CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour le gouvernement chinois, l’Asie centrale constitue à la fois un problème de sécurité et une nouvelle zone d’expansion de ses intérêts économiques et diplomatiques. Les préoccupations de sécurité ont longtemps dominé et continuent aujourd’hui d’occuper une place primordiale dans la politique de la Chine à l’égard de l’Asie centrale. Mais ses objectifs économiques et notamment énergétiques ont progressivement, et en partie, modifié ses priorités. De fait, loin d’être séparées, les deux questions sont étroitement liées dans l’esprit des autorités de Pékin. Comme au Xinjiang dans une certaine mesure, la Chine s’efforce de régler ses problèmes de sécurité avec l’Asie centrale par le développement de la coopération économique et des échanges commerciaux, bref par la prospérité. On pourra objecter que c’est une stratégie à courte vue ou incomplète, en particulier s’agissant de pays récemment indépendants, culturellement distants ainsi que soumis à de multiples influences extérieures et tensions intérieures. Toutefois, cette stratégie est au cœur de l’approche chinoise non seulement de l’Asie centrale mais de l’ensemble de ses voisins. C’est dans une large mesure le sens de la « diplomatie de bon voisinage » promue par Hu Jintao et Wen Jiabao depuis le début des années 2000. Et alors que la Chine affirme sa puissance sur sa façade maritime, elle demeure très prudente et circonspecte dans ses relations avec les États d’Asie centrale, mettant au jour à la fois la hiérarchie de ses objectifs extérieurs et l’ambivalence durable de sa politique internationale.

Comment la Chine s’est accommodée de nouveaux voisins centrasiatiques

2On sait combien, en 1991, les républiques soviétiques d’Asie centrale étaient mal préparées à leur indépendance. On peut dire sans hésitation que la Chine a été plus encore prise de court par l’éclatement de l’Union soviétique et a vu dans l’irruption de nouveaux États en Asie centrale, et en particulier de trois nouveaux voisins, une source d’insécurité sans précédent [1].

3La fin du conflit sino-soviétique et la normalisation progressive des relations entre Pékin et Moscou au cours des années 1980 avaient favorisé une réouverture progressive de la frontière entre le Xinjiang et l’urss. La voie ferrée Urumqi – Alma Ata (actuelle Almaty), laissée à l’état de projet depuis les années 1960, avait enfin pu être construite (elle fut achevée en 1991). Mais la vision et l’approche chinoise de l’Asie centrale ne pouvaient que s’inscrire dans le cadre de la lente amélioration de ses relations avec Moscou, une amélioration qui ne s’accéléra qu’après l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 et surtout le retrait en 1988 de l’armée soviétique d’Afghanistan.

4La première préoccupation du gouvernement chinois fut évidemment d’établir des relations diplomatiques avec les cinq nouveaux États d’Asie centrale afin d’éviter que ceux-ci soient tentés de normaliser les leurs avec Taiwan. Alors, dirigée par Lee Teng-hui, la jeune démocratie taïwanaise s’efforçait de tirer parti de la fin de la Guerre froide et de l’isolement diplomatique (relatif) de la Chine pour accroître le nombre de ses alliés. Cet obstacle ne fut pas trop difficile à franchir tant les gouvernements fraîchement formés d’Asie centrale avaient également besoin de stabiliser leurs relations avec leur principal voisin oriental et restaient dominés par des élites alors prêtes à suivre les choix diplomatiques de la Russie.

5La seconde préoccupation de Pékin fut le contrôle des frontières. Le problème était double. D’une part, la reprise des échanges et des contacts transfrontaliers avaient contribué à une recrudescence des activités parfois violentes des opposants ouïgours à la domination chinoise du Xinjiang. Soutenus ou protégés par la communauté ouïgoure du Kazakhstan (300 000 à 500 000 personnes) et dans une moindre mesure du Kirghizistan (50 000), ces opposants tiraient parti de la faiblesse et de la désorganisation des nouveaux régimes en place [2]. D’autre part, les conflits frontaliers hérités de l’ère impériale et laissés en suspens à l’époque soviétique restaient une source de tension. C’est la raison pour laquelle, au cours des années 1990, le gouvernement chinois accorda la priorité à la résolution de ces problèmes.

6On peut dire qu’il y parvint dans une large mesure. Le Kazakhstan en particulier interdit rapidement toute organisation politique ouïgoure sur son territoire, contraignant cette communauté à se limiter à des activités de nature culturelle ou linguistique [3]. Parallèlement, des négociations frontalières furent engagées, qui permirent la conclusion d’accords de principe avant la fin de la décennie, puis détaillés et définitifs au début des années 2000 entre la Chine et ses trois voisins occidentaux, y compris le Tadjikistan [4].

L’Afghanistan et le groupe de Shanghai

7La fin de l’intervention soviétique en Afghanistan – une intervention que la Chine avait, comme l’Occident, vivement dénoncée en décembre 1979 – devait favoriser une montée en puissance des mouvements islamistes et finalement la prise de contrôle du pays par les Talibans en 1996. La constitution à l’initiative de Pékin du « groupe de Shanghai » en avril 1996 fut directement liée à cette nouvelle donne régionale. Rassemblant le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, la Russie et la Chine, les « cinq de Shanghai » affichaient dès leur première réunion dans cette grande métropole chinoise une volonté de stabiliser à la fois les frontières et la sécurité régionales. Ainsi, deux ans plus tard, en 1998, à Almaty, ils firent de la lutte contre « le séparatisme, le terrorisme et l’extrémisme » leur priorité. Inspirés par Pékin, ces nouveaux objectifs furent aisément acceptés par les autres membres du groupe tant l’évolution de la situation afghane les préoccupait également.

8Toutefois, conçu par la Chine et bien qu’endossé par la Russie, ce projet de rassemblement multilatéral permettait aussi à la première d’accroître son influence en Asie centrale et d’y combler le vide stratégique partiel que le démantèlement de l’urss avait créé. En outre, « l’esprit de Shanghai » arrangeait tous les membres de ce nouveau groupe : sécurisation des frontières, refus des alliances, multipolarité, diversité politique et culturelle, non-ingérence dans les affaires intérieures. Et Jiang Zemin, le président chinois de l’époque, tabla sur ses bonnes relations avec Boris Eltsine, son homologue russe, et le partenariat stratégique que tous deux avaient mis en place, également en 1996, pour pousser plus avant son avantage. Tirant parti de la continuité de la politique chinoise de la Russie après le remplacement d’Eltsine par Vladimir Poutine au début 2000, Jiang proposa en juin 2001 de transformer le groupe de Shanghai en Organisation de coopération de Shanghai (ocs).

