CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Raisons politiques : Pouvez-vous contextualiser cette réflexion commune et essayer de reconstituer ce qui peut être un modus operandi de cette réflexion ? En particulier, puisqu'il s'agit d'un texte écrit à deux, comment cette écriture s'est déroulée ? Notamment pour la première étude, qui est co-écrite. S'est-elle inscrite dans un contexte de réflexion commune ?

2Bruno Karsenti : D'abord, je crois qu'il faut rappeler qu'on travaille ensemble depuis longtemps. On se connaît depuis le début des années 2000, et on appartient au même laboratoire depuis 2006. Cette réflexion commune s'est, dans les dernières années, liée plus profondément autour de la défense de la sociologie, disons d'une certaine conception de la sociologie et de la façon dont elle s'inscrit dans le débat politique. Ce livre en est l'expression la plus aboutie jusqu'à présent. Pour être plus précis sur ses conditions d'écriture, il faut rappeler qu'on avait, l'année précédente, organisé plusieurs rencontres sur le socialisme, en dialogue étroit avec l'École de Francfort et avec Axel Honneth. Les deux études qui complètent celle que nous avons écrite ensemble sont d'ailleurs issues de ces rencontres préalables. D'autre part, toujours au LIER [1] ­ notre laboratoire ­, nous étions arrivés à un état assez avancé de la réflexion commune sur ce sujet, puisque nous avions publié en 2016 un volume de la revue Incidences, intitulé « Le sens du socialisme », contenant des contributions de membres philosophes du groupe (Stefania Ferrando, Francesco Callegaro, Florence Hulak, Pierre Charbonnier, et moi-même) [2]. Donc cette année préparatoire nous a conduits à nous concentrer l'un et l'autre sur l'écriture d'un texte commun ­ sachant que les élections présidentielles arrivaient et que nous voulions marquer une position dans le débat où le lien entre socialisme et sociologie serait mis en évidence et pleinement défendu. Nous nous sommes donc attelés à la première étude. Matériellement, Cyril a produit une première esquisse avec les grands moments de la démonstration, dont nous avons immédiatement discuté. Comme on a l'habitude de travailler ensemble, j'ai repris la première mouture et en ai écrit une seconde, à peu près du double. Et le jeu d'aller-retour a continué trois ou quatre fois de cette manière, jusqu'à une ultime version. Parfois, il y avait des points d'achoppement, que nous discutions plus précisément pour voir jusqu'à quel point nos divergences de vue étaient conciliables. En poussant les arguments et en les affinant, nous nous sommes trouvés d'accord sur l'intégralité du texte.

3Cyril Lemieux : Bruno est philosophe. Je suis sociologue. D'où le statut un peu inclassable de ce livre. Ce n'est ni une enquête de sociologues, ni un traité philosophique. Disons qu'il s'agit d'un essai. On s'est très vite entendu sur cette forme d'écriture. C'est dans cette forme qu'il nous est apparu possible de penser à deux. Et c'est vrai que cela a été étonnement facile, parce que nous nous sommes aperçus que nous convergions sur l'essentiel. Pour commencer, il y avait un aspect lié à la situation politique actuelle, à savoir la montée, partout en Europe, des nationalismes xénophobes. Il faut rappeler que nous étions quelques mois avant l'élection présidentielle de 2017. S'il était bien difficile de deviner qu'Emmanuel Macron allait l'emporter, tout le monde savait en revanche que Marine Le Pen arriverait au second tour. C'est ce qui nous a donné l'impulsion de ce travail : comment analyser la montée de l'extrême droite en Europe ? Quel sens lui donner ? Ensuite, il y avait une réflexion que nous avons chacun de notre côté sur nos disciplines. Bruno s'emploie à défendre une réforme de la philosophie du point de vue des apports de la sociologie. De mon côté, cela me tenait à c ur d'aborder ce que nous appelons dans le livre la « crise actuelle de la sociologie ». Cet intérêt pour nos disciplines nous a amené à réfléchir au lien qui existe entre la situation politique contemporaine et celle des sciences sociales. C'est une ambition centrale de notre livre : faire apparaître ce lien, mais aussi en dire les implications, à la fois pour l'exercice de la politique et pour les sciences sociales. Pour ce faire, nous nous sommes adossés à toute une réflexion menée collectivement depuis de nombreuses années avec nos collègues du LIER. Il existe une conception de la scientificité des sciences sociales qui conduit soit à nier le lien entre ces sciences et la politique, soit ­ ce qui revient au même ­ à le renvoyer du côté des attitudes privées du chercheur. Pour nous, cette conception dominante est erronée car insuffisamment réflexive. Je crois que ce qu'il y a d'original dans notre démarche à ce propos, c'est d'abord d'assumer que le lien entre sciences sociales et politique existe objectivement. Et c'est ensuite d'en révéler les formes de nécessité logico-pratique, et d'en faire ainsi un objet de réflexion et de recherche à part entière. C'est une démarche assez iconoclaste. Car le monde des sciences sociales préfère généralement s'abriter derrière une compréhension positiviste des savoirs qu'il produit, quitte à s'enfermer dans une forme de fausse conscience. Je m'attendais d'ailleurs à ce que nous prenions une volée de bois vert avec le chapitre 2 de notre essai qui rompt frontalement avec l'auto-compréhension positiviste des sciences sociales. Mais ça n'a pas été tellement le cas en définitive !

4Bruno Karsenti : On nous a surtout critiqués sur d'autres aspects, mais pas tellement sur celui-là.

5Cyril Lemieux : Dans ce chapitre 2, nous avons essayé de montrer les affinités entre d'une part, ce que nous appelons la « forme épistémique » propre à chacune des disciplines des sciences sociales, qu'il s'agisse de l'économie, de la psychologie, de l'histoire, de l'anthropologie, de la sociologie ou autre, et d'autre part, les grands courants idéologiques de la modernité, à commencer par le libéralisme, le nationalisme réactionnaire et le socialisme. Bien entendu, cela a impliqué de préciser dans quel sens on entendait ces liens affinitaires, parce que c'est loin d'aller de soi et parce qu'on ne les conçoit évidemment pas de manière déterministe ou réductionniste. Nous ne cherchons pas non plus à en tirer des arguments visant à relativiser la scientificité de ces disciplines. Sur ce point aussi, Bruno et moi étions spontanément d'accord.

6Bruno Karsenti : L'écriture a été facile en fait. Je crois qu'il faut insister là-dessus. Effectivement il n'y a pas eu de moments ou de coups d'arrêt, d'écueils marquant un réel désaccord. Il y a eu des ajustements locaux, des moments où l'on hésitait, où l'on divergeait sur une manière d'interpréter les choses.

7Cyril Lemieux : Chacun a un peu ses marottes aussi...

8Bruno Karsenti : Donc il y a eu des ajustements. Mais il y a eu aussi, dans la discussion, des idées qui ont émergé que ni l'un ni l'autre n'avait au préalable, et c'est je crois le plus important. Certaines sont apparues du fait de l'effort respectif que chacun faisait pour comprendre ce qu'impliquait notre reconstruction. Par exemple, je pense que la manière de prendre la crise de la sociologie, la manière de l'interpréter dans ses raisons socio-politiques, c'est quelque chose qui s'est découvert vraiment dans l'écriture. Certes, nous avions le sentiment d'être confrontés à une crise des sciences sociales, attestée par un rapport mal conçu à la politique, mais l'identification des causes socio-historiques d'une telle situation, ces causes que nous tentons d'éclairer dans le texte, moi personnellement, c'est quelque chose que le travail commun de réflexion et d'écriture en dialogue m'a permis de cerner. Concernant par exemple le rapport des sociologues à l'État reconstitué sur la durée, au fur et à mesure que l'État social se consolidait et devenait une sorte d'évidence tacite : ce passage-là a été pour moi le résultat de la recherche à laquelle l'écriture commune nous a astreints.

9Raisons politiques : Comme il y a eu un jeu de questions et de réponses, y a-t-il eu des éléments de débat théorique entre vous, notamment dans l'anticipation de la réception concernant une thèse qui est singulière ?

