CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En novembre 2005, au moment où la communauté internationale marque le dixième anniversaire des accords de Dayton [1], l’Union européenne (UE) se penche à nouveau sur l’évolution de la Politique étrangère et de Sécurité commune (PESC), plus précisément de la Politique européenne de Défense commune (PEDC) et le développement de nouvelles capacités militaires européennes. Relancée par Tony Blair et Jacques Chirac à Saint-Malo en décembre 1998, puis renforcée au Touquet en février 2003, la défense européenne affiche aujourd’hui un bilan plutôt encourageant : en Macédoine [2] et au Congo [3] en 2003, et surtout en Bosnie depuis décembre 2004, où l’UE a pris le relais de l’OTAN en ce qui concerne le maintien de la paix. Il semble ainsi qu’en matière de défense l’UE commence à faire ses preuves face à l’OTAN. Si les différends Blair-Chirac au moment de la guerre en Iraq en 2003 divisent non seulement la France et le Royaume-Uni mais toute l’Europe, ces divisions n’ont que très peu d’incidence sur l’engagement britannique dans la PEDC, et dans la PESC de manière générale. Par ailleurs, depuis les événements du 11 septembre 2001, et plus précisément après les attentats de Madrid de 2004 [4], un rapprochement s’est amorcé entre la France et le Royaume-Uni face au terrorisme international, et au sein de l’UE [5]. Enfin, la déclaration de stratégie européenne de sécurité de décembre 2003 définissant les cinq menaces principales auxquelles l’UE doit faire face en tant qu’acteur global, a permis une « institutionnalisation plus profonde » de la PESC [6].

2La Grande-Bretagne, dont la présidence de l’UE s’achève fin 2005, s’interroge à nouveau sur son rôle européen. Malgré les déclarations parfois convaincantes de Tony Blair sur l’importance d’une véritable politique de défense européenne [7], ses choix se font clairement dans le contexte de la politique étrangère britannique en général, dont la priorité – voire l’illusion – reste l’influence de la Grande-Bretagne sur la scène internationale. La position britannique sous Tony Blair [8] est surtout infléchie par le caractère et les priorités atlantistes du Premier ministre lui-même, et en matière de défense européenne, son souci principal – partagé par une partie du Foreign Office – est d’éviter tout conflit d’intérêt entre l’UE et l’OTAN, voire entre l’UE et les États-Unis. Or, si la priorité atlantiste semble justifiée aux yeux de Londres (et ne surprend personne au sein de l’Union européenne), la Grande-Bretagne doit aujourd’hui faire face à l’affaiblissement considérable et incontestable de ses relations avec les États-Unis. L’avenir de sa politique étrangère dépend désormais de son engagement au sein de l’UE et, plus précisément, dans le seul domaine où elle peut encore avoir une véritable influence : l’élaboration et la mise en place d’une véritable politique de défense européenne.

INTÉRÊTS EUROPÉENS, INTÉRÊTS ATLANTIQUES

3Le problème principal pour la Grande-Bretagne est le risque d’une contradiction entre les intérêts européens et ceux de l’OTAN, qui entraînerait des conséquences pour la question de l’interopérabilité ainsi que pour celle de l’autonomie des forces européennes. Si la Grande-Bretagne joue un rôle déterminant dans l’élaboration du traité constitutionnel, les Britanniques subissent une pression constante de la part des États-Unis afin qu’ils ne consentent à rien qui puisse nuire au rôle de l’OTAN comme garant de la sécurité européenne [9]. Ainsi, lorsque la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg se rencontrent le 29 avril 2003 pour discuter de la possibilité d’un « noyau » de défense européenne sans la Grande-Bretagne, l’avertissement à Tony Blair est parfaitement clair. La proposition belge prévoyant de mettre en place une structure opérationnelle qui s’occuperait de la planification des opérations militaires européennes pose particulièrement problème à Londres. À Washington, on y voit la preuve que la France et l’Allemagne cherchent à saper les fondements de l’OTAN en mettant sur pied d’inutiles structures alternatives [10], qui mettraient en cause la prise de relais entre l’OTAN et l’UE en Bosnie. Selon Nicholas Burns, à l’époque représentant permanent des États-Unis auprès de l’OTAN [11], il s’agit d’un défi à l’OTAN en tant que garant de la sécurité européenne, et donc de « la menace la plus grave pour l’avenir de l’OTAN » [12]. Fort heureusement, le transfert de responsabilité entre l’OTAN et l’UE en Macédoine le 31 avril 2003 se passe sans incident, et le mois suivant le déploiement de forces européennes à Bunia, en dehors de l’Europe et sans l’OTAN, est encourageant. Le plan élaboré par les Quatre est abandonné, et la question d’une alternative comprenant une contribution britannique est relancée.

