors, le géant asiatique a pu en quelques années seulement s’imposer sur le marché des énergies renouvelables, et ce d’autant plus que la Chine a accordé un très large soutien financier (de manière plus ou moins transparente) aux entreprises chinoises désireuses de se lancer à l’international. Mais loin de se contenter de simples incitations ou de subventions tirées de la classique boîte à outils économiques, le pays a construit son positionnement en bâtissant un véritable écosystème de gestion technologique administrée sur son territoire. Celui-ci a en retour attiré tout un écosystème de start-ups technologiques.

27Cette stratégie « hors-marché » de long terme s’est avérée payante, quand, ailleurs dans le monde, les acteurs du secteur minier, en particulier, se sont limités à une vision de marché de court terme.

28Surtout, le choix de secteurs industriels des cleantechs (voir la Figure 2 de la page 21) est remarquablement adapté, d’une part, aux contraintes auxquelles la Chine est confrontée (sa dépendance au pétrole) et, d’autre part, à sa dotation naturelle (non seulement en terres rares, mais aussi en lithium). Mais, elle a également su pousser très loin sa réflexion dans certains domaines, réalisant une véritable révolution copernicienne industrielle, comme dans le cas du véhicule électrique. Pauvre en platinoïdes, mais riche en graphite, la Chine est particulièrement bien placée en ce qui concerne les intrants des batteries (voir les Figures 2 et 3 en pages 21 et 22).

Figure 2

Construction d’un écosystème de filières domestiques de mobilité durable

Figure 2

Construction d’un écosystème de filières domestiques de mobilité durable

(Source : Lanckriet & Ruet (travaux non publiés), Institut mobilité durable - Mines ParisTech)
Figure 3

Caractère stratégique de l’écosystème : adaptation aux avantages naturels et reconversion autour des anciens piliers industriels

Figure 3

Caractère stratégique de l’écosystème : adaptation aux avantages naturels et reconversion autour des anciens piliers industriels

(Source : Lanckriet & Ruet (travaux non publiés), Institut mobilité durable - Mines ParisTech)

29Grâce au choix d’une construction industrielle-gestionnaire, elle a acquis un avantage comparatif au travers d’un écosystème technologique très résilient.

Mine de terres rares à Baishazen (Chine), décembre 2010

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Mine de terres rares à Baishazen (Chine), décembre 2010

« La Chine a utilisé les terres rares pour forcer les transferts de technologies existantes et les capacités de R&D vers son territoire, et ce afin de renforcer ses industries nationales dans le domaine des nouvelles technologies. »
Photo © C. Johnston/The New York Times-REDUX-REA

Le temps long et la « Chine technologique »

千方百计 - « 1000 méthodes et 100 plans »

30Ces séquences « minières-technologiques » sont venues se greffer à un tissu industriel ancien que l’État a remanié afin de créer une « Chine technologique ».

31L’acquisition de son leadership dans les cleantechs, la Chine l’a en fait construite dès le milieu des années 2000 en structurant sa filière industrielle depuis l’amont jusqu’à l’aval. L’avantage comparatif (voire absolu) qu’elle possède aujourd’hui sur ses concurrents n’aurait pu être confirmé sans un autre avantage, préconstruit celui-là, qu’elle détient dans le secteur minier.

32Pour en donner une définition rapide, cette « Chine technologique » serait, au sein de l’écosystème industriel chinois :

  • en compréhension, sa partie « nomadisée » ou nomadisable au sens de Pierre-Noël Giraud, c’est-à-dire sa partie aujourd’hui capable de mettre en relation entre eux divers territoires de l’industrie globale en fonction de ses intérêts propres,
  • et en extension, a) les grandes entreprises d’État les plus internationalisées des secteurs précités, quelques entreprises privées mais proches des gouvernements de province ou de grandes municipalités (par exemple, BYD aujourd’hui leader mondial dans le secteur des véhicules électriques - nous ne reviendrons pas ici sur les entreprises des télécommunications ou de l’électronique), b) les écosystèmes de fournisseurs technologiques et de sociétés de services regroupés dans des clusters industriels en général « historiques » [3] qui ont été séquentiellement reconfigurés lors des années 2000-2015 pour créer des zones de spécialités et des champions nationaux et, enfin, c) les grandes universités ou les grandes administrations d’État en charge des politiques d’innovation (ministères techniques, State Council, National Development and Reform Commission - NDRC, Académies des sciences et des sciences sociales…) ou de la gestion des entreprises d’État (notamment, au niveau central, la SASAC (State-Owned Assets Supervision and Administration Commission), sans oublier l’outil des plans quinquennaux, moteur clé dans les objectifs sinon de verdissement effectif de l’économie, tout au moins de dynamisation des technologies vertes (RUET et PASTERNAK, 2010).

