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1L’économie sociale et solidaire peut-elle proposer des alternatives au capitalisme en dehors de tous rapports avec les formes instituées de l’État social ? Cette question s’inscrit dans la problématique du mouvement et du contre-mouvement héritée de Polanyi (1983). Suivant cette problématique largement partagée, l’extension d’« un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls marchés », et dont l’ensemble des facteurs économiques sont produits et alloués au travers de mécanismes marchands, constitue un premier mouvement historique de croissance économique et d’accumulation du capital appuyé et impulsé par l’État. Puis un contre-mouvement de protection propre à l’État social tend à enrayer ce premier mouvement en créant les conditions d’encadrement et de limitation des marchés sous la pression des résistances et des initiatives de la société (syndicats, mouvements sociaux, ESS…). Tirant enseignement des leçons données par Michel Foucault au Collège de France en 1978-1979, Dardot et Laval (2010) énoncent un troisième mouvement, au travers duquel les interventions de l’État ne relèvent pas de « principes hétéronomes à la marchandisation » et n’obéissent pas à des principes de solidarité. À l’orée des années 1980, le « libéralisme constructeur » suit ainsi « un programme visant à étendre la mise en marché de secteurs entiers de la protection et de la vie sociale » à travers « certaines politiques publiques ou certaines dépenses sociales ».

2Il convient d’aborder la transmutation de l’ESS au regard de l’institutionnalisation d’un État social néolibéral. Une économie sociale d’entreprise tend à s’imposer tout autant dans la philosophie de l’action publique que dans les visées stratégiques, fonctionnelles et opérationnelles des coopératives, mutuelles et associations employeurs. Le dessein poursuivi est tout autant de transformer les modes économiques et de gestion d’organisations jusque-là éloignées de finalités marchandes et lucratives que de convertir la solidarité publique-démocratique en solidarité entrepreneuriale-philanthropique. Dès lors, penser des voies alternatives exige de revenir sur les déterminants historiques complexes de l’ESS, tout en soulignant le caractère multiforme des trajectoires suivies au cours de son évolution contemporaine.

L’instauration d’un État social néolibéral

3La crise instrumentalisée des finances publiques et de l’emploi du milieu des années 1970 à aujourd’hui s’avère un vecteur puissant de transformation du système d’État social stabilisé durant les trente années précédentes. Le régime d’État social corporatiste établi en France (Esping-Andersen, 1999) se trouve déstabilisé dès la fin des années 1970. Ce nouveau contexte institutionnel justifiera et servira les desseins d’une politique d’offre d’obédience néolibérale.

Les transformations de l’État social corporatiste

4Pour reprendre la catégorisation de Ramaux (2012), l’État social français s’est construit sur quatre piliers politiques interdépendants. Le premier s’est établi sur une projection économique et sociale de long terme bâtie sur une politique industrielle nationale ambitieuse, condition nécessaire d’une action budgétaire et fiscale permettant une redistribution de la richesse créée. Le deuxième concerne l’instauration d’un secteur public fort, condition nécessaire de l’existence de services publics productifs garants de droits sociaux et vecteurs de réduction des inégalités sociales. Le troisième réside dans la régulation non marchande des rapports de travail (en référence à la déclaration de Philadelphie en 1944), se traduisant à la fois par l’édification d’un droit du travail favorable à un rééquilibrage du rapport salarial, une politique de plein-emploi et le déploiement de dispositifs réglementés de négociation collective. Enfin, le quatrième pilier se matérialise par l’édification d’un système de protection sociale représenté par l’instauration d’un plan de sécurité sociale issu du programme du Conseil national de la Résistance (Palier, 2005), qui a concouru au développement des prestations sociales (retraite, santé, chômage, famille) et s’est prolongé par la multiplication d’établissements publics sanitaires, médicaux et sociaux, appuyés par les politiques d’aide et d’action sociale.

5Le constat d’une remise en cause de l’État social corporatiste français au cours des quarante dernières années ne signifie nullement son retrait pur et simple, mais plutôt un changement de cap politique en adéquation avec des directives européennes supranationales adoptées paradoxalement avec l’agrément des États membres. Pour Supiot (2010), il s’agit là d’une « privatisation des États-providence » s’inscrivant dans un plus vaste projet de marché total et de prédation de l’État, faisant de « la référence aux objectifs de libéralisation des échanges » le « principal instrument de déréglementation des droits nationaux, y compris dans le domaine du travail, de la consommation, de la protection sociale, de la fiscalité et des services publics » (p. 120).

6L’esquisse, dès les années 1990, de tendances lourdes qui porteront au pouvoir des gouvernements « pro business » sous la conjonction de « la percée conceptuelle des think tanks internationaux » et de la montée du pouvoir de négociation « des professionnels de haut niveau et des multinationales vis-à-vis de la solidarité à l’échelon national » met en lumière le processus de dilution d’un « État du bien-être » dans « un État social actif » (Boyer, 2006). L’avènement d’une économie sociale de marché découle de la nature éminemment néolibérale de la construction européenne opérée dans la lignée de l’ordolibéralisme (Dardot et Laval, 2007).

