CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Je me propose ici d'interpréter l'effort intellectuel de W. E. B. Du Bois dans son œuvre en général, et dans Les âmes du peuple noir en particulier, comme une tentative puissante de réaliser les conditions de la justice épistémique dans un monde où la « ligne de partage des couleurs » et le « voile de la race » ont produit ce que Charles W. Mills nomme une « épistémologie inversée », une épistémologie de l'ignorance [1]. Si cette interprétation est correcte, « esquisser (...) le monde spirituel dans lequel vivent et luttent dix mille milliers d'Américains », « soulever » le voile afin que le lecteur entrevoie le fonctionnement et « le combat de ses grandes âmes [2] », et se positionner lui-même « bras dessus bras dessous, en compagnie de Balzac et de Dumas », convoquant « Aristote et Marc-Aurèle [3] », au-delà de la ligne de couleur, sont trois gestes qui convergent vers le même objectif : transformer l'épistémè défectueuse qui informe le monde blanc dominant et fournir à ce dernier une connaissance plus juste du monde social. Je procèderai en deux temps : je rappellerai d'abord brièvement les paradigmes de l'injustice épistémique et de l'ignorance blanche tels qu'ils ont été proposés respectivement par Miranda Fricker et par Charles W. Mills. Puis j'interprèterai l'œuvre de Du Bois à l'aune de ces paradigmes en insistant tout particulièrement sur trois dimensions qui représentent, me semble-t-il, sa contribution décisive à la reformulation d'une épistémologie correcte : premièrement, il vise à faire reconnaître les Noirs comme crédibles producteurs de connaissance ­ et même particulièrement clairvoyants dans certaines conditions ; deuxièmement, il étudie, et rend visibles, des objets d'enquête scientifique (historique et sociologique), usuellement considérés comme inexistants dans le monde blanc, et dévoile les forces structurelles qui produisent les pratiques épistémiques défectueuses ; enfin, il crée des ressources cognitives spécifiques pour appréhender, évaluer et résoudre les « problèmes » que le monde blanc est devenu incapable de comprendre.

1. Injustice épistémique et ignorance blanche

2Miranda Fricker, dans son livre de 2007 [4], identifie deux modalités de l'injustice épistémique, les injustices de témoignage et les injustices herméneutiques. La première catégorie renvoie au défaut de crédibilité accordé aux agents qui expriment leur expérience en termes d'injustice. Selon l'analyse de José Medina [5], il est important de comprendre les jugements de crédibilité dans leur nature interactive, comparative et socialement construite : le défaut de crédibilité peut provenir soit de biais négatifs ou de stéréotypes affectant le groupe dont le locuteur est membre, qui conduisent à douter de sa capacité à produire un discours valide sur son expérience ; soit d'un excès de crédibilité accordé à d'autres agents qui expriment une évaluation contradictoire de l'expérience, agents au témoignage ou à l'analyse desquels est accordée une confiance supérieure. Les jugements de crédibilité impliquent des comparaisons implicites, et les excès et les déficits de crédibilité sont attribués par rapport à ce qui est considéré comme un agent épistémique « normal », en fonction de la réputation épistémique des différents groupes sociaux par rapport à cette normalité de référence.

3La seconde catégorie d'injustices épistémiques, les injustices herméneutiques, est liée au manque d'accès de certains individus ou certains groupes, principalement en raison de l'inégalité structurelle dans l'accès à une éducation appropriée, aux ressources cognitives qui leur permettraient d'appréhender, de comprendre ou d'interpréter leurs expériences. Comme le souligne à nouveau José Medina, il est important de noter que l'injustice ne provient peut-être pas, en réalité, du fait que les groupes subordonnés sont incapables de produire des ressources cognitives pertinentes, mais plutôt du fait que les groupes épistémiques dominants ne reconnaissent pas ces ressources comme valides. Dans cette perspective, les groupes dominants manifestent ce que José Medina appelle une « méta-ignorance », ou ignorance systémique, qui consiste à ignorer leur propre indifférence, méconnaissance ou incompréhension des ressources produites par les groupes subordonnés. Cette indifférence est un signe de leur propre manque de ressources épistémiques, de leur incapacité à incorporer les connaissances provenant de modes de vie étrangers dans l'appréhension et la compréhension de leur expérience quotidienne.

4Ce que révèle l'interprétation structurelle proposée par José Medina des deux types d'injustices épistémiques, c'est que l'absence de reconnaissance des membres de groupes épistémiques subordonnés comme agents épistémiques valides ne consiste pas seulement en un tort fait à une personne individuelle en sa qualité d'agent épistémique. L'injustice affecte l'ensemble du cadre de la connaissance, l'architecture épistémique globale d'une société, les ressources des groupes subordonnés et des groupes dominants : se produit une dysfonction cognitive globale, une « épistémologie de l'ignorance ».