10Bruno Karsenti : S'il est vrai que l'on travaille très bien ensemble depuis longtemps, nous ne perdons jamais de vue que nous ne nous adressons pas exactement au même public, étant donné qu'on n'appartient pas à la même corporation professionnelle. Ainsi, la démarche que l'on s'efforce de suivre au LIER sous le label de « philosophie des sciences sociales » a des effets de déplacement en philosophie politique, des effets que je mesure, qui sont pour moi primordiaux, mais qui ne sont pas des préoccupations premières ou majeures pour Cyril. Inversement, je pense que les thèses que défend Cyril sur le statut de la sociologie dans ce livre produit des déplacements quant à la méthode sociologique, à la pratique sociologique, à l'exercice du métier du sociologue, qui ne sont pas pour moi des préoccupations de premier plan. Le LIER repose sur l'idée que les deux types d'interrogations sont liés, mais ne les confond pas. Donc effectivement, il y a des publics croisés qui sont différemment sollicités à divers moments du texte. Et cela introduit évidemment une différence dans la visée même qu'on avait l'un et l'autre en l'écrivant. Ceci dit, je pense que tous les deux, dans ce livre spécifiquement, nous désirions produire un effet plus large qui déborde chacun de ces publics. C'est que nous avions conscience qu'il y avait une certaine singularité à présenter le triptyque classique ­ nationalisme, libéralisme, socialisme ­ de la façon dont nous le faisions, et à interpréter du même coup la modernité de cette manière. En l'occurrence, nous mesurions que le fait d'extraire un courant politique et de dire qu'il avait un rapport unique à la théorie, rapport qui le singularisait parmi tous les courants politiques, n'allait pas de soi pour le débat public et était susceptible d'y apporter un nouvel éclairage. Je note d'ailleurs qu'il y aurait à faire une lecture de ce qui a été entendu là-dedans, et de ce qui n'a pas du tout été entendu. Nous sommes maintenant à un an d'écart de la sortie du livre, les réactions ont été nombreuses, et il serait intéressant de revenir sur cette réception. À l'évidence, certains arguments, précisément ceux qui ont trait, non à la sociologisation des idéologies, mais à l'épistémologie sociologique et à sa politisation, n'ont pas du tout été entendus. Ainsi, en écrivant, nous étions d'accord entre nous pour dire que le deuxième chapitre était le plus original et touchait le point crucial du débat nécessaire aujourd'hui, et c'est sans doute celui qui a nourri le moins d'objections ou de réactions.

11Cyril Lemieux : Pour moi, notre livre est vraiment un essai, dans les deux sens du terme. C'en est un d'abord parce que notre but n'était pas de présenter les résultats d'une enquête en bonne et due forme, mais plutôt des réflexions sur le destin commun du socialisme et de la sociologie. Il s'agit de questions sur lesquelles Bruno et moi échangeons depuis longtemps : écrire ce livre nous aura obligés non seulement à formaliser nos idées sur le sujet mais encore à les approfondir, en essayant d'anticiper sur certaines objections, de mieux argumenter et parfois aussi de réorienter ou de préciser notre pensée. C'est aussi un livre ­ et c'est pour moi le second sens du terme « essai » ­, que je considère comme le début de quelque chose. Je le vois comme un marchepied vers de nouvelles recherches. Parce qu'il appelle une certaine façon de faire de la sociologie, il ouvre la possibilité d'un programme de recherche et inaugure, ou plutôt réhabilite, une certaine façon d'étudier les idées politiques. C'est dire que beaucoup de choses restent encore à faire et à penser. D'autant qu'en en rediscutant, une fois l'ouvrage publié, Bruno et moi avons identifié nombre d'éléments qui manquent, et de développements qu'il faudrait ajouter.

12Bruno Karsenti : Aussi bien pour Cyril que pour moi, c'est un nouveau jalon dans notre recherche. Par exemple, dans mon séminaire de cette année, qui porte sur la religion (« Religion et politique »), j'ai complètement redéfini la problématique, en partant de ce livre. Je tente d'inscrire, et du même coup de redéfinir, le thème de la « permanence du religieux », voire de son « retour » à l'intérieur du dispositif de réactions et de contre-réactions que la structure idéologique ternaire de la modernité a déclenché. Car la religion ne doit pas être confondue avec les idéologies, au sens qu'on leur a donné dans notre livre ­ c'est-à-dire, au fond, de différentes modalités de la conscience de la différenciation sociale et de son articulation, en relation concurrentielle les unes avec les autres. Les religions, si on les prend d'une certaine manière ­ disons, durkheimienne ­ sont avant tout des formes d'auto-interprétation sociale. Mais cette auto-interprétation n'a la structure et le mode de fonctionnement ni d'un savoir, ni d'une idéologie. Et pourtant, elles sont toutes, dans nos sociétés tout au moins, confrontées à ce mouvement moderne, et en particulier à la façon dont le socialisme s'y détache comme courant singulier, apte à lier le savoir et l'expérience comme aucune autre idéologie ne le fait. Dès ses premières formulations, le socialisme a lié son destin à la rénovation du christianisme, voire à la formation de nouvelles religions, tandis que libéralisme et conservatisme se distribuaient les deux rôles antithétiques de la critique et de la restauration de la tradition. Il y a là une configuration des rapports entre religion et idéologie qui, bien analysée dans sa structure et son histoire, peut apporter un éclairage précieux sur la situation actuelle et sur les besoins auxquels les religions, différemment selon leur dogmatique et leur conception des normes, viennent répondre.

13Cyril Lemieux : J'ai moi aussi recouru à notre ouvrage pour organiser mon séminaire à l'EHESS que j'ai consacré cette année à l'analyse des rapports entre l'État et les classes populaires. J'ai réutilisé en particulier la distinction que nous développons dans le livre entre pensées libérale, réactionnaire et socialiste, et j'ai pu constater que cela ouvrait immédiatement la possibilité d'une tout autre sociologie de l'État. En effet, il est courant de décrire ce dernier comme intrinsèquement et intégralement quelque chose (« Providence », « néo-libéral », « raciste et xénophobe », etc.). En prenant en compte la tension entre libéralisme, pensée réactionnaire et socialisme, on est au contraire amené à enquêter sur les conflits idéologiques au sein même des appareils bureaucratiques comme au c ur des processus concrets de mise en  uvre des politiques publiques. La critique de l'État ne peut plus se satisfaire, alors, du point de vue selon lequel l'État se conduirait obligatoirement à l'égard des classes populaires en tant qu'appareil de domination et de répression. On est amené à envisager à quelles conditions il l'est effectivement et à quelles conditions il peut être aussi, et est parfois, un outil d'émancipation pour les membres de ces classes.

14Raisons politiques : Vous vous inscrivez clairement dans des disciplines séparées et vous assumez d'entrée de jeu cette séparation. Est-il possible, selon vous, de s'engager dans un travail de terrain à caractère sociologique et d'en déduire les éléments d'une reconceptualisation philosophique ? Quelle serait votre position au sujet d'une recherche, non pas interdisciplinaire, mais véritablement transdisciplinaire combinant les deux métiers ?

15Bruno Karsenti : Cette question est compliquée. Vous avez parlé de quelqu'un qui ferait des recherches empiriques et, en même temps, un travail philosophique. C'est dans le « et en même temps », comme dit l'autre, que le problème se pose. Je pense qu'on peut venir de la philosophie et faire le passage à la sociologie. Je pense que le passage inverse est aussi possible, bien qu'il soit plus rare. Dans les deux cas, c'est un passage. On n'aboutit donc pas à la même production textuelle, au même type de recherche. L'histoire de la discipline est là pour en témoigner : de très bons philosophes sont devenus de très bons sociologues. Mais le vrai problème n'est pas là, si je puis me permettre de déplacer les choses. Selon la définition que j'ai privilégiée dans mes travaux réalisés en philosophie, et qui a nourri notre laboratoire, la modernité se définit par le fait que se développent des formes d'auto-interprétation des sociétés modernes qui engendrent des savoirs tels que les sciences sociales. La sociologie, de ce point de vue, est au c ur du projet moderne, parce qu'elle correspond à cette forme d'auto-interprétation, qui est venue forcément concurrencer et, en réalité, dépasser aussi bien la philosophie de l'histoire que la philosophie politique. À mon sens, la philosophie politique telle qu'elle prend forme à l'époque moderne, disons depuis Hobbes, masque la véritable auto-interprétation des sociétés modernes portée par les sciences sociales. Elle la masque, dans la mesure où elle repose en fait sur une théorie du droit, et est tout entière ordonnée à la reconstruction formelle de l'appareil juridico-politique ­ ce jugement vaut pour moi jusqu'aux théories de la justice, qui dominent actuellement le champ. Or cela revient à tourner le dos à la forme majeure d'auto-interprétation des sociétés qui se produit à même la vie sociale, et qui apparaît dès qu'on s'attache à saisir l'intellectualité comme une pratique sociale. Déchiffrer l'intellectualité comme une pratique sociale, être attentif aux pratiques d'interprétation des acteurs, en allant des acteurs ordinaires jusqu'à la production savante, cela suppose de mettre les sciences sociales au premier plan. Dans ce renversement, est-ce à dire que la philosophie disparaît ? À mes yeux, non. Mais cela veut dire qu'elle change de rôle. La philosophie devient forcément, pour une part essentielle, critique de la philosophie politique moderne. Mais c'est une critique qui passe par les sciences sociales. Or, vous voyez que cette description n'a de sens que si on maintient la distinction des disciplines. Si vous ôtez la distinction des disciplines, c'est l'interprétation même de la modernité qui est entravée. Quand j'insiste sur le fait que philosophie et sociologie sont des pratiques disciplinaires séparées, ce n'est pas par souci de diplomatie ou de respect des frontières académiques. C'est juste que la place et la fonction des pratiques intellectuelles dans les sociétés modernes ­ et ce qu'elles peuvent apporter d'éclairage à leur développement ­ se trouve mal définie si on manque précisément cette distinction-là. Bref, pour être plus direct, j'estime que lorsqu'on s'achemine vers quelque chose comme une philosophie sociologique ou une sociologie philosophique, on commet une faute qui occulte l'auto-interprétation adéquate aux sociétés modernes.