33Une fois ces restructurations opérées et un écosystème technologique mis en place, la Chine s’est positionnée en vue de sa diversification en un écosystème de technologie-services, structuré en particulier autour des smart cities, des smart grids et autres « éco-cités » : une stratégie se concrétisant avec les 89,5 milliards de dollars investis pour la seule année 2014 dans les énergies vertes, ou encore avec les expérimentations à ciel ouvert qu’elle mène à Tianjin ou à Wuhan.

34Dans la première de ces deux villes, si les habitants tardent à arriver en masse et si le coût colossal des réalisations est critiqué, la Chine avance sur la voie de l’éco-cité. Ainsi, 20 % des besoins énergétiques de Tianjin seront couverts par un parc éolien et des installations photovoltaïques, la climatisation sera assurée par géothermie et des bus électriques circuleront dans ses rues.

35La seconde, Wuhan, baptisée (au choix) la « Chicago chinoise » ou la « Détroit chinoise », est le théâtre d’un des plus grands projets d’éco-cité du monde : il s’agit d’un partenariat sino-français qui misera sur un mix de technologies vertes pour transformer ce pôle urbain de 10 millions d’habitants, avec au menu : une architecture bioclimatique, des éoliennes, des solutions solaires, des centrales biomasse et l’utilisation de piles à combustibles [4].

Une crise à sa porte ?

36Vue de 2016, comme dans d’autres secteurs de son industrie, la Chine doit faire face à des enjeux de surcapacité. Et toute la question est de savoir si elle saura toujours trouver les débouchés pour ses nouveaux champions des cleantechs.

37Contrairement à son industrie sidérurgique, par exemple, dont le développement n’a été pensé que pour répondre à ses besoins internes ou à ceux de pays émergents, sa filière cleantech devrait bénéficier de l’appel d’air engendré par une demande mondiale de transformation énergétique. Notons également que la dépréciation du yuan devrait devenir un instrument régulièrement utilisé par les pouvoirs publics chinois. De quoi donner ou redonner du souffle au secteur, sur un marché par nature très concurrentiel.

38La grande inconnue reste, en revanche, la capacité de la Chine à rester dans la course technologique. Dans les cinq prochaines années, elle devra démontrer sa propension à innover par elle-même, et même à « disrupter ».

39En effet, la Chine ne pourra forcer le transfert de technologie éternellement, même si son monopole sur les terres rares reste incontesté, en raison des coûts de production élevés et d’un impact non négligeable sur l’environnement. Pour le lithium, par exemple, si la Chine est une fois encore bien dotée, d’autres pays, d’Amérique latine notamment, le sont eux aussi et attireront des voisins très demandeurs, comme les États-Unis, où le constructeur automobile Tesla inaugurera bientôt une gigafactory de batteries lithium-ion.

40Surtout, le double défi de l’adaptation au changement climatique et de la mitigation appelle des innovations de haute volée. Un jour ou l’autre, l’avantage minier de la Chine viendra à se résorber, la grande puissance industrielle qu’elle est devenue sera alors jugée sur son potentiel d’innovation pure.

41Difficile, aujourd’hui, de trancher sur ce sujet. Mais quelques signaux prédisent à la Chine une place de choix, dans une green race globale en plein boom. À commencer par son projet de 13ème plan quinquennal, qui, selon les informations qui ont filtré en octobre 2015, mettrait l’accent sur l’innovation, la coordination et le développement vert.

Conclusion : que penser de la révolution industrielle chinoise ?

42Zhou Enlai disait, parlant des effets de la Révolution française, qu’il était encore « trop tôt pour les évaluer »…

43Genèse, élans et structuration d’une Chine minéralo-technologique, accélérations, innovations et crise de transformation : les faits diront ce qu’il en est, et toute prospective en la matière serait imprudente… Nous préférerons ici mentionner la résilience de la politique publique chinoise, qui maintient une bourse nationale du carbone, alors qu’au niveau mondial le projet de l’instauration d’une telle bourse semble avoir été abandonné. Nous soulignerons aussi les ressorts commerciaux, avec, au sortir de la COP 21, des perspectives mondiales d’accélération de la diffusion des technologies vertes et, dans ce contexte, une Chine dotée des moyens et des outils financiers (ainsi que d’agences de développement) nécessaires pour assurer la pénétration de ses technologies dans les pays du Sud.

44C’est en tout cas ainsi qu’elle se positionnait lors du dernier Sommet Chine-Afrique de décembre 2015, fière de ses résultats et prête à les « partager ». Si la Chine en vient à accélérer la transition technologique au niveau global, on pourra alors parler de bonne nouvelle pour l’économie publique mondiale.