5Et, lorsque les groupes en question sont des groupes raciaux, en particulier lorsque la société est organisée selon les lignes raciales de la suprématie blanche, comme dans l'Amérique ségréguée de Du Bois, elle produit ce que Charles W. Mills appelle l'« ignorance blanche » : « une ignorance (...) dans laquelle la race joue un rôle causal crucial » (p. 20). Mills examine dix caractéristiques importantes afin de délimiter avec précision le phénomène cognitif qu'il identifie comme « ignorance blanche ». Je vais simplement résumer celles qui sont les plus significatives pour mon propre enjeu ici. Premièrement, puisque la race est une construction sociale et non une réalité biologique, et que les groupes raciaux sont le produit de processus de racisation et non pas des groupes universellement donnés, homogènes et naturels, les mécanismes causaux qui produisent l'ignorance blanche doivent être historicisés et analysés comme mécanismes socio-structurels. Deuxièmement, l'ignorance blanche désigne ces schémas et processus d'ignorance dans lesquels la race joue un rôle déterminant : elle ne prétend pas rendre compte de toutes les fausses croyances, opinions erronées ou jugements incorrects qui peuvent se produire dans une société donnée. En particulier, il ne s'agit que de l'une des nombreuses formes d'ignorance fondées sur l'assignation à des groupes perçus comme cognitivement hiérarchisés, formes qui peuvent s'enraciner dans d'autres structures de privilège (notamment de genre). Troisièmement, l'ignorance blanche affecte aussi bien les personnes racistes que les personnes non racistes ­ ces dernières étant définies comme des personnes « qui forment des croyances erronées en raison de la suppression sociale de la connaissance pertinente, mais [en elles-mêmes] dépourvues de préjugés » (p. 21). Quatrièmement, l'ignorance blanche n'est pas « confinée aux Blancs », mais elle peut affecter les non-Blancs, soit à cause de mécanismes d'hégémonie épistémique privant les non-Blancs des connaissances pertinentes, soit par l'adoption par des non-Blancs de contre-épistémologies strictement oppositionnelles, qui se contentent d'inverser, non de transformer ou d'éliminer, la hiérarchie raciale.

6Enfin, l'ignorance blanche « n'est pas uniforme au sein de la population blanche » (p. 23), qui ne doit pas être conçue comme un « monolithe », mais plutôt comme un conglomérat de personnes possédant de nombreuses autres identités que les identités raciales, ces identités multiples ayant des impacts différents sur leurs modèles cognitifs. L'ignorance blanche doit donc être considérée comme une « tendance cognitive », une « disposition doxastique », mais elle n'est pas « insurmontable » ni « irrémédiable » (p. 23). Les Blancs peuvent être capables de vaincre l'ignorance blanche : c'est pourquoi la raison normative pour laquelle il importe de l'identifier est bien de la réduire, voire de l'éliminer ­ et cet objectif n'est ni naïf ni absurde. Ce dernier point revêt une importance particulière ici, puisque l'hypothèse défendue dans cet article est que l'objectif de Du Bois, tout au long de son œuvre, est précisément de remplacer l'ignorance blanche par de la connaissance.

2. Le diagnostic de W. E. B. Du Bois sur l'ignorance blanche

7Il est bien connu que l'un des enjeux majeurs de W. E. B. Du Bois dans Les âmes du peuple noir est de lever le Voile pour que le monde blanc puisse voir et comprendre le monde noir et « ses replis les plus secrets ­ la signification de sa religion, la passion de sa douleur humaine, le combat de ses grandes âmes » (p. 8). D'une meilleure connaissance du monde noir peut surgir la fin du préjugé de couleur : si les Blancs ont accès aux aspirations spirituelles et intellectuelles et aux productions effectives du monde noir, ils pourront opérer un changement dans ce que Charles W. Mills appelle leur « architecture doxastique » (p. 60). Les Blancs pourront accorder aux Noirs « un statut cognitif à part entière dans le corps politique, dans la communauté épistémique officielle [6] » : les reconnaître comme des partenaires égaux du contrat social, plutôt que comme des agents épistémiques non égaux ­ dans les termes de Du Bois, ils seraient reconnus comme capables de « collaborer (...) au royaume de la culture » (p. 12).

8Il est tout aussi connu qu'un autre de ses principaux efforts a consisté à combattre l'ignorance des Noirs, à contribuer à transformer le « murmure confus et à demi inconscient de ces hommes noirs et blanchis » (p. 90) en une voix claire et libre qui « chante dans le soleil » (p. 249). Sa conviction que les Noirs ont besoin d'accéder à un enseignement supérieur de qualité est l'une des principales sources de son désaccord avec le compromis d'Atlanta accepté par Booker T. Washington en 1895. Dans ce compromis [7], Booker T. Washington avait soutenu qu'il était stratégiquement efficace pour le progrès économique et social des Noirs de renoncer aux revendications pour les droits politiques et l'accès à l'enseignement supérieur en échange de l'engagement de la nation en faveur de leur éducation technique et spécialisée. Selon Du Bois, l'éducation industrielle forme, certes, des travailleurs ; or ce qui est indispensable, c'est de former des « connaisseurs » : c'est la seule manière de combattre activement l'idée que la place de l'homme noir est d'être conduit et non pas de diriger, d'exécuter mais pas de gouverner, d'être regardé mais pas de voir.

9La lutte contre l'ignorance et l'injustice épistémique est la meilleure voie qui mène à la justice sociale. « C'est là que réside tout le tragique de notre époque : ce n'est pas que les hommes soient pauvres (...) ; ce n'est pas que les hommes soient méchants (...) ; ce n'est pas que les hommes soient ignorants ­ qu'est-ce que la Vérité ? Non, c'est que les hommes connaissent si peu les autres hommes. » (p. 215). Il ne s'agit pas de combattre l'ignorance au nom d'une vérité qui pourrait se contempler d'un point de vue universel, neutre, transcendant : une telle vérité est inexistante, ou peut-être, du moins, inaccessible. L'ignorance qu'il s'agit de combattre est celle qui empêche la reconnaissance du statut égal de tous les humains à agir et penser leur monde. Or cette méconnaissance est un fléau pour le monde blanc et pour le monde noir. En effet, le voile s'étend d'abord entre les deux mondes, ce qui aveugle doublement les Blancs : à un premier niveau, il les empêche de discerner les perspectives noires, et à un second, méta-niveau [8], il les empêche de percevoir leur situation épistémique dominante ­ car le voile fonctionne de manière à permettre aux Blancs de se rendre activement aveugles aux ressources épistémiques du monde noir : le voile est ce sur quoi bute le regard blanc ignorant. Ensuite, le voile se trouve également à l'intérieur du monde noir qu'il divise, parce que l'hégémonie épistémique blanche empêche les Noirs de partager et d'étendre leurs ressources parmi eux afin de constituer une communauté épistémique publique forte.