16Cyril Lemieux : Je suis d'accord, mais je le formulerais d'une autre façon. Si on considère que la modernité se caractérise par un développement général de la division du travail, il n'y a pas lieu de s'étonner que le monde intellectuel et scientifique se partage de plus en plus en disciplines spécialisées, voire ultra-spécialisées. En ce sens, que la sociologie, pour exister comme telle, se soit séparée de la philosophie est un fait normal qui, soit dit en passant, a permis un accroissement extraordinaire de notre connaissance de la société. Reste la question de savoir quel doit être, dans un tel régime de spécialisation des savoirs, le bon réglage ­ c'est-à-dire le réglage non pathologique ­ des rapports entre les disciplines. Dans un texte antérieur, concernant spécifiquement les relations entre sociologie et philosophie, j'avais identifié trois types de réglages possibles [3]. Une première modalité, qui me semble de loin la plus présente, peut être appelée « démarcationnisme ». Elle correspond à l'idée que les sociologues n'ont pas particulièrement à s'intéresser à la philosophie, que cela n'a finalement aucun intérêt pour eux, et que cela peut même être dangereux, car susceptible de les faire dévier de la tâche proprement sociologique. Une deuxième position, minoritaire, est celle que j'appelle « intégrationnisme ». Elle consiste à considérer que la sociologie n'a jamais vraiment eu les moyens de s'affranchir de la philosophie et qu'au fond, les deux disciplines n'en forment qu'une. Il s'agit, dans ce cas, de refuser la division du travail intellectuel survenu à la fin du 19e siècle. On fera par exemple comme si John Dewey avait été un sociologue à sa façon et on s'autorisera à utiliser directement ses travaux en sociologie. On dira que Michel Foucault, lui-aussi, a été une sorte de sociologue ­ ce qui l'aurait fait se retourner dans sa tombe ! ­ et on utilisera ses concepts comme s'il s'agissait de concepts sociologiques. Ce qu'il y a de valable dans cette position, c'est qu'elle revendique de lutter contre l'ultra-spécialisation appauvrissante de nos disciplines et qu'elle affirme que la sociologie doit renouer avec un certain type de questionnement général. Mais ce qui ne va pas à mon sens, c'est que la différence entre philosophie et sociologie devient impossible à envisager comme telle et qu'en particulier, le rapport constitutif que la sociologie entretient avec l'enquête empirique est nié. C'est une autre façon de produire un réglage pathologique entre les deux disciplines. C'est pourquoi, pour ma part, je défends une troisième position, nettement plus minoritaire encore, que j'appelle « conversionnisme ». Elle consiste en l'obligation que le sociologue se donne de ne jamais reprendre tels quels les schèmes et les concepts produits par la philosophie, mais de ne le faire qu'au prix d'une altération nécessaire de leur sens et de leur portée qui seule peut les rendre opératoires pour l'enquête empirique. Ce qui est visé alors, c'est une vraie interdisciplinarité, dans laquelle chaque discipline revendique sa démarche propre et sa technicité, tout en tentant de dialoguer avec d'autres afin de se transformer elle-même, de son propre point de vue et selon sa propre logique. C'est en ce sens que le dialogue que je peux avoir avec Bruno Karsenti m'est très précieux. Pour moi, en effet, que la sociologie soit aujourd'hui en crise tient en grande partie au fait qu'elle s'est peu à peu enfermée dans une position étroitement démarcationniste. Or le démarcationnisme trahit chez ceux qui le défendent, une compréhension mutilée de la division du travail intellectuel : il conduit certes à admettre la division qui a été opérée, mais sans vouloir penser la solidarité organique entre les disciplines qui ont été séparées. Ce faisant, le démarcationnisme condamne la sociologie à un manque de radicalité sociologique ! Et le débat avec la philosophie, pour moi, se résume à cela : c'est un aiguillon qui permet à la sociologie de se radicaliser, c'est-à-dire de se rappeler à tout moment ce qu'elle doit être et ce qu'elle peut faire en face de la philosophie. Il s'agit d'une forme de face-à-face. Ce n'est ni la confusion créée par l'intégrationnisme, ni le repli sur soi encouragé par les démarcationnistes, mais une attitude qui respecte le fait que chaque discipline se tient devant l'autre, avec sa technique et ses méthodes propres. C'est aussi en raison de cette conception que je revendique pour notre ouvrage le statut d'essai. Car il ne s'agit pas, je le répète, d'une enquête sociologique. La réception du côté des sociologues a d'ailleurs consisté assez souvent à le souligner pour nous le reprocher, en mentionnant le fait que nous ne citions pratiquement pas d'enquêtes empiriques. Or ce n'est pas un texte de sociologie dans ce sens-là. Nous ne prétendons pas le contraire. Mais c'est quand même un texte qui s'inspire beaucoup de la pensée sociologique : je crois que cela aussi est incontestable. Et je le répète, je ne pense pas non plus que ce soit véritablement un texte de philosophie.

17Bruno Karsenti : Effectivement, je ne pense pas que ce soit un texte de philosophie, ne serait-ce que parce que ce n'est pas la construction proprement conceptuelle qui fait avancer le texte. Ce qui le fait avancer, c'est d'abord un diagnostic...

18Cyril Lemieux : Oui, c'est une tentative de diagnostic.

19Bruno Karsenti : ... et les conséquences qu'on doit tirer en apportant effectivement les compétences de nos disciplines respectives pour soutenir ce diagnostic. Néanmoins, un certain usage est fait des auteurs et des outils analytiques qu'ils fournissent, qui nous permet de passer du diagnostic à une proposition qu'on peut dire thérapeutique. Il y a bien les deux dans le texte : un diagnostic et une thérapie. Or il faut souligner que parmi ces auteurs-là, aucun n'est philosophe. Il faut accepter la conceptualisation que fait Polanyi du désencastrement, les grandes thèses durkheimiennes sur la division du travail, la refonte du concept d'idéologie par Mannheim, pour entrer dans la logique de notre construction. C'est très significatif. On pourrait dire que Mannheim est celui qui est le plus proche de ce qui relève d'une conceptualisation philosophique, parmi les trois auteurs que j'ai cités. Mais vous noterez que notre reprise du concept d'idéologie chez Mannheim n'a pas eu besoin de beaucoup d'exégèse. On l'a défini en deux paragraphes, pas plus. Nous nous sommes limités à ce qui était strictement nécessaire pour forger l'outil dont nous avions besoin, le but étant de faire avancer le diagnostic. Un philosophe, ou plutôt le producteur d'un texte philosophique, en l'occurrence, aurait procédé autrement. Il rentrerait dans la logique du concept d'idéologie chez Mannheim et conduirait un développement qui en dégage la portée, les limites, etc. Là, on a juste eu besoin de dire que, pour nous, l'idéologie devait être entendue dans ce sens-là : que cela permet de relier intérêt et classe sociale, que l'idéologie est à entendre au sens d'idéologie totale telle que Mannheim la définit, donc dans une logique post-marxiste. L'important est de se donner l'outil, parce que ce qui est vraiment moteur, c'est le diagnostic sur la situation sociale et épistémique qui est la nôtre.

20Cyril Lemieux : Le livre tombe en quelque sorte dans un creux entre nos deux disciplines. Parmi les sociologues, je crois qu'il parle surtout à celles et ceux que les préjugés du démarcationnisme ne satisfont pas. Ceux-là ressentent que la compréhension positiviste de leur discipline, qui ampute cette dernière de son lien à la politique, relève d'une forme de mauvaise foi. C'est sur ce plan que notre livre peut particulièrement les intéresser. Côté philosophes, le livre n'atteint pas tout le monde non plus, mais en priorité, je crois, celles et ceux qui ne voient pas dans la pensée sociologique une pure et simple négation de la pensée philosophique. Et bien sûr, au delà de ces différents cercles disciplinaires forcément un peu restreints, le livre rencontre l'intérêt de beaucoup d'autres gens ! Et notamment, de celles et de ceux qui non seulement s'inquiètent de la situation politique actuelle en Europe, mais encore et surtout reconnaissent que l'exercice moderne de la politique requiert des connaissances sur la société et donc, un lien avec les sciences sociales.

21Bruno Karsenti : Je pense, comme je l'ai dit, que le livre s'adresse à un public plus large que le cercle des deux publics disciplinaires cumulés. En réalité, s'il a surpris, c'est d'abord parce qu'il a suscité l'attention des sciences sociales dans leur généralité ­ nous parlons de l'économie, de l'anthropologie, très directement dans le livre ­ ensuite parce qu'il a attiré plus largement les personnes intéressées par le statut de ce type de savoir dans le débat public. Or c'est le plus important, car c'est l'aspect le plus palpable de la crise politique dans laquelle on a voulu intervenir. Le doute sur la pertinence, la portée, le sens ou la nécessité réelle des sciences sociales ne cesse d'être objet de questions, de polémique. Il fallait donc poser directement, clairement, et à nouveaux frais, la question de savoir ce qu'on peut attendre de l'existence des sciences sociales pour éclairer notre situation politique, dans une démarche citoyenne de réflexion. C'est parce que cette attente diffuse existait que le public du livre, assez naturellement, est devenu plus indéterminé, mais aussi plus large.

22Raisons politiques : À travers la lecture de ce type d'essai, on s'attend toujours, au détour d'une page, à retrouver des éléments de doctrine un peu traditionnels ou de pensée partisane que vous auriez pu discuter. En fait, cela n'apparaît pas et vous le revendiquez en tant que tel, avec cette visée consistant à retravailler le langage, à régénérer un concept. Sur ce point-là, vous donnez du sens à la politique tout en la critiquant à partir d'une perspective socialiste et sociologique. Sur ce rapport à la politique, comment vous positionnez-vous ? Vous vous servez du mot politique, parce qu'il vous sert pour pouvoir rendre compte de cette aspiration socialiste du citoyen. En même temps, comme vous l'avez dit, la philosophie politique ici n'offre pas le cadastre approprié pour rendre compte de ce phénomène. Dès lors, quel sens donner au politique, entre la critique de la philosophie politique et la description d'une politique socialiste ?

23Bruno Karsenti : Pour moi la question que vous soulevez ici est très importante. Elle concerne le déplacement par rapport à ce que l'on entend en général par la politique. Mais aussi, et ce n'est pas tout à fait la même chose, le déplacement par rapport à ce qu'on entend par la théorie politique. Je commence par la politique. Le point de départ est un diagnostic sur la situation des courants politiques et donc sur la situation prévisible, au moment où on parlait, des résultats électoraux. Donc sur ce point il n'y a pas d'ambiguïté sur le fait qu'on s'intéresse à la politique et à ce que vont devenir nos gouvernements en Europe. Mais immédiatement, par rapport à cette attitude citoyenne extrêmement ordinaire, se formule une exigence de prendre du recul et de se dire que le nationalisme va monter. Alors qu'on n'a cessé d'entendre que le libéralisme était absolument dominant et irrépressible, il est battu en brèche par une poussée du nationalisme. Et le socialisme est affaibli. Ces trois courants sont-ils vraiment commensurables, et comment se rapportent-ils les uns aux autres ? C'est le premier point. Lorsque vous introduisez la question : sont-ils vraiment susceptibles d'être rangés au même étage, dans la même catégorie de courants politiques, vous vous extrayez immédiatement de l'analyse du débat politique. Pouvons-nous adopter, sur ces courants, une attitude ­ ou un regard ­ qui se demande en quoi ils sont précisément des courants ? Oui, ce regard est possible dès lors qu'on les met en rapport les uns avec les autres, en les disposant structuralement et en se rendant compte que leur disposition relationnelle, le trièdre qu'ils forment, n'est rien d'autre que la modernité elle-même. Il ne s'agit pas de choisir entre eux, par conséquent, d'en privilégier un en espérant qu'il l'emporte et efface tous les autres. Le trièdre est nécessaire, et en lui, la question est de savoir quelle dominante se marque, sachant que son hégémonie ne pourra jamais aller jusqu'à effacer la présence des deux autres, chacun étant déterminé par cette relation. Donc, demandons-nous d'abord pourquoi on est en présence de ces trois courants. C'est alors qu'on réalise qu'en fait, il y en a un qui n'a pas exactement le même statut que les autres, dans le système relationnel lui-même. Cela en raison de son lien au tout que forment les trois courants eux-mêmes, dont il implique de faire la théorie. Son hégémonie mérite alors d'être favorisée en raison de cette différence. Bref, si on a pu se départir ainsi du débat politique, c'est parce qu'on fait respectivement de la sociologie comme Cyril en fait, de la philosophie politique comme moi j'en fais,

24c'est-à-dire autrement que la philosophie politique moderne. Pour la vision philosophique moderne, les choses sont relativement claires : les trois courants ont le même statut. Et en définitive, le libéralisme est le courant majeur émancipateur. Dans ces conditions, on ne voit pas qu'il y a des réactions nécessaires qui ne sont pas anti-émancipatrices mais dont l'une, au contraire, est une autre définition de l'émancipation. Quand on en vient là, on touche donc à l'écart par rapport à la philosophie politique. Et l'on constate que cette philosophie politique moderne est en fait parfaitement congruente avec le débat politique. Et qu'en fait, elle n'a pas réussi à produire le recul par rapport au débat politique qui permet de l'analyser véritablement.

25Raisons politiques : Et donc la philosophie politique ne contiendrait pas les moyens de cette conversion, de cette suspension du jugement ?

26Bruno Karsenti : Exactement. En fait, depuis Hobbes, la philosophie politique accompagne le sens commun politique, le formalise, mais aussi le conforte. Le concept de liberté tel que Hobbes le pense, c'est, au fond, faire ce que je veux. Ce n'est pas dépréciatif : il fallait, au milieu du 17e siècle, une force inouïe, et des motifs socio-historiques profonds, pour reconstruire l'ordre politique tout entier à partir des conatus individuels, pierre d'angle de son concept de liberté. Mais justement, c'est une reconstruction, et cela voue du même coup la philosophie politique à reconstruire l'expérience sociale, plutôt qu'à la suivre telle qu'elle se produit. Quand Hobbes dit : je fais la même différence entre loi et droit qu'entre obligation et liberté, dans le Léviathan, il accompagne le sens commun des modernes, lui donne une forme juridique, mais n'en sort pas. La loi c'est l'obligation, et la liberté c'est le droit. Droit objectif et droit subjectif se répartissent de cette manière, et il s'agit de les articuler correctement, en faisant en sorte que la loi, portée par le souverain, permette aux droits subjectifs de s'affirmer sans se porter préjudice les uns aux autres. Le sens commun des modernes n'est pas froissé par cette description. Alors que si vous vous tournez vers Durkheim et sa définition de l'obligation, sa définition de la loi et du droit, vous opérez un changement majeur par rapport au sens commun des modernes ­ la liberté prenant sens comme une forme de l'obligation, rapportée elle-même à un processus déterminé de socialisation. Ou encore : c'est en percevant que l'obligation est socialement fondée qu'on est en position d'acquérir une certaine liberté, laquelle prend toujours dans ces conditions un contenu déterminé. Le sens commun moderne doit faire un effort pour rejoindre cette conception de la liberté, qui est pourtant attestée au niveau des pratiques sociales, et qui a donc une manifestation pratique plutôt que théorique.

27Cyril Lemieux : Pour compléter ce qui vient d'être dit, dans le chapitre de notre livre intitulé « Le socialisme comme fait social » ­ et non pas le socialisme « comme doctrine politique » ­ nous cherchons à sociologiser les termes du débat idéologique. C'est à ce moment de notre analyse que nous utilisons la méthode de Mannheim, le relationnisme, qui consiste à comprendre chaque courant idéologique de manière doublement relationnelle. Relation d'abord entre courants idéologiques : c'est l'idée qu'on ne peut pas faire une étude sur le socialisme, par exemple, sans s'intéresser aux autres courants avec lesquels le socialisme interagit. Relation ensuite avec des groupes sociaux : chaque idéologie bénéficie d'un ancrage au sein de groupes sociaux dont le propre est d'occuper des positions différentes dans la dynamique de transformation de la société et en particulier, vis-à-vis du désencastrement de l'économie. Procéder à ces deux mises en relation conduit à sortir de l'approche qui caractérise la philosophie politique, pour aller vers quelque chose qui sans être encore une enquête sociologique empirique, déploie déjà un point de vue profondément sociologique. C'est-à-dire qu'on a sociologisé tout à la fois la question de l'idéologie et la question de notre rapport à telle ou telle idéologie. Une fois réalisée cette opération sociologique, ce ne sont plus du tout les mêmes questions que l'on est amené à se poser. On en vient à interroger les idéologies non plus en termes de vérité ou d'erreur, mais dans leur rapport à la dynamique de transformation qui affecte la société. On en vient aussi à les voir non plus comme des corps de doctrine isolés mais comme des visions de la société qui se répondent et forment système. À ce propos, nous utilisons beaucoup la notion de réaction. On considère que la pensée réactionnaire doit se comprendre d'abord comme une réaction au libéralisme, et le socialisme, comme une double réaction au libéralisme et à la pensée réactionnaire. Il s'agit d'envisager l'engendrement des idéologies et leur renouvellement à travers des enchaînements dynamiques et relationnels. Si on adopte cette approche, on sera conduit par exemple à insister sur le fait que ce que l'on appelle de nos jours « néo-libéralisme » est d'abord une réaction au socialisme.

28Raisons politiques : Libéralisme et socialisme doivent être rapportés l'un à l'autre pour penser la modernité. Le libéralisme n'est pas assez fort pour produire une réflexivité philosophique. Pourtant, quand on utilise d'autres travaux d'histoire sociale des idées, je pense à ceux de Macpherson sur l'individualisme possessif, on peut comprendre comment la philosophie libérale peut être tributaire d'un contexte social, celui du capitalisme. Dans ce cas, le libéralisme demeure également une philosophie incomplète et c'est une approche sociale ­ d'histoire sociale des idées ­ qui nous permet de le comprendre en contextualisant.

29 Bruno Karsenti : C'est le point sur lequel je me suis remis à travailler juste après : sur la religion et la politique. En fait, cela touche exactement cet aspect. Il nous est arrivé d'en parler en cours d'écriture. Le point d'entrée de notre démonstration supposait que l'on laisse en quelque sorte derrière soi ce à quoi le libéralisme a lui-même réagi. Il était pris comme impulsion, et cet aspect réactif n'apparaissait pas, la réaction étant l'apanage des deux autres courants. Alors, effectivement, le premier essai ne décrit pas cette condition sociale d'émergence du libéralisme ­ et donc ne décrit pas le passage du pré-moderne au moderne. Le seul point d'appui que nous nous sommes donné pour cela, c'est la théorie du désencastrement et c'est la division du travail social, c'est-à-dire l'idée que, avec les progrès de la différenciation, il y a forcément individualisation et poussée libérale accompagnant la différenciation. La poussée libérale est la phase auto-consciente de la différenciation, mais c'est une auto-conscience partielle, puisque l'auto-conscience complète n'apparaît que lorsque se pose la question de savoir quelle solidarité est produite par la différenciation. En cela l'auto-conscience complète, c'est le socialisme. Que le libéralisme ait été une auto-conscience partielle de la différenciation, cela est incontestable. Mais on comprendrait mieux l'ensemble du processus si on voyait aussi à quoi le libéralisme réagissait, ce que le livre ne montre pas. Je ne peux pas vous dire le contraire.

30 Cyril Lemieux : Il est vrai que le libéralisme engage déjà une forme de réflexivité. Il faut avoir en tête à ce propos la perspective de Mannheim consistant à prendre au sérieux le fait que toute idéologie, quelle qu'elle soit, est productrice d'une vision ancrée socialement du tout social, c'est-à-dire d'un discours réflexif sur la société. Avec toutefois cette idée supplémentaire, également défendue par Mannheim, que l'une de ces idéologies, le socialisme, tend à produire davantage de réflexivité que les autres.

31Bruno Karsenti : Lorsque l'idée du livre a germé, on s'est immédiatement dit qu'on allait prendre appui sur Mannheim. Dans son  uvre de sociologie de la connaissance, il s'est plutôt quant à lui concentré sur le conservatisme ; mais il l'a fait précisément selon cette approche « relationniste » dont on s'est inspiré, en le rapportant dynamiquement au courant bourgeois-libéral, comme il dit, et au socialisme. Il serait très intéressant de se demander pourquoi, au moment où il écrivait l'essai auquel je fais allusion (La pensée conservatrice[4]), ce point d'entrée conservateur lui avait paru le meilleur et le plus important, et la différence qu'il y a à cet égard avec notre époque. Le conservatisme, pour lui, est tout à fait distinct de ce qu'il appelle le traditionalisme, il n'est pas une simple réaction subjective, épidermique, au fait que les choses changent, mais un courant de pensée objectif, une perspective disponible sur le changement que les sociétés modernes sont en train de vivre, un courant qui se détermine à l'intérieur du changement, qui le thématise comme changement. Pour lui, c'est clair, c'est le conservatisme qui est le lieu d'élaboration du sens de l'histoire, de la réflexivité historique, tel que les autres courants vont devoir le prendre en compte et définir à partir de là leur propre attitude. Il serait intéressant de se demander si la situation actuelle ne nous impose pas d'ailleurs de refaire un geste du même ordre, c'est-à-dire de mieux comprendre ce qui se passe du côté de ce qu'on a appelé dans le livre « nationalisme ». Le diagnostic de Mannheim prenait surtout appui sur l'évolution des courants, et leur enchaînement par ajustement réactionnel, sur le fil du 19e siècle. Notre objet est différent, bien sûr, puisque nous avons cherché plutôt à prendre le trièdre dans sa globalité et à caractériser sa forme actuelle, et à focaliser l'attention sur la réflexivité sociologique. Mais, quoiqu'il en soit, c'est la réflexivité activée au sein de chaque courant qui, là-aussi, nous paraît déterminante. Ainsi, le libéralisme implique une forme de réflexivité partielle et, en même temps, cette réflexivité partielle produit une négation de la totalité sociale, ou en tout cas une image de cette totalité qui est contradictoire. Ici, c'est Polanyi qui s'avère le plus éclairant, avec cette idée, très importante dans La Grande transformation, de « credo libéral ». Le libéralisme n'est pas réductible au credo libéral, et cependant il l'engendre. Polanyi voit bien que le libéralisme est une forme de réflexivité, produit une image de la société, engendre des pratiques qui ont leur vertu de socialisation, mais est accompagné comme une écume par ce credo de « société de marché », qui est une fiction. Donc je pense que, quand on juge le libéralisme, il ne faut jamais perdre de vue que sa réflexivité renvoie à une idée du tout, mais c'est une idée du tout qui recèle une négation interne.

32Raisons politiques : Mais ici, parle-t-on du libéralisme économique ou du libéralisme politique (de John Stuart Mill jusqu'à Rawls) ? Quand on vous lit, l'impression se dégage que ce qui se présente comme des concepts philosophiques dissimule des conceptions réifiées, désencastrées ­ qu'il s'agisse de l'État de droit, de l'État constitutionnel ­ qui ne peuvent pas être véritablement réflexives.

33Cyril Lemieux : La réflexivité produite par le libéralisme est indéniable, mais elle est partielle parce qu'elle ne se hisse pas jusqu'à une conception sociologique des rapports sociaux et qu'elle ne perçoit donc pas ce double relationnisme dont on parlait. Ne le percevant pas, elle tend à autonomiser et à réifier l'individu. Il en résulte que les phénomènes politiques ne peuvent plus être interprétés que comme des effets d'agrégation de comportements individuels. C'est-à-dire qu'il manque toujours quelque chose au libéralisme pour rendre compte des rapports sociaux réels. Considérez les catégories de pensée du libéralisme telles qu'on peut les expérimenter dans notre existence : nous avons tous l'impression qu'il leur manque quelque chose, que la « vraie vie » excède toujours la description qu'elles permettent. Un individu, c'est toujours autre chose que ce que le libéralisme nous en dit. Au travail, dans la vie publique, dans les rapports entre proches, s'éprouve constamment ce caractère limité de la compréhension que le libéralisme nous offre des relations qui nous unissent. Nombreux sont ceux qui sont tentés de combler ce manque en se tournant vers la pensée réactionnaire. Mais c'est aller au devant d'une autre sorte de limitation, car la pensée réactionnaire, si elle ne réifie pas l'individu, réifie en revanche certains traits de la vie collective et certains rapports de domination. La pensée socialiste fournit une alternative sans doute plus exigeante mais effective, car elle est par excellence une pensée relationnelle et anti-réificatrice. Si elle ne nie ni l'individu, ni la nation, elle n'en fait pas pour autant des entités existantes « en soi ». On peut dire que c'est une pensée qui se préoccupe des rapports sociaux réels ou mieux, de la réalité des rapports sociaux. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas l'individu abstrait, mais l'individu existant réellement ; ce n'est pas la liberté définie en termes seulement formels, mais c'est la liberté réellement produite ; ce n'est pas une définition ethnocentrique de la condition humaine érigée en norme universelle mais c'est la réalité de notre condition, et celle-ci ­ le socialisme fait l'effort de le reconnaître ­ est une réalité sociale et historique. Par conséquent, quand on dit, après Mannheim, que les idéologies sont des visions partielles du tout social, la chose reste vraie du socialisme. Car lui aussi, bien sûr, est ancré socialement. Lui aussi est donc limité dans sa vision du tout. Mais cependant, il se distingue par la conscience qu'il a de cette limitation. C'est cette conscience, qu'il faut bien appeler « sociologique », qui le conduit à vouloir moins dépendre des préjugés liés à son ancrage social. C'est cette conscience qui l'amène à développer la volonté d'envisager objectivement la société et ses tendances. Nous parlons à ce propos de la « volonté de savoir sociologique » par laquelle l'attitude socialiste se distingue. Cette conscience et cette volonté font que si, dans notre livre, nous reconnaissons au socialisme le statut d'idéologie qui est le sien, nous lui reconnaissons en même temps un statut différent des autres idéologies.

34Raisons politiques : Que répondriez-vous à l'objection formulée à partir d'un paradigme libéral informé par La Tradition sociologique [5] de Robert A. Nisbet ou par Les étapes de la pensée sociologique [6] de Raymond Aron, et qui interrogerait en disant quid du libéralisme d'un Tocqueville par exemple, qui ne formule pas une philosophie politique ?

35Bruno Karsenti : Vous avez raison. Il y a le libéralisme tocquevillien qui n'est pas l'individualisme attaché à la conservation de soi hobbesien et qui n'est pas non plus le libéralisme économique. Tout d'abord, je pense que l'un des intérêts de notre manière de présenter les choses réside dans le fait de contourner cette espèce de jeu de renvoi et de séparation commode entre le libéralisme politique et le libéralisme économique. Adopter le point de vue sociologique, c'est considérer que l'économie politique, pas plus que la théorie des droits subjectifs, ne peut pas saisir la fabrication des individualités liées à une certaine forme de socialisation. L'économie politique a besoin d'un certain concept d'individu, de même que le libéralisme des droits. Ces deux concepts d'individu peuvent présenter des traits différents. Néanmoins, ils ne font pas place à ce que la perspective sociologique appelle individualité, qui se résout en fait en individualisation, c'est-à-dire production d'une individualité en vertu d'une certaine forme prise par les rapports sociaux. Je ne veux pas, évidemment, nier la différence que vous soulignez. Mais de notre point de vue, cette différence est tout de même subordonnée au fait que, dans les deux cas, se trouve manquée la construction sociale de l'individualité. C'est le point important. Il y a une double critique sociologique native ­ c'est à partir de là que la sociologie naît en réalité, ce que le récit de Nisbet simplifie outre mesure. Dans un premier temps, la critique de l'économie politique, par quoi la sociologie est et reste proche du marxisme. La sociologie a cela en partage avec le marxisme : la nécessité impérieuse de commencer par une critique de l'économie politique. La division du travail social, la thèse de Durkheim, contient une critique de l'économie politique différente de celle de Marx, mais qui se veut tout aussi radicale. Et, dans un second temps, une critique du droit politique, des principes du droit politique qu'on les prenne dans leurs versions hobbesienne, rousseauiste ou, si on va plus loin, rawlsienne, contractualiste. Là encore, l'affinité avec le marxisme est évidente. Pour en revenir à Tocqueville, j'accorde qu'il y a un point qui l'excepte de la cible critique : c'est qu'il fait bien quant à lui une analyse des sociétés modernes. Mais que dit-il exactement ? Il dit qu'émerge ­ dans les sociétés modernes, et c'est pour cela que cela a captivé Dumont ­ la forme absolue de l'individu, l'individu comme valeur. Or du point de vue sociologique, c'est à la fois vrai et faux. Il est vrai que l'individu, par l'effet de la différenciation devient bien, dans les sociétés modernes, valeur, et donc qu'il n'y a pas d'analyse des sociétés modernes pertinente qui ne mette l'accent sur le fait que l'individualité soit bien une visée. Mais, ce qu'ajoute le point de vue sociologique, c'est que ce n'est pas et ce ne peut pas être réellement un absolu. Si l'individu devient une valeur, c'est au sein de rapports sociaux qui produisent et reproduisent, c'est-à-dire aussi modifient substantiellement, cette valorisation. L'individu, dès lors, change de forme et de contenu : il se découvre, s'enrichit, s'exemplifie et s'illustre dans les pratiques sociales, et il revient au sociologue d'éclairer ces transformations par l'enquête sur ces pratiques. Donc, Tocqueville ne peut pas être la solution pour l'adoption d'un point de vue sociologique pour la modernité, parce qu'il formule la première thèse : les sociétés modernes produisent l'individualité comme valeur. Mais comme il absolutise l'individualité, il ne permet pas l'enclenchement de l'enquête. En fait, on peut craindre qu'il l'arrête dans le même mouvement où il l'amorce.

36Cyril Lemieux : Il y a indiscutablement chez Tocqueville une tendance affirmée vers la sociologie. L'expression de Raymond Aron me semble tout à fait juste à cet égard : l' uvre de Tocqueville représente l'une des grandes « étapes de la pensée sociologique ». C'est une étape « vers » une pensée sociologique qui ne sera pleinement accomplie qu'à la fin du 19e siècle. Mais précisément, cela veut aussi dire que les analyses tocquevilliennes ne vont pas encore au bout de ce que la sociologie exige. Dans notre livre, nous n'évoquons pas le cas de Tocqueville mais celui de Marx, cet autre grand précurseur de la pensée sociologique. Selon nous, Marx a développé un très grand nombre d'intuitions et de démarches qui relèvent pleinement de la sociologie. C'est le cas en particulier dans sa compréhension de ce qui définit les êtres humains et dans sa théorie de la praxis. En revanche, sur l'État et sur la division du travail, nous défendons l'idée qu'il ne construit pas une pensée sociologique. Dans ce domaine, sa pensée est, disons, plutôt mystique. Peut-être pourrait-on dire à propos de Tocqueville des choses assez similaires. Il y a des aspects de sa pensée qui manifestent très clairement une démarche sociologique et qui sont les plus émancipateurs sur les plans cognitif et politique. Je pense en particulier au fait que Tocqueville envisage la démocratie moins comme un mode de gouvernement que comme un certain état de la société et plus encore, comme l'état vers lequel tendent les sociétés modernes, quel que puisse être par ailleurs leur régime politique. Mais il y a d'autres aspects dans son  uvre qui demeurent non sociologiques, comme par exemple le fait de se retrancher derrière l'ordre juridique pour naturaliser certains rapports de domination ­ par exemple, à l'égard des plus pauvres ou sur les questions coloniales. Ce qui serait intéressant, ce serait de renouveler le projet des Étapes de la pensée sociologique, mais pour réfléchir à ce qui a empêché chacun des auteurs identifiés par Aron d'être pleinement sociologue. Au fond, qu'est-ce qui a empêché Marx ou Tocqueville d'aller jusqu'au bout de la sociologie ? Il y a un moment où ces auteurs se sont arrêtés de penser de manière sociologique. Ils se sont arrêtés en chemin parce qu'ils voulaient parvenir à un certain résultat auquel le raisonnement sociologique avait pour eux le défaut de ne pas les conduire. Ils ont opté alors pour un raisonnement juridique (Tocqueville) ou économique (Marx). On pourrait parler d'un pouvoir émancipateur de la sociologie qu'ils n'ont pas été prêts à assumer totalement. Mais il est vrai qu'il n'est pas facile de l'assumer totalement. Et d'ailleurs, qui de nos jours, y compris parmi les sociologues professionnels, est prêt à l'assumer ?

37Raisons politiques : Vous semblez avoir une idée très précise de ce qu'est la sociologie et de ce qu'elle exige. Peut-on dire votre démarche normative ?

38Cyril Lemieux : Il est vrai qu'affirmer que Tocqueville et Marx n'ont pas été pleinement sociologues ou dire que les sociologues d'aujourd'hui, parmi lesquels je m'inclus, ne sommes pas toujours à la hauteur du pouvoir émancipateur de notre discipline, tout cela suppose d'avoir une idée bien déterminée de ce que sont la sociologie et ses exigences. Dans notre livre, nous donnons une définition de ce qu'est la sociologie fondée sur un certain nombre de critères. Nous assumons cela. C'est ce qui nous permet ensuite de parler de « crise de la sociologie » ­ sans quoi, cette expression serait dénuée de sens. Nous opérons de même avec le socialisme, nous en donnons des critères définitionnels. Il y a un aspect qu'on peut sans doute qualifier de normatif dans cette démarche. Mais il faut bien comprendre de quelle normativité il s'agit. C'est un peu la bizarrerie de notre livre, pour beaucoup de lecteurs. Nous n'avons pas eu pour méthode de recenser l'ensemble des doctrines socialistes qui ont coexisté historiquement, en essayant de montrer qu'il y avait des manières différentes, et parfois antagonistes, d'être socialiste et qu'il fallait toutes les considérer comme des contributions de même valeur au projet socialiste. Nous procédons plutôt en affirmant que si un auteur développe des positions socialistes, c'est qu'on peut retrouver dans ses positions un certain nombre de critères constitutifs de ce courant idéologique. Cette approche permet d'identifier des degrés dans l'attitude socialiste. Cela conduit à voir que certains auteurs socialistes tendent vers des variantes qui sont moins pleinement socialistes car elles ne respectent pas sur certains points les critères au fondement de l'attitude socialiste. Ces auteurs se tournent alors, sans toujours s'en apercevoir clairement, vers des schèmes de pensée qu'ils empruntent au libéralisme, ou dans d'autres cas, au nationalisme, ou encore, à la mystique communiste ou à la pensée anarchiste. C'est ainsi que nous montrons en quoi précisément les expériences dites de « socialisme réel » qu'a connues le 20e siècle ne furent pas réellement socialistes. De même, et cela est crucial pour comprendre la situation de la gauche européenne actuelle, nous discernons entre l'attitude socialiste et le spontanéisme d'extrême gauche, lequel, entre autres choses, développe une hostilité de principe au savoir produit par les sciences sociales, qui l'éloigne du socialisme. Tout ce travail de clarification permet finalement de dégager la spécificité idéologique de la pensée socialiste, ainsi d'ailleurs que celle des autres courants idéologiques avec lesquels elle entre en relation. Voilà qui peut sembler, je le répète, normatif. Mais il ne s'agit pas d'une normativité dont nous serions les auteurs. Il s'agit plutôt d'une normativité issue d'un diagnostic sur la réalité.

39Bruno Karsenti : La norme naît du diagnostic. Elle émerge du diagnostic. Car c'est en le poussant suffisamment loin qu'on parvient à dégager la visée qu'il convient de suivre. À nouveau, c'est Mannheim qui s'avère ici le meilleur guide, dans l'affinement du diagnostic jusqu'au point où la description elle-même, par sa complétude, fait apparaître, dans l'immanence de la situation, dans quel sens il convient d'agir. C'est pourquoi le point essentiel pour définir ce que notre livre a de normatif, c'est la théorie de la modernité, qui est un principe d'immanence en réalité. Si vous prenez la modernité dans cette dynamique relationnelle spécifique, alors le socialisme se détache comme un point de vue local non réductible aux autres points de vue locaux, parce qu'accédant autrement qu'eux à la conception du tout où chacun prend place. C'est alors que vous voyez qu'une certaine direction ne peut pas ne pas se dessiner et s'imposer à l'action sensée, toujours en situation.

40Cyril Lemieux : Par exemple, le socialisme ne peut pas penser la nation de manière nationaliste. De même il ne peut pas penser l'individu de manière réifiée. Un penseur peut le faire. Mais s'il le fait, c'est qu'il sort du socialisme. Voilà qui nous donne un certain type de critères pour clarifier le paysage idéologique de la gauche. Personnellement, je me sers de ce que nous disons dans le livre lorsque j'entends des hommes politiques s'exprimer. C'est très efficace pour comprendre, par exemple, où se situe la différence entre un socialiste et un partisan du libéralisme social ou entre un socialiste et quelqu'un comme Jean-Luc Mélenchon. Pour nous, il y a des formes de discours sur le social et des formes de définition du lien social qui ne sont pas compatibles avec un point de vue socialiste.

41Bruno Karsenti : Et donc avec le mouvement moderne. Il faut vraiment ajouter ce point. C'est là-dessus je crois qu'on a été difficilement compris et que le livre a connu une certaine ambiguïté dans sa réception. Les lecteurs ont découvert progressivement que le livre parlait du socialisme parce qu'il parlait de la modernité. Ceux qui s'arrêtent au socialisme comme doctrine privilégient en fait une lecture qui s'arrête au milieu du gué.

42Raisons politiques : Sur cette distinction avec un autre socialisme, plus proche du communisme et de l'extrême gauche, vous utilisez l'expression en référence au cri et vous écrivez qu'on peut « retrouver dans toute position sociale, notamment celles qui relèvent du cri, des propositions analytiques pertinentes ». Votre approche n'est donc pas intellectualiste, mais elle demeure intellectuelle au sens où il s'agit de doter ces acteurs, engagés dans la société, de réflexivité. Quelle analyse faites-vous des expressivités alternatives qui, comme le cri, ne passent pas par l'argumentation ou le discours rationnel ? Quelle position adoptez-vous face aux travaux qui visent à ménager une place aux acteurs qui assument leur être social non pas intellectualisé mais expressif (comme ceux de Iris Marion Young lorsqu'elle évoque l'importance de substituer la démocratie communicative à la démocratie délibérative) ? Que répondez-vous à ceux qui objecteraient qu'on ne va pas assez loin dans l'assomption du social, puisque qui dit social dit expression subalterne ?

43 Bruno Karsenti : Cela ne m'apparaît pas convaincant. Ce n'est pas du tout à partir d'une hiérarchie ou d'une dichotomie affect-rationalité qu'il faut raisonner. Je ne pense pas que ce soit la bonne manière de prendre les choses. Ce que le socialisme rend visible, c'est historiquement le fait qu'une intellectualité d'un nouveau genre est née de la souffrance sociale, mais qu'elle est née d'une souffrance sociale à partir du moment où cet état s'est thématisé lui-même, s'est vu lui-même comme une souffrance de la société, c'est-à-dire qui affecte la société dans son ensemble. À partir de ce moment-là, il y a eu passage du « cri », comme dit Durkheim, à une forme d'intellectualité nouvelle. Cela suppose qu'antérieurement, il y avait d'autres formes d'intellectualité, l'auto-interprétation de la société passait par d'autres canaux de savoir. Il y a toujours eu du savoir, et les sociétés n'ont jamais cessé de dégager, à partir des rapports sociaux eux-mêmes, des outils pour s'auto-interpréter. Mais un point a été nouvellement touché à partir du 19e siècle : il l'a été à partir du moment où les pathologies engendrées par la différenciation ont été perçues comme des pathologies de la société dans son ensemble. Que des gens en particulier, des classes en particulier, en aient souffert au premier chef, c'est incontestable ; qu'il y ait un lien entre la souffrance de certaines classes et l'émergence de cette conscience-là, c'est tout aussi incontestable. Mais cela ne veut pas dire que la souffrance de ces classes re-particularise ou enferme cette conscience en un lieu déterminé de la société. Au contraire, c'est la souffrance de ces classes qui fait que la nouvelle conscience du Tout s'est déployée. À partir de là, la production de nouveaux savoirs a été possible, des savoirs irréductibles aux formes de savoir antérieures. Ce n'est pas dans le développement des sciences camérales, ce n'est pas du côté des administrateurs et des jurisconsultes, ce n'est pas dans le développement de la science du droit naturel des juristes, etc., qu'est née la sociologie. Le croire est l'erreur typique d'une généalogie longue et intellectualiste, comme si un pur développement du savoir, mû par des motifs spéculatifs internes, avait pu produire un savoir de ce genre. Le socle réel, ce n'est pas le développement du savoir, c'est plutôt le développement des pratiques sociales et de la réflexivité dont elles sont le terreau, à partir d'une certaine souffrance vécue dans le développement de la différenciation sociale.

44Cyril Lemieux : Exprimer une souffrance du moi, réussir à exprimer, sous une forme ou sous une autre, la douleur et l'injustice endurées par son groupe, qui peut être contre ? La question me semble davantage être : ces expressions de souffrance sont-elles une fin en soi ? Voilà, je crois, la question qu'il faut poser. Est-ce que cette expressivité suffit ? Lorsque vous dites que l'objectif d'expressivité va plus loin, je trouve, au contraire, qu'il va moins loin. Le « cri de douleur » dont parlait Durkheim et dont procédait selon lui l'impulsion socialiste, constitue plutôt un point de départ qui demande encore ­ c'est tout l'enjeu ­ à être converti en une volonté de connaissance de la société. Seule cette volonté peut conduire les individus à se tourner vers une compréhension sociologique des origines de leur souffrance. En cela, seule elle peut les aider à rapporter ce qu'ils endurent à une certaine organisation de la société plutôt qu'à une forme de fatalité ou seulement à l'hostilité d'un autre groupe social. Empruntant ce chemin, les individus sont amenés à mieux prendre conscience à la fois de la complexité de cette société dont ils font partie et de l'origine sociale des pathologies qui y sévissent. Ils peuvent aussi comprendre qu'une régulation est à la fois possible et nécessaire, et qu'elle peut conduire à améliorer non seulement la situation des plus souffrants d'entre eux, mais encore la situation d'ensemble de la société. C'est ce mouvement de conversion de souffrances insensées, inexplicables, en un effort collectif d'auto-compréhension de la société, débouchant sur l'émancipation de chacun par l'émancipation de tous, qui définit exactement le socialisme. Bien sûr, il y a ceux qui souffrent et ceux qui souffrent moins. C'est évident. Mais, pour qui produit sur les pathologies qui affectent la société une réflexivité proprement sociologique, la visée ne peut être autre que l'émancipation de toutes les composantes de cette société, et non pas d'un seul groupe. Ce n'est pas seulement la classe souffrante, si je puis l'appeler ainsi, qui a vocation à être émancipée. C'est tout un chacun, quelle que soit sa position au sein de la division du travail. Car une composante de la société ne peut pas être émancipée, tant que toutes ne le sont pas, étant donné que c'est l'émancipation des autres qui nous permet de nous émanciper. C'est un point important à souligner parce que notre livre a été parfois critiqué par des intervenants qui soutiennent que notre objectif serait de promouvoir une nouvelle forme de technocratie. Selon eux, nous chercherions à instaurer une domination des savants (plus particulièrement, des sociologues) sur les « profanes » et à écraser ainsi l'expressivité des luttes sous le joug de leur intellectualisation. Or, à notre sens, c'est plutôt l'intellectualité qui est un besoin latent de ceux qui expriment une souffrance ou une colère. Ce qui est en jeu dans notre livre, loin d'être un rêve de domination technocratique, est la reconnaissance d'un besoin de comprendre et de connaître la société qui émane des luttes sociales elles-mêmes. C'est dire que pour nous, la réflexivité sociologique n'est pas un impératif qui s'impose d'en haut à la société. Nous la voyons d'abord comme le résultat d'une attente sociale, liée au besoin de produire collectivement du sens, face à une souffrance qui semble ne pas en avoir. Lorsque ce processus d'accroissement de la réflexivité se réalise, les soi-disant sachants, les sociologues, s'en trouvent eux-mêmes affectés : il leur devient beaucoup plus difficile de naturaliser la domination sociale ou de fétichiser la frontière entre sociologues et « profanes ». Certains schèmes réactionnaires tendent alors à perdre leur emprise à l'intérieur même de la communauté des sociologues. C'est ce que je voulais dire lorsque je parlais tout à l'heure d'émancipation de chacun par l'émancipation de tous. Lorsque le niveau général de réflexivité sociologique augmente dans une société, cela affecte tout le monde, tous les membres de cette société.

45Raisons politiques : Dans ce cas, qu'en est-il des formes d'expressivité qui, comme le codage chez Stuart Hall, composent avec le fait d'une certaine forme d'hégémonie préexistante, pour produire des réflexivités spécifiquement subalternes, avec les moyens du bord en quelque sorte ?

46Bruno Karsenti : Dans les passages sur Stuart Hall, on prend au sérieux le fait que le besoin de sociologie vient d'en bas, des mouvements sociaux. Il ne vient pas des élites ou, en tout cas, il vient du lieu où le diagnostic sur la situation dans son ensemble est possible, et cela renvoie toujours à des mouvements qui affectent la société dans son ensemble, modifiant les rapports entre les groupes qui la composent. C'est là que le besoin de sociologie a son foyer. Une question n'est toutefois pas abordée dans le livre, et elle découle de ce que vous dites : c'est celle de savoir comment naissent des acteurs sociaux très particuliers tels que des sociologues. C'est une question qu'on ne traite, classiquement, qu'à travers la question de la division du travail intellectuel. On peut craindre que ce soit trop lacunaire de s'en tenir à une vision formelle de l'activité intellectuelle, même si c'est bien de cela qu'il s'agit. Dans la différenciation sociale, il se crée nécessairement une forme d'activité de ce type, liée en outre au développement de l'État. Une des conséquences du livre est qu'on ne peut pas séparer le développement d'un organe social en charge d'une réflexivité spécifique, parce que produite de manière et depuis une position centrale, ce pôle que l'État incarne, et le développement de pratiques intellectuelles du type de la sociologie. C'est corrélatif. Et pourtant, c'est aussi tout à fait distinct, et ce doit impérativement le rester. La distinction entre les deux pôles est l'aspect essentiel du dispositif réflexif qui se forme. Ce qui crée à la fois des malentendus et des tensions. Ainsi, se pose forcément la question de la double face de l'État, répressif et réflexif, la sociologie, dans ses courants les plus critiques, ayant beaucoup de peine à corréler les deux. Or il est certain qu'on est obligé de le faire dès qu'on considère la possibilité même de la sociologie, son développement intrinsèquement liée aux sociétés dans lesquelles l'État se développe en tant qu'organe réflexif. C'est le cas, parce que le corps social a été affecté en certaines de ses parties de telle sorte que cette affection a produit le besoin d'une prise globalement articulée. Le besoin de sociologie vient de là : de la nécessité de donner sens à la pathologie en tant qu'elle affecte la totalité à laquelle on appartient. Et pas seulement le groupe auquel on appartient.

47 Cyril Lemieux : Ce besoin de sociologie ne peut être comblé que de mauvaise manière si c'est par d'autres choses que la sociologie. Ce peut être par exemple, mais alors forcément de façon insatisfaisante, par le racisme, le communautarisme ou toute forme de pensée partielle des rapports entre groupes sociaux. C'est pour cela que le « cri de douleur » n'a pas de valeur émancipatrice en soi. Il n'en a que s'il sert de tremplin pour aller vers une compréhension sociologique des origines de la souffrance, ce qui requiert un effort de compréhension de la société dans sa totalité et sa complexité. Or il y a bien d'autres façons d'exploiter ce cri de douleur que de l'orienter vers une telle compréhension de la société et vers l'émancipation que rend possible cette compréhension. De ce point de vue, l'un des problèmes majeurs que rencontre l'Europe aujourd'hui, ce n'est pas tant qu'il y manquerait des cris de douleur ­ ils sont innombrables ­, c'est plutôt qu'ils sont dirigés vers de tout autres interprétations que celle, socialiste et sociