CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Certes, dans un premier temps, ils sont demeurés l’apanage des D ès l’émergence des premiers réseaux informatiques, les usages participatifs et coopératifs ont joué un rôle majeur dans l’évolution des contenus multimédias mis à disposition et circulant en ligne.

2universitaires américains et d’une « classe moyenne intellectuelle » [1] issue de la contre-culture américaine. Les principaux instruments de cette coopération ont été l’e-mail (ARPAnet) et le newsgroup (Usenet) qui demeurent, encore aujourd’hui avec l’avènement du protocole internet, les principaux supports techniques d’une société en réseau [2] et de l’essor des communautés en ligne. Il existe toutefois une multitude de nouveaux supports techniques (blogs, Content Management Supports, wikis) favorisant l’expression des internautes, leur organisation et leur évaluation collective, ainsi que leur diffusion en ligne. L’hypothèse de cet article est d’appréhender l’internet en tant que plate-forme ouverte à l’émergence de nouveaux dispositifs médiatiques qui intègrent, partiellement ou totalement, une participation des publics. Plus que la réactualisation des idéaux libertaires de l’internet, il s’agit, dans cet article, d’interroger la configuration communautaire de la production de contenus à travers ces différents supports techniques qui privilégient la coopération dans la réalisation d’un projet commun. L’objectif est de décrire l’un de ces dispositifs médiatiques, en l’occurrence l’un des plus visibles sur internet, l’encyclopédie libre Wikipedia. Wikipedia est un projet d’encyclopédie universelle et généraliste, « ouvert à tous » dont l’audience, relayée par les moteurs de recherche sur internet ne cesse de croître. Le projet est supporté par une plate-forme wiki qui permet la rédaction de documents où n’importe quel internaute a la possibilité de modifier la page qu’il est en train de lire à travers son navigateur internet, sans connaissance du langage HTML. Les modifications sont ensuite enregistrées et toutes les versions historiques restent accessibles. Le principe du wiki semble proche d’un forum, à la différence près que le but est de constituer un corpus de connaissances organisé de manière intuitive et automodéré par les utilisateurs. Les fonctionnalités techniques de ce wiki (MediaWiki) sont ajustées à un horizon encyclopédique. En effet, ce projet coopératif invite les internautes à contribuer aussi bien aux contenus des articles, à leur organisation et régulation, qu’à la vie politique du projet, à savoir la construction et l’application de règles, le maintien et le développement du dispositif Wikipedia. En ce sens, la participation des publics à Wikipedia est agencée pour qu’elle prenne en compte l’ensemble des questions relatives au projet. Ce n’est pas le cas pour l’ensemble des dispositifs de l’internet participatif.

3Si le concept de média renvoie principalement à l’audience du site et à un processus de médiation des contenus informationnels, la définition de « dispositif » que j’utilise rend compte de l’ensemble des composantes (acteurs, environnement technique, mécanismes de régulation sociale) de la situation construite par et pour le projet Wikipedia. Un dispositif médiatique est alors appréhendé comme un agencement [3] de l’espace de production et de diffusion des contenus qui configure l’autopublication vers un horizon encyclopédique. En outre, l’évolution du concept de dispositif, tout en conservant une visée normative définie par Foucault [4], tend à privilégier une certaine autonomie des diverses composantes en y attachant un caractère incertain. Bien que le travail des procédures et des technologies demeure central, « l’attention est désormais focalisée sur les configurations et relations réalisées entre les éléments matériels et humains [5] » et, dans cet article, entre les éléments humains dans un univers technique. Il devient, dès lors, important, comme le note Nicolas Auray, d’étudier « les principes de régulation de ces groupes qui, même à petite échelle, expérimentent des solutions concrètes à ces tensions, entre décisions personnelles et interdépendances collectives, tout en conservant le respect de la différence, l’attention aux libertés individuelles au droit de critique propres aux sociétés ouvertes [6] ».

4La première partie décrit l’émergence du projet Wikipedia, retour historique qui concerne l’agencement d’un projet encyclopédique unique à vocation participative. La deuxième partie concerne le fonctionnement de Wikipedia en décrivant les principaux aménagements qui cadrent la coopération au sein du dispositif Wikipedia. Enfin, une troisième partie s’intéresse à la construction des articles en prenant appui sur deux exemples. Les articles « George W. Bush » et « Le Phare de la Vieille » ont été choisis pour mettre en valeur le caractère singulier et incertain de la vie des articles, perçus comme des entreprises singulières inscrites dans le dispositif. Cette partie permet de revenir sur la mobilisation contextuelle par les participants de différents aménagements collectifs du dispositif Wikipedia.

ÉMERGENCE ET RECONFIGURATION D’UN PROJET

5Toute analyse historique de l’émergence du projet Wikipedia est fortement tributaire du contexte d’émergence de l’internet et, avant cela, influencée par les visionnaires d’un monde de connaissances interconnectées. A travers ce retour historique de l’émergence de Wikipedia, l’important demeure la configuration des mondes sociaux convoqués et notamment l’absence des éditeurs d’encyclopédies dîtes classiques axés sur l’informatisation de leurs pratiques et la mise sur support CD de leurs contenus [7].

Les prolégomènes

6L’idée d’une encyclopédie interconnectée à l’ensemble des individus est née bien avant l’avènement des premiers réseaux informatiques, notamment dans le milieu de la science-fiction et des écrits H.G. Wells (1936). The World Brain, convergence des technologies contemporaines (microfilms, projecteur), constituait à ses yeux non pas uniquement une ressource pédagogique mondiale, mais également une perspective de compréhension commune et mutuelle des connaissances. En 1945, Vannevar Bush [8], conseiller scientifique du président Roosevelt et chercheur au MIT, poursuivit cette vision en publiant l’essai As We May Think[9]. Devenu, pour certains [10], l’un des textes fondateurs du cyberespace en anticipant l’invention de l’ordinateur individuel et de l’hypertexte, l’essai décrit le fonctionnement d’une machine virtuelle appelée Memex et l’avènement de nouvelles formes d’encyclopédies universelles, interactives et évolutives.

7« Un memex, c’est un appareil dans lequel une personne stocke tous ses livres, ses archives et sa correspondance, et qui est mécanisé de façon à permettre la consultation à une vitesse énorme et avec une grande souplesse. Il s’agit d’un supplément agrandi et intime de sa mémoire. Cet appareil se compose d’un bureau et bien que l’on puisse présumer le faire fonctionner à distance, c’est surtout le meuble où l’on travaille. Sur le dessus, on trouve des écrans translucides inclinés sur lesquels des documents peuvent être projetés pour une lecture confortable. On y trouve un clavier et plusieurs ensembles de boutons et de leviers. »

8Près de cinquante ans plus tard, parmi les nombreux Bulletin Board Systems[11] qui auront développé les premières formes de participation électroniques des publics autres que scientifiques, était lancé le premier projet d’encyclopédie participative où tous les internautes pouvaient écrire des articles, puis les relier à un catalogue central appelé Interpedia (Internet encyclopedia). Les technologies et protocoles de communication sont alors encore extrêmement volatiles et la grande majorité des débats concernant ce système revient à suivre les évolutions techniques. Lancé en octobre 1993 par Rick Gates sur un newsgroup Usenet, Interpedia n’arrive pas à sortir de débats techniques quant au choix d’une technologie pour supporter son horizon encyclopédique (WAIS, Gopher, internet). Quel choix opérer, en effet, entre un système décentralisé où tous les individus hébergeraient leurs articles liés par hypertextes et un système centralisé dépendant de la technologie choisie pour supporter le projet ? L’avènement rapide du web au cours des années 1990 entraîne une baisse d’activités du projet Interpedia. Le cadre sociotechnique du Net communautaire [12] se raccorde alors, à travers la migration des BBS, à internet et propose très rapidement des contenus interconnectés, le web étant une technologie de navigation entre documents.

9A titre d’exemple d’une dynamique par projets communautaires, on peut situer l’émergence de trois projets coopératifs à succès. L’Internet Movie Database[13] lancé sur un newsgroup Usenet (rec.arts.movies) par Col Needham en 1987, compte en octobre 1990 près de 23 000 entrées et 10 000 films (cinéma, télévision) répertoriés. Groupe de cinéphiles obsédés par la catégorisation et la complétude des informations relatives aux films, les participants les plus engagés sont devenus, suite à la migration du BBS sur le web en 1995 et l’incorporation en 1998 dans la société Amazon, une équipe éditoriale salariée coordonnant les activités contributives bénévoles au sein d’un des sites les plus consultés en ligne. L’Open Directory Project, hébergé et administré par Netscape Communications Corporation, est l’annuaire de sites le plus volumineux sur internet. Il est édité par une communauté d’internautes bénévoles agrégeant les sites web au sein de catégories négociées et soumises à l’autorité d’un ou plusieurs participants de confiance. L’ODP est devenu l’annuaire de recherche de nombreux moteurs de recherche dont Google, Lycos et AOL Search. Enfin, le Projet Gutenberg inauguré en 1971 par Michael Hart, étudiant à l’université de l’Illinois, a pour mission de constituer une bibliothèque numérique des livres tombés dans le domaine public. Reposant sur des contributeurs bénévoles ayant chacun la mission de numériser un livre, le système demandait des coûts d’entrée élevés. En 2000, le projet Distributed Proofreaders s’est greffé au projet Gutenberg en divisant le travail de numérisation d’un livre par pages. Ce système de micro contributions a insufflé un nouveau souffle participatif à un projet de plus en plus concurrencé. En février 2006, le projet comptait 18 000 livres dans plus de 40 langues et plus de 2 millions d’ebooks téléchargés par mois.