10Ce diagnostic d'une épistémologie de l'ignorance spécifique, fondée sur la race, dans l'Amérique ségréguée, et la conviction qu'elle doit, et peut, être combattue efficacement, ont conduit Du Bois à proposer trois manières radicales de transformer le champ épistémique dominant : lever le voile consiste à lutter contre le discrédit des Noirs en tant qu'agents épistémiques, à identifier les problèmes des Noirs comme objets valides de connaissance et à fournir des instruments conceptuels noirs pour élaborer du savoir.

3. Les Noirs comme agents épistémiques clairvoyants

11Du Bois s'interrogeant sur la situation spécifique des Noirs comme sujets de connaissance anticipe ce qui a été conçu depuis la fin du 20e siècle en termes de « théorie du positionnement », et qui s'est développé principalement dans les épistémologies féministes. Il écrit dans Les âmes du peuple noir : « Il faut cultiver le plus grand respect pour l'âme humaine souveraine qui cherche à se connaître elle-même et à connaître le monde autour d'elle (...). C'est là que le désir des hommes noirs mérite le respect : la riche et amère profondeur de leur expérience, les trésors inconnus de leur vie intérieure, les étranges déchirements de la nature dont ils ont été les témoins, pourraient offrir au monde de nouvelles façons de voir. » (p. 107). Les expériences internes et externes des Noirs, leur lutte politique et épistémique pour comprendre leur conscience divisée et aliénée, ainsi que pour comprendre les mécanismes du monde sous le voile et au-delà, peuvent leur permettre de voir et de décrire le monde à partir de perspectives encore négligées par les chercheurs, et ces « nouvelles façons de voir » sont indispensables pour une meilleure compréhension commune du monde.

12Du Bois va même plus loin. Les Noirs sont « doués de double vue dans ce monde américain » (p. 11) : leur situation dans un monde qui « ne les laisse s'appréhender qu'à travers la révélation de l'autre monde », leur « double conscience », paradoxalement, est la condition à partir de laquelle ils peuvent construire la distance critique nécessaire pour comprendre que toute connaissance est située. Ainsi, ils perçoivent intimement qu'il existe un positionnement épistémique spécifiquement blanc, et non pas neutre, qui a un effet sur la connaissance (la connaissance que les Noirs ont d'eux-mêmes et la connaissance que les Blancs imposent au monde). Les Noirs apprennent, en réfléchissant sur leur propre expérience, que la situation épistémique des Blancs les conduit à se tromper sur le monde noir, à ne voir le monde noir que partiellement et de manière erronée. C'est d'ailleurs une caractéristique de l'ignorance blanche : les Noirs ne sont pas seulement invisibles pour le monde blanc, ils sont perçus de manière biaisée, déficiente ­ ils sont un « problème » et ce problème est censé avoir ses racines dans la nature même du groupe noir. Les Noirs, en raison de leur propre positionnement, sont capables de voir que la perception du monde noir par les Blancs est déformée, de développer une sorte de lucidité sur leur propre ignorance, et de fournir des remèdes épistémiques contre elle.

13Toutefois, cette lucidité n'est pas donnée par la situation : elle doit se construire patiemment. Lorsqu'il offre une esquisse du « voyage » effectué par les Noirs américains depuis leur émancipation en 1863 jusqu'à leur condition actuelle en 1903, dans le chapitre 1 des Âmes du peuple noir, Du Bois insiste sur le trajet progressif qu'ils ont suivi et qui les conduit vers l'émancipation épistémique : « le voyage, au moins, laissait du temps pour la réflexion et l'introspection. L'enfant de l'émancipation (...) a commencé à prendre conscience de lui-même, à comprendre et à respecter qui il était. (...) sa propre âme s'est levée devant lui et il s'est vu ­ indistinctement, comme à travers un voile (...). Pour la première fois, il a cherché à analyser le fardeau qui pesait sur ses épaules, ce poids mort fait de déchéance sociale, partiellement masqué par un "problème noir" mal nommé. Il a senti le poids de son ignorance (...) » (p. 15-16). « Être un problème » n'est pas le résultat d'un diagnostic correctement posé ; c'est le masque de l'ignorance et cela produit un « effet », un sentiment à partir duquel la conscience de l'ignorance peut se développer. Mais tout le chemin reste à parcourir vers la connaissance : l'analyse du fardeau reste à mener.

14La manière dont Sandra Harding conçoit la théorie du positionnement fait profondément écho à cette conviction : « un positionnement », écrit-elle, « ne peut être considéré comme une position attribuée avec sa perspective différente à laquelle les groupes opprimés peuvent prétendre automatiquement. Au contraire, un positionnement est une réalisation [achievement], quelque chose pour quoi les groupes opprimés doivent lutter, quelque chose qui exige à la fois science et politique (...). Ici, le terme devient technique en ce sens qu'il n'est plus simplement un autre mot pour désigner un point de vue ou une perspective, mais plutôt qu'il rend visible un phénomène différent, quelque peu caché, que nous devons travailler à saisir [9] ». Les approches épistémiques du positionnement ne prétendent pas que, en et par eux-mêmes, les groupes opprimés seraient capables de fournir de « vraies » visions du monde, qui échapperaient aux groupes dominants ; elles affirment plutôt que prendre en compte l'appréhension du monde proposée à partir de positions qui sont habituellement cachées ou marginalisées permet de réaliser que toute connaissance est située. Elles mettent l'accent sur le caractère situé de la production du savoir et s'opposent à la représentation usuelle du sujet connaissant comme un « agent cartésien a-social [10] », neutre et abstrait. Harding souligne que pour les théories du positionnement, les individus connaissant ne sont pas interchangeables et désincarnés : les particularités de leurs expériences corporelles et circonstancielles ont des conséquences épistémiques importantes. Reconnaître les Noirs comme des agents épistémiques crédibles est « précieux pour tous les c urs humains », dit Du Bois (p. 107), parce que cela souligne que toute connaissance, noire ou blanche, provient de pratiques et de positions sociales, historiques, politiques, émotionnelles et sociales spécifiques : quiconque aspire à une connaissance du monde objective, plus complète et moins biaisée, doit s'engager dans des pratiques épistémiques de collaboration, démocratiques et communautaires, doit s'efforcer d'embrasser les connaissances provenant des groupes majoritaires et marginalisés, afin que les cadres épistémiques avec lesquels nous comprenons notre monde social puissent gagner autant que possible en objectivité.

15Leur situation spécifique d'oppression est la raison pour laquelle les agents épistémiques noirs, malgré les dysfonctionnements cognitifs produits par l'épistémologie hégémonique blanche, peuvent atteindre une « clairvoyance singulière [11] » sur la cécité blanche ou l'ignorance blanche et produire des connaissances sur le monde social. La « double conscience » de W. E. B. Du Bois a été interprétée en termes de « conscience bifurquée » par Dorothy Smith et Patricia Hill Collins [12] : « le sentiment de constamment se regarder par les yeux d'un autre » (p. 11) offre la capacité de voir les choses de deux perspectives différentes et d'évaluer, comparer et examiner de façon critique ces deux perspectives cognitives. Si la « double conscience » est aussi analysée par Du Bois comme une conscience aliénée qui conduit souvent les individus à une dissonance cognitive et à un sentiment de double « éloignement », du monde blanc et du monde noir, elle est néanmoins susceptible d'être réinvestie positivement : elle est la condition à partir de laquelle se construit la possibilité d'interpréter le monde depuis des perspectives à la fois dominantes et opprimées.

16En ce sens, les Noirs ont pour Du Bois un avantage épistémique similaire à celui que Marx attribue à la classe ouvrière, capable, en raison de sa situation matérielle dans le système capitaliste, non seulement d'accéder à des faits qui restent ignorés de la classe bourgeoise, mais également de développer des capacités cognitives particulières, ce que ne peuvent faire d'autres classes opprimées, les petits bourgeois, les paysans et le lumpenproletariat ­ qui demeurent prisonniers des illusions du capitalisme. De même que la classe ouvrière peut penser les conditions concrètes et historiques de sa subordination par le capitalisme, ou que, selon Hill Collins, les femmes peuvent, en prenant au sérieux les conditions matérielles et les expériences existentielles diverses qui sont les leurs, produire une analyse de leur oppression structurelle par l'ordre patriarcal, de même, les conditions matérielles et existentielles des Noirs chez W. E. B. Du Bois leur confèrent un privilège épistémique : ils sont capables de dénaturaliser leur situation de subordination et donc la connaissance produite sur le monde social par les dominants. Mettre l'accent sur les processus de production des connaissances à partir des conditions matérielles et sociales des agents producteurs de connaissance permet de contribuer à la critique de l'autorité épistémique et de prendre ses distances à l'égard de savoirs destinés à maintenir les positions inégalitaires des groupes sociaux.

4. Forces sociales et processus cognitifs : dévoiler les objets de la connaissance

17W. E. B. Du Bois ne se contente pas de travailler à la meilleure reconnaissance des Noirs comme sujets crédibles de connaissance. Il dénonce également dans l'ignorance blanche son incapacité à identifier certains dysfonctionnements sociaux, qu'elle nomme des « problèmes », comme des objets de connaissance valides, dignes d'enquêtes scientifiques. Le privilège épistémique auquel les Noirs peuvent prétendre par rapport aux Blancs réside, d'une part, dans leur capacité à s'emparer de certaines questions sociales qui resteraient autrement invisibles ou impensables et, d'autre part, à saisir les mécanismes historiques, sociaux et politiques qui produisent les problèmes identifiés, lesquels seraient autrement attribués à des facteurs naturels et déterministes. Du Bois écrit dans son Autobiographie publiée de manière posthume : « C'est [William] James avec son pragmatisme et Albert Bushnell Hart avec sa méthode de recherche qui m'ont détourné de la belle, mais stérile, terre de la spéculation philosophique, vers les sciences sociales comme champ de collecte et d'interprétation de l'ensemble des faits qui s'appliqueraient à mon programme pour le Noir [13]. » La contribution majeure de l'œuvre de Du Bois historien et sociologue réside précisément dans son dévoilement du « problème noir » en tant que question socio-historique, dont on peut évaluer scientifiquement les déterminants.

18Du Bois sociologue s'inspire de ce qu'il nomme le « pragmatisme réaliste » pour théoriser la sociologie comme science de la définition et de la résolution des problèmes sociaux, nécessitant la mise en place d'un protocole d'investigation combinant méthode statistique et études de cas pour étudier les relations que les gens ont avec leur environnement [14]. Dans « The Negroes of Farmville », et plus encore dans Les Noirs de Philadelphie[15], il s'engage dans l'étude sociologique des Africains-Américains par le recueil et le traitement systématique de données empiriques, avec pour ambition de discréditer la doctrine blanche dominante, fondée sur le darwinisme social et l'évolutionnisme spencérien [16], selon laquelle les Noirs sont définitivement bloqués au niveau inférieur de la hiérarchie de la civilisation humaine car ils seraient par nature inférieurs aux autres groupes. Ce qui est radicalement nouveau chez Du Bois, c'est la combinaison du rejet d'une conception des races en tant que communautés biologiquement héréditaires, avec l'affirmation de leur réalité socio-historique et leur conceptualisation en tant que groupes sociaux construits par des relations à étudier attentivement : le « problème noir » est le problème de la « ligne de couleur » et de ses effets de ségrégation ­ les rapports sociaux asymétriques ou l'absence totale de relation qu'elle provoque entre le monde noir et le monde blanc. L'étude du monde noir à laquelle procède Du Bois s'appuie sur une sociologie pragmatique qui étudie les groupes sociaux comme réalités relationnelles. Il appréhende le monde noir à partir de ce qu'il identifie dans le chapitre 9 des Âmes du peuple noir comme les « quelques grandes lignes d'action et de communication principales » (p. 159) par lesquelles passent les contacts entre les groupes : les relations de géographie physique (rapports urbains), les relations économiques, politiques, intellectuelles et religieuses.

19La connaissance noire (la connaissance apportée par l'école de sociologie d'Atlanta qu'il fonde) [17] a donc pour ambition de mettre fin à l'ignorance blanche, qui repose sur l'hypothèse erronée selon laquelle la sociologie aurait pour fonction d'étudier en et pour elles-mêmes des communautés comprises comme unités naturelles préexistantes aux relations qui s'établissent entre elles. Le « programme pour le Noir » de Du Bois ne consiste donc pas seulement à déplacer l'attention de la recherche sociologique sur un nouvel objet, négligé par la sociologie dominante, le groupe des Africains-Américains, mais, beaucoup plus radicalement, à dénoncer l'appareil conceptuel blanc épistémiquement défectueux qui préside à l'étude des groupes indépendamment des relations sociales qui les produisent.

20Avec la même ambition ­ saper l'ignorance des Blancs, débiaiser la connaissance, développer la compréhension des forces sociales structurelles qui tendent à promouvoir des pratiques cognitives imparfaites ­, Du Bois, en tant qu'historien, revisite dans Black Reconstruction in America le récit dominant que l'historiographie blanche a produit sur la guerre de Sécession et la période de la Reconstruction [18]. Encore une fois, son objectif est double : tout d'abord, il insiste sur la part active que les Noirs ont prise dans leur propre émancipation, par opposition aux lectures qui les présentent comme des bénéficiaires passifs de droits conquis pour eux par les Blancs du Nord, ou les bénéficiaires collatéraux, privés de tout pouvoir et de toute agentivité, d'une guerre menée pour des raisons économiques, opposant une économie agricole blanche à une économie industrielle blanche, ou pour des raisons politiques, opposant une forme de civilisation démocratique au Nord à une forme aristocratique au Sud. Il s'oppose également aux récits qui présentent les Noirs comme responsables de l'échec de la Reconstruction, en raison de leur manque de civilisation, de leur barbarie et de leur irrationalité, et insiste sur la double contrainte, « l'écartèlement entre deux buts contradictoires » (p. 11) dans lequel les Noirs ont été pris quand ils ont obtenu leur liberté formelle tout en demeurant dans une servitude matérielle.

21Ensuite, et plus radicalement encore, Du Bois dénonce dans le dernier chapitre la distorsion doxastique systématique et active que l'historiographie blanche impose aux récits du passé. Passant en revue les manuels d'histoire utilisés dans les écoles du pays, Du Bois souligne leur rôle dans la reproduction des préjugés raciaux et le maintien de l'ignorance à propos des Noirs : « Il y a là bien plus que de simples omissions et des différences de perspective », écrit-il ; il s'agit plutôt « d'une tentative délibérée de modifier les faits historiques pour les rendre agréables à lire pour les Américains ». L'histoire dans cette veine n'est rien d'autre « qu'une "suite de mensonges sur lesquels on est d'accord" [19] ». L'analyse de Du Bois peut ici être rapprochée de l'interprétation que Charles W. Mills propose de l'épistémologie de l'ignorance comme « un accord pour mal interpréter le monde » passé entre membres des groupes dominants, fondé sur un « sentiment de [leur] propre droit [entitlement] tenu pour acquis [20] ». L'analyse par Du Bois des causes, de la nature et des effets de l'histoire et l'historiographie blanches les révèle comme formes de ce que Kristie Dotson a appelé « une ignorance pernicieuse », qu'elle définit comme « toute ignorance crédible [reliable] qui, dans un contexte donné, nuit à une autre personne (ou ensemble de personnes). Est dite crédible une ignorance cohérente ou qui découle d'une lacune épistémique prévisible en matière de ressources cognitives [21] ». Les historiens blancs acceptent activement d'omettre, de supprimer, de négliger, de tordre, les faits pertinents, et de railler, d'ignorer ou de faire taire les témoins qu'ils choisissent de considérer non crédibles : « Chaque fois qu'une tête noire surgit à la fenêtre de l'histoire, elle est aussitôt pourfendue par un adjectif ­ "rusé", "infâme", "fourbe"­ ou mise au pilori à l'aide d'un sarcasme ; ou bien encore enfouie sous l'accusation sans fondement d'avoir été une personnalité à la morale déviante. En d'autres termes, tous les efforts possibles ont été déployés pour traiter avec silence et mépris le rôle du Noir dans la Reconstruction [22]. » L'écriture de l'histoire par des historiens blancs dominants, motivés par leurs intérêts intersectionnels de classe et de race pour demeurer en position privilégiée, est un exemple indéniable d'injustice épistémique. Leur ignorance était prévisible, elle est cohérente avec leurs intérêts de groupe et elle nuit aux Noirs dans la mesure où elle maintient et renforce leur position subordonnée. Du Bois historien analyse les structures qui ont produit cette ignorance et inlassablement produit un contre-savoir qui doit contribuer à démanteler ces structures.