4En septembre 2003, Blair, Chirac et Schröder se retrouvent à Berlin. Pour Tony Blair, cette rencontre à trois représente une occasion importante pour améliorer sa mauvaise image suite à la guerre en Iraq et à son soutien aveugle à la politique américaine. Rappelons que du point de vue britannique, la défense reste l’un des domaines de l’Union européenne dans lesquels la Grande-Bretagne peut avoir une influence déterminante. Blair s’engage de nouveau et affiche une volonté de leadership britannique de la défense européenne – preuve à ses yeux de son engagement européen – qui se traduit dans son discours [13].

5Les trois pays se mettent d’accord sur une coopération tripartite qui vise davantage l’augmentation de la capacité militaire de l’UE que la question des institutions. Ils décident de mettre en place une unité de planification opérationnelle, civile et militaire, qui s’ajoute aux unités militaires existantes pour gérer des situations de crise (par exemple, pour faciliter le remplacement de l’OTAN prévu en Bosnie-Herzégovine pour assurer le maintien de la paix) [14]. Il s’agit d’une capacité européenne indépendante en matière de planification opérationnelle, acceptée pour la première fois par Londres, ce qui représente un changement de position significatif de la part de la Grande-Bretagne.

6Perfide Albion ? On peut néanmoins se demander s’il s’agit d’une véritable volonté de coopération, ou si les Britanniques estiment qu’ils peuvent mieux « contrôler » le projet de l’intérieur [15]. Si Blair est prêt à céder sur l’action autonome – et c’est une vraie concession pour les Britanniques – sa position sur l’interopérabilité ne changera pas : la PESC doit rester complémentaire de l’OTAN, sans compliquer l’interopérabilité pendant les missions : « Nous avons besoin [...] d’une défense européenne forte, mais rien ne doit menacer nos garanties essentielles de défense au sein de l’OTAN... [La défense européenne] ne fonctionnera que si elle est pleinement compatible avec l’OTAN » [16]. Ce qui est clair, c’est que, malgré ce souci, Blair s’est finalement rendu à l’évidence que l’UE aura parfois besoin d’assurer sa propre planification opérationnelle, et, par implication, la possibilité que sa mise en place puisse mener un jour à un véritable quartier général de la défense européenne.

Des progrès réels

7La lutte contre le terrorisme a nécessité, depuis le 11 septembre 2001, la mise en place d’une coopération policière [17] et judiciaire européenne plus intense, mais aussi la prise de mesures pour lutter contre le financement du terrorisme et pour faire face aux conséquences des attentats (y compris l’élaboration de stratégies à adopter en cas d’attaque nucléaire, chimique ou autre). La Stratégie européenne de sécurité (SES), élaborée par Javier Solana et adoptée par le Conseil européen de décembre 2003, tente de définir une vision commune de la sécurité européenne face aux menaces extérieures ainsi que le renforcement de la coopération multilatérale pour y faire face (par exemple une stratégie européenne de lutte contre la prolifération). S’y ajoutent, au niveau de la PESC, une intensification de la coopération au niveau des frontières et entre les services de renseignement, ainsi que des mesures en faveur du désarmement nucléaire et de la non-prolifération. Suite aux attentats de Madrid, le Conseil européen des 25 et 26 mars 2004 a créé le poste de coordinateur de la lutte contre le terrorisme.

8Outre l’accord de décembre 2003 sur la capacité autonome de planification – la PESD ne peut pas être considérée comme un simple pilier européen de l’OTAN – les accords dits « Berlin-plus » fixent les conditions d’utilisation par l’UE des moyens de l’OTAN. Si Londres accepte maintenant que l’UE puisse parfois intervenir de manière autonome, elle plaide pour un meilleur partage et une meilleure affectation des ressources, et rappelle que, lorsque l’UE utilise les actifs de l’OTAN (par exemple les outils de planification, comme ce fut le cas en Bosnie), elle dispose en réalité des capacités européennes déjà affectées à l’OTAN. La France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne proposent également la création d’une force civilo-militaire pour aider à préparer et à conduire ces opérations autonomes.

9À la création en juillet 2004 d’une Agence européenne de défense (capacités, recherche, acquisitions et armement), s’ajoute une initiative franco-britannique en avril 2004 pour former des groupements tactiques (battlegroups) autonomes de 1 500 hommes, pour des déploiements rapides d’ici 2007. La France et la Grande-Bretagne fourniront chacun un battlegroup national et participeront à des battlegroups multinationaux (avec la contribution des petits États membres de l’UE). Rappelons que le nombre de porte-aéronefs britanniques à la disposition de l’UE avait augmenté de 1 à 2 (le HMS Illustrious et le HMS Ark Royal, le HMS Invincible ayant été retiré en 2005), l’objectif étant qu’un porte-avions européen soit disponible en permanence. Aujourd’hui l’Union européenne dispose en théorie de cinq porte-aéronefs et d’un porte-avions (le Charles de Gaulle) et espère d’ici 2015 disposer de quatre porte-avions classiques contre deux porte-aéronefs [18]. Ces objectifs contribueront de manière décisive à la projection de la puissance européenne. Or, il semble que pour Blair, la PESD n’est pas forcément nécessaire à la projection de cette puissance. Au Parlement européen le 23 juin 2005, il défend une meilleure capacité d’intervention rapide et efficace « avec l’OTAN ou, si l’OTAN ne veut pas s’engager, en dehors de l’OTAN », mais il déclare aussi qu’ « une telle politique de défense représente une partie nécessaire d’une politique étrangère efficace. Mais même sans cette politique de défense, nous devrions envisager comment donner du poids à l’Europe (even without it, we should be seeing how we can make Europe’s influence count) » [19].

Des choix justifiés aux yeux de Londres

10L’avènement de nouvelles menaces graves [20] depuis la fin de la guerre froide, et surtout la montée d’un terrorisme qui déborde tout territoire national, ont renforcé la politique de défense britannique dans une logique de coopération de plus en plus multilatérale. Le Livre blanc de la Défense de décembre 2003 va dans ce sens : une priorité atlantiste, mais aussi « l’encouragement et le soutien aux autres pour leur permettre de développer les compétences nécessaires afin de s’engager dans des opérations multinationales » [21]. La défense de l’action collective, notamment face aux avancées nucléaires en Corée du Nord ou en Iran, et avec la participation des Américains, est clairement prioritaire pour Tony Blair. Les missions de sécurité se situent aujourd’hui de plus en plus en dehors du territoire national ou même européen. La prise de position britannique est justifiée aux yeux de Londres par la volonté de permettre à l’Union européenne « d’exercer de concert un rôle plus ambitieux dans le monde » [22], et est confirmé par Blair lors de son discours au Parlement européen le 23 juin 2005 : « Ce que je veux dire est très simple. Une Europe forte serait un acteur efficace dans la politique étrangère, un bon partenaire des États-Unis bien entendu, mais capable aussi de démontrer sa propre capacité à donner forme au monde et à la faire progresser. » [23] Or, comme en témoignent les problèmes de reconstruction en Iraq depuis la fin de la guerre, ce choix est parfois difficilement justifiable [24]. Si une meilleure efficacité des organisations internationales est jugée nécessaire par tous, la démarche souvent unilatérale de l’administration G. W. Bush rend inopérant l’espoir britannique d’un principe d’association de plus en plus multilatérale non seulement à la conduite mais à la direction des opérations d’intervention ou de maintien de la paix. Comment, aux yeux de Londres, sauver l’affaire ? « C’est là qu’entre en jeu l’Union européenne. Il faut que l’Union puisse offrir aux États-Unis un véritable partenariat stratégique », mais non pas sans concessions, des deux côtés : « C’est donnant, donnant. L’Union européenne fait un effort accru pour la sécurité internationale ; les États-Unis acceptent d’y perdre une certaine marge de manœuvre » [25].

UNE RéALITé DIFFICILE à ADMETTRE : LA FIN DE LA RELATION SPéCIALE [26] ?

11Selon William Wallace, les fondations de la politique étrangère britannique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale se sont effondrées, et le « pont » ou « pivot » britannique supposé entre l’Europe et les États-Unis, défendu encore par Blair, ne peut être reconstruit. L’influence britannique à Washington ne s’est pas seulement affaiblie, elle s’est montrée presque inexistante ; les conséquences pour les relations avec les autres pays européens, et le mécontentement de l’opinion publique britannique au sujet de la guerre et de l’après-guerre en Iraq, ainsi que l’anti-européanisme de Washington font que la priorité atlantique de Blair est de plus en plus remise en cause.

12Le Premier ministre britannique souffre d’une perte de crédibilité à la fois nationale et internationale. D’abord aux yeux de l’opinion publique dans son propre pays, de plus en plus déçue par le personnage de Tony Blair : fin novembre 2005, seuls 30 % des Britanniques approuvent sa politique [27]. Ce mécontentement se trouve également au sein du Parlement et de son propre gouvernement. Il fait face à une opposition d’une partie significative du ministère de la Défense ; un peu moins au Foreign Office (mais l’opposition est présente néanmoins), où pour ceux qui sont le plus soucieux de la relation anglo-américaine, la question de la planification opérationnelle est vue comme une sorte de compromis avec la France et l’Allemagne. Selon un sondage Eurobaromètre de décembre 2004, le soutien britannique à la PESD n’est que de 27 % [28]. Au sein de l’UE, les critiques portent sur le décalage entre le discours et la réalité, sur le problème toujours présent de l’influence américaine sur Londres, et sur le décalage entre le discours pro-européen de Blair et la réalité souvent décevante de l’engagement britannique. En revanche, aux yeux des plus petits pays, qui craignent un engagement d’assistance militaire obligatoire entre pays membres et sont soucieux d’éviter tout conflit d’intérêt entre l’UE et l’OTAN, Blair semble avoir encore un certain poids à Washington.

13Aux États-Unis, Blair a dû œuvrer depuis Saint-Malo pour convaincre les administrations Clinton puis Bush que les avancées européennes ne nuiraient pas à celles de l’OTAN. Washington se montre de plus en plus sceptique au sujet de la défense européenne, en partie à cause de la dégradation des relations avec la France, et Blair doit maintenant continuer ses démarches. Son argument est simple : si la Grande-Bretagne se retire de la PESD, ou bloque une décision européenne en matière de planification opérationnelle, la France et l’Allemagne – rappelons les pourparlers d’avril 2003 – continueront ensemble quoi qu’il arrive, ce qui risquerait de déboucher sur la création d’une sorte de quartier général militaire multinational sans les Britanniques. Alors que – thème familier dans les relations entre la Grande-Bretagne et l’Europe – si Londres s’engage dans de nouvelles initiatives européennes, elle peut plus facilement les influencer, « les guider dans une direction favorable à l’OTAN (steer them in a nato-friendly direction) » [29].

14Ces considérations sont-elles encore pertinentes ? Selon William Wallace, si le cadre multilatéral de l’OTAN est encore utile dans un contexte de sécurité régionale et de coopération multilatérale, quinze ans après la fin de la guerre froide, « ni l’OTAN en tant qu’organisation, ni l’Europe en tant que région, n’est fondamental en ce qui concerne la sécurité des États-Unis ». Londres doit reconnaître des limites de l’OTAN, et les limites du soutien américain au projet européen. Tony Blair doit reconnaître l’échec de son pari multilatéral et réévaluer son engagement – et le coût de cet engagement – vis-à-vis de Washington. Seuls le renforcement des institutions et le soutien du droit international, par une coopération plus étroite avec les pays principaux de l’Union européenne, mais aussi d’Asie, peuvent changer la donne [30].

UN AVENIR INCERTAIN

15L’Union européenne accorde certes beaucoup d’importance à sa capacité militaire, mais la question essentielle reste le financement de cette capacité. La contribution financière de la Grande-Bretagne à l’UE s’ajoute à sa contribution à l’OTAN [31]. Si les projets sont prometteurs – coopération franco-britannique dans le domaine aéronaval, par exemple – le financement reste difficile, et le choix s’impose. Le Livre blanc de la Défense de décembre 2003 confirme la priorité atlantiste – « a major focus will be on furthering our interoperability with US forces » – par rapport à la coopération européenne [32], et les prévisions du budget de défense britannique s’élèvent en 2004-2005 à £ 29,7 Md et augmenteront au cours des prochaines années [33]. Sans oublier le coût de la guerre en Iraq, faut-il choisir entre le maintien de sa compatibilité avec les États-Unis, et sa contribution à la défense européenne ? « A plug-in module for the US or 5 [...] the centre of European defence. There isn’t the money to do both. » [34]

16Si, au début de la présidence britannique de l’Union européenne en juillet 2005, on aurait pu espérer que Tony Blair, fort de sa troisième victoire électorale, relancerait la défense européenne, la réalité fut décevante. Les objectifs principaux de la PESD identifiés au moment des préparatifs – amélioration des capacités militaires (nouveaux projets, flexibilité accrue des forces multinationales), plus forte et cohérente, avec les activités civiles de l’UE pour une meilleure visibilité de l’Union (dans les Balkans, par exemple), et une augmentation de l’aide aux organisations régionales pour le maintien de la stabilité en Afrique notamment – ont cédé la place à la question du budget de l’UE et la réduction du rabais britannique. Selon un sondage Eurobaromètre de la fin de l’année 2005, seuls 33 % des Britanniques jugent que l’UE est une bonne chose [35], un résultat qui reflète autant le manque d’initiative pendant cette présidence que le manque d’informations transmises par le gouvernement et les classes politiques (l’Europe a été presque absente des campagnes électorales de 2005). L’engagement européen et très personnel de Blair au début de son premier mandat n’a cessé de s’évaporer [36], et il va de soi – le Foreign Office en est pourtant conscient – que sans véritable campagne d’information pour mieux mettre en valeur les avantages de l’UE, la composante eurosceptique de la presse britannique ne cesse de gagner du terrain.

17Aujourd’hui, la politique de Tony Blair, comme le démontre Anne Deighton, s’inspire encore d’une certaine idée, si l’on ose dire, de la Grande-Bretagne et de son rôle à travers le monde. Le caractère souvent pro-américain de cette politique va de pair avec le risque « d’affaiblir ces cadres institutionnels et multilatéraux desquels nous dépendons aussi nous-mêmes pour notre sécurité dans un monde interdépendant » [37]. L’engagement britannique à l’avenir, quel qu’il soit, semble potentiellement menacé. Premièrement, par la nécessité croissante de remise à niveau des armes nucléaires dans un climat d’inquiétude face aux programmes nucléaires, par exemple en Corée du Nord – un débat que le New Labour a réussi à éviter jusqu’à présent [38]. Théoriquement, la Grande-Bretagne dispose jusqu’en 2029 de sa force de dissuasion nucléaire actuelle (quatre sous-marins nucléaires Trident). Si la possession de ces armes donne à la Grande-Bretagne un certain poids lors de futures négociations de désarmement ou de non-prolifération, le coût, forcément élevé d’une remise à jour de cette force de dissuasion, sera certainement âprement discuté. La justification d’une politique de dissuasion dépendra à la fois de l’évolution de la situation internationale (que les menaces proviennent d’États ou de non États) et de l’importance croissante de la puissance économique dans un contexte de globalisation [39]. Deuxièmement, par le changement de leadership en perspective : si l’engagement européen de Gordon Brown est constamment remis en cause, l’euroscepticisme de David Cameron, récemment élu à la tête du parti conservateur, est parfaitement clair et encore plus inquiétant. L’avenir du rôle de la Grande-Bretagne au sein de l’Union européenne et de sa contribution à une défense européenne, pourtant si vitale pour sa propre politique étrangère, sa place en Europe et dans le monde, semble aujourd’hui incertain.

Notes

  • [1]
    « In the long-running transatlantic rivalry, Dayton was [...] a case of America sorting out a mess where Europeans failed, on their own continent » (Jonathan Steele, The Guardian, 11 novembre 2005).
  • [2]
    Cette opération de transfert de responsabilité au printemps 2003 de l’OTAN à l’UE, est conduite par la France, et bénéficie des ressources de l’OTAN.
  • [3]
    Opération de soutien à Bunia, été 2003, conduite par la France.
  • [4]
    Déclaration commune sur la lutte contre le terrorisme adoptée par le Conseil européen de Bruxelles les 25-26 mars 2005.
  • [5]
    Selon le contexte : la question de la coopération dans la lutte contre le terrorisme a soulevé une polémique en novembre 2005 à cause du refus de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie d’associer leurs troupes de maintien de la paix à une force OTAN (menée par la Grande-Bretagne) d’opérations de combat counter-insurgency en Afghanistan au moment du retrait de 4 000 troupes américaines prévu début 2006.
  • [6]
    Paul Cornish et Geoffrey Edwards, « The strategic culture of the European Union », International Affairs, 81, 4 (2005), p. 801-820.En ligne
  • [7]
    Voir par exemple son discours au Parlement européen le 23 juin 2005, wwwww. number-10. gov. uk.
  • [8]
    Il n’est pas encore certain que Blair finisse son troisième mandat, et il se pourrait qu’il passe la main à son chancelier de l’Échiquier, Gordon Brown.
  • [9]
    Il s’agit de deux articles dont la modification proposée par la France et l’Allemagne rassurera Britanniques et Américains : la question de l’engagement par les pays membres de se défendre mutuellement en cas d’attaque, et l’autorisation accordée à un groupe de pays de procéder tous seuls en matière de défense, qui sera limité en ce qui concerne l’augmentation des capacités militaires.
  • [10]
    Elles sont disponibles au SHAPE et peuvent de toute manière être utilisées pour les opérations de l’UE comme pour celles de l’OTAN.
  • [11]
    Depuis mars 2005 Under-Secretary of State for Political Affairs (troisième rang du Département d’État américain).
  • [12]
    Reuters, le 20 octobre 2003.
  • [13]
    Lire ci-dessous l’article de Katrin Milzow.
  • [14]
    Son potentiel d’efficacité sera contesté : « an item which will make little difference in the real world, despite the highly charged negotiations surrounding it » (Charles Grant, « Reviving European Defence Cooperation », The NATO Review, hiver 2003).
  • [15]
    Sir Tim Garden (ancien directeur du Royal Institute of International Affairs, Chatham House, London), hhhhttp:// homepage. mac. com/ tgarden/ iblog,18 octobre 2003.
  • [16]
    Tony Blair, au moment des négociations à trois, Reuters, le 20 octobre 2003.
  • [17]
    Rappelons que la Grande-Bretagne ne participe pas à la Force de gendarmerie européenne lancée à la fin de 2004.
  • [18]
    Alain de Nève et Joseph Henrotin, « La coopération franco-britannique dans le domaine des porte-avions », Défense et sécurité internationale, février 2005, p. 42-49.
  • [19]
    Discours de Tony Blair devant le Parlement européen le 23 juin 2005, op. cit.
  • [20]
    Lire ci-dessus l’article de Pierre du Bois.
  • [21]
    Defence White Paper, décembre 2003, dont le texte intégral est disponible à l’adresse suivante : hhhttp:// wwww. mod. uk/ linked_files/ publications/ whitepaper2003/ volume1. pdf.
  • [22]
    Discours de l’ambassadeur britannique Sir John Holmes à l’Institut des hautes études de Défense nationale le 12 mars 2005 : wwwww. amb-grandebretagne. fr.
  • [23]
    Tony Blair, discours devant le Parlement européen le 23 juin 2005, op. cit.
  • [24]
    « La crise irakienne a montré qu’un nombre non négligeable d’États européens ont choisi de remettre leur défense et leur autonomie dans les mains du président des États-Unis » (Jean-Marie Le Breton, « La défense des “États-désunis” d’Europe », Revue de défense nationale, décembre 2005).
  • [25]