7Inscrite dans la stratégie européenne de Lisbonne (mars 2000), en phase avec les préconisations de l’OCDE (1999), la politique sociale de l’Union européenne s’est ainsi orientée vers l’activation de l’emploi, l’éducation et la formation, la protection et l’intégration sociale, à travers le renouvellement de la « méthode ouverte de coordination » et l’instrumentation du Fonds social européen (Bruno, 2010). D’après Crespy (2019), l’impact du droit européen de la concurrence se traduit par quatre mécanismes de « marketisation » des services sociaux d’intérêt général à l’œuvre dans l’Union européenne : la déréglementation sectorielle, la libéralisation concurrentielle, la privatisation des services et le pilotage par l’intermédiaire du nouveau management public.

8La transcription de ces mécanismes au niveau national s’accorde aux objectifs d’évaluation des politiques publiques définis par la loi organique relative aux lois de finances (adoptée en 2001 et entrée en vigueur en 2006), qui engage les politiques financées par l’État dans une réforme radicale avec le passage d’une culture de moyens à une culture de résultats. Les programmes de révision générale des politiques publiques puis de modernisation de l’action publique (2012), à des fins de rationalisation des ressources de l’État, finissent d’impacter les domaines visés par les politiques sociales et, en conséquence, les champs couverts par l’ESS.

Les fondements de l’État social néolibéral

9Par conséquent, l’État social néolibéral se caractérise par une extension des formes de régulation marchande et des modifications internes substantielles du système de protection sociale dans le sens de la privatisation. Pour autant, cette inclination ne procède pas d’un désengagement politique, mais bien au contraire d’un interventionnisme néolibéral, identifié et se traduisant par des logiques référées à la « gouvernementalité », à l’« entrepreneurialité » et au « managérialisme ».

10La « gouvernementalité » repose sur un interventionnisme public justifié par l’impossibilité d’auto-équilibrage dynamique du marché et, en conséquence, l’instauration de normes garantissant en apparence une compétition loyale et non faussée. L’établissement d’une gouvernance des experts et le pilotage par agendas politiques induisent en concomitance « l’adaptation permanente des acteurs pilotés et coordonnés par une “démarchie [1]” instituée par des procédures » (Dardot et Laval, 2010). L’économie sociale de marché participe de ces logiques de consentement reposant sur la responsabilité entrepreneuriale et individuelle par intégration aux mécanismes concurrentiels (y compris à petite échelle et concernant les plus vulnérables : les chômeurs, les malades, les handicapés…). La « diffusion de normes, de procédures et plus généralement de formalités issues du monde du marché et de l’entreprise constitue l’une des modalités de la contrainte, voire de la coercition » de la « bureaucratisation néolibérale », qui passe aussi par des dispositifs d’obéissance conçus sur les principes de responsabilisation individuelle (Hibou, 2013).

11L’« entrepreneurialité » n’a de sens « qu’au travers de l’économie de marché, qui est censée favoriser la liberté d’action, l’esprit commercial, la prise d’initiative et de risque, les capacités à saisir les opportunités de valorisation d’activités et de produits » (Dardot et Laval, 2010). Attestée au plus haut niveau de l’État, cette « prétention de transformer la société » se présente comme un projet de « refondation sociale » centrée sur les « valeurs de l’entreprise » (Laval, 2014). La force de la proposition de nature anthropologique réside dans l’implémentation d’une nouvelle gestion publique concurrentielle « censée permettre de mieux réaliser des finalités attribuées aux services publics » (réduction des coûts et plus grande satisfaction des usagers-clients), tout en favorisant « la faculté entrepreneuriale telle qu’elle existe en tout sujet » (Ibid).

12Le « managérialisme » pénètre les différentes instances et modes d’action de l’État au travers du new public management (NPM). Cette suprématie de la dimension managériale repose sur le postulat d’une similarité fondamentale entre managements public et privé (generic management) et prône l’imputabilité des résultats de la gestion aux managers plutôt qu’aux leaders politiques. Ces derniers sont davantage centrés sur les questions relatives à la « mise sur agenda » et plus généralement au responsiveness, à la réactivité du politique dans la prise de décision d’intervention publique. Le NPM préconise le recours au secteur privé pour la distribution des services publics (organismes à but lucratif ou non lucratif), ce qui augmente les pratiques de contractualisation et de partenariat public/privé (Peters, 2019). Dans l’économie sociale de marché, la « performance sociale » doit s’accorder à l’efficience des ressources publiques investies (optimisation recherchée de la qualité, des coûts et de la productivité). Considérée comme une « procédure de savoir qui administre des preuves présumées objectives et calcule des écarts de performance » (Bruno, 2013), la technologie du benchmarking se développe. La quantification de l’action publique (Ogien, 2010) et le pilotage par indicateurs (Salais, 2010) accréditent une rationalité évaluative en fonction d’objectifs tangibles de la commande publique et contribuent par là même à la managérialisation de l’économie sociale et solidaire.

13Le vaste mouvement de conversion de l’État social au néolibéralisme s’est traduit par un affaiblissement progressif et continu des arrangements institutionnels et organisationnels patiemment construits entre économie publique et ESS dans la période de croissance économique et d’expansion industrielle (Duverger, 2016).

L’ESS à la lumière de la métamorphose de l’État social

14Pour comprendre les rapports actuels entre l’ESS et l’État, il convient de les resituer à la fois sous l’angle de leurs conceptualisations et sous celui d’une analyse plus empirique de leur évolution dans le temps. La période contemporaine est marquée par l’influence grandissante de l’État social-néolibéral, qui promeut une économie sociale d’entreprise.

Une perspective historique des rapports entre ESS et État

15Dans une perspective historique, cinq grandes sources idéologiques de l’ESS sont identifiables (Defourny et Nyssens, 2017 ; Gueslin, 1998) : le socialisme associationniste envisage l’économie en rupture avec le capitalisme mais aussi avec le collectivisme étatique ; la doctrine sociale de l’Église appelle au développement de « corps intermédiaires » et met en avant le principe de subsidiarité ; le libéralisme social rejette les ingérences de l’État en se fondant sur le libéralisme économique et le principe du self help (entraide et auto-organisation) pour répondre aux problèmes sociaux ; le solidarisme entend remplacer la charité du christianisme dans une approche laïque et républicaine encadrée par le droit et l’État mais mise en œuvre par des organisations intermédiaires ; enfin, le courant philanthropique développe des pratiques caritatives privées qui seront dépassées par leur intégration à l’action publique de l’État visant à répondre à l’intérêt général (Defourny et Nyssens, 2017). L’État est donc le plus souvent présent dans les différents courants idéologiques de l’ESS, à des places toutefois différentes (Defalvard et Ferraton, infra) : dialogue entre fédérations économique et politique, rôle d’impulsion dans la création, subsidiarité, encadrement, soutien et dialogue en tant qu’organisations intermédiaires, intégration dans le cadre de politiques publiques… Cette pluralité des positionnements idéologiques qui se manifestent encore aujourd’hui est un élément explicatif de la difficulté pour l’ESS de faire face à l’évolution néolibérale de l’État.

16En termes d’évolution de ces relations, différentes périodes (Draperi, 2014 ; Dreyfus, 2017) ont été mises en évidence depuis la Révolution française et la loi Le Chapelier, qui interdit tout regroupement ouvrier au niveau économique. La première période, avant la reconnaissance éphémère de l’associationnisme en 1848, est celle de la résistance, avec la construction clandestine d’associations ouvrières de production ou de consommation, de mutuelles… Une deuxième période, jusqu’au tournant des XIXe et XXe siècles, voit la reconnaissance juridique des différentes organisations de l’économie sociale. Durant les soixante-dix premières années du XXe siècle, l’État développe ses interventions dans le social et l’économique et s’appuie pour cela sur les différentes composantes de l’économie sociale, dont le concept unificateur disparaît. L’institutionnalisation, voire l’instrumentalisation par l’État de ces différentes composantes qui ne se présentent plus comme une alternative au système économique vont être soulignées. Ces étapes n’illustrent pas une reconnaissance progressive de l’économie sociale et solidaire, mais des moments de résistance, de répression, d’encadrement, d’oubli… qui montrent que rien n’est définitif dans ses rapports à l’État.

17Depuis les années 1970-1980, deux mouvements sont à l’œuvre. Sur un plan juridique et institutionnel, l’ESS connaît un renouveau à partir de la mobilisation de ses fédérations et acteurs : création de la Délégation interministérielle à l’économie sociale (1981), qui définit l’économie sociale à partir des statuts ; création de secrétariats d’État à l’Économie sociale (1984) et à l’Économie solidaire (2000), d’un ministère de l’Économie sociale et solidaire (2012) ; et adoption d’une loi relative à l’ESS en 2014. Cette reconnaissance institutionnelle de l’ESS passe par celle d’instances telles que les chambres régionales de l’économie sociale et solidaire (Cress). Les différentes composantes de l’ESS, à l’exception notable des coopératives de consommation [2], voient leur audience croître à travers la création d’emplois ou leur nombre d’adhérents, et de nouvelles initiatives de l’économie solidaire émergent (Régies de quartier, Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne…), répondant à des demandes sociales exprimées lors de mobilisations citoyennes. Les rapports avec l’État et les différentes composantes de l’ESS cherchent à s’inscrire dans des logiques de partenariat et de coconstruction.

L’influence grandissante de logiques néolibérales

18Toutefois, les logiques néolibérales, dominantes dans les politiques publiques depuis le milieu des années 1980, tendent à transformer l’ESS en promouvant un ensemble de normes institutionnelles. On peut cependant observer des différences notables entre coopératives, mutuelles et associations.

19La loi de 1992, comme réforme globale de la loi de 1947, est emblématique d’un alignement des coopératives sur tout autre type d’entreprise dans l’accès au capital, à son rendement et à sa rémunération (Hiez, 2005). Les coopératives de production perdent des facilités d’accès à la commande publique avec la suppression du quart réservataire. La transformation des groupes coopératifs et leur demande stratégique d’homogénéisation concurrentielle sectorielle s’accompagnent à la fois, sur un plan commercial, du renoncement au principe de double qualité et, par voie de conséquence, à l’exclusivisme, et, sur un plan financier, du recours à « l’arsenal des sociétés capitalistes » en matière de concentration (fusions, acquisitions, filialisations, etc.) (Hiez, 2010). Dans le secteur bancaire, la loi de 1984 permet d’attirer des investisseurs non coopératifs, et le contexte marchand-capitaliste ainsi créé conduit progressivement à une managérialisation accrue des activités (Gianfaldoni et al., 2012).

20Les mutuelles sont de même soumises au droit européen de la concurrence, trois générations de directives (1973, 1988, 1992) ayant contribué à une refonte du cadre réglementaire et à la réalisation d’un marché unique du secteur de l’assurance jusqu’à l’entrée en vigueur de la directive Solvabilité II en 2016. Comme le rappellent Boned et al. (2018), à la suite d’une demande exprimée par la Mutualité française en 1991, les directives assurances ont été appliquées en 2001 et traduites également dans la réforme du Code de la mutualité. Les mutuelles sont assimilées depuis à des entreprises d’assurance fiscalisées, sans qu’il soit tenu compte des caractères spécifiques relevant de la non-lucrativité et du sociétariat. Pour que la concurrence puisse pleinement jouer, et en vertu des critères retenus de compétitivité, les aides de l’État sont désormais considérées comme illégales.

21Les mutuelles de santé ont été confrontées à une régulation administrative renforcée et à des normes de libéralisation de leurs activités. Les réformes successives de l’assurance maladie les ont conduites à contribuer à des fonds de financement de nouveaux dispositifs de couverture maladie et à assumer un important transfert de charge budgétaire au titre de complémentaires de santé (Caire, 2009). En outre, les mutuelles étant désormais identifiées par les pouvoirs publics comme « assembleurs de soins » et « partenaires santé », les aides publiques aux services de soins et d’accompagnement mutualistes (SSAM) sont fléchées sur des actions de restructuration, d’innovation ou de réduction de déficits budgétaires. Les agences régionales de santé (ARS) octroient des financements contrôlés au travers de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens aux établissements sanitaires et médico-sociaux mutualistes (Boned et al., 2018). Les plateformes de conventionnement sélectif (PCS) ainsi que l’Accord national interprofessionnel (ANI) viennent solvabiliser le marché de l’assurance complémentaire santé et permettent d’instaurer des mécanismes concurrentiels entre organismes complémentaires d’assurance maladie (Ocam), dont en premier lieu les mutuelles de santé (Abecassis et Coutinet, 2020).

22Le champ associatif s’est étendu sous la double influence des politiques publiques et des prises d’initiatives. Le nombre de créations d’associations employeurs a fortement augmenté. Des fédérations ou réseaux nationaux de corporations sectorielles ou intersectorielles ont assumé un rôle d’aiguillon politique. Parallèlement, des instances représentatives ont été créées, comme la Conférence permanente des coordinations associatives. Au travers des lois de décentralisation, les départements se sont posés en chefs de file de l’action sociale, participant ainsi grandement à l’expansion territoriale des activités sociales et médico-sociales. L’État a déployé des mécanismes de quasi-marché dans le champ associatif en prolongement de principes marchands dans l’administration publique, par l’instauration de dispositifs d’appels d’offres, de solvabilisation de la demande par des titres de paiement ou encore d’allocations monétaires personnalisées, ouvrant la voie à une régulation publique concurrentielle entre prestataires de services, incluant des entreprises privées à but lucratif (Laville et Nyssens, 2017). L’enquête Paysage associatif 2018 (Tchernonog et Prouteau, 2019) et une étude commandée par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Dor, 2020) confirment les tendances affirmées à la marchandisation du secteur associatif (diminution des subventions publiques et amplification des prestations commerciales), qui conditionne par conséquent les logiques concurrentielles (Tchernonog et Prouteau, 2019).

La promotion d’une économie sociale d’entreprise par l’Etat social néolibéral

23Au cours des années 2000, l’ESS élargit « l’entreprendre autrement » mis en avant dès les années 1980 au « consommer autrement ». Renforcée par les impulsions données par le secrétariat d’État à l’Économie solidaire, la période est marquée par la mise en place des Cress, la création de nouvelles formes statutaires (Scic et CAE) et un foisonnement d’expérimentations résultant d’initiatives citoyennes de proximité. Les études et publications sur l’utilité et l’innovation sociales se veulent une démonstration des propriétés idiosyncrasiques des organisations instituées de l’ESS.

24Néanmoins, dans l’imaginaire des décideurs politiques et économiques, il s’agit désormais de concevoir ces « organisations » comme des entreprises, quel qu’en soit le statut (société ou association), devant intégrer la notion de risque dans une visée performative de surqualification de l’entrepreneur compétiteur au détriment de l’associé coopérateur [3]. En attestent la création en 2002 de l’Agence de valorisation des initiatives socio-économiques (Avise), émanation de la Caisse des dépôts et consignations, ou encore la création du Collectif pour le développement de l’entrepreneuriat social (Codes) en 2006, puis la transformation de celui-ci en Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) en 2010 (Duverger, 2016). La période est donc propice à la conversion de l’ESS à l’entrepreneuriat social au détriment de l’entrepreneuriat collectif (Fontan, 2011). Le réseau européen de recherche Émergence de l’entreprise sociale (Emes) considère cependant les entreprises sociales européennes « au carrefour du marché, de politiques publiques et de la société civile » (Defourny, 2009). Le cadre normatif proposé rend indissociables la logique entrepreneuriale, induisant un niveau significatif de risque, et la logique sociale, caractérisée par l’initiative citoyenne, la nature participative des activités, une gouvernance à parties prenantes multiples ainsi qu’une finalité explicite de service à une communauté (Defourny et Nyssens, 2008).

25Dans ce nouveau contexte, et sous l’influence du rapport Vercamer (2010) et de la Commission européenne [4], la loi française de 2014 relative à l’ESS se veut inclusive et extensive. Elle accepte dans le périmètre de l’ESS les sociétés commerciales qui peuvent être agréées « entreprise solidaire d’utilité sociale » en respectant des principes d’utilité sociale de la mission poursuivie, de lucrativité et d’appropriation limitée des bénéfices et de gouvernance démocratique. Cette inflexion politique majeure marque ainsi un dépassement de la référence statutaire qui caractérisait jusque-là l’économie sociale, plongeant les associations employeurs dans un environnement marchand-concurrentiel et les exposant à un tropisme managérial.

26Comme le souligne fort justement Hiez (2019), l’entreprise d’ESS n’est pas envisagée dans la loi de 2014 comme « une unité autonome dotée d’un régime juridique spécifique » et se révèle surtout « un objet pour les politiques publiques ». Il s’agit là, d’après cet auteur, d’une étape supplémentaire dans l’affadissement des valeurs et la banalisation des principes. L’ambition démocratique s’efface devant les objectifs assignés à la gouvernance des parties prenantes de l’entreprise, avec en vue les objectifs recherchés de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). L’ambition d’alternatives portant sur la propriété commune est réduite à l’intention d’une gestion équilibrée d’entreprise. La spécificité d’une dimension collective de l’entreprise d’ESS n’est pas mise en avant, et l’implication centrale de la personne, par la double qualité ou la mise en commun d’activités ou de connaissances, est pour finir éclipsée.

27Les évolutions repérées sont à considérer comme un mouvement normatif d’imposition d’une économie sociale de marché et d’entreprise. Toutefois, l’installation d’un État social néolibéral autorise-t-elle, dans la période actuelle, des marges d’autonomie d’action qui dérogeraient aux méta-normes que l’État tend à instituer ?

Quelles alternatives envisageables ?

28Des pratiques alternatives ainsi que des regroupements territorialisés sont observables en ESS, dont la biodiversité socio-économique et sociopolitique ne peut s’appréhender en partant de la seule question juridique des statuts ni être réduite à des typologies interprétatives de l’entreprise sociale (Defourny et Nyssens, 2017). Des pratiques alternatives sont toujours vivaces et trouvent de nouveaux prolongements parfois en marge de l’ESS. D’autres expériences territorialisées ont émergé plus récemment, comme les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) et les tiers-lieux.

Les ferments de pratiques alternatives

29Nous aborderons ici l’alternative dans ses rapports à l’État sous l’angle de ses pratiques, reprenant en ce sens la définition de Lorthiois (2006) : « L’économie alternative n’est pas une théorie économique, c’est un mouvement de la société civile qui revendique une autre façon de faire de l’économie. […] Il ne s’agit pas de rejeter l’économie capitaliste, beaucoup trop puissante, mais de revendiquer des niches de créativité et d’expérimentation permettant d’agir en parallèle. » Dans le même temps, « l’économie alternative est clairement un projet de société, mais avec une forte volonté de prendre de la distance par rapport à l’économie classique et une forte exigence par rapport aux conditions de changement » (Ibid). L’intitulé et les objectifs du principal regroupement de ces entreprises, Repas (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires), est à cet égard révélateur. « Nous expérimentons de nouveaux rapports au travail, des comportements financiers plus éthiques et plus humains, de nouvelles relations producteurs-consommateurs et des présences engagées sur nos territoires. » (http://www.reseaurepas.free.fr/).

30La référence à l’autogestion est forte dans ces expériences ; certaines prolongent les communautés de travail lancées dès les années 1940-1950 et analysées par Albert Meister (1958). Que ces initiatives adoptent le statut de coopérative de travailleurs, comme les emblématiques Ardelaine (Scop) ou Ambiance Bois (Sapo), ou d’association, il s’agit de ne pas se limiter à l’assemblée générale annuelle ni à la désignation démocratique d’un gérant ou d’un directeur, mais de développer d’autres relations de travail au quotidien. À cet égard, le mouvement des communs peut être à rapprocher de ces initiatives, dans la recherche d’autres pratiques du travail. Cela se traduit notamment par le recours aux outils collaboratifs mis à disposition grâce à Internet et aux logiciels libres.

31Mais l’autogestion n’est plus centrée uniquement sur la place des travailleurs. L’alternative se situe aussi dans la volonté d’avoir une production répondant à des valeurs fortes : respect de l’environnement, agriculture paysanne, circuits courts, accessibilité au plus grand nombre, etc. L’utilité sociale et environnementale de la production fait partie intégrante du projet, même si le terme d’utilité, trop économique, peut rebuter certains porteurs. La recherche d’autres rapports entre producteurs et consommateurs, voire apporteurs de capitaux solidaires, rappelle le mutuellisme proudhonien (Frère et Gardin, 2017).

32Un ancrage libertaire (Ibid.) ou autonome (collectif, 2013) mais aussi des pratiques écologistes plus ou moins politisées et inscrites dans l’alternative conduisent à une méfiance, voire à un rejet, vis-à-vis des rapports avec les institutions publiques. « L’économie alternative prend ses distances vis-à-vis de l’économie capitaliste et de l’économie publique » (Lorthiois, 2006). Les pratiques des zones à défendre (ZAD) manifestent en ce sens les positions les plus en confrontation avec la puissance publique. Pourtant, le dénouement du conflit sur l’emblématique ZAD de Notre-Dame-des-Landes s’est aussi traduit par des négociations entre l’État et une partie des zadistes souhaitant continuer à vivre et à travailler sur le territoire sauvé de l’installation de l’aéroport. Reprenant les vieux principes de l’entrepreneuriat entendu uniquement sous l’angle de l’initiative individuelle, l’État n’a pas reconnu la dimension collective des pratiques agricoles développées, en proposant uniquement la signature de baux individuels pour poursuivre les pratiques économiques initiées.

33Au-delà de la confrontation à la conception étatique néolibérale, les pratiques alternatives font face à deux écueils possibles liés à leurs propres dynamiques : « Soit ces initiatives vont connaître un enfermement communautaire au sein d’entreprises alternatives s’essoufflant par l’auto-exploitation des personnes qui s’y investissent […] ; soit ces initiatives tentent l’ouverture vers l’extérieur et le marché, dans une voie libérale-libertaire, voire libertarienne, ce qui les entraîne vers une réussite marchande en affaiblissant d’autant leurs objectifs mutuellistes » (Frère et Gardin, 2017). Il apparaît alors que, dans ces deux perspectives, le rejet de toute relation avec l’État dénature le projet alternatif. Toutefois, selon les territoires, des rapports plus équilibrés parviennent à se construire avec les acteurs publics que constituent les collectivités territoriales.

Des regroupements territorialisés

34Les tiers-lieux et les PTCE sont deux illustrations d’initiatives territorialisées mobilisant une pluralité de parties prenantes dans des dynamiques de coopération entre acteurs. Toutefois, il apparaît que l’État a tendance à normaliser ces expériences dans un sens conduisant à une érosion de leur dimension politique.

La reconnaissance partielle des tiers-lieux

35Espaces ne se situant ni au domicile ni au travail, les tiers-lieux ont été conceptualisés par le sociologue Ray Oldenburg (1989), qui les caractérise notamment par leur ouverture et leur accessibilité à tous, leur ambiance nourrie par un sentiment d’appartenance de la communauté qui s’y investit, leur convivialité, leur neutralité… Ces espaces se matérialisent dans les exemples repris dans le titre de son ouvrage : bars, cafés-restaurants, centres communautaires, salons de coiffure, etc. [5]. Il leur attribue une dimension politique en montrant comment, dans l’histoire, cafés et clubs sont des espaces de contestation du pouvoir. Ceux-ci concrétisent aussi à leur manière, dans le prolongement des travaux d’Habermas, les espaces publics intermédiaires constitutifs de la dimension sociopolitique de l’économie solidaire. Ces tiers-lieux vont aussi faire écho aux espaces culturels intermédiaires, squats associatifs, jardins partagés, troisièmes lieux pour les médiathèques, hackerspaces…

36L’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication comme outil de travail va donner aux tiers-lieux une dimension économique moins présente chez Oldenburg [6]. « La montée en puissance, à partir des années 1990, du mouvement makers, puis du coworking, en témoigne. Tout au long de notre mission, nous avons pu constater non seulement l’augmentation du nombre de tiers-lieux, mais encore leur évolution vers un rôle économique plus affirmé » (Levy-Waitz, 2018). Les tiers-lieux n’en restent pas moins des espaces où se développe le lien social, dans une intégration territoriale qui peut être urbaine ou rurale. Leur dimension « communautaire », donc, doit aussi être prise dans son acception anglo-saxonne de prise en compte des acteurs locaux.

37Le caractère hybride des tiers-lieux entraîne nécessairement des tensions sur un plan économique. Cette hybridation se retrouve dans leurs ressources : à la réciprocité fondée notamment sur la participation de la communauté au fonctionnement des activités s’ajoutent des ressources marchandes (location d’espaces, buvettes, restauration, formation…) et publiques de manière souvent ponctuelle lors du lancement de l’initiative.

38Les droits de propriété sur ces espaces sont diversifiés. Le collectif n’est généralement pas propriétaire des lieux : il les loue à des structures publiques (collectivités territoriales, entreprises publiques telles que la SNCF) ou à des propriétaires privés poursuivant des buts lucratifs. Les droits de propriété ne sont pas neutres sur le projet, l’organisation du lieu et son ouverture. Ils peuvent orienter la finalité du projet, ne serait-ce qu’en sélectionnant les membres du collectif à travers le montant du loyer. Face à cela, les réseaux des tiers-lieux travaillent à la constitution d’une foncière sur le modèle de Terre de liens, afin d’avoir une propriété commune. Cette propriété commune ne peut toutefois pas répondre seule aux besoins fonciers et nécessite de trouver de nouvelles articulations avec les pouvoirs publics.

39Les tiers-lieux font l’objet d’une attention récente de l’État avec l’impulsion à la création, en 2019, du Conseil national des tiers-lieux et l’annonce d’un plan de soutien de 110 millions d’euros au niveau national, relayant des politiques publiques régionales plus anciennes qui soutenaient ces initiatives. L’articulation entre les initiatives communautaires et l’initiative publique s’avère toutefois complexe, d’autant que cette dernière tend à les rabattre sur leur dimension économique et leur contribution à la transition numérique. « Comment une organisation territoriale structurée et hiérarchisée peut-elle aider des communautés libres dans des espaces au statut encore flou ? Comment les politiques publiques classiques qui fonctionnent en silo peuvent-elles s’adapter aux tiers-lieux de travail, qui, tout en proposant de nouvelles façons de produire, introduisent la problématique de l’innovation sociale, voire expérimentent de nouvelles formes de démocratie ? » (Liefooghe, 2018).

L’officialisation des pôles territoriaux de coopération économique

40Officialisés par la loi relative à l’ESS (2014), les PTCE trouvent leur origine en 2009 dans un programme innovant du labo de l’ESS (expérimentation-labellisation). Couvrant plusieurs secteurs d’activité de transformation et de services, ils résultent de dynamiques de coopération anciennes mettant en exergue les valeurs partagées, l’investissement informel, l’engagement bénévole dans l’établissement de liens de confiance relationnelle qui président aux processus de décision collective.

41La formalisation du concept résulte des États généraux de l’ESS, en 2011, puis sa diffusion découle de son inscription à l’agenda politique, avec deux appels à projets interministériels (2013 et 2015) [7]. Tout PTCE vise le développement économique et social endogène d’un territoire spatial en friche, en reconversion ou en sommeil, par la mise en œuvre d’une stratégie commune de mutualisation, de coopération et de partenariat entre entreprises de l’ESS et hors ESS, en lien avec des collectivités territoriales et des organismes publics de formation et de recherche. Toutefois, les tendances observées vers des logiques économiques et gestionnaires, tout autant dans les cadres institutionnels imposés (loi et second appel à projets) que dans le déroulement effectif des activités, ont pour effet de minimiser le rôle de la société civile et de l’action publique territoriale en privilégiant le décloisonnement des entreprises de l’ESS en direction des entreprises et groupes marchands (Fraisse, 2017).

42Qualifiée de « partenariale mixte territorialisée » en raison de son caractère partenarial, de sa dimension collective-démocratique et de son ancrage territorial, la gouvernance des PTCE laisse percevoir dans un certain nombre de cas des formes alternatives aux déterminants néolibéraux (Gianfaldoni, 2017). Matérialisé par des rapports de coopération technique, fonctionnelle et stratégique, le partenariat peut favoriser les comportements « réciprocitaires » des bénéficiaires associés (bénévolat, travail volontaire non contractualisé, dons). La dimension collective et démocratique des prises de décision en conseil d’administration peut être amplifiée par la participation de représentants de la société civile ou des habitants. L’existence de réseaux informels d’acteurs ou « l’informalisation » des règles collectives façonnent des espaces de médiation (concertation, négociation, convivialité, créativité) et constituent des creusets de démarches participatives, renforçant les proximités territoriales.

43Quant aux acteurs publics territoriaux, Defalvard et Fontaine (2018) relatent quatre positionnements non exclusifs pouvant les conduire jusqu’à l’instrumentalisation par l’outil de la délégation de services publics : soutien financier lors de la phase de lancement ou au cours des phases de développement ; volontarisme politique dans la conception des problématiques socio-économiques, des besoins sociaux des domaines d’activité à couvrir ; implication dans l’administration et le pilotage ; intégration à la politique publique, y compris par l’attribution de locaux et de ressources humaines. Les auteurs soulignent la nécessité de co-élaboration, entre collectivités territoriales, des règles de gouvernance et d’accès aux ressources foncières ou sociales (travail, culture, santé, alimentation, énergie). L’accessibilité aux ressources disponibles du territoire et leur valorisation impliquent des processus de conversion territoriale et de traduction sociale sur un temps long, ne pouvant se satisfaire d’opérations administratives ponctuelles ou de financements publics de saupoudrage. Les engagements redistributifs et les investissements actifs doivent être pensés sur la durée, en associant les acteurs privés à la définition et à la conduite de l’action publique ciblée.

44En appui aux initiatives alternatives et territorialisées, les politiques publiques locales ou régionales d’ESS se sont multipliées depuis le début des années 2000. La création en 2012 du Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES) est révélatrice de cette orientation, mettant en exergue des dynamiques de coconstruction de l’action publique (Vaillancourt, 2016). Il s’agit là d’une évolution significative dans la reconnaissance institutionnelle de l’ESS, inscrite à l’agenda de l’action publique et impliquant des acteurs privés représentatifs de l’ESS dans la conception d’un certain nombre de projets de développement économique. Toutefois, ces politiques territorialisées, quand elles réussissent à être mises en œuvre, restent d’une portée limitée. Elles ciblent principalement l’émergence de nouvelles initiatives mais ne parviennent pas à remettre en cause les régulations sectorielles précédemment décrites qu’accompagne l’État néolibéral.

Des voies alternatives repérables mais fragiles

45In fine, deux marqueurs nous semblent caractériser des voies alternatives repérables : le développement local endogène, constitutif de proximités nouées-ancrées et de ressources révélées-valorisées au sein d’un territoire ; la coconstruction démocratique de l’action publique, impliquant la participation d’organisations de l’ESS sur des bases d’appui solides (planification, régulation, évaluation) et suivant un processus délibératif orienté vers l’intérêt général.

46Toutefois, les deux trajectoires explorées, bien qu’elles présentent des attributs de l’innovation sociale, sont exposées soit à des risques de marginalité sociale, soit à des facteurs de fragilité/fiabilité économique, ou encore à des dangers de banalisation et d’isomorphisme institutionnel, ce qui doit nous interroger sur leurs potentialités de transformation sociale. Les rapports aux pouvoirs publics finissent le plus souvent par être rabattus sur les appels d’offres et la mise en concurrence. La démocratie économique réelle que tend à développer l’ESS dans le fonctionnement de ses organisations et dans la construction des politiques publiques se trouve par conséquent le plus souvent cantonnée à des expériences singulières territorialisées. Le « délibéralisme » (Dacheux et Goujon, infra) dont sont porteuses ces expériences serait alors confiné au localisme sans remettre en cause les fondements de l’État social néolibéral.

47Certes, on peut encore considérer le cadre statutaire comme un garde-fou face aux dérives engendrées par les nouveaux impératifs économiques et managériaux de l’idéologie néolibérale. Et, dans le même élan, les innovations sociales instituées, comme c’est le cas des sociétés coopératives d’intérêt collectif (loi de 2001) ou des coopératives d’activité et d’emploi (loi de 2014), participent d’un renouveau des formes alternatives. Cependant, l’emprise de l’État social néolibéral encourage la structuration d’une économie sociale de marché et la préférence publique pour des biens et services collectifs intégrés contribuant aux dynamiques de croissance de groupes d’entreprises sociales composites (sociétés de personnes et sociétés de capitaux). Ces groupes tendent à développer des stratégies de captation de marchés et de prédation, s’appuyant sur de puissants leviers internes et externes de financement et sur la maîtrise de dispositifs d’ingénierie financière et d’évaluation par impact social.

Notes

  • [1]
    La démarchie désigne la toute-puissance des procédures qui imposent désormais une adaptation permanente des acteurs
  • [2]
    Il faut toutefois noter, depuis une dizaine d’années, un renouveau de la coopération de consommation.
  • [3]
    La volonté [décision] de radiation du compte employeur de la société coopérative de spectacles La Nouvelle Aventure et de la Scic SMart par Pôle emploi en est l’illustration, conduisant à une cessation d’activité de la Scop.
  • [4]
    Le Groupe d’experts de la Commission sur l’entrepreneuriat social (Geces) a été créé en 2012.
  • [5]
    The Great Good Place. Cafes, Coffee Shops, Community Centers, Beauty Parlors, General Stores, Bars and other Hangouts at the Heart of a Community.
  • [6]
    Cf. Le Manifeste des tiers-lieux de 2013 sur https://movilab.org/
  • [7]
    Beaucoup plus récemment, l’instruction du 15 mai 2019 s’inspire largement des PTCE pour caractériser plus spécifiquement, à travers un fonds d’aide à la création et au développement, des pôles territoriaux de coopération associatifs (PTCA).
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Français

Les voies alternatives ouvertes par l’économie sociale et solidaire (ESS) sont questionnées à la lumière de la transformation de l’État social français sous l’effet du néolibéralisme. Identifié dans ses fondements politiques à la « gouvernementalité », à l’« entrepreneurialité » et au « managérialisme », l’État social néolibéral promeut un ensemble de normes institutionnelles affectant l’ESS, qui tend à évoluer vers une économie sociale d’entreprise. Ce mouvement normatif qui touche aux valeurs, aux principes et aux structures de l’ESS permet-il d’envisager des alternatives ? Selon les auteurs, des ferments de pratiques alternatives sont observables en marge des institutions publiques. Parallèlement, des regroupements territorialisés semblent constituer une autre trajectoire alternative, cette fois-ci en lien étroit avec l’action publique.

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Laurent Gardin
Université polytechnique Hauts-de-France, Centre de recherche interdisciplinaire en sciences de la société (CRISS).
Patrick Gianfaldoni
Université d’Avignon, Laboratoire Biens, Normes, Contrats (LBNC).
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/01/2021
https://doi.org/10.3917/recma.359.0047
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