5. La ligne de couleur ou l'aveuglement à la couleur : produire des ressources cognitives publiques

22Enfin, l'ignorance blanche n'est pas seulement, et pas toujours, une tendance cognitive activement entretenue par les personnes racistes ou « de mauvaise foi [23] ». Les injustices épistémiques sont également le fait de personnes dont les processus cognitifs sont inconsciemment biaisés, dont l'ignorance est entretenue par des structures sociales et épistémiques dominantes qui rendent invisibles leur propre ignorance à leurs propres yeux. C'est pourquoi, insiste Du Bois, le problème le plus important du 20e siècle est le problème de la ligne de couleur ­ et ce problème reste invisible pour l'« observateur » occasionnel qui « visite le Sud en dilettante », au point qu'il « en vient à se demander si après tout il y a bien un problème ici » [24]. Identifier et imposer dans l'espace public la ligne de couleur comme le principal problème du 20e siècle, c'est fournir aux Noirs et aux Blancs une nouvelle ressource conceptuelle afin de saisir et de résoudre le problème le plus important de la démocratie américaine, c'est offrir à tous la possibilité de reconstruire une démocratie plus conforme à ses idéaux proclamés ­ et c'est une ressource cognitive qui ne peut être fabriquée que par un agent épistémique noir analysant les dysfonctionnements depuis son propre positionnement.

23Dans cette veine, il peut être instructif pour conclure de comparer les positions de John Dewey et de W. E. B. Du Bois [25] : tous deux pragmatistes, tous deux profondément attachés à la démocratie et à l'éducation, et tous deux penseurs antiracistes, ils sont néanmoins en désaccord sur l'identification du principal « problème » qui pèse sur la démocratie américaine et la divise en groupes, empêchant la constitution d'une communauté unifiée. Selon John Dewey, l'enquête pragmatiste, qui consiste à tester empiriquement des instruments théoriques et des normes pratiques, permet de diagnostiquer le problème dont les déterminants en quelque sorte éclipsent tous les autres, et autour duquel les intérêts de tous peuvent être agrégés : le problème posé par le capitalisme, opposant une minorité privilégiée à une majorité défavorisée. C'est sur la base de cette conviction que Dewey affirme la véritable unité d'un public commun de travailleurs, qui doivent s'organiser autour de la perception et de la reconnaissance d'une « communauté d'intérêts » au-delà des divisions raciales. Dans l'allocution qu'il a prononcée lors de la 23e conférence annuelle de la NAACP en 1932, il déclare : « La dépression a (...) révélé une communauté d'intérêts parmi tous les groupes minoritaires, tous les groupes réprimés et opprimés du pays. Elle a clairement indiqué que tous ces groupes qui souffrent (...) sont après tout fondamentalement les victimes des mêmes causes. (...) Alors que les membres de votre groupe [les Africains-Américains] ont été plus discriminés que les autres, ils vivent simplement de manière plus intense ce que tous les groupes de travailleurs, en particulier les groupes non organisés, traversent. (...) Vos difficultés fondamentales ne viennent pas de la couleur ou d'une seule cause unique. Elles viennent du fait que dans une société organisée économiquement et industriellement comme la nôtre, ceux qui veulent les plus grands profits et ceux qui veulent le monopole, le pouvoir, l'influence, que procure l'argent, ne peuvent les obtenir qu'en créant la suspicion, l'aversion et la division parmi la masse du peuple [26]. »

24Ainsi, le problème qui affecte les Africains-Américains n'est pas d'abord et surtout un problème de racisme institutionnel et d'ignorance blanche, mais un problème fondé sur l'organisation inégale de la structure économique, liée à une stratégie politique classique de division. La classe des propriétaires crée la différence de couleur entre travailleurs afin d'éviter leur alliance pour la réorganisation démocratique du travail et la redistribution des ressources. La ligne de couleur est une stratégie mise en place par le groupe dominant, une façon d'affirmer que les Blancs privilégiés et défavorisés sont néanmoins égaux, au moins selon une ligne raciale, de sorte que l'intérêt commun racial ainsi créé artificiellement permet de minimiser, voire de saper, la division de classe. Dans cette perspective, le racisme n'est qu'une conséquence de « l'éclipse du public » dont les causes ont été rendues manifestes par la Grande Dépression : combattre ces causes, restaurer l'égalité de classe, est le meilleur moyen de faire disparaître le racisme.

25Du Bois ne nie pas le clivage entre propriétaires et travailleurs, mais il met l'accent sur le clivage racial, comme une meilleure explication de l'apparition historique et du fonctionnement réel du cadre capitaliste dans le monde social. Dans Black Reconstruction, les deux premiers chapitres s'intitulent respectivement « Le travailleur noir » et « Le travailleur blanc » et Du Bois insiste sur les différences fondamentales entre ces deux figures de l'exploitation : le premier « ne peut ni ne souhaite échapper au statut de travailleur » ni « faire alliance avec le capital pour partager l'exploitation » en raison de l'héritage de l'esclavage ; le second veut une meilleure répartition des richesses, à laquelle il peut prétendre car la blanchité est une forme de propriété : « la blanchité est la possession de la terre, pour toujours et à jamais, Amen [27] ! » écrit Du Bois. Dans cette perspective, la division de race n'est pas soluble dans la division de classe ­ pas plus d'ailleurs que l'inverse n'est vrai ; mais parvenir à proposer une politique émancipatrice exige plutôt de saisir les obstacles et stratégies de minorisation spécifiques qui pèsent sur les travailleurs et/ou les racisés afin de lutter efficacement contre les différents facteurs de privilège qui peuvent se combiner et produire des effets d'oppression complexes. Réfléchir aux effets socio-économiques de la ligne de couleur permet de saisir que la souffrance et la discrimination qui pèsent sur les travailleurs noirs ne sont pas simplement plus « intenses » que celles qui affectent les travailleurs blancs : c'est la nature, et pas seulement le degré, de l'oppression, qui est modifiée. En ce sens, rendre visible la ligne de couleur, sa construction socio-historique, son usage économique, consiste à fournir une ressource épistémique plus objective pour analyser les fardeaux et les blocages qui pèsent sur les travailleurs noirs luttant pour une plus grande égalité sociale et se donner les moyens de penser les conditions effectives d'une « convergence » des intérêts. Se rendre aveugle à la ligne de couleur, prétendre qu'il est aisé de la franchir ou de l'effacer dans la reconnaissance immédiate d'intérêts convergents de tous les travailleurs, c'est se priver d'un outil d'analyse et affaiblir la lutte contre les injustices sociales. Si la finalité ultime de John Dewey et W. E. B. Du Bois est la même, reconstruire la démocratie américaine de manière plus égalitaire et inclusive, le positionnement spécifique de Du Bois, sous le voile, lui permet de mettre en évidence l'existence de difficultés structurelles dans la constitution d'une subjectivation politique commune pourtant indispensable pour réaliser un monde plus juste.

26Ainsi, Du Bois se propose-t-il de fournir des outils cognitifs ­ des procédures d'acquisition de connaissance et des concepts spécifiques, notamment, parmi les plus célèbres, ceux de « voile », de « ligne de couleur » ou de « double conscience » ­ pour modifier la structure épistémique globale de sa société divisée, pour produire de la connaissance blanche là où règne une ignorance hégémonique. Mobilisant toutes les ressources possibles, articles de journaux, pamphlets, ouvrages théoriques d'histoire ou de sociologie, romans, entrées d'Encyclopédie, il n'a de cesse de travailler à l'éducation non seulement du peuple noir mais aussi du peuple blanc, pour réduire la subordination épistémique du premier et les distorsions cognitives du second. L'ignorance blanche peut être combattue : le monde social que pensent les Blancs n'est pas un donné « naturel » mais le produit d'une interprétation délibérément erronée, que l'intellectuel noir, agent social subordonné mais agent épistémique privilégié, a pour fonction et pour tâche de transformer.

Notes

  • [1]
    Charles W. Mills, « White Ignorance », in Shannon Sullivan et Nancy Tuana (dir.), Race and Epistemologies of Ignorance, Albany, Suny Press, 2007, p. 11-38.
  • [2]
    W. E. B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, trad. fr. Magali Bessone, Paris, La Découverte, 2007, p. 7, 8 (The Souls of Black Folks, Chicago, A. C. McClurg & co., 1903). Toutes les citations suivantes sont données dans cette édition.
  • [3]
    Ibid., p. 108, 109.
  • [4]
    Miranda Fricker, Epistemic Injustice, Oxford, Oxford University Press, 2007.
  • [5]
    José Medina, The Epistemology of Resistance, Oxford, Oxford University Press, 2013.
  • [6]
    Charles W. Mills, The Racial Contract, Ithaca, Cornell University Press, 1997, p. 18.
  • [7]
    En 1895, Booker T. Washington a fait un discours à Atlanta lors de la Cotton States and International Exposition dans lequel il propose une voie pour la résolution des tensions raciales dans le Sud. Ce texte est passé à la postérité comme le « Compromis d'Atlanta » typique d'une politique dite « d'accommodation » (voir C. Vann Woodward, Origins of the New South, 1877-1913, Bâton-Rouge, Louisiana State University Press, 1951).
  • [8]
    José Medina, The Epistemology of Resistance, op. cit., p. 154.
  • [9]
    Sandra Harding, « Standpoint Theory as a Site of Political, Philosophic and Scientific Debate », in Sandra Harding (dir.), The Feminist Standpoint Reader, New York, Routledge, 2003, p. 8.
  • [10]
    Charles W. Mills, The Racial Contract, op. cit., p. 28.
  • [11]
    W. E. B. Du Bois, « The Souls of White Folk », in W. E. B. Du Bois, Darkwater: Voices from Within the Veil, New York, Dover Edition, 1999, p. 17.
  • [12]
    Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, Boston, Unwin Hyman, 1990/2000. Dorothy E. Smith, Institutional Ethnography: A Sociology for People, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 2005.
  • [13]
    W. E. B. Du Bois, The Autobiography of W.E.B. Du Bois: A Soliloquy on Viewing my Life from the Last Decade of its First Century, New York, International Publishers Co. Inc., 1968, p. 133.
  • [14]
    Daniel Cefaï, Alexandra Bidet, Joan Stavo-Debauge, Roberto Frega, Antoine Hennion et Cédric Terzi, « Introduction du Dossier "Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations" », SociologieS, Dossiers, Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations, mis en ligne le 23 février 2015 (https://journals.openedition.org/sociologies/4915), consulté le 28 avril 2016.
  • [15]
    W. E. B. Du Bois, « The Negroes of Farmville, Virginia. A Social Study », Bulletin of the Department of Labor, no 14, janvier 1898, p. 1-38 ; W. E. B. Du Bois, Les Noirs de Philadelphie. Étude sociale d'une ville, trad. fr. Nicolas Martin-Breteau, Paris, La Découverte, 2019.
  • [16]
    Voir Daniel Breslau, « The American Spencerians: Theorizing a New Science », in Craig Calhoun (dir.), Sociology in America: A History, Chicago, University of Chicago Press, 2007, p. 39-62.
  • [17]
    Voir Aldon D. Morris, The Scholar Denied: W.E.B. Du Bois and the Birth of Modern Sociology, Oakland, University of California Press, 2015.
  • [18]
    W. E. B. Du Bois, Black Reconstruction in America. An Essay Toward a History of the Part which Black Folk Played in the Attempt to Reconstruct Democracy in America, 1860-1880, New York, Oxford University Press, 2007 (1935).
  • [19]
    W. E. B. Du Bois, « La Propagande de l'histoire », trad. fr. Laurent Vannini, in Hélène Le Dantec-Lowry, Claire Parfait, Matthieu Renault, Marie-Jeanne Rossignol et Pauline Vermeren (dir.), Écrire l'histoire depuis les marges. Une anthologie d'historiens africains-américains, 1855-1965, Marseille, Terra HN Éditions, 2018, disponible en ligne (http//www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?W-E-B-Du-Bois-La-propagande-de-l-histoire) ; la citation est attribuée à Napoléon, indiquent les traducteurs du texte.
  • [20]
    Charles W. Mills, The Racial Contract, op. cit., p. 60.
  • [21]
    Kristie Dotson, « Tracking Epistemic Violence, Tracking Practices of Silencing », Hypatia, vol. 26, no 2, 2011, p. 236-267, p. 238.
  • [22]
    W. E. B. Du Bois, « La Propagande de l'histoire », art. cité.
  • [23]
    Charles W. Mills, « White Ignorance », art. cité, p. 21.
  • [24]
    W. E. B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, op. cit., p. 174.
  • [25]
    John Dewey et W. E. B. Du Bois étaient tous les deux membres fondateurs de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) et partageaient un certain nombre de convictions sur l'importance de réformer la société par l'éducation ; toutefois, s'ils se connaissaient de réputation, ils semblent avoir eu très peu d'interactions effectives. Du Bois a écrit à Dewey à Columbia le 2 avril 1930 pour lui présenter John Hope, président de l'Université d'Atlanta, qui a « de grands projets pour l'avenir de l'Université d'Atlanta et aimerait votre coopération » ; puis à nouveau le 15 mai, le 22 juin et le 6 août 1931 pour lui commander une contribution de 500-1 000 mots sur « l'éducation noire » pour le journal The Crisis, et à nouveau le 12 janvier 1932 pour lui demander une contribution à The Crisis sur « le sujet de son choix » « mais peut-être le plus adapté aux circonstances serait quelque chose sur la situation politique », ce que Dewey semble avoir refusé puisque Du Bois lui écrit à nouveau le 22 janvier pour signifier que « s'il peut faire quelque chose même après avril, ce serait très apprécié », fac-similés disponibles parmi les W. E. B. Du Bois Papers en ligne de la bibliothèque d'Amherst (https://credo.library.umass.edu).
  • [26]
    John Dewey, « Address delivered at the Twenty-Third Annual Conference of the National Association for the Advancement of Colored People » (Washington DC, 19 mai 1932), in Jo Ann Boydston (dir.), The Later Works of John Dewey, 1925-1953, vol. 6 : 1931-1932, Essays, Reviews, and Miscellany, Carbondale, Southern Illinois University, 1985/2008, p. 225-226, p. 230.
  • [27]
    W. E. B. Du Bois, « The Souls of White Folk », art. cité, p. 20. Sur la blanchité comme propriété, voir l'article important de Cheryl I. Harris, « Whiteness as Property », Harvard Law Review, vol. 106, no 8, juin 1993, p. 1707-1791.
Français

Dans cet article, on se propose de montrer comment l'enjeu principal de W. E. B. Du Bois dans l'ensemble de son œuvre a consisté à transformer l'epistémè défectueuse du monde blanc dominant, l'objectif épistémique étant au service d'un objectif normatif de justice sociale. Il a mis en place des outils de diagnostic et de lutte contre les injustices épistémiques qui affectent les Africains-Américains et a fourni des ressources puissantes pour renverser la structure particulière d'ignorance blanche qui informait l'Amérique ségréguée de son temps. Après avoir rappelé les paradigmes de l'injustice épistémique et de l'ignorance blanche tels qu'ils ont été proposés respectivement par Miranda Fricker et par Charles W. Mills, l'article étudie tout particulièrement trois dimensions qui représentent la contribution décisive de Du Bois à la reformulation d'une épistémologie correcte : 1) il vise à faire reconnaître les Noirs comme crédibles sujets de connaissance ­ et même particulièrement clairvoyants dans certaines conditions ; 2) il étudie des objets d'enquête scientifique, usuellement considérés comme inexistants dans le monde blanc et met au jour les structures épistémiques qui les rendent invisibles ; 3) il crée des ressources cognitives spécifiques pour appréhender, évaluer et résoudre les « problèmes » que le monde blanc est devenu incapable de comprendre.

Magali Bessone
Magali Bessone est Professeure de philosophie politique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l'UMR 8103, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne, et chercheuse associée au CIRESC. Ses recherches portent sur les théories de la justice et de la démocratie et la philosophie critique des races et des racismes. Elle est notamment l'autrice de Sans distinction de race ? (Vrin, 2013) et Faire justice de l'irréparable (Vrin, 2019). Elle a co-édité avec Gideon Calder et Federico Zuolo How Groups Matter? Challenges of Toleration in Pluralistic Societies (Routledge, 2014) et avec Daniel Sabbagh Race, racisme, discriminations : une anthologie de textes fondamentaux (Hermann, 2015). Elle a traduit, annoté et postfacé W. E. B. Du Bois, Les âmes du peuple noir (La Découverte, 2007).
 
Magali Bessone is a Professor of political philosophy at Paris 1 Panthéon-Sorbonne University, member of the ISJPS (Institut des Sciences Juridique et Philosophique de la Sorbonne, UMR 8103) and associate researcher at CIRESC. Her research focuses on theories of justice, theories of democracy and critical theories of race and racism. She is the author of Sans distinction de race? (Vrin, 2013) and Faire justice de l'irréparable (Vrin, 2019), the co-editor, with Gideon Calder and Federico Zuolo, of How Groups Matter? Challenges of Toleration in Pluralistic Societies (Routledge, 2014) and the co-editor, with Daniel Sabbagh, of Race, racisme, discriminations : une anthologie de textes fondamentaux (Hermann, 2015). She has translated, edited and introduced W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk, into French (La Découverte, 2007).
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/09/2020
https://doi.org/10.3917/rai.078.0015
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