10Ces différents projets parcourent le même espace d’initiatives que l’émergence de Nupedia, première tentative d’encyclopédie de Jimmy Wales, fondateur du projet Wikipedia. L’ODP concurrence également l’activité principale de sa start-up Bomis, un annuaire de sites internet.

De Nupedia à Wikipedia, la mise en concurrence des modèles

11Jimmy Wales, reconnu comme étant le « dictateur bienveillant » du projet Wikipedia, est à l’origine un diplômé de philosophie et de finance devenu directeur d’une start-up en 1994, Bomis. Il lance l’idée d’une encyclopédie en ligne gratuite et intègre cette activité à son entreprise, afin de bénéficier de son infrastructure technique et humaine. En engageant Larry Sanger, doctorant en philosophie et partie prenante d’un newsgroup Usenet, son idée originelle est de développer un système de validation des articles et d’enrôler des experts (doctorants et scientifiques) dans la rédaction et certification des articles proposés.

12Débuté en décembre 1999, Nupedia est un système centralisé fonctionnant à travers une liste de diffusion et une vitrine représentée par un site internet aujourd’hui fermé. Les articles sont soumis à un processus de relecture et de sélection avant d’être mis en ligne, une fois stabilisés. Les premiers besoins du projet Nupedia sont orientés vers l’enrôlement d’universitaires. L’information circule principalement par emails personnalisés pour recruter des scientifiques et également à travers des newsgroups Usenet, notamment Interpedia. Aux termes de la première année, Nupedia, malgré ses 2000 inscrits sur la liste de diffusion, se révèle être un échec. Selon les promoteurs du projet, Nupedia souffre d’un processus de sélection trop rigoureux (25 articles mis en ligne), trop long (en sept étapes) et trop coûteux (500 000 dollars principalement financés par Jimmy Wales).

13Sanger découvre alors l’idée de Ward Cunningham et les principes du wiki. L’intégration du système wiki à Nupedia doit fournir un cadre participatif plus souple en conservant le rôle des experts. Ce choix est également retenu par l’argument financier et technique, le wiki étant un logiciel libre, gratuit et ajustable à la configuration du projet. Le 15 janvier 2001 est donc lancé le site Wikipedia et, rapidement, le succès participatif sera au rendez-vous (600 articles à la fin janvier, 10 000 en octobre…). Wikipedia est à l’origine un brouillon coopératif ouvert à tous dont les productions sont destinées à être certifiées par les scientifiques à travers le portail Nupedia. Dès lors naît une tension au sujet de la gouvernance du projet entre les contributeurs de Nupedia et les contributeurs à Wikipedia. Deux approches se confrontent. Pour certains, un projet encyclopédique se doit d’être soumis à une « autorité morale » d’experts, pour d’autres, le modèle décentralisé et communautaire de Wikipedia revendique une autorité et une gestion basée sur le consensus. De plus, certains nouveaux arrivants jugés problématiques favorisent la défection des scientifiques au sein de Wikipedia et relèguent Sanger dans un rôle de plus en plus controversé. Le projet Nupedia est peu à peu abandonné face au succès de Wikipedia et, fin 2001, Bomis doit faire face à la crise de la bulle internet en licenciant Sanger. Wikipedia restera jusqu’à récemment un projet produit et géré par des participants bénévoles.

Graphique 1.

Évolution du nombre d’articles du projet Wikipedia anglophone

Graphique 1.
Graphique 1. Évolution du nombre d’articles du projet Wikipedia anglophone

Évolution du nombre d’articles du projet Wikipedia anglophone

14Cette mise en perspective historique permet d’identifier, encore aujourd’hui, la réticence des participants à intégrer un système de certification des contenus jugeant à travers une qualification des articles le travail rédactionnel coopératif. Le succès très rapide de la reconfiguration de Nupedia repose principalement sur la mise en ligne des articles en cours de rédaction et sur une pratique assidue de l’hypertexte. Tous les articles sont centralisés sous un unique nom de domaine. Les liens hypertextes permettent la navigation d’articles en articles et également d’autoréférencer Wikipedia, en s’appuyant sur une écologie de l’internet construite par les moteurs de recherche et leurs algorithmes d’indexation (Google). La mesure du succès de Wikipedia est avant tout quantitative ; plus il y a d’articles, plus il y a de liens, plus le projet gagne en visibilité dans les résultats de recherche. L’intégration de bases de données issues du domaine public (NASA par exemple), permet d’ajouter de nombreuses ébauches compatibles avec la mission encyclopédique, tout en recherchant plus de visibilité. Cette pratique ne doit pas occulter la création de nombreux articles de vulgarisation scientifique (informatique, mathématiques, sciences physiques). Les premiers participants sont, en effet, issus du projet Nupedia qui possède une visée et un fonctionnement académique. Ils sont rapidement rejoints dans cette entreprise par des informaticiens qui souhaitent sortir du code et rendre utiles d’autres connaissances.

15Cette démarche s’accompagne d’une promotion du projet sur des sites d’information et de débats fortement présents dans le milieu des logiciels libres [14]. Ce ciblage a pour objectif d’enrôler des contributeurs ayant des connaissances techniques permettant à la fois de lancer la machine concernant les éditions d’articles, mais également de la développer, afin d’en simplifier l’accès aux contributeurs ayant peu de compétences techniques. Ces informaticiens, principalement issus du mouvement des logiciels libres, ont refusé de diviser les tâches de rédaction et d’évaluation en tenant compte du statut des participants. Ces tâches s’opèrent, certes de manière distincte, mais reposent sur des critères de jugement des contributeurs s’appuyant sur leurs pratiques (faire) et non sur leurs statuts (être). Néanmoins, le fonctionnement de Wikipedia ne peut s’assimiler à celui d’un développement de logiciel, les règles du jeu négociées entre les contributeurs et appliquées au sein du projet érigeant le consensus et le respect des procédures en principes cardinaux, alors que l’autorité au sein du développement d’un logiciel libre est principalement issue de compétences technique et sociale reconnues par les pairs (méritocratie technique) [15].

16Afin de rendre compte de cette politique ciblée de recrutement, le choix de la licence libre accompagnant les contenus centralisés sur Wikipedia est intéressante, car explicite. Les contenus de Wikipedia sont protégés par une licence libre spécifique, la Gnu Free Documentation Licence (GFDL). Il existe peu de licences libres concernant les contenus (autres que le code informatique). Une des plus connues est l’initiative des Creative Commons, en 2001, de proposer aux internautes différents types de licences pour diffuser leurs œuvres sur internet. A l’époque, la GFDL est principalement utilisée pour protéger les manuels d’utilisation de logiciels libres. Celle-ci a pour but de protéger la production et diffusion de contenu libre, à savoir « assurer à chacun la liberté effective de le copier ou de le redistribuer, avec ou sans modifications, commercialement ou non » [16]. Écrite et diffusée par la Free Software Foundation, la GFDL correspond à une garantie d’engagement explicite pour de nombreux programmeurs de logiciel libre de l’époque. Le choix de la licence de diffusion des contenus de Wikipedia intervient au moment de la transition entre Nupedia et Wikipedia. En 1999, Richard Stallman, gourou reconnu et respecté des logiciels libres, propose la création d’une encyclopédie en ligne (GNUPedia[17] ) dont les contenus seront éditables par tous alors que le projet de Jimmy Wales est déjà opérationnel, respecte sensiblement la vision de Stallman et est en manque de développeurs pour aménager l’espace éditorial. Après quelques échanges, Stallman joue un rôle clé dans la légitimité de Wikipedia dans le monde de l’informatique libre [18] et dans l’unicité du projet Wikipedia à promouvoir un projet encyclopédique basé sur la participation des internautes.

Gouvernance, fonds et propriété en débats

17Jusqu’à juin 2003, les serveurs sur lesquels sont stockés les contenus de Wikipedia sont la propriété de la société Bomis. Cette configuration est caractéristique de la frontière ténue entre un internet marchand et un internet non marchand. De nombreux débats, sur la propriété des serveurs mais également sur la nécessité d’un modèle économique pérenne et sur la gouvernance du projet, émergent durant ces premières années. En effet, de nombreuses pannes rythment les pratiques quotidiennes des participants qui développent différents canaux de communication pour se tenir au courant des évolutions [19]. La rumeur fondée ou infondée qu’un des choix consistait à apposer des bandeaux publicitaires pour générer des revenus a provoqué une forte contestation des participants bénévoles aux différents projets, communiquant alors peu entre eux. Cette rumeur est d’ailleurs à l’origine d’une scission du projet Wikipedia espagnol en 2002 où près des deux tiers des participants ont migré vers le projet Enciclopedia Libre Universal[20] et ont trouvé un autre hébergeur auprès d’une université de Séville. Ce projet, encore actif et uniquement espagnol, compte en juillet 2006 près de 33 000 articles en évolution.

18En juin 2003 est créée la Wikimedia Foundation, « une organisation à but non lucratif de droit américain dont les objectifs sont de soutenir des projets multilingues au contenu libre basés sur le principe du wiki, et de permettre l’accès de ce contenu au public, gratuitement [21] ». La fondation institutionnalise, sous une forme non marchande, le projet Wikipedia et de nombreux autres projets dits libres, notamment par la cession de la propriété des serveurs par Bomis. La fondation, dont Jimmy Wales est président, est pilotée par un comité de cinq membres où siègent deux représentants des participants élus par vote. Les principales missions de la fondation sont de développer des initiatives et des partenariats, de coordonner le développement de MediaWiki (plate-forme wiki) et d’organiser des levées de fonds mondiales (4 par an) pour maintenir l’accessibilité des projets libres. A titre d’exemple, le budget public de l’année 2005 s’élève à 739 200 dollars et la dernière levée de fonds, organisée entre le 16 décembre 2005 et le 6 janvier 2006, a permis de récolter 391 256 dollars, principalement à travers des systèmes de donations électroniques (Paypal, MoneyBookers).

19La marque Wikipedia comprend donc les noms de domaine, les serveurs et les publics engagés dans la participation. Les contenus, protégés par la GFDL appartiennent à la fois à tous et à personne. Toutefois, la responsabilité des éditions, dans le régime de l’autopublication, incombe aux participants, ceux-ci étant responsables de leurs actes. Il s’agit, dès lors, d’un contrat d’écriture [22] entre le participant et la fondation Wikimedia qui, en cas de procédure judiciaire, peut ouvrir ses historiques pour faciliter ou effectuer les investigations. En mai 2006, le magazine Time, lors de son célèbre classement des 100 personnes de l’année, fait figurer Jimmy Wales sous la rubrique « Scientifiques et penseurs » [23].

AMÉNAGEMENT DU DISPOSITIF WIKIPEDIA

20Cette étude repose principalement sur le dispositif francophone. Néanmoins, elle tient compte des liens avec les autres projets Wikipedia, notamment le projet anglophone. En effet, l’aménagement autorégulé du projet francophone est contraint par les développements techniques de la plate~forme wiki, centralisés par la fondation Wikimedia. Le projet anglophone ayant plus de participants et d’articles demeure le projet qui guide l’évolution de la plate-forme, les autres dispositifs pouvant activer ou désactiver des fonctionnalités techniques en rapport avec leur développement. Dès lors, cette configuration implique une attention à l’évolution de l’ensemble des projets Wikipedia, ainsi qu’aux aménagements spécifiques des différents dispositifs.

Mesurer le succès

21En juin 2006, il existe 229 projets Wikipedia actifs et autonomes concernant leur mécanisme de régulation. Chaque projet est unique et rédigé en une langue. Le projet francophone regroupe ainsi des participants habitant en France, au Québec, en Suisse, en Belgique, alors que le projet anglophone regroupe l’ensemble des pays anglophones avec des problèmes de différences linguistiques et d’hégémonie culturelle [24]. Le Wikipedia anglophone constitue une référence et un modèle à suivre pour de nombreux participants de par le volume d’articles rédigés et la compatibilité de la licence d’utilisation qui autorise leur traduction. Cette pratique effective est toutefois difficilement mesurable. Alors que la participation au dispositif Wikipedia est extrêmement détaillée statistiquement, notamment par l’archivage et l’horodatage des contributions, la mesure de l’audience et les retours d’usages des contenus posent de nombreux problèmes. En effet, l’unique indicateur d’audience communiqué provient des données trafics d’Alexa, un moteur de recherche proposant des mesures de visite de sites internet par les internautes ayant installés la barre Alexa sur leur navigateur. Selon cet indicateur mondial, l’ensemble des projets Wikipedia atteint 5 milliards de pages consultées par mois et se classe 17e parmi les sites les plus visités [25]. Une récente enquête Médiamétrie/NetRatings sur l’audience de l’internet en France en juin 2006 [26] classe le projet Wikipedia francophone parmi les 30 sites les plus visités (21e ), avec près de 4,35 millions de visiteurs uniques. Cette mesure place Wikipedia comme l’un des premiers sites francophones derrière, entre autre, Google, Yahoo !, eBay et Skyrock Network. Toutefois, si la mesure de l’audience souffre de l’absence d’indicateurs directs [27], la renommée de Wikipedia et de son modèle coopératif touche au plus près de nos pratiques quotidiennes, tant dans la recherche d’informations sur internet [28] que sur le travail d’inscription de cette ressource dans les canons scientifiques [29].

Configuration des publics participants

22Les différents projets Wikipedia totalisent près de 4 millions d’articles en évolution, dont 1,2 millions proviennent du Wikipedia anglophone qui compte près de 1,9 millions de contributeurs inscrits, dont 100 000 ont contribué plus de dix fois depuis leur inscription, 39 000 ont participé plus de 5 fois au cours du mois précédent et 4 000 plus de 100 fois (cf. Graphique 2).

Graphique 2.

Évolution du nombre de participants du Wikipedia anglophone selon leur nombre d’éditions

Graphique 2.
Graphique 2. Évolution du nombre de participants du Wikipedia anglophone selon leur nombre d’éditions

Évolution du nombre de participants du Wikipedia anglophone selon leur nombre d’éditions

23Le projet francophone compte quant à lui près de 302 000 articles, il se situe en troisième position en termes quantitatifs, derrière le projet anglophone et allemand. Depuis octobre 2005, le gouvernement chinois, faisant suite à des restrictions d’accès temporaires au cours de l’année 2004-2005, a bloqué l’accessibilité aux serveurs et contenus de l’ensemble des Wikipedia. C’est la seule restriction d’accès, « atteinte au droit de l’information [30] » selon Jimmy Wales, que les projets Wikipedia aient entraîné.

24On remarque (cf. graphique 2 et tableau 1), en comparant les données structurelles des principaux projets Wikipedia, une répartition des activités en ligne fortement inégale. Bien que l’on assiste à une croissance exponentielle du nombre de participants, on note une forte disproportion du nombre de participants investis dans la maintenance du projet. Cette configuration où près de 90 % des contributions sont l’œuvre de 10 % des participants n’est pas nouvelle et elle a été identifiée, de manière récurrente, dans les études liées aux forums électroniques [31].

Tableau 1.

Tableau comparatif des principaux projets Wikipedia (mai 2006)

Tableau 1.
Tableau 1. Tableau comparatif des principaux projets Wikipedia (mai 2006) Nombre de Participants participants (adresse IP Participants Nombre inscrits ayant inclus) ayant + ayant + de 100 Langue d’articles + de 10 édits de 5 édits au édits au cours depuis cours de mai de mai 2006 inscription 2006 Anglophone 1,2 millions 104 925 36 439 4000 Allemand 420 000 27 126 6 897 997 Français 302 000 11 398 3 494 588 Japonais 222 000 7 322 2 550 339 Source : Statistiques Wikipedia, 30 juin 2006.

Tableau comparatif des principaux projets Wikipedia (mai 2006)

Statistiques Wikipedia, 30 juin 2006.

25L’ouverture généralisée du dispositif reproduit une configuration communautaire de la participation. Elle invite également à prendre en compte différents régimes d’engagement de la part des participants s’investissant de manières différenciées dans des activités liées au dispositif. Il est à noter qu’il n’est pas nécessaire de s’enregistrer pour pouvoir contribuer (19 % des contributions sont en effet l’œuvre de participants non enregistrés) et l’ouverture d’un compte utilisateur est ad vitam aeternam dans le souci logistique et technique de conserver dans la mémoire du projet l’attribution des contributions. En se basant sur l’évolution du nombre de participants ayant plus de 5 éditions/mois (cf. graphique 3), on note également une augmentation constante, mais plus mesurée, de participants actifs.

Graphique 3.