Notes

  • [1]
    Cet article est le fruit d’enquêtes industrielles et d’entretiens menés de 2010 à 2012 dans les secteurs automobile, minier, sidérurgique et métallurgique, et nucléaire, et d’entretiens menés de 2013 à 2015 auprès d’experts, de décideurs et d’influenceurs chinois des secteurs énergétique, des « technologies vertes », de la mobilité électrique, des politiques industrielles et de l’innovation technologique. Il est impossible de citer tous ceux qui m’ont aidé par leurs contributions et leurs échanges à écrire cet article. Mais je tiens à remercier tout particulièrement pour le temps qu’ils m’ont consacré, pour leur constance et leur confiance : mes amis Kang Rongping, membre de l’Académie des Sciences sociales de Chine, ainsi que Jimmy Wang et Peng He, qui m’ont fait voir de l’intérieur la réalité de la pensée économique et publique chinoise, et le Centre for China in the World Economy de l’Université de Tsinghua, que dirigent Li Daokui, qui est membre du conseil monétaire chinois, et Frank Fan, qui, à l’époque, était directeur opérationnel du CCWE et qui, aujourd’hui, est Doyen de la faculté d’économie du Yunnan. Toutes les interprétations restent miennes.
  • [2]
    Lanckriet (2012) mentionne entre autres : la création en 2012 de la joint-venture entre le constructeur automobile chinois, BAIC/BJEV, et le fabricant américain de batteries électriques, Boston Power’s. En contrepartie de sa joint-venture avec BAIC/BJEV et de l’obtention d’un financement de 125 millions de dollars, Boston Power’s a accepté d’établir en Chine un centre de R&D et d’ingénierie sur les batteries au lithium, ainsi qu’une usine de production de batteries. 2000-2012 : la joint-venture créée entre General motors (GM) et SAIC Pékin s’est déclarée fortement intéressée par un transfert de technologie de la part de GM concernant la technologie hybride de la Volt, les négociations sont toujours en cours entre le constructeur américain et le gouvernement chinois. 2012 : création de Denza, une joint-venture entre Daimler et BYD. 2012 : accord de collaboration entre le constructeur chinois de véhicules électriques BYD et l’industriel américain spécialisé dans les batteries électriques, Boston Power’s.
  • [3]
    Il s’agit de districts établis du temps de l’occupation européenne (Shanghai, Nanjing) ou japonaise, puis de l’aide soviétique (Mandchourie : Harbin, Dalian, Shenyang) ou de clusters initiés ou redynamisés pour soutenir l’effort de guerre, puis du temps de Mao Zedong (Chongqing, Wuhan, Tianjin, Lanzhou, et, dans une certaine mesure, Beijing et Hefei). Shenzhen, sous-province du Guangdong, étant l’exception (véritable création de Deng Xiaoping, elle a certes été fondée en raison de sa proximité avec Hong Kong, mais elle s’inscrit également, et ce, dès sa conception, dans une logique d’économie ouverte à l’international).
  • [4]
    Pour ces paragraphes, l’auteur remercie Fanny Costes pour son appui à l’analyse.
Français

La « Chine technologique », ou cette partie avancée de l’écosystème industriel chinois, loin d’être seulement un marché pour les firmes occidentales ou une vaste entreprise de dumping pour des technologies mûres appelée à s’essouffler financièrement, possède un véritable « avantage comparatif construit » sur les plans de la technologie et de la techno-gouvernance. L’enjeu est de saisir comment ce véritable écosystème a été patiemment bâti au moyen d’une vision cohérente « de la mine au prescripteur technologique », pour évaluer ses résiliences actuelle et future.

English

A determinant : China’s industrial strategy

A determinant : China’s industrial strategy

Far from being just a market for Western firms or a vast operation of dumping for ripe technologies that are losing wind financially, “technological China” - the advanced part of the Chinese industry’s ecosystem - has a “constructed” comparative advantage in terms of technology and technogovernance. In order to assess this ecosystem’s current and future resilience, we need to understand how it has been patiently built in line with a coherent vision “from mines to technological prescripts”.

Deutsch

Ein determinierender Faktor : die industrielle Strategie Chinas

Das „technologische China“ oder dieser fortgeschrittene Teil des chinesischen industriellen Ökosystems, der keineswegs nur ein Markt für westliche Firmen oder ein großes Dumping-Unternehmen für ausgereifte Technologien ist, dessen Finanzkraft allmählich nachlässt, besitzt einen wahren „konstruierten komparativen Vorteil“ hinsichtlich der Technologie und der Techno-governance. Es geht darum zu begreifen, wie dieses wahrhafte Ökosystem im Rahmen einer kohärenten Vision, die „vom Bergbau bis zum Produktberater“ reicht, geduldig aufgebaut wurde, um seine aktuellen und zukünftigen Resilienzen einzuschätzen.

Español

La estrategia industrial de China, un factor determinante

La « China tecnológica » o esa parte avanzada del ecosistema industrial chino, lejos de ser sólo un mercado para las empresas occidentales o una gran empresa de dumping para tecnologías maduras cuya economía se debilita poco a poco, posee una verdadera « ventaja comparativa construida » en los sectores de la tecnología y la tecno-gobernabilidad. En el artículo se examina de qué manera este auténtico ecosistema ha sido construido paulatinamente mediante una visión coherente « de la mina al prescriptor tecnológico », para evaluar su resiliencia actual y futura.

Bibliographie

  • ARTUS (Patrick), https://www.research.natixis.com/GlobalResearchWeb/Main/GlobalResearch/DownloadDocument/t5SHieZzcMWdQjZUqh7x-w%3d%3d
  • BALCET (Giovanni) & RUET (Joël),”From Joint Ventures to National Champions or Global Players ? Alliances and Technological Catching-up in Chinese and Indian Automotive Industries”, in European Review of Industrial Economics and Policy, n°3, 2011.
  • HENRY (Guillaume), RUET (Joël) & WEMAËRE (Matthieu), « Développement durable et propriété intellectuelle : l’accès aux technologies par les pays émergents », rapport INPI, Paris, 2015.
  • LANCKRIET (Édouard), « Stratégie de développement des énergies renouvelables et des technologies renouvelables en Chine - Étude « Green Race Chine » », rapport (non publié) réalisé conjointement par l’Iddri et Sciences Po pour l’ADEME. Il a été rédigé sous la supervision de Joël Ruet et de Tancrède Voituriez, 2012.
  • RUET (Joël), « Des capitalismes non-alignés : les pays émergents ou la nouvelle relation industrielle du monde », Raisons d’Agir, Paris, 2016.
  • RUET (Joël), « Les Pays émergents poussent à une technologie sans propriétaire », Le Monde (supplément Économie) du 9 juillet 2012. Pour plus d’informations, se reporter à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/07/09/lespays-emergents-poussent-a-une-technologie-sans-proprietaire_1730919_3234.html
  • RUET (Joël) & PASTERNAK (Jean), « La Chine se lance à son tour dans l’économie verte », Le Monde (supplément Économie) du 11 janvier 2010.
  • ZHAO (Wei) et RUET (Joël), « Chine : comment la transition économique redessine l’innovation », chapitre 14, Regards sur la Terre, Paris, 2014, pp. 343-355.
Joël Ruet
Joël Ruet est chercheur CNRS au Centre d’économie de Paris-Nord (CEPN), Université Paris 13, et est chercheur associé i3-CRG, École polytechnique, CNRS, Université Paris-Saclay.
Spécialiste de l’économie de l’émergence, il est ancien élève de l’École des mines de Paris, docteur en économie industrielle du CERNA, Centre d’économie industrielle des mines de Paris, et a été post-doc à la London School of New Delhi, et a encadré des travaux de formation par la recherche à l’École nationale des Ponts et Chaussées.
Sa carrière universitaire l’a mené à l’étranger : ainsi, il a dirigé le Centre de sciences humaines à New Delhi et a été chercheur au Centre d’étude français sur la Chine contemporaine de Hong Kong.
Ses engagements personnels l’ont amené au fil des ans à être visiting Fellow au CCWE (Centre for China in the World Economy), à l’Université de Tsinghua, Beijing, auprès d’un membre du conseil monétaire chinois, et à conseiller des personnalités politiques en France et en Afrique de l’Ouest. De même, il a siégé ou siège encore au sein de conseils d’orientation ou de structures de pilotage de plusieurs think tanks.
Il intervient aussi régulièrement dans les médias francophones ou anglophones et a été chroniqueur « Émergents » au journal Le Monde, de 2008 à 2014, une chronique qu’il continue d’assurer et qui est en ligne à l’adresse URL suivante : http://chroniquesemergence.blog.lemonde.fr/
On peut le suivre via son compte twiter : @JoelRuet Les travaux à la base de l’article paru dans ce numéro de Responsabilité et environnement ont été réalisés avec l’appui de l’Institut de la Mobilité Durable, et l’auteur remercie à titre personnel Kang Rongping, Jimmy Wang, Edouard Lanckriet et Fanny Costes.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/04/2016
https://doi.org/10.3917/re1.082.0016
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