La sécurité par l’Organisation de coopération de Shanghai

9L’établissement de l’ocs reflétait pour la première fois l’ambition de Pékin se considérer l’Asie centrale dans son ensemble. En effet, tandis que le groupe de Shanghai ne comprenait que des pays frontaliers de la Chine, l’ocs s’ouvrait à la totalité de la région : si le Turkménistan, du fait de sa politique de neutralité, et surtout d’isolement, promue par son président, alors Saparmurat Niyazov, dit le Turkmenbashi, déclina l’invitation, ce ne fut pas le cas de l’Ouzbékistan, le pays le plus peuplé d’Asie centrale (23 millions d’habitants), qui rejoignit alors l’ocs. Le Traité de Shanghai signé le 15 juin 2001 reprenait comme objectif prioritaire la lutte contre les trois « ismes » affichée à partir de 1998 [5].

10Le 11 septembre, la chute des Talibans en Afghanistan ainsi que la présence durable des forces américaines et de l’otan dans ce pays et en Asie centrale modifièrent la donne et constituèrent un test inattendu pour l’ocs. Le déploiement américain au Kirghizstan et en Ouzbékistan était perçu avec une grande suspicion par les militaires chinois qui y voyaient une entreprise d’encerclement de leur pays. Néanmoins, les responsables politiques de Pékin surent adapter l’ocs à un nouveau contexte stratégique qui contribuait à servir les objectifs antiterroristes de cette organisation. De plus, ils profitèrent du 11 septembre pour affaiblir la pression occidentale sur la question du Xinjiang et même convaincre les États-Unis d’inscrire l’etim (East Turkestan Islamic Movement), un groupuscule peu représentatif d’opposants armés ouïgours, principalement basés au nord du Pakistan, sur la liste de l’onu des organisations terroristes.

11L’ocs, d’ailleurs, s’institutionnalisait et se consolidait. Les sommets se succédaient année après année ; en 2004, un secrétariat permanent était ouvert à Pékin et un centre antiterrorisme destiné à mutualiser le renseignement en matière de terrorisme (et toute forme d’opposition politique) était établi à Tachkent auquel vint s’attacher en 2006 un institut de lutte contre la criminalité transfrontalière et en particulier le trafic de drogues, en provenance dans sa grande majorité d’Afghanistan. Parallèlement, dès 2001, la Russie renforçait sa présence sur la base aérienne de Kant, près de Bichkek, afin de pouvoir accueillir la force de déploiement rapide de l’ocs prévue par le traité de Shanghai de 2001. Et, à partir de 2002, la Chine et les autres membres de l’ocs organisèrent des manœuvres communes dans le but de renforcer leur coordination opérationnelle dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

12Certes, au départ ces exercices étaient assez symboliques. Ce fut le cas, par exemple, de ceux conduits entre l’Armée populaire de libération (apl) et les forces kirghizes en 2002 (300 soldats et gardes frontières). Et surtout, ils peinaient à rassembler l’ensemble des États membres de l’ocs. Ainsi, il fallut attendre 2007 pour voir l’Ouzbékistan participer à ces manœuvres, alors organisées en Sibérie occidentale dans la région de Tcheliabinsk. Mais celles-ci montèrent progressivement en puissance. Par exemple, en août 2005, Chinois et Russes procédèrent au Shandong à un exercice militaire engageant 10 000 soldats et destiné à « séparer les belligérants, aux termes d’un mandat de l’onu, dans un État fictif en proie à des troubles ethniques violents ». Et les manœuvres qui se déroulèrent au nord du Kazakhstan en septembre 2010 (5 000 hommes dont 1 000 Chinois) étaient plus significatives encore et surtout plus sophistiquées, incluant l’acheminement par voie ferrée d’un important contingent de troupes et de matériels chinois (5 000 km) et l’engagement sur une longue distance de bombardiers de l’apl (avec réapprovisionnement en vol en carburant) dans le but de libérer une ville tenue par des forces terroristes ou rebelles. Ces opérations avaient manifestement pour but de démontrer une capacité d’intervention qui avait failli en avril de la même année au Kirghizstan [6].

13Le dossier afghan occupa assez rapidement une place particulière au sein de l’ocs. Ainsi, en 2004, le président Hamid Karzai était invité au sommet de Tachkent de cette organisation et, l’année suivante, un groupe de contact avec l’Afghanistan était mis sur pied, conséquence directe de la détérioration de la situation dans ce pays.

14La même année, l’ocs décida de s’ouvrir sur son environnement régional et de créer le statut d’observateur qu’accepta immédiatement la Mongolie ; en 2005, l’Iran, l’Inde et le Pakistan rejoignirent le groupe des observateurs.

15En 2007, l’ocs connut un important développement avec la signature par l’ensemble de ses membres d’un « traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération à long terme » (changqi mulin youhao hezuo tiaoyue) : ainsi, pour la première fois, était mis en avant de manière très explicite le caractère global – c’est-à-dire plus uniquement sécuritaire mais aussi diplomatique et économique – de cette organisation multilatérale régionale. Simultanément, l’ocs se rapprochait de l’Organisation du traité de sécurité collective (otsc) de la Communauté des États indépendants (cei) mise en place après le démantèlement de l’urss par la Russie en coopération avec la majorité des anciennes républiques soviétiques, dont celles qui plus tard devaient adhérer à l’ocs[7]. Les deux organisations s’entendirent alors pour échanger des informations en matière de terrorisme et de criminalité transfrontalière. À travers cette coopération avec une organisation de sécurité contrôlée par Moscou, Pékin mettait aussi au jour la nature inédite de l’ocs : un nouveau modèle, voire un contre-modèle d’inspiration chinoise d’organisation multilatérale non seulement de sécurité mais aussi de coopération politique et économique.

L’ocs : un modèle chinois d’organisation multilatérale

16Car l’ocs n’a jamais eu dans l’esprit de la Chine, ni d’ailleurs pour ses autres membres, vocation à se muer en alliance militaire. Pour Pékin, l’ocs est aujourd’hui au contraire, sinon une « antialliance », du moins le modèle alternatif aux alliances établies par les Américains en Europe (otan) ou en Asie-Pacifique (avec notamment les traités de sécurité bilatéraux conclus entre les États-Unis, d’une part, et le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, la Thaïlande et l’Australie, d’autre part). Ainsi, lors du sommet de Tachkent en mars 2004, Zhang Deguang, le premier secrétaire général de l’ocs, déclarait : « L’ocs ne deviendra jamais une alliance politico-militaire antioccidentale », « ni n’a pour objectif de s’opposer à l’otan » [8]. Adaptée à l’environnement stratégique de l’après-guerre froide, voire « œcuménique », l’ocs ne possède pas les contraintes des alliances classiques ; elle est flexible, ouverte à diverses formes de coopérations régionales ou extérieures et prête à accueillir de nouveaux membres, observateurs et autres partenaires. Ainsi, en 2009, le Sri Lanka et la Biélorussie devenaient des « partenaires de discussion » de l’ocs.

17Pour autant, aux yeux de la Chine, l’ocs possède la vertu importante de n’inclure aucun pays occidental, ou plutôt allié des États-Unis. Si l’opposition de Pékin à l’otan ainsi que son extension vers l’Est se sont quelque peu émoussées, le dialogue mis en place entre l’ocs et cette dernière organisation – ou avec les États-Unis d’ailleurs – est resté pour l’heure informel et largement inconsistant. Le gouvernement chinois voit aussi dans l’ocs, en dépit de ses divisions internes, un rempart à la fois contre les bases américaines en Asie centrale et les « révolutions de couleur ».

18Ainsi, après avoir applaudi avec la Russie et la majorité de l’ocs à la fermeture en 2005 de la base américaine K2 (Karchi-Khanabad) située au sud de l’Ouzbékistan [9], la Chine a tenté de persuader le Kirghizstan de fermer la base américaine de Manas. D’après Wikileaks, elle aurait proposé au gouvernement de Bichkek la somme de 3 milliards de dollars américains comme compensation probablement lors de la renégociation du bail en 2009 [10]. En d’autres termes, Moscou n’est pas la seule capitale à s’efforcer de réduire la présence américaine en Asie centrale.

19En 2005 également, inquiète de la « révolution des tulipes » au Kirghizstan, la Chine a bruyamment approuvé avec la Russie et le reste de l’ocs la répression violente des révoltes d’Andijan (vallée de la Ferghana) décidée par le président ouzbek Islom Karimov. Pékin voyait là un moyen efficace d’affaiblir les mouvements ouïgours liés au Mouvement islamique d’Ouzbékistan ainsi qu’à Al-Qaïda (notamment l’etim) en Afghanistan et au nord du Pakistan [11].

20Enfin, le gouvernement chinois ne semble pas favorable à une trop vaste extension de l’ocs proprement dite. S’il n’est pas opposé à l’augmentation du nombre d’observateurs ou de partenaires de discussion, il entend maintenir la nature centrasiatique de cette organisation. Par conséquent, le seul pays que la Chine cherche à persuader de rejoindre l’ocs est le Turkménistan. Cela étant, l’absence de ce pays n’a guère freiné les projets chinois de coopération énergétique avec celui-ci. On pourrait même arguer que l’isolement du régime du président Gourbangouly Berdymouhamedov, le successeur de Niyazov, mort en 2006, les a accélérés, permettant à la compagnie pétrolière chinoise cnpc d’obtenir des privilèges sans précédent – la cnpc signait en 2007 un accord d’exploitation des ressources et de partage de la production des champs gaziers de Yolotan Sud – et à la Chine, en proposant la construction d’un immense gazoduc à travers les territoires ouzbek et kazakh, d’offrir un autre débouché au gaz turkmène. En juillet 2009, Pékin offrait en outre à Achgabat un prêt de 3 milliards de dollars destiné à moderniser l’exploitation des champs de Yolotan. Achevé dès décembre 2009, ce coûteux gazoduc (19 milliards de dollars) devrait pouvoir fournir à la Chine 30 milliards de m3 de gaz d’ici 2013 [12].

21Les succès de la Chine au Turkménistan mettent au jour deux évidences de nature à relativiser le rôle de l’ocs : d’une part, avant tout sécuritaire, cette organisation n’est pas forcément un multiplicateur de coopération économique ; d’autre part, comme on va le voir, la coopération économique et énergétique entre la Chine et les pays d’Asie centrale membres de l’ocs passe par la négociation bilatérale plutôt qu’à travers une organisation de belle figure mais de peu de substance, y compris, comme on le verra ensuite, sur le plan de la sécurité.

La sécurité par la coopération économique et énergétique

22Très tôt, la Chine a vu dans le groupe de Shanghai et plus encore dans l’ocs un vecteur de coopération économique et énergétique. Ainsi, dès 2003, le Premier ministre Wen Jiabao proposa de transformer l’ocs en « zone de libre-échange » dont l’économie chinoise serait la locomotive. Plus tard, le gouvernement chinois a reconnu que cette offre était pour le moins prématurée, surtout concernant des économies sinistrées et fragilisées par de nombreuses années de planification soviétique. Même la Russie voyait d’un mauvais œil cette libéralisation trop précipitée des échanges.

23Cela étant, à travers cette déclaration, les autorités de Pékin indiquaient clairement que la sécurisation des frontières et la lutte frontale contre le terrorisme ne suffisaient pas. La stabilisation de la région passait par le développement économique et la prospérité, et partant par le renforcement des échanges commerciaux et de la coopération énergétique entre la Chine et l’Asie centrale.

24Il est clair qu’à travers une plus forte présence économique dans la région, les autorités de Pékin se sont aussi efforcées d’y accroître leur influence diplomatique et par conséquent d’y neutraliser les forces hostiles que l’on sait : non seulement les mouvements ouïgours, mais aussi les sentiments panturcs ou musulmans de solidarité à l’égard des minorités turcophones du Xinjiang [13].

25Il est évident aussi que l’Asie centrale et, en particulier, le Kazakhstan et le Turkménistan présentent pour la Chine depuis la fin des années 1990, un intérêt énergétique majeur qui s’inscrit dans la stratégie de diversification des sources de pétrole et de gaz, au détriment du Moyen-Orient et des voies maritimes jugées plus vulnérables, car tributaires de mers et de détroits contrôlés par la Marine américaine, et en faveur de l’Asie centrale, de la Russie et plus généralement d’un acheminement par voie terrestre. Ces objectifs de sécurité non traditionnelle ont aussi contribué à renforcer la dimension stratégique de la coopération économique mise en place entre la Chine et l’Asie centrale.

Coopérations économiques multilatérales et bilatérales

26L’ocs est souvent présentée en Chine comme un facteur de coopération économique. Or, celle-ci se développe avant tout sur le plan bilatéral. Il est vrai que plusieurs grands projets d’infrastructure ont imposé (gazoduc turkmène) ou requerront (ligne de chemins de fer Urumqi-Och-Tachkent-Téhéran à l’étude) une coopération multilatérale. Mais ces projets font figure d’exception. Et surtout, l’ocs en tant que telle n’est pas partie prenante à ces formes de coopération. Si l’on peut penser que la mise en place de l’ocs a contribué à renforcer les relations bilatérales, tant sur les plans politiques qu’économiques, entre la Chine et les autres membres de cette organisation, les négociations, même à trois – par exemple dans le cas du gazoduc turkmène –, n’ont pas utilisé ce cadre multilatéral, mais se sont déroulées sur une base ad hoc et selon une formule proposée par la Chine (en réalité deux séries de négociations trilatérales).