Évolution du nombre de participants actifs (plus de 5 contributions/mois) sur les projets Wikipedia allemand, français et japonais

Graphique 3.
Graphique 3. Évolution du nombre de participants actifs (plus de 5 contributions/mois) sur les projets Wikipedia allemand, français et japonais

Évolution du nombre de participants actifs (plus de 5 contributions/mois) sur les projets Wikipedia allemand, français et japonais

26Concernant les statistiques sur les participants les plus actifs, les 4 principaux participants au projet francophone au cours du mois de mai 2006, sont des agents automatiques, appelés robots. Les robots [32] sont chargés d’effectuer automatiquement des tâches répétitives en adressant des requêtes HTTP au site Wikipedia. Phe (inscrit depuis le 30 mars 2004) et Clio64 (inscrit depuis le 4 janvier 2003) sont les principaux participants humains au projet francophone. Ils comptent respectivement, en mai 2006,49 094 et 45 422 contributions à des articles encyclopédiques.

27Ces indicateurs quantitatifs ne rendent pas compte du type de contributions ainsi que de l’évolution dans le temps, de l’intensité des activités. Nombre de participants indiquent, en effet, sur leur page personnelle certaines raisons (chômage, nouvel emploi, vacances d’été, naissance) influant sur leur participation en ligne et occasionnant une hausse ou une baisse durant certaines périodes de leur vie quotidienne. En ce qui concerne le travail de qualification des contributions, l’identification de rôles et de carrières individuelles au sein du dispositif ressort d’une méthodologie plus ethnographique que statistique pour rendre compte de la diversité des régimes d’engagement. Par exemple, Phe et Clio64 possèdent des profils différents, le premier ayant un engagement mobilisant principalement ses compétences et connaissances techniques du dispositif, alors que le second privilégie un engagement orienté vers des thématiques spécifiques (sport, football). L’agencement ouvert du dispositif Wikipedia permet ainsi différentes manières d’investir l’espace éditorial. Certains participants y voient un espace à maintenir en devenant, par exemple, spécialiste d’une tâche, d’autres le considère comme un espace où inscrire leurs connaissances, alors que d’autres s’amusent en tronquant volontairement des informations, réécrivant la biographie d’hommes politiques, remplaçant des contenus par des « Coucou c’est Coco ! », etc.

28Afin de tenir compte et de faire tenir cette diversité, les participants les plus investis dans le projet débattent d’une politique destinée à faire ensemble et à se doter de moyens pratiques. Les participants sont fondamentalement autonomes dans leur manière d’investir et d’aménager l’espace éditorial tant qu’ils demeurent dans le cadre des règles en cours au sein de l’espace éditorial. Être juge, électeur, accusateur, commentateur, enquêteur correspond à différents rôles que les participants sont amenés à endosser selon les situations. Pour structurer ces possibilités d’intervention, des règles de fonctionnement sont mises en place pour définir les rôles de chacun et aménager l’ouverture des prises de décision. Cette politique expérimentale de pilotage collectif d’un projet en ligne, s’assimilant à une gouvernance par des procédures délibératives, a instauré différents mécanismes de régulation dont les principaux sont l’attribution de fonctionnalités techniques à des participants de confiance, la mise en œuvre de dispositifs techniques de contrôle et de suivi des contributions, et des règles et procédures appliquées à la coordination des participants et à l’usage des composantes techniques du dispositif Wikipedia.

29La régulation des contributions, alors que son absence semble interroger et rendre perplexe de nombreux médias, est pourtant l’une des activités principales des participants engagés dans le maintien et le développement de l’espace éditorial. De fait, le dispositif traditionnel est inversé. La publication de contenus s’effectue sans validation et est ouverte à tous, mais l’inscription de ces contenus dans le dispositif Wikipedia est travaillée a posteriori par une minorité de participants engagés et équipés techniquement dans le maintien de l’espace éditorial.

L’attribution de fonctionnalités techniques à des participants de confiance

30On dénombre dix statuts d’utilisateur différents offrant des fonctionnalités et des droits d’écriture supplémentaires vis-à-vis du dispositif Wikipedia. La hiérarchie des statuts est cumulative en termes de fonctionnalités. Dans un souci de clarté, il a été choisi de présenter trois des principaux statuts. Ceux-ci recouvrent la majorité des participants. Le participant anonyme, qui n’est pas inscrit au projet et ne possède ni de pseudo ni de page personnelle, peut consulter, créer et éditer les articles et pages de discussion. Toutefois, il est limité dans l’exercice politique de la prise de décision, la possibilité de voter étant restreinte aux participants inscrits depuis plus de quatre jours. Son anonymat est relatif. En effet, lorsqu’il modifie une page liée au dispositif Wikipedia, ce dernier récupère et archive automatiquement l’adresse IP [33] de la machine du participant. Le participant enregistré accède, à travers un pseudo et une page personnelle, à un espace configurable selon sa ou ses pratiques. Il peut, non seulement consulter, créer et éditer, mais aussi renommer des pages, télécharger des fichiers et accéder à une liste de suivis (cf. infra). Il est invité à participer aux prises de décisions en discutant et votant des propositions qu’il juge adéquates, ou en en proposant de nouvelles. Ces deux statuts incluent la majorité des participants.

31Parmi les cinquante participants les plus actifs en mai 2006, près de 75 % possèdent le statut d’administrateur, ainsi défini :
« Un administrateur (aussi nommé admin ou sysop) de l’encyclopédie Wikipédia francophone est un Wikipédien qui a été nommé par la communauté pour assurer la maintenance de l’encyclopédie. Il y a actuellement 108 administrateurs sur la version francophone de Wikipedia.  [34] » Les administrateurs peuvent protéger et déprotéger des pages en écriture, consulter et restaurer des pages supprimées, purger les archives des pages contenant des violations au copyright, bloquer et débloquer des adresses IP et, enfin, consulter une liste spéciale répertoriant les articles qu’aucun participant ne possède sur sa liste de suivi (cf. infra). L’administrateur dans les forums Usenet et internet est connu pour être une figure omnipotente et despotique, n’ayant aucun compte à rendre, le forum électronique constituant son espace. Malgré une appellation similaire, l’administrateur au sein de Wikipedia est plus proche de la figure du modérateur, en ce qu’il n’est pas un contributeur à part. Il est soumis aux mêmes principes que l’ensemble des participants. Bien qu’il dispose de fonctionnalités supplémentaires, il ne peut, en principe, prendre de décision sans l’accord de la communauté. Ce fonctionnement politique modifie fondamentalement la hiérarchie assumée des forums électroniques, les décisions dans le dispositif Wikipedia étant légitimées par le respect de procédures délibératives et non par le mérite reconnu des participants.

32Ainsi, l’accession au statut administrateur s’effectue-t-elle sur la base du volontariat du participant qui déclare sa candidature (en trois exemplaires sur le wiki et un sur la liste de discussion). Cette candidature ouvre une page wiki spéciale dédiée à l’élection des administrateurs qui rappelle à chaque participant le déroulement de la procédure d’élection. Le participant est élu administrateur par un vote majoritaire se déroulant sur une période de quinze jours. Il n’y a pas de limites closes à la majorité, toutefois, dans les faits, un vote contesté (sous le seuil des trois quart pour) n’entraîne pas la nomination du participant. L’accession au statut administrateur est donc fortement contrôlée par les participants les plus engagés dans le projet, qui sont les premiers concernés par l’élection d’un nouvel administrateur. Ainsi, le participant qui souhaite devenir administrateur doit-il faire ses preuves vis-à-vis de l’horizon encyclopédique et être reconnu par ses électeurs. Ceux-ci peuvent mobiliser leurs interactions passées avec le candidat, mais également mobiliser les historiques des articles pour retrouver ses interventions et appuyer leur vote. On remarque ainsi une complémentarité entre une configuration communautaire d’attribution de confiance et des procédures délibératives ouvertes à tous. Cette complémentarité peut se révéler être une tension dès lors qu’il s’agit, par exemple, de sanctionner un participant de confiance pour un abus de pouvoir. Cette analyse relativise le caractère fondamentalement différent du fonctionnement décisionnel du projet Wikipedia. Les procédures délibératives sont des instruments de légitimité des décisions auxquelles ne prennent part qu’une minorité de participants engagés dans le maintien et le développement du projet. Ainsi, de nombreux participants, ayant la possibilité de s’engager dans la politique du projet, ne s’investissent pas dans les prises de décision, à moins que celles-ci touchent directement leur pratique quotidienne. La circulation des informations, comme l’annonce de décisions importantes ou de l’ouverture de consultations publiques, devient une composante majeure de l’évolution du projet. Toutefois, l’engagement des contributeurs dans les prises de décision est souvent lié à une expertise technique que peu possèdent, ou souhaitent posséder. Dès lors, certaines décisions sont prises en comité, certes ouvert, mais restreint de par les connaissances du projet qu’elles mobilisent.

Des dispositifs techniques de contrôle et de suivi des contributions

33Un contrôle a posteriori des contributions impose attention et présence continue de participants pour prendre en charge ces activités de régulation. Le maintien du dispositif vers un horizon encyclopédique est l’affaire de tous, et, nous l’avons vu précédemment, les statuts de participants enregistrés et d’administrateurs offrent des fonctionnalités dédiées au contrôle et suivi des contributions. Cette configuration du dispositif mettant davantage de fonctionnalités entre les mains de participants de confiance correspond au souci de se doter des moyens de gérer l’évolution et la complexité croissante du projet Wikipedia.

34Les activités des participants se déploient dans un dispositif qui automatise l’archivage, l’attribution et l’horodatage de l’ensemble des modifications. Cette mémoire rationalisée par les techniques informatiques constitue la pièce maîtresse du dispositif de contrôle et de sécurisation de l’espace éditorial en produisant un ensemble de preuves objectives concernant les participants et leurs manières de s’engager. Cette mémoire est publiquement consultable et est constituée de différents formats. On peut avoir accès à l’historique des différentes versions d’un article encyclopédique, à l’historique des actions administratives (blocages de participants, protection de page), à l’historique des prises de décisions, etc. En s’intéressant plus particulièrement à la sécurisation de l’espace éditorial vis-à-vis du vandalisme, on remarque que les participants disposent de nombreuses ressources techniques pour faciliter l’exercice de la surveillance.

35

  • L’historique d’un article permet de retracer la vie de l’article modification par modification et, également, de faciliter la gestion du vandalisme en revenant à une version précédente en cas de besoin.
  • La liste de suivi permet à un participant enregistré de surveiller les articles qu’il souhaite, principalement ceux auxquels il a participé. A chaque connexion, la liste de suivi l’informe automatiquement des modifications apportées par d’autres participants en lui proposant des indicateurs sur la nature de ces changements (qui, quand, où, commentaires associés).
  • Les « Modifications récentes » centralisent sur une page actualisée en continu, sur le même principe que l’historique, les modifications liées à l’ensemble des articles en évolution dans l’espace éditorial. La « patrouille RC » représente un groupe ouvert de participants se spécialisant dans le suivi des « Modifications récentes », établissant des plannings et déployant, grâce aux échanges et à la routinisation des tâches, un partage d’expériences dans la surveillance du dispositif.
  • Enfin, il existe une liste mise à jour automatiquement répertoriant l’ensemble des articles qui ne figurent sur aucune liste de suivi de participants enregistrés (Unwatchlist). Cette liste comporte notamment de nombreux articles à l’état d’ébauche et constitue l’une des zones d’ombre du dispositif. En effet, étant très peu mis en valeur, ces articles sont des cibles puisqu’il ne sont protégés, potentiellement, que par les « Modifications récentes ». Pour pallier cette déficience, seuls les administrateurs ont accès à cette liste d’articles non suivis. La figure ci-dessous montre l’entrelacement de ces fonctionnalités et de ces usages appliqués à la surveillance.

36Argument central dans la justification des participants, la sécurisation de l’espace éditorial permettrait aux articles de trouver leur public et d’évoluer vers une meilleure qualité. Cette configuration entre composantes techniques et usages, a été mise à l’épreuve par une étude [35] statistique réalisée sur le projet Wikipedia anglophone. En prenant un panel d’articles vandalisés, cette étude a identifié cinq formes de vandalisme ; l’effacement de l’intégralité des contenus de l’article (Mass Deletion), l’ajout d’injures, l’insertion de contenus non relatifs au sujet de l’article, la fausse redirection vers un article ne correspondant pas au sujet (redirection des internautes cherchant l’article « Israël » et tombant sur « résidus »), et enfin l’ajout de contenus orientés volontairement vers un point de vue idéologique. L’étude, ayant portée sur les deux premières formes de vandalisme, indique des temps de réaction des participants entre 2 et 3 minutes selon la qualification du vandalisme.

Figure 1.

Fonctionnement du dispositif de contrôle des modifications et suivi des articles

Figure 1.
Figure 1. Fonctionnement du dispositif de contrôle des modifications et suivi des articles

Fonctionnement du dispositif de contrôle des modifications et suivi des articles

Des règles et des procédures appliquées à la coordination et à la régulation

37A plusieurs reprises au cours de cet article, il a été fait référence à une autorité décentralisée aménagée par des règles et des procédures délibératives. Tel n’a pas été toujours le cas. Cette expérimentation d’une politique ouverte de gestion est principalement due à la croissance exponentielle des contenus et à l’arrivée massive de participants de plus en plus hétérogènes.

38« Pour un grand nombre d’entre elles, les règles « de base » ont été établies au début du projet Wikipédia, autrement dit sur la Wikipédia anglophone, essentiellement par l’usage, par consensus, sur les pages de discussion ou sur les listes de discussion. Au fur et à mesure de l’évolution du projet francophone, des règles adaptées à notre langue commune sont mises en place.  [36] » Le succès du projet Wikipedia a entraîné des transformations de son mode de fonctionnement, notamment de prises de décision. A l’origine, il n’y avait pas de procédure de prise de décision, les règles communes étant établies par les routines des premiers participants, par consensus et par discussion. La multiplicité des décisions pratiques et des manières de faire ont rencontré des limites collectives, principalement dans la coordination des différents participants. Au cours de l’année 2003, un « système de prise de décision » a été mis en place par les participants actifs, afin d’élaborer, de voter et d’appliquer collectivement des décisions.

39« Le but de ce système est d’offrir à chacune des participantes et chacun des participants l’opportunité de s’exprimer quant aux décisions qui doivent être prises, et de s’assurer que ces décisions satisferont la communauté wikipédienne dans son ensemble. Il peut s’agir de la définition d’une règle ou d’une recommandation concernant les articles ou simplement d’un changement esthétique de notre site. Dans tous les cas, chacun est vivement encouragé à venir s’exprimer, même s’il est nouveau dans la communauté. [37] » Les participants proposent ce qu’ils veulent faire par une mise en procédure. Plus qu’une délibération sur une proposition, il s’agit d’élaborer collectivement une proposition consensuelle. Ce fonctionnement implique, pour celui qui propose un changement, d’intéresser les autres participants à donner leur avis, mais également, à proposer des solutions. Ainsi, une prise de décision peut se dérouler sur une longue période, voire ne pas aboutir et être réactivée par la suite. Le recours aux procédures s’applique aux prises de décisions relatives aux articles (suppression, valorisation), aux contributeurs (blocage, bannissement, accession aux fonctionnalités techniques) et à l’évolution des règles et procédures en cours. Il s’agit de décisions relatives à la transformation des cadres du projet qui ne contraignent pas l’autonomie des participants dans leurs pratiques rédactionnelles. L’autorégulation des participants au cours de leurs pratiques reposent, en premier lieu, sur le respect de principes généraux.

40Les « principes fondateurs » sont perçus comme non négociables. Ils sont appliqués à l’ensemble des projets Wikipedia. Ils sont au nombre de trois et cadrent l’usage du dispositif et les modalités de la coopération entre les participants. Outre le respect du copyright des contenus (incompatibles avec la licence GFDL) et celui qui est dû envers autrui (règle comportementale), la « neutralité du point de vue » est un principe qui occasionne nombre d’ajustements locaux. Ce principe force, en effet, les participants à coopérer au sein d’un article unique par sujet qui se doit de cumuler et mettre en perspective les différents points de vue notables relatifs à ce sujet.

41« Wikipédia se doit de proposer des articles aussi impartiaux que possible. Le but n’est pas d’écrire des articles proposant le point de vue le plus couramment répandu (« moyen »), mais plutôt de présenter tous les points de vue sur un thème donné, sans parti pris, sans positionnement et avec honnêteté : c’est ce que nous appelons la neutralité de point de vue. Si vous estimez qu’un article est partial, listez-le sur [Liste d’Articles Non Neutres], ajoutez un bandeau {{NPOV}} à l’article pour indiquer votre désaccord et suivez la procédure expliquée dans le bandeau, notamment en justifiant dans la page dédiée en quoi cet article n’est, selon vous, pas neutre.  [38] » Principe général et autorisant un large éventail d’interprétations locales au cours des pratiques d’édition, la neutralité est mobilisée dans les discussions associées aux articles pour, à la fois dénoncer des écrits orientés qui biaisent la compréhension du sujet traité, et pour rappeler l’horizon encyclopédique du dispositif Wikipedia. Celui-ci ne doit pas, aux yeux des promoteurs du projet, être un instrument politique ou de propagande. La variabilité des configurations relatives au traitement d’une thématique au sein de l’espace éditorial occasionne sur des sujets polémiques (Israël, George W. Bush, Antisionisme…) des situations d’impasse et la mise en place de protection en écriture des articles.

42Ces principes généraux s’accompagnent de multiples construits collectifs validés ou non par des procédures délibératives. Il s’agit principalement de conventions liées à la mise en forme et à la normalisation des articles. Certaines comme les conventions bibliographiques relèvent d’une prise de décision entérinée par un vote, d’autres sont des recommandations acceptées et quotidiennement utilisées par certains participants, notamment les plus actifs.

43La résolution des conflits entre participants est l’une des exceptions à la généralisation du vote dans le projet Wikipedia. En effet, suite à de nombreux débordements de précédentes tentatives de résolution par vote, les conflits entre participants débouchent, en dernier recours (après discussions et tentatives de médiation par un tiers), à un jugement opéré par une instance (le Comité d’Arbitrage), dont les juges sont élus parmi des participants volontaires pour une durée de six mois. Armée d’une véritable constitution [39] que les juges doivent suivre, cette instance est un tribunal public aménageant des temps d’accusation, de défense, d’enquête, de commentaires publics et de jugement similaires pour une diversité de cas traité.

44Il n’existe aucune procédure formelle et officielle de validation des articles, outre celle des « Articles de Qualité », outil promotionnel destinés initialement aux relations avec la presse. Afin de mieux appréhender la construction des articles et la mobilisation de ces ressources techniques et procédurales, la partie suivante est destinée à analyser la vie de deux articles, « George W. Bush » et « Le Phare de la Vieille ».

LA CONSTRUCTION DES ARTICLES : DES ENTREPRISES SINGULIÈRES INSCRITES DANS LE DISPOSITIF

45En parcourant l’espace éditorial de Wikipedia, force est de constater l’inégal stade de développement des articles. Certains en sont à l’état d’ébauche alors que d’autres mettent en avant une construction détaillée, illustrée de photographies, de cartes géographiques ou de schémas. En cela, le dispositif Wikipedia est plus un projet encyclopédique qu’une encyclopédie. Incertitude et incomplétude sont, pour les participants interrogés, aux fondements de la participation. En juin 2006, le nombre moyen de versions (modifications) par article est de 20,6 pour l’ensemble des Wikipedia, 34 pour l’anglais, 28,5 pour l’allemand et 18,9 pour le français [40]. Les écarts à la moyenne sont toutefois importants, un article pouvant ne compter qu’une version, alors que d’autres peuvent comptabiliser 1873 versions (Rugby à XIII), 1844 (Algérie), ou encore 1666 (France). Chaque article correspond en fait à une entreprise particulière, une configuration spécifique entre un sujet et ses participants à travers leurs relations et manières de faire. Chaque configuration coopérative entraîne un parcours spécifique de l’article quant à son inscription et son évolution au sein du dispositif Wikipedia. En décrivant la vie de deux articles aux thématiques sensiblement différentes, je vais tenter de montrer ces différents parcours et identifier différentes intensités coopératives dans la rédaction des articles.

Une « définition encyclopédique » de George W. Bush

46L’article « George W. Bush » est créé le 12 mars 2003 à la suite de la séparation de la biographie du père et du fils Bush qui cohabitaient jusqu’alors dans le même article. Cet article compte, en juillet 2006, près de 1 000 versions, dont 81 % proviennent de participants enregistrés. Georgio est le principal participant avec plus de 160 interventions sur l’article, Turb et Sanao, respectivement deuxième et troisième, en comptent 53 et 41 (cf. graphique 4). Ces trois contributeurs, inscrits depuis plus de deux ans sur le projet, revendiquent sur leur page personnelle, de nombreuses contributions à des articles traitant de la politique (biographie, parti politique). Pour donner un indicateur de taille, l’article, une fois imprimé, fait 19 pages en format A4, et sa page de discussions également. La structure de l’article renvoie à un travail individuel opéré par un participant (AnTeaX, ingénieur en aéronautique) qui annonce, en proposant un plan, sur la page de discussion qu’il tente de rendre cohérent l’ensemble des biographies des présidents des États-Unis d’Amérique.

Graphique 4.

Répartition du nombre de modifications par participant

Graphique 4.
Graphique 4. Répartition du nombre de modifications par participant

Répartition du nombre de modifications par participant

47L’article George W. Bush a subi de nombreux vandalismes, environ 230 sur les 1000 modifications qui constituent son parcours au sein du dispositif. Ce qui est considéré comme un vandalisme repose sur les jugements subjectifs des participants en prise avec les contenus textuels de l’article. A titre d’exemple parmi d’autres, « Il est notamment connu pour être un destructeur sans pair de l’environnement » a été ajouté par un participant anonyme, le 30 avril 2006 à 13h31. Une minute plus tard, cet ajout est supprimé par un autre participant effectuant une veille par le dispositif des « Modifications récentes ». Alors que, « Il est comparés par de nombreux politiciens, à Adolf Hitler, pour ces méthodes diplomatiques » (Version du 12 août 2003 à 00h40), ajouté par un participant inscrit, a bénéficié d’un régime d’indulgence.

48Dans un premier temps, la page de discussion de l’article est mobilisée pour interpeller le responsable de l’ajout. Dans un second temps, cet ajout est supprimé, dix minutes plus tard, par un autre participant. Cette suppression est justifiée, selon ce participant, par le manque de sources concernant « les nombreux politiciens ». A travers ces exemples, il apparaît que la frontière entre vandalisme et principe de neutralité pose un problème lié à l’interprétation des différents participants, mais également au contexte d’écriture. L’ajout contesté d’un participant inscrit entraînera l’ouverture d’une discussion, alors que l’ajout contesté d’un participant anonyme entraînera une suppression.

Encadré 1. Extrait de la page de discussion de l’article « George W. Bush »

Popolon, je trouve que tu as eu la main assez lourde sur ta dernière modif. La dernière phrase, à mon avis, elle est complètement inacceptable si tu ne cites pas quelques uns des nombreux politiciens en question. Le reste... faudra retoucher.
Didup 12 août 2003 à 00 :45 (CEST)
J’ai enlevé la comparaison un peu douteuse. -- Looxix 12 août 2003 à 00 :57 (CEST)
Ok. Pour ma part, si on peut mettre un ou des noms sur la citation, c’est sans problème (même si je la trouve très excessive). Didup 12 août 2003 à 00 :59 (CEST)
Bîn, moi j’ai pas de noms. Si on a des sources sérieuses alors … -- Looxix 12 août 2003 à 01 :03 (CEST)

49La rapidité de ces interventions est principalement due à une attention accrue de certains participants vis-à-vis d’articles souvent vandalisés. Ce taux élevé de vandalisme a entraîné une semi-protection en écriture autorisant uniquement les participants enregistrés depuis plus de 4 jours à éditer les articles semi-protégés. La semi-protection s’inspire du modèle anglophone où ses usages permettent de suppléer la protection totale en écriture. Les usages de ces procédures correspondent à des configurations d’articles distinctes. Lorsqu’il y a vandalisme répété, notamment de la part de participants non enregistrés, la semi-protection permet d’enrailler ce phénomène tout en autorisant l’écriture par les participants inscrits. La protection en écriture correspond quant à elle à la stabilisation temporaire d’un article sur lequel réside un conflit d’éditions entre deux ou plusieurs participants.

50Au-delà de ce qui est perçu comme du vandalisme, la vie de l’article est émaillée de problèmes récurrents de « neutralité » qui lui valent l’apposition, entre juin 2004 et mars 2005, d’un bandeau d’avertissement aux lecteurs placé en entête de l’article. Il y est mentionné une « controverse de neutralité » et des contenus « à considérer avec précaution ». En effet, faire tenir l’ensemble des points de vue sur un personnage public tel que le président des États-Unis est peine perdue. Il convient donc, selon certains participants, de « s’en tenir aux faits et strictement aux faits ». Le principe de neutralité impose plusieurs restrictions, tant dans la forme que dans les contenus des articles : ce n’est ni la somme de points de vue personnels, ni le fait de porter un jugement sur un point de vue. Cette politique éditoriale requiert l’attribution du point de vue exposé et implique notamment un travail de citations et de recherche de sources. C’est en ce sens que la comparaison de Bush avec Hitler a été supprimée. Contrat d’écriture toutefois difficile à tenir lorsque cohabitent plus de 500 auteurs.

Encadré 2. Échange entre un participant non inscrit et Turb.

Page de discussion de « George W. Bush » [Texte coupé] cet article dénie la plupart des actes de W.Bush et de son entourage...
Aucune allusion au scandale Enron Aucune analyse de la campagne de 2000, enfin si peu, seulement la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis, il y a eu d’autres décisions de justice, notamment à la cour d’appel d’altanta mais aussi à la Cour Suprême de l’Etat de Floride, et encore par la suite, il y eut aussi la Commission des droits civils, l’affaire DBT, le NAACP, avec dans les coulisses Jeb Bush !
[Texte coupé] Tout cela est la responsabilité de CE président, de CETTE personne qui prend les décisions les plus importantes au niveau mondial Et j’en passe et des meilleurs, cela serait trop long... @+ --83.179.2.183 1 fev 2005 à 00 :01 (CET)
Navré, mais la neutralité de point de vue chère à la Wikipédia empêche de transformer un article en réquisitoire. Turb 1 fev 2005 à 00 :30 (CET)
Navré mais ça n’est pas faire un réquisitoire que de décrire la réalité, je suppose que pour Ben Laden vous avez parlé des attentats qu’il avait commandité ou bien uniquement de sa carrière dans le batiment ? Quand je lis cet article je n’ai franchement pas l’impression qu’il s’agit de George Bush, que c’est compatissant et malhonnête... --83.179.2.183 1 fev 2005 à 03 :19 (CET)

51Au vu de tes ajouts dans Henry Kissinger, je pense que tu n’as pas lu et médité le lien neutralité de point de vue donné plus haut. La Wikipédia n’a pas a faire d’éducation idéologique ni de journalisme engagé, mais faire un état du savoir. Si cet article est marqué comme non-neutre c’est pour son évidente tendance anti-bush. Turb 2 fev 2005 à 21 :59 (CET)

52A travers cet exemple d’échange entre participants, s’oppose deux interprétations différentes. L’une considère que l’article est « pro-Bush » "tandis que l’autre met en avant « son évidente tendance anti-bush ». On trouve également, par les écrits de Turb, la mobilisation concrète du principe de « neutralité du point de vue » en réponse aux manques d’analyse soulevés. Soumis à de fortes contraintes collectives d’appréciation, les contenus de l’article se bornent à respecter une démarche biographique en retraitant uniquement les informations journalistiques [41] et allocutions de George W. Bush. Cette situation est caractéristique du traitement des sujets controversés au sein du dispositif Wikipedia débouchant soit sur une situation d’impasse où les termes des échanges se détériorent, soit sur des contenus réduits à des faits auparavant rendus publics par un travail de médiation journalistique. Toutefois, la disposition de liens vers les articles « George W. Bush » issus d’autres projets Wikipedia permet de rendre compte d’une disparité dans les constructions d’articles cousins.

Une « définition encyclopédique » du Phare de la Vieille

53Le phare de la Vieille est un sujet moins chaud que George W. Bush ou encore le désormais célèbre conflit d’appellation entre l’endive et le chicon [42]. L’article « Phare de la Vieille » suit un parcours d’exposition différent qui l’a vu reconnaître « article de qualité » le 7 mai 2006 à la suite d’un vote. L’article demeure toutefois modifiable et atteint une taille de neuf pages A4 imprimées. L’intensité coopérative y est moindre (18 participants en mai 2006) ainsi que le nombre de versions (98). Cette configuration se prête plus aisément à une approche méthodologique de la petite fabrique des contenus. On remarque, tout d’abord, une configuration similaire de la coopération avec un ou deux participants qui se détachent de nombreuses modifications mineures. Korrigan et Cyberugo sont les principaux participants à cet article (cf. Graphique 5). En outre, ils revendiquent chacun de nombreuses contributions à des articles concernant différents aspects maritimes (phares, ports, bateaux et navires, etc.) sur leurs pages personnelles.

54Korrigan est docker sur le port de Southampton et participe activement au sous-projet thématique « Maritime ». Les sous-projets sont des pages wiki où l’on débat et organise la réalisation de tâches de maintenance ou appliquées à une thématique particulière. Ces sous-projets permettent d’identifier des participants investis dans des thématiques et de débattre de propositions de normalisation des articles. L’article est donc passé et suivi par des participants amateurs de la mer.

Graphique 5.

Répartition du nombre de contributions par participant

Graphique 5.
Graphique 5. Répartition du nombre de contributions par participant

Répartition du nombre de contributions par participant

55L’article « Phare de la Vieille » contient une description technique, un retour historique sur la construction du phare jusqu’à son automatisation, de nombreuses photos d’archives publiques et d’amateurs autorisant explicitement leur utilisation sur Wikipedia, ainsi que des cartes géographiques retravaillées par le sous-projet « Atelier Graphique ». Alors que certains participants investissent le contenu, d’autres privilégient, dans la poursuite d’une spécialisation dans les fautes d’orthographes ou mises en page, de petites contributions destinées à inscrire l’article dans l’horizon encyclopédique du dispositif Wikipedia. Cette entreprise rédactionnelle convoque ainsi différentes expertises amateurs dans l’agencement des composantes de l’article (données historiques, données techniques, style rédactionnel, iconographie…). L’article comporte également une diversité de sources citées (documentaire télévisuel, roman biographique d’un ancien gardien du phare, sites et forums internet, inventaire des phares réalisé par le Ministère de la Culture, etc.) qui dénote un attachement de ses auteurs au phare de la Vieille.

56Ces exemples permettent, certes de manière limitée, d’appréhender chaque article comme une entreprise singulière, à la rencontre d’expertises et de régimes d’engagement qui vont travailler chacun à leur tâche et faire face et à l’impératif encyclopédique et à la contrainte collective de partager un espace d’autopublication.

CONCLUSION

57Cette description de Wikipedia en tant que dispositif médiatique privilégie une approche des composantes historiques et organisationnelles. L’enrôlement d’acteurs de l’informatique libre, au moment de la reconfiguration du dispositif, a permis à ce projet communautaire de travailler son ouverture à des publics participants aux goûts plus hétérogènes. La croissance rapide des contenus et du nombre de participants a entraîné des aménagements successifs dont les principaux sont l’attribution de fonctionnalités techniques à des participants de confiance, l’action conjuguée de dispositifs techniques de contrôle des modifications et la mise en place d’une gouvernance par le respect de procédures délibératives. Cette approche a également mis l’accent sur la dimension normative du dispositif à inscrire l’horizon encyclopédique dans le pilotage des pratiques d’autopublication. Toutefois, après une ethnographie succincte de la construction des articles, force est de constater que chaque article, perçu comme une entreprise singulière, s’inscrit de manière incertaine dans cette dimension normative. Un flou somme toute constitutif [43] des processus de médiation de l’information, tant professionnels que « ouvert, à tous ». Véritable laboratoire public des pratiques d’écriture contemporaines, ce dispositif médiatique encore peu étudié propose pourtant de nombreuses voies de recherche. Faire participer le public dans un dispositif médiatique s’annonce notamment comme un prolongement des travaux sur les publics, rejoignant les figures distinctes des publics délibératifs et des publics médiatiques [44] dans la définition et la médiation de contenus informationnels.

Notes

  • [1]
    FLICHY, 2001, p. 94.
  • [2]
    Selon CASTELLS, 1998, les principaux attributs d’une société en réseau impliquent un remplacement progressif (et encore en construction) d’une organisation hiérarchique et verticale par une organisation en réseau (le « Net »), et l’émergence de multiples pratiques individuelles et identitaires (le « Self ») qui tentent de s’affirmer dans un monde en changement continu. Les dimensions politiques et culturelles de ces mondes en réseaux demeurent encore peu étudiées alors qu’elles semblent annoncer, selon l’auteur, les fondements de nouveaux rapports sociaux.
  • [3]
    STRAUSS, 1992.
  • [4]
    FOUCAULT, 1975. Voir le chapitre « Qu’est-ce qu’un dispositif ? ».
  • [5]
    FOURMENTRAUX, 2005, p.111.
  • [6]
    AURAY, 2003.
  • [7]
    JUANALS, 2003.
  • [8]
    http ://fr.wikipedia.org/wiki/Vannevar_Bush (version du 16/05/2006)
  • [9]
    BUSH, 1945.
  • [10]
    Licklider, nommé en 1962 au sein de l’ARPA pour diriger une recherche sur la transmission d’informations entre ordinateurs et l’une des figures clés du développement des réseaux informatiques à travers ses conceptions visionnaires, cite ce texte de Vannevar Bush comme ayant orienté sa réflexion. FLICHY, 2001, p. 75.
  • [11]
    Pour une analyse complète et documentée sur l’émergence des BBS, voir FLICHY, 2001, p. 85-111.
  • [12]
    FLICHY, op. cit., p. 113.
  • [13]
    Les sites internet mentionnés dans le paragraphe sont disponibles respectivement à : http ://www.imdb.com, http ://www.dmoz.com, http ://www.gutenberg.org et http ://www. pgdp.net.
  • [14]
    Notamment les deux principaux articles de Larry Sanger publiés sur le site Kuro5hin : “Britannica or Nupedia ? The Future of Free Encyclopedias” (25 juillet 2001) et “Wikipedia is wide open. Why is it growing so fast ? Why isn’t it full of nonsense ?” (24 septembre 2001). L’article du 25 juillet a été, un jour après, relayé par le site Slashdot, générant une hausse de trafic du site Wikipedia.
  • [15]
    AURAY, 2003.
  • [16]
    Citation issue de la traduction française non officielle de la GFDL : http ://fsffrance.org/gpl/gpl-fr.fr.html
  • [17]
    http ://www.gnu.org/encyclopedia/free-encyclopedia.html
  • [18]
    Sur la page “The Free Encyclopedia Project” du projet GNU, on peut lire ce commentaire officiel indiquant que Wikipedia réalise l’idée de Stallman : “Just as we were starting a project, GNUpedia, to develop a free encyclopedia, the Nupedia encyclopedia project adopted the GNU Free Documentation License and thus became a free commercial project. So we decided to merge GNUpedia project into Nupedia. Now, the Wikipedia encyclopedia project has adopted the philosophy of Nupedia and taken it even further. We encourage you to visit and contribute to the site.” Source en ligne (04/06/2006) : http ://www.gnu. org/ encyclopedia /encyclopedia.html
  • [19]
    Au mois de mai 2006, la Wikimedia Foundation possède 14 listes de discussions, 8 listes spécifiques à des projets (dont Wikipedia) et 23 listes de discussions locales (une par langue). Il existe également 20 canaux IRC de discussions synchrones IRC dédiés à des sujets relatifs au fonctionnement des projets Wikipedia.
  • [20]
    http ://enciclopedia.us.es/
  • [21]
    http ://wikimediafoundation.org/wiki/Accueil
  • [22]
    L’éditeur de texte de Wikipedia est introduit par cet avertissement : « Vous n’utilisez pas de compte anonyme. Si vous modifiez cette page, vous serez localisé par votre adresse IP, archivée publiquement dans l’historique de cette page. »
  • [23]
    http ://www.time.com/time/2006/time100/
  • [24]
    http ://en.wikipedia.org/wiki/Wikipedia :WikiProject_Countering_systemic_bias
  • [25]
    http ://www.alexa.com/site/ds/top_500
  • [26]
    Médiamétrie/NetRatings, 2006. Disponible en ligne, juillet 2006 : http ://www.mediametrie.fr/resultats.php ?resultat_id=297&rubrique=net
  • [27]
    Le projet Wikipedia ne communique pas de mesures d’audience internes. En effet, la configuration des serveurs et des copies de bases de données ne permet pas de calculer des taux d’audience page par page. C’est pourquoi ces mesures ont été arrêtées en octobre 2004. L’échantillonnage de la population des mesures Alexa est fortement critiqué, car il ne prend en compte que les parcours des internautes ayant installé la barre Alexa. L’échantillon de Médiamétrie/NetRatings est, quant à lui, composé de 7000 personnes, il est représentatif des internautes résidant en France, mais ne prend pas en compte l’ensemble des pays francophones.
  • [28]
    Selon l’indicateur Google Trends qui mesure l’évolution du nombre de requêtes sur Google incluant le mot-clé désiré, les recherches incluant Wikipedia sont en constante progression, ainsi que son nombre de références dans l’agrégateur Google News. (http ://www.google.com/trends)
  • [29]
    Le groupe CERISE (Conseils aux Étudiants pour une Recherche d’Information Spécialisée Efficace) a proposé, dans le cadre de ses séminaires de recherche, un dialogue avec les participants francophones, afin de mieux comprendre le fonctionnement de Wikipedia. A la suite de ces séminaires mettant en valeur l’incompatibilité du dispositif Wikipedia et des standards scientifiques de validation des contenus, Wikipedia est ajoutée à la liste des ressources informationnelles du guide CERISE, accompagnée de cette présentation : « Projet de site encyclopédique libre et gratuit, écrit coopérativement. Il offre beaucoup d’informations utiles et originales, mais les articles ne sont pas signés, les sources sont rarement référencées et le site n’est pas sous le contrôle d’institutions scientifiques. Prudence... Certains articles offrent des informations douteuses ou distillent insidieusement une idéologie masquée. On peut cependant retrouver trace de l’élaboration d’un document et des contributeurs en ouvrant l’onglet "Historique" ». Disponible en ligne, juin 2006 : http ://www.ext.upmc.fr/urfist/cerise/index.htm
  • [30]
    http ://www.rsf.org/article.php3 ?id_article=15375
  • [31]
    DONATH, 2004.
  • [32]
    Chaque robot, au moment de son lancement, est spécialisé dans une tâche précise (gestion de liens entre les articles de différents Wikipedia, résolution d’homonymie, correction de fautes d’orthographe…) mais peut être configuré pour effectuer différentes tâches. La mise en œuvre d’un robot est fortement contrainte par des procédures de validation, car elle peut avoir des effets secondaires importants, une fois lancée à grande échelle dans l’espace éditorial. Les robots sont les seuls agents automatiques, bien qu’ils soient configurés manuellement et testés de manière locale, autorisés à éditer sur Wikipedia. Les nombreuses attaques de spam par des robots, sont inscrites sur une liste noire que les projets Wikipedia se partagent, le projet anglophone, par son audience, étant le premier confronté aux attaques de spam.
  • [33]
    L’adresse IP correspond à l’identifiant unique (fixe ou dynamique) d’une machine connectée au réseau internet.
  • [34]
    http ://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia :Administrateur
  • [35]
    VIEGAS, WATTENBERG et DAVE, 2004.
  • [36]
    Source : http ://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia :Règles
  • [37]
    Source : http ://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia :Système_de_prise_de_décision
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    http ://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia :Comité_d’arbitrage/Règlement. La construction de ce règlement a pris plus d’un an, entre le 24 avril 2004, date à laquelle est lancée une « base de travail d’une version future » et mars 2005 où est entré en vigueur le premier Comité d’Arbitrage.
  • [40]
    http ://stats.wikimedia.org/FR/TablesArticlesEditsPerArticle.htm
  • [41]
    REBILLARD, 2006 note que le retraitement de l’information devient une tendance du journalisme en ligne. Toutefois, dans le cas de Wikipedia, cette pratique ne dénote pas d’une « automatisation de la circulation de l’information » (p. 57), mais d’une configuration contraignant collectivement le travail de l’information.
  • [42]
    http ://fr.wikipedia.org/wiki/Discuter :Endive
  • [43]
    RUELLAN, 1993 montre, à travers un travail historique, comment la profession de journaliste, malgré une imprécision formelle de procédures de production et une structuration collective mise à mal par un rapport étroit avec les patrons de presse, fonctionne par emprunts de méthodes intellectuelles imprégnant cette profession d’un flou concernant ses modes de production.
  • [44]
    CÉFAI et PASQUIER, 2003 ont mis en évidence les airs de parenté entre des thématiques distinctes (politique et réception) mais orientées vers les dimensions performatives des publics à s’auto-gouverner, délibérer, construire du sens.
Français

Wikipedia est devenu en l’espace de cinq années une ressource de plus en plus visible et mobilisée pour rechercher une information sur internet. Les mesures de son audience en font un des principaux médias basés sur des publics participants. Cet article retrace son émergence et son contexte historique, en situant ce dispositif médiatique dans l’écologie de l’internet participatif. Il aborde ensuite son caractère médiatique en exposant quelques données statistiques, ainsi que les principaux mécanismes de régulation (l’attribution de fonctionnalités techniques aux participants, la mise en œuvre de dispositifs de contrôle, et les règles et procédures appliquées à la coordination). Enfin, la mise à l’épreuve de ces mécanismes dans la construction d’articles est abordée, montrant le caractère incertain de leur inscription dans ce dispositif médiatique.

RÉFÉRENCES

  • AURAY N. (2003), « Le sens du juste dans un noyau d’experts : Debian et le puritanisme civique », CONEIN B., MASSIT-FOLLEA F. et PROULX S., Internet : Une utopie limitée. Nouvelles régulations, nouvelles solidarités, Presses de l’Université Laval, 2005.
  • BUSH V. (1945), “As We May Think”, Athlantic Monthly, disponible en ligne : http ://www.theatlantic.com/doc/194507/bush
  • CASTELLS M. (1998), La société en réseau, tome 1, Paris, Fayard. CÉFAI D., PASQUIER D. (dir.) (2003), Les Sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Introduction, Paris, Presses Universitaires de France.
  • DONATH J., GOLDER S.A. (2004), “Social Roles in Electronic Communities”, for the Association of Internet Researchers (AoIR) conference Internet Research 5.0, September 19-22, Brighton, England.
  • En ligneFLICHY P. (2001), L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte.
  • FOUCAULT M. (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
  • FOURMENTRAUX J.-P. (2005), Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Communication.
  • JUANALS B. (2003), La culture de l’information : du livre au numérique, Paris, Lavoisier.
  • REBILLARD F. (2006), « Du traitement de l’information à son retraitement. La publication de l’information journalistique sur l’internet », Réseaux, n° 137, vol. 24.
  • RUELLAN D. (1993), Le professionnalisme du flou. Identité et savoir-faire des journalistes français, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.
  • STRAUSS A. (1992), La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan. VIÉGAS F., WATTENBERG M., DAVE F. (2004), “Studying Cooperation and Conflict between Authors with history flow Visualizations”, CHI2004,1, vol. 6, Vienna, Austria.
  • WELLS H.G. (1938), World Brain, Editions Ayer Co Pub.
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