    Sir John Holmes, op. cit.
  • [26]
    « The first step [to rebuilding on a different foundation] is to acknowledge that the “special relationship” is dead », William Wallace, « The collapse of British foreign policy », International Affairs, 82, 1 (2005), p. 53-68.En ligne
  • [27]
    Sondage YouGov publié dans le Daily Telegraph du 26 novembre 2005.
  • [28]
    Alors qu’au sein de l’Union européenne, le soutien pour la PESd était à son niveau le plus élevé depuis dix ans (Paul Cornish et Geoffrey Edwards, op. cit.).
  • [29]
    Charles Grant, op. cit.
  • [30]
    William Wallace, op. cit.
  • [31]
    Les contributions financières des pays membres de l’OTAN sont proportionnelles à leur poids au sein de l’organisation.
  • [32]
    L’engagement vis-à-vis des forces européennes ne va pas au-delà d’un « besoin de continuer à améliorer note capacité opérationnelle avec nos alliés européens et autres » (Defence White Paper, op. cit.).
  • [33]
    Les prévisions sont de £ 30,9 Md en 2005-2006, et de £ 32,1 Md en 2006-2007, et correspondent à un investissement plus important dans les capacités et structures militaires des forces armées britanniques dans le contexte des priorités définies par le Livre blanc de la Défense de 2003. Ces priorités sont clairement plus atlantistes qu’européennes. Les chiffres de 2003 placent la Grande-Bretagne troisième au niveau mondial en termes de dépenses militaire per capita, après les États-Unis et le Japon (avec la France en quatrième position) (Stockholm International Peace Research Institute Yearbook, 2004).
  • [34]
    Garden, op. cit.
  • [35]
    Un chiffre que l’éditorial du Guardian du 31 décembre 2005 compare aux 32 % recueillis en Autriche (l’Autriche prend la présidence de l’UE le 1er janvier 2006) : « a rare case of the UK not being at the bottom of the euro-class » !
  • [36]
    « In the EU, Britain often punches well below its weight, for lack of sustained political engagement et the highest level » (William Wallace, op. cit.).
  • [37]
    « Blair’s foreign policy (...) is cast firmly in a mould from the past, that draws upon Britain’s historic role, responsibilities and capabilities. It has a strong bias towards the United States, even if this is at the expense of the United Nations, Europe, and the EU. So with Blair’s foreign policy comes the potential to weaken those institutional and multilateral frameworks upon which we ourselves also rely for our security in an interdependent world » (Anne Deighton, « The foreign policy of British Prime minister Tony Blair : Radical or retrograde ? », discours au Centre for British Studies, Humboldt University, Berlin, le 11 juillet 2005).
  • [38]
    Anne Deighton, op. cit.
  • [39]
    Sir Tim Garden, 10 octobre 2005. hhhttp:// homepage. mac. com/ tgarden/ iblog.
Français

Le Royaume-Uni et la défense européenne aujourd’hui : enjeux, choix, réalités

Malgré les déclarations de Tony Blair sur l’engagement britannique à la PESD, ses choix se font clairement dans le contexte de la politique étrangère britannique en général, dont la priorité – voire l’illusion – reste l’influence de la Grande-Bretagne sur la scène internationale. En matière de défense européenne, son souci principal est d’éviter tout conflit d’intérêt entre l’UE et l’OTAN. Or, si la priorité atlantiste semble justifiée aux yeux de Londres (et ne surprend personne au sein de l’Union européenne), la Grande-Bretagne doit aujourd’hui faire face à l’affaiblissement considérable et incontestable de ses relations avec les États-Unis. L’avenir de sa politique étrangère dépend désormais de son engagement au sein de l’UE et, plus précisément, dans le seul domaine où elle peut encore avoir une véritable influence : l’élaboration et la mise en place d’une véritable politique de défense européenne.

Claire Sanderson
Université de Paris VII.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/ri.125.0073
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...