Les échanges commerciaux

27Tirant avantage de son développement économique et de son dynamisme commercial, la Chine a rapidement acquis une place majeure, voire dominante dans les échanges extérieurs de l’Asie centrale. Elle a aussi su transformer le Xinjiang en plaque tournante de ses échanges frontaliers avec l’Asie centrale. Alors qu’environ 80 % des échanges extérieurs du Xinjiang se font avec l’Asie centrale, ces échanges représentent aussi près de 60 % du commerce entre la Chine et l’Asie centrale (18 milliards de dollars en 2008) ; cette part est cependant appelée à diminuer du fait de l’augmentation des achats chinois de pétrole et de gaz.

28Le volume des échanges entre la Chine et l’Asie centrale est passé de 2,4 milliards de dollars en 2002 à 31 milliards en 2008. D’abord concentrés au Kazakhstan (marché d’Almaty) et au Kirghizstan (marché de Bichkek), ces échanges se sont étendus à l’ensemble de la région [14]. De telle sorte qu’en 2009, en dépit d’une baisse de 23,6 % des échanges (23,45 milliards de dollars contre 31 milliards en 2008) la Chine est devenue pour la première fois le principal partenaire commercial de l’Asie centrale, devant la Russie. Elle représente 34 % du commerce extérieur du Kirghizstan, 15 % de celui du Kazakhstan et 10 % de celui du Tadjikistan. Elle est aussi devenue le deuxième client du Kazakhstan, derrière l’Union européenne [15].

29Ces résultats statistiques sont évidemment stimulés par les achats chinois d’hydrocarbures kazakhs et plus récemment de gaz turkmène. Mais l’on aurait tort de négliger la place désormais dominante qu’occupent les produits chinois de consommation courante dans l’économie de ces pays (textiles, équipements, électroménager, électronique).

La coopération énergétique

30Celle-ci reste largement concentrée au Kazakhstan et comprend trois volets : l’achat de pétrole brut, des investissements chinois dans l’industrie pétrolière kazakhe et la construction d’un immense oléoduc des rives de la mer Caspienne à la frontière chinoise (Alashankou). Les importations chinoises de pétrole kazakh ont rapidement augmenté : s’élevant à 4,25 millions de tonnes en 2007, elles devraient attendre 20 millions de tonnes une fois l’oléoduc totalement achevé, en 2011. Parallèlement, les grandes compagnies pétrolières chinoises se sont implantées au Kazakhstan. L’acquisition la plus importante a été l’achat par cnpc en 2005 de la société canadienne Petrokazakhstan pour 4,2 milliards de dollars.

31Le second partenaire énergétique de la Chine est aujourd’hui le Turkménistan. Fin 2009, le gazoduc de 1 800 km reliant le gisement gazier de Bagtyarlik, situé à l’est du pays à la frontière chinoise (Horgos), était achevé. En 2013, il devrait être capable d’exporter vers la Chine 30 milliards de m3 de gaz, dont 10 milliards du Turkménistan, 10 milliards d’Ouzbékistan et 10 milliards du Kazakhstan. Toutefois, la mauvaise qualité du gaz turkmène a conduit à une réduction drastique des livraisons au cours de 2010, probablement moins de 5 milliards de tonnes pour l’ensemble de cette année. Et l’on ne sait pas quand les approvisionnements pourront à nouveau croître.

32Au total, en 2020, la Chine espère pouvoir acheter 15 % de son pétrole et 30 % de son gaz importés en Asie centrale. Ces objectifs paraissent ambitieux et semblent difficiles à atteindre en raison des difficultés évoquées. En 2008, les anciens pays de l’Union soviétique n’assuraient que 13 % des importations d’hydrocarbures de la Chine (Asie centrale, 7 % et Russie 6 %).

Une aide croissante au développement

33La Chine a parallèlement apporté une aide croissante au développement de l’Asie centrale. Les prêts chinois à bas taux d’intérêt accordés à cette région sont passés de 900 millions de dollars américains en 2004 à 10 milliards en 2009, plaçant Pékin loin devant Moscou. L’aide est concentrée sur trois pays : le Turkménistan (3 milliards en 2009), le Kirghizstan, notamment après les émeutes du printemps 2010, et le Tadjikistan, pays particulièrement démuni, sous forme en particulier de projets énergétiques (un milliard de dollars d’investissements annoncé en 2009). Mais rappelons que mise à part une aide humanitaire d’urgence qui est toujours restée symbolique, l’assistance chinoise est conditionnelle. Comme en Afrique, elle consiste à attacher chaque jour davantage ces pays à la Chine par des financements de projets, des ventes d’infrastructures et de biens d’équipement ainsi que par des achats de produits agricoles. Certaines de ces exportations centrasiatiques sont aujourd’hui issues de terres louées et mises en valeur par des entreprises chinoises (notamment au Kazakhstan).

Intégrer l’Asie centrale aux réseaux routiers et ferrés chinois

34L’aide chinoise s’est en particulier portée sur la construction ou l’amélioration des routes. Concentrée dans les pays les plus pauvres, tels le Kirghizstan et le Tadjikistan, cette assistance est aussi destinée à mieux intégrer l’Asie centrale au réseau routier chinois. Par exemple, ce sont des entreprises chinoises qui ont construit au Kirghizstan les 400 km de route de Irkeshtam, située à la frontière chinoise du Xinjiang, à Och, ou les 160 km de route de Madaniyat à la station hydraulique de Krupsai. Au Tadjikistan, les Chinois ont modernisé la liaison avec le Xinjiang, grâce à la construction achevée en 2009 du tunnel de Shar-shar (2,3 km) sur le tronçon Douchanbé-col de Kulma, à la frontière chinoise, facilitant ainsi la jonction avec la route du Karakorum (Kashgar-Gilgit). Ils sont aussi en train d’améliorer et surtout d’asphalter la route de Pendjiket, près de la frontière de l’Ouzbékistan, à Douchanbé. Ils ont percé sur cette artère importante un certain nombre de tunnels (d’autres l’ont été par les Iraniens).

35En outre, depuis 2009, la Chine envisage d’étendre cette assistance au réseau ferré. Elle projette notamment de poser de nouvelles voies ferrées à écartement standard adaptées aux trains à grande vitesse qui permettront au réseau chinois d’être relié à partir de Urumqi à Tachkent, via Och et plus tard à Téhéran et donc à Ankara et Istanbul. L’objectif final est de relier Pékin à Londres en deux jours d’ici 2025 et s’inscrit dans un plan de construction d’un réseau pan-asiatique de 81 000 km de voies ferrées modernes reliant entre eux vingt-huit pays. Le coût total de ce projet titanesque pourrait atteindre 616 milliards de dollars [16].

36Si cette stratégie n’est pas sans rappeler celle mise en œuvre simultanément en direction de l’Asie du Sud-Est, notamment de la Birmanie, du Laos et du Vietnam, elle est cependant autrement plus ambitieuse.

37Plus généralement, la Chine est parvenue, depuis l’irruption il y a bientôt vingt ans d’une Asie centrale indépendante, à acquérir une influence sans précédent dans cette région. Grâce à la mise en place de l’ocs, mais plus encore par son habileté diplomatique et surtout son dynamisme économique et commercial, elle a progressivement entamé le rôle dominant qu’exerçait la Russie jusqu’au début des années 2000. Pour autant, la Chine affronte un certain nombre de difficultés en Asie centrale qui contribuent non seulement à relativiser ces succès mais à rappeler ses vraies priorités.

Les défis durables que doit affronter la Chine en Asie centrale

38En effet, toute une série de difficultés culturelles, politiques, géostratégiques et économiques sont appelées à continuer de contrarier la stratégie et les projets de la Chine en Asie centrale. Pékin ne semble pas toujours conscient de ces obstacles, ou du moins tend publiquement à les minimiser. De même, présentée comme une success story à la chinoise dans les couloirs du Waijiaobu, le ministre des Affaires étrangères de la République populaire, l’ocs ne fait l’objet de réserves que dans les conversations privées avec les chercheurs.

Le choc des cultures et des religions

39La première limite à la montée en influence de la Chine en Asie centrale est culturelle et religieuse. Principalement turcophones et largement musulmans, les peuples de la région partagent, c’est une évidence, beaucoup plus de traits culturels avec les Ouïgours et autres populations turcophones du Xinjiang qu’avec les Hans. S’ils adhèrent pour la plupart à un islam modéré, la pratique religieuse augmente parmi les jeunes générations de la population, notamment en Ouzbékistan, au Tadjikistan et au sud du Kirghizstan. En outre, le russe reste la lingua franca dans une grande partie de l’Asie centrale et surtout parmi ses élites, perpétuant une forme de complicité avec l’ancien colonisateur russe, encore très représenté au Kazakhstan, et dans une moindre mesure au Kirghizstan.

La solidarité avec les Ouïgours du Xinjiang

40Par conséquent, les sociétés d’Asie centrale ne peuvent rester indifférentes à la politique chinoise au Xinjiang ni au contrôle étroit qu’exerce le Parti communiste sur les populations turcophones et musulmanes de la région « autonome ». La solidarité sourde entre ces peuples et les Ouïgours du Xinjiang est vue avec une grande suspicion par les autorités de Pékin. Celles-ci ne font qu’une confiance limitée aux garanties offertes par les gouvernements d’Asie centrale (en particulier d’Astana et de Bichkek) : elles savent pertinemment que ces derniers sont dans une situation délicate, et elles sont aussi conscientes du caractère durable et quasi insoluble du ressentiment centrasiatique nourri contre leur politique à l’égard des minorités musulmanes du Xinjiang. Ce ressentiment s’est encore manifesté de manière discrète mais réelle dans l’ensemble de la région après les émeutes du 5 juillet 2009 à Urumqi [17]. On le sait, il a été beaucoup plus visible car public et même officiel en Turquie.

L’Asie centrale n’est pas l’Union européenne !

41Une autre difficulté, de nature très différente, découle de la propension, du moins dans les cercles officiels chinois, à considérer l’Asie centrale comme une région homogène, prête à adhérer et à participer activement à l’ocs. Or, c’est un fait avéré, les pays centrasiatiques sont loin de s’entendre entre eux. Les évolutions et les crises récentes ont contribué à accuser leurs dissensions plutôt qu’à les réduire. L’Ouzbékistan, l’État le plus peuplé mais aussi le plus enclavé et « soviétique », jalouse le Kazakhstan, le plus riche en hydrocarbures, maltraite le Tadjikistan notamment autour de la gestion des eaux, et méprise le Kirghizistan qu’il a sommé, en avril 2010, de gérer seul ses conflits interethniques, y compris sa minorité ouzbek. Il craint aussi la contagion des tendances démocratiques et l’esprit d’ouverture des Kirghizes, denrées rares en Asie centrale. Le Turkménistan « ronchonne » dans son coin et refuse, au nom de la neutralité, toute association avec l’ocs (même s’il semble aujourd’hui envisager d’en devenir observateur). Seul le Kazakhstan pourrait prétendre au leadership régional, mais aucun de ses voisins ne veut en entendre parler. Si cette crainte des « révolutions de couleur » tend à rassembler la plupart des pays de la région dominée par des régimes présidentiels, autoritaires et corrompus, et de ce fait à les rapprocher de la Chine, elle n’a pas été assez forte pour surmonter les vieilles querelles, héritées à la fois des frontières artificielles imposées par Staline – le partage de la plaine de la Ferghana en est probablement l’exemple le plus connu –, mais aussi d’un passé plus ancien et tout aussi complexe. Par exemple, l’Ouzbékistan se présente comme le seul héritier de l’Empire de Tamerlan, discours nationaliste d’une histoire reconstruite qui n’est pas sans inquiéter des voisins eux aussi à la recherche de leurs racines. Or, Pékin gomme ou du moins minimise ces divergences, tout en mettant en avant le rôle modérateur et intégrateur de l’ocs sans en apporter cependant des éléments probants de preuve [18].

Une Russie tiède à l’égard de l’ocs

42On se doit d’ajouter à ces dissensions internes les réserves russes à l’égard de l’ocs, réserves que la Chine refuse de reconnaître publiquement, sinon de prendre en compte. En effet, encore considérée comme son « étranger proche » par la Russie, l’Asie centrale est rattachée à celle-ci par ses propres organisations multilatérales économiques (la Communauté économique eurasiatique) et de sécurité (Organisation du traité de sécurité collective de la Communauté des États indépendants), structures dont la Chine est absente. De plus, Astana entretient une relation particulière et encore plus étroite, notamment sur le plan commercial, avec Moscou (candidature commune à l’Organisation mondiale du commerce et union douanière depuis juillet 2010).

43Bien que les révolutions de couleur et les événements d’Andijan aient directement contribué, en 2005, à resserrer les rangs au sein de l’ocs et à rapprocher la Russie et la Chine, la guerre d’Afghanistan a contraint Moscou de maintenir un niveau de coopération avec Washington plus important que ne le souhaiterait Pékin. Par exemple, en 2009, les gouvernements russe et américain ont négocié la mise en place d’un corridor logistique, le Northern Distribution Network, entre la mer Baltique et la mer Noire, d’une part, et l’Afghanistan, d’autre part, via l’Asie centrale (notamment Termes en Ouzbékistan, les bases aériennes de Manas et de Douchanbé, ainsi que peut-être le réseau ferré turkmène à l’avenir). Ce corridor est destiné à sécuriser des voies d’approvisionnement à l’effort de guerre en Afghanistan fragilisées par les attaques des Talibans contre les convois en provenance du Pakistan, en particulier de Karachi et de Gwadar. Sur cette question, la Chine s’est montrée beaucoup moins coopérative, refusant d’envisager l’ouverture d’une voie alternative d’approvisionnement à travers le Xinjiang et le corridor de Wakhan qu’elle a volontairement bloqué [19].

44Certes, la Russie croit aujourd’hui plus à l’ocs qu’au début des années 2000. Elle l’utilise notamment pour envoyer des messages critiques à l’Occident. Néanmoins, elle est loin d’y investir le même capital politique que la Chine.

L’ocs : une coquille vide ?

45Par conséquent, l’ocs a du mal à fonctionner en dépit du volontarisme de Pékin et de la coopération mesurée de Moscou. Les responsables et certains experts chinois estiment que l’ocs a favorisé une meilleure entente ou du moins permis de mieux gérer ces tensions. Mais peu d’exemples peuvent attester ce rôle intégrateur de l’ocs. Le tracé du gazoduc construit entre le Turkménistan et la frontière chinoise n’a pas été négocié dans le cadre de l’ocs, et ne pouvait l’être du fait de l’absence de ce pays de cette organisation. Plus important, le partage du renseignement à travers le centre de Tachkent est minimal, et essentiellement négocié sur une base bilatérale et ponctuelle. La coopération sur le terrain des pays de l’ocs en matière de lutte contre les trafics de drogue ou de lutte contre le terrorisme est inexistante. Et en dépit de multiples déclarations de principe et de solidarité, l’ocs s’est montrée incapable d’articuler une quelconque stratégie commune sur l’Afghanistan après le départ des troupes américaines et de l’otan. En d’autres termes, chaque pays se prépare du mieux qu’il peut à cette issue, l’Ouzbékistan envisageant la mise en place d’une zone tampon au nord de l’Afghanistan (la région de Mazar-el-Sharif) et la Chine renforçant son dispositif militaire et de surveillance électronique à l’est du corridor de Wakhan.

46Les manœuvres militaires organisées depuis 2002 aident l’apl à se moderniser, mais, pour l’heure, elles ne se sont traduites par aucune opération commune sur le terrain. La porosité notoire de la frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan pourrait tout à fait justifier un déploiement d’une force multinationale de l’ocs. Or, une telle opération reste impossible tant l’acheminement de la drogue dépend de solidarités entre Tadjiks des deux côtés de l’Amou-Daria et de la protection des mafias locales et russes. (On soupçonne notamment le maire de Douchanbé d’être lui-même impliqué dans ces trafics.) Et, quoi qu’il en soit, la tolérance américaine à l’égard des cartels afghans de la drogue, considérés comme autant de forces de résistances contre les Talibans, rend vaine toute action de l’ocs sur ce front.

47C’est la raison pour laquelle un certain nombre d’experts chinois n’hésitent pas à émettre des réserves sur la portée de l’ocs et à en souligner les faiblesses intrinsèques. C’est le cas notamment de Wu Enyuan, directeur de l’Institut d’étude de la Russie et de l’Asie centrale de l’Académie des sciences sociales de Chine, qui reconnaît l’existence d’un débat sur cette organisation et son avenir, et de Zhao Jingwen, de l’Institut chinois de relations internationales placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères, qui avoue l’impuissance de l’ocs face aux problèmes de la drogue et du terrorisme mais aussi face à l’irruption de crises locales, comme ce fut le cas au Kirghizstan en avril 2010 [20].

La Chine et la crise du Kirghizistan d’avril 2010

48La Chine n’était pas préparée à gérer la crise politique survenue au Kirghizistan en avril 2010, qui s’est étendue au sud du pays, en août de la même année ; l’ocs non plus. Il est vrai que l’otsc n’a pas plus été en mesure d’intervenir, au grand dam de Bichkek qui en avait demandé l’aide afin d’éviter les massacres (170 morts dans la capitale en avril et probablement 2 000 dans la région d’Och). Mais pour ce que concerne l’ocs, on a assisté une fois encore à un jeu extrêmement désorganisé et déconnecté, dans lequel chaque membre a tenté de s’impliquer le moins possible et avant tout pour protéger et évacuer ses nationaux. Ce principe du service minimum a été appliqué tant par la Russie qui a refusé d’intervenir militairement et s’est bornée à faciliter le départ du président déchu Bakhilev via le Kazakhstan avec l’aide des réseaux du fsb[21] demeurés actifs au Kirghizstan. Il a aussi été mis en œuvre par l’Ouzbékistan qui a accueilli avec une extrême réticence et très provisoirement les réfugiés ouzbeks de la région d’Och. Il a enfin été affiché par la Chine. Si pour la première fois elle a organisé le rapatriement de plusieurs centaines de ses citoyens bloqués au Kirghizstan, notamment dans la région d’Och (neuf charters, avec 1 300 Chinois évacués en tout [22]), elle est restée démunie face à cette nouvelle source d’instabilité à ses frontières.

49Certes, la crise kirghize de 2010 a suscité une réflexion utile dans les milieux gouvernementaux et parmi les experts chinois. Par exemple, le chercheur Chen Xiangyang de l’Institut chinois des relations internationales contemporaines, un organisme directement placé sous la tutelle du ministère de la Sécurité d’État, a proposé la mise en place de mesures préemptives destinées à promouvoir la sécurité régionale, notamment à la proximité des frontières de la République populaire [23]. Par ailleurs, les manœuvres communes de l’ocs organisées en septembre 2010 ont justement voulu préparer l’organisation à une crise similaire. Mais la Chine et l’ocs sont-elles vraiment prêtes à passer aux actes ?

50Ce qui frappe le plus dans cette crise a été l’impuissance de la Chine tout comme son inquiétude face à l’avantage que la Russie a pu tirer du rôle qu’elle a joué dans la stabilisation du nouveau régime kirghize. Et ce qui préoccupe le plus Pékin, du moins à court terme, sont les risques que fait peser la fragilisation du Kirghizstan de ses divisions internes sur le commerce frontalier avec la région d’Och ainsi que sur le projet de voie ferrée Urumqi-Tachkent [24].

51Plus généralement, la dépendance économique croissante du Kirghizistan et du Tadjikistan à l’égard de la Chine ne représente pas une garantie de sécurité : au contraire, les vulnérabilités internes de ces pays frontaliers constituent de nouveaux défis pour la Chine, et ceci d’autant plus que la Russie est devenue plus réticente à intervenir et à assurer la sécurité régionale. En dépit de ses déclarations, l’ocs n’a pas les moyens de prendre le relais, ce qui pourrait convaincre la Chine, comme le suggèrent déjà certains, de se préparer à intervenir seule lors de la prochaine crise. Mais, si tel était le cas, la région ne risquerait-elle pas de s’enferrer dans un nouveau « grand jeu » entre grandes puissances ?

Quel nouveau « grand jeu » entre les grandes puissances en Asie centrale ?

52Il faut bien évidemment rester prudent à l’égard de cette formule dont la paternité revient à Rudyard Kipling, qui décrivait une autre réalité dans un autre temps, la fin du xixe siècle [25]. La grande différence avec ce « grand jeu » classique est qu’il s’agissait d’une rivalité entre empires russe, britannique des Indes et mandchou, qui cherchaient non seulement à étendre leurs confins au détriment des autres, mais aussi à mettre fin aux indépendances ou autonomies locales. Or, aujourd’hui, l’Asie centrale est constituée de cinq États, certes plus ou moins dépendants de l’extérieur, mais tous jaloux de leur indépendance et par conséquent jouant un jeu propre. Officiellement « multivectorielle » dans le cas du Kazakhstan, la diplomatie de l’ensemble des pays de la région l’est aussi en réalité, quoiqu’à des degrés divers. En effet, d’une manière générale, ces cinq États s’efforcent à la fois de relâcher la tutelle russe héritée des passés tsariste et soviétique et d’accroître leurs propres options et partenariats extérieurs. Dit autrement, si la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Asie centrale, elle agit sur un terrain qui reste particulièrement ouvert, où elle doit cohabiter et entrer en compétition avec bien sûr la Russie, mais aussi avec l’Union européenne, les États-Unis, l’Iran (Turkménistan et Tadjikistan en particulier) ainsi qu’avec, dans une moindre mesure, le Japon et la Corée du Sud.

53La Chine en est consciente et a adapté son jeu en fonction des rapports des forces et des intérêts particuliers de chaque pays. Elle a indéniablement marqué des points, au détriment de la Russie, mais aussi de l’Union européenne et des États-Unis, beaucoup moins présents sur le plan économique que les pays européens, en particulier l’Allemagne. Mais la souplesse dont la diplomatie chinoise a su faire preuve ne suffit pas toujours. En effet, son dynamisme commercial a également provoqué dans les sociétés centrasiatiques des ressentiments, des craintes et des frustrations que la Russie a habilement cherché à entretenir, voire à aviver [26]. Et ses ambitions énergétiques ont rencontré un certain nombre d’obstacles, pour partie liés à la concurrence de la Russie et des autres partenaires de l’Asie centrale, pour partie découlant des faiblesses locales de l’appareil de production.

54Autant de difficultés qui tempèrent toute vision optimiste de l’Asie centrale à Pékin et mettent en perspective les avancées de cette capitale dans cette partie du monde. On avait pour habitude d’avancer l’idée qu’un équilibre avait été trouvé entre une Chine qui assurait la prospérité régionale et une Russie qui en garantissait la sécurité. La conclusion que l’on doit tirer de l’évolution des dix dernières années est que la contribution de la première au développement économique de l’Asie centrale sert avant tout ses intérêts nationaux sans pour autant apporter mécaniquement une plus-value en termes de stabilité et donc de sécurité à ses frontières ; quant à la contribution de la seconde à la sécurité de la région, elle est encore plus sujette à caution qu’auparavant.

Conclusion

55Au total, comme on peut le constater, l’Asie centrale constitue pour la Chine une source à la fois d’énergie et de problèmes ! Si cette boutade conclusive paraît caricaturale et surtout réductrice, elle croque assez bien la vision chinoise de l’Asie centrale et par conséquent le dilemme quasi insurmontable auquel le régime de Pékin fait face dans ses relations avec les pays d’Asie centrale.

56En effet, d’un côté, la Chine est en droit de considérer l’Asie centrale comme sa « nouvelle frontière » occidentale, un eldorado riche en hydrocarbures et en terres cultivables, mais aussi prêt à consommer ses produits d’exportations bon marché qui inondent l’ensemble des pays en développement et notamment africains. Elle voit dans cette « marche du ponant » sinon, en dépit de ses déclarations, une nouvelle « route de la soie » – peu de produits transitent aujourd’hui par l’Asie centrale – du moins un trait (et demain un train) d’union entre l’Asie et le flan méridional et oriental du continent européen, et donc les voisins immédiats de l’Union européenne (Caucase, Turquie). Elle est parvenue à y financer et y construire de longs oléoducs et gazoducs avec le concours des États de la région ; elle y a très rapidement développé son implantation économique, multipliant les investissements, notamment dans le secteur énergétique et hissant le Xinjiang en plate-forme régionale pour son commerce avec l’Asie centrale (et occidentale).

57D’un autre côté, que de soucis ! Les indépendances centrasiatiques survenues en 1992 ont imposé une nouvelle donne géostratégique à la Chine. Celle-ci s’en est bien tirée, parvenant à régler dès la fin des années 1990 les problèmes de délinéation des frontières avec ses trois nouveaux voisins (Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan), puis en invitant ces derniers et la Russie en 1996 à créer « le groupe de Shanghai », transformé en 2001 en ocs (avec en plus l’Ouzbékistan), à la veille du 11 septembre. Ensuite, la région reste l’enjeu de rivalités entre grandes puissances, le Kirghizstan abritant des bases américaines et russes et le Tadjikistan des bases russes et françaises. Par ailleurs, l’Asie centrale est loin d’être stable en dépit des régimes forts qui la dominent et de ces présences extérieures : les deux derniers États cités sont faibles et en proie à des tensions internes qui ont éclaté, notamment en 2010, à Bichkek, Och et dans l’est du Pamir tadjik. Enfin, la montée de la contestation ouïgoure, des tensions interethniques et, dans une moindre mesure, de l’islamisme au Xinjiang ainsi que l’embourbement de la guerre d’Afghanistan et son extension au Pakistan ont multiplié les difficultés que doit affronter la Chine dans ses relations avec l’Asie centrale, et le plus souvent sans la coopération des pays de la région (« terrorisme » ouïgour, trafics de drogue).

58Pour autant, le discours officiel de Pékin s’efforce de masquer ces ombres à un tableau qu’il veut présenter comme largement positif. L’ocs constitue officiellement pour la République populaire un modèle de « diplomatie de bon voisinage » qui mérite coups de chapeaux et émules futurs. Bien que les analyses d’experts chinois hésitent moins à faire état des limites à la coopération sino-centrasiatique, elles tendent aussi à minimiser les difficultés de cette relation, tant cette question revêt aux yeux des autorités de Pékin une dimension stratégique et donc sécuritaire essentielle.

59Enfin, force est de rappeler que si l’Asie centrale occupe une place nettement plus importante qu’autrefois au sein de la politique étrangère chinoise, cette dernière reste centrée sur la façade maritime du pays. En effet, le commerce entre la Chine et l’Asie centrale ne représente guère plus de 1 % des échanges extérieurs de Pékin. Et le décollage économique de la Chine, son émergence parmi les grandes puissances et sa concurrence stratégique avec les États-Unis passent avant tout par une affirmation de sa puissance et de son influence en Asie-Pacifique, de la péninsule coréenne au détroit de Malacca, voire au-delà, dans l’Océan Indien. Son activisme croissant en Asie centrale contribue à consolider sa puissance continentale, mais cet objectif reste secondaire par rapport à des ambitions mondiales qui passent à ses yeux, comme hier à ceux de la Grande-Bretagne ou de l’Amérique, par la transformation de l’ancien Empire du Milieu en puissance maritime majeure [27].

Notes

  • [1]
    Sur l’arrière-plan historique des relations Chine-Asie centrale, Olivier Roy, La Nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Le Seuil, 1997 ; Jean-Pierre Cabestan, Sébastien Colin, Isabelle Facon et Michal Medan, Chine-Russie : entre convergences et méfiance, Paris, Unicomm, 2008, p. 111-135.
  • [2]
    Dru Gladney, « Xinjiang: China’s Future West Bank », Current History, septembre 2002, p. 267-270; Lillian Craig Harris, « Xinjiang, Central Asia and the Implications for China’s Policy in the Islamic World », The China Quarterly, no 133, mars 1993, p. 111-129.En ligne
  • [3]
    Chien-Peng Chung, « The Defense of Xinjiang: Politics, Economics and Security in Central Asia », Harvard International Review, vol. 25, no 2, été 2003, p. 58-62.
  • [4]
    Voir la contribution de Thierry Kellner à ce numéro.
  • [5]
    Jing-dong Yuan, « China’s Role in Establishing and Building the Shanghai Cooperation Organization (sco) », Journal of Contemporary China, no 19, novembre 2010, p. 855-869.En ligne
  • [6]
    Voir ci-après. Richard Weitz, « China’s Growing Clout in the sco : Peace Mission 2010 », China Brief, vol. X, no 20, 8 octobre 2010, p. 7-11. L’Ouzbékistan se retira des manœuvres à la dernière minute.
  • [7]
    Le Traité de sécurité collective signé en 1992 a été transformé en otsc en 2002 à la suite de la réforme de la cei.
  • [8]
    Wall Street Journal, 9 mars 2004.
  • [9]
    La base K2 joua un rôle crucial dans la première phase du conflit afghan.
  • [10]
  • [11]
    Marc Lanteigne, « In Medias Res: The Development of the Shanghai Cooperation Organization as a Security Community », Pacific Affairs, vol. 79, no 4, hiver 2006-2007, p. 605-622.En ligne
  • [12]
    Voir ci-dessous.
  • [13]
    Rappelons que, en Asie centrale, seuls les Tadjiks ne sont pas turcophones. Ils sont sunnites iranophones.
  • [14]
    Bartlomiej Kaminski et Gaël Raballand, « Entrepôt for Chinese Consumer Goods in Central Asia: The Puzzle of Re-exports through Kyrgyz Bazaars », Eurasia Geography and Economics, vol. 50, no 5, septembre-octobre 2009, p. 581-590.En ligne
  • [15]
    Marlène Laruelle, Russia and Central Asia, in Emilian Kavalski éd., The New Central Asia: The Regional Impact of International Actors, Singapour, World Scientific Publishing, 2010, p. 161.
  • [16]
    Roman Muzalevsky, « The Implications of China’s High-Speed Eurasian Railway Strategy for Central Asia », Eurasia Daily Monitor, vol. 7, no 64, 2 avril 2010 ; Global Times, 12 mars 2010.
  • [17]
    Entretiens, Tachkent et Douchanbé, avril 2010.
  • [18]
    Voir ci-après.
  • [19]
    Entretien, Pékin, mai 2010.
  • [20]
    Entretien, Pékin, mai 2010.
  • [21]
    Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie ; en russe, ???????????? ??????? ?????????????.
  • [22]
    bbc, 17 juin 2010.
  • [23]
    South China Morning Post, 4 mai 2010, p. A11 ; entretien avec Feng Yujun, spécialiste de la Russie à cet institut.
  • [24]
    Au cours de neuf premiers mois de 2010, le commerce entre la Chine et le Kirghizistan a chuté de 27 % (douanes chinoises).
  • [25]
    Le meilleur classique sur cette question est le livre de Peter Hopkirk, The Great Game : The Struggle for Empire in Central Asia, Kodansha International, 1992.
  • [26]
    Voir la contribution de Marlène Laruelle et de Sébastien Peyrouse à ce numéro.
  • [27]
    Jean-Pierre Cabestan, « Central Asia-China Relations and Their Relative Weight in Chinese Foreign Policy », in China and India in Central Asia: A New « Great Game »? (Marlène Laruelle, Jean-François Huchet, Sébastien Peyrouse & Bayram Balci éd.), uk, Palgrave Macmillan, 2010, p. 25-40.
Français

Résumé

Les préoccupations de sécurité ont longtemps dominé la politique de la Chine à l’égard de l’Asie centrale. Mais les objectifs économiques et notamment énergétiques de Pékin ont progressivement et en partie modifié ses priorités. Comme au Xinjiang dans une certaine mesure, la Chine s’efforce de régler les problèmes de sécurité régionale par le développement de la coopération économique et des échanges commerciaux, bref par la prospérité. En dépit des succès enregistrés, cette stratégie butte sur de nombreux obstacles. Culturellement distants ainsi que soumis à de multiples tensions intérieures, les pays d’Asie centrale ne s’investissent pas autant que la Chine dans l’Organisation de coopération de Shanghai. La Russie non plus. Ils restent méfiants face à la politique de Pékin au Xinjiang. Le conflit d’Afghanistan, la lutte contre l’extrémisme islamique et les trafics de drogue compliquent aussi la montée en puissance de la Chine dans une région qui reste ouverte à de multiples influences extérieures.

Jean-Pierre Cabestan
Professeur et directeur, département de science politique et d’études internationales,
Université baptiste de Hong Kong
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/05/2011
https://doi.org/10.3917/ri.145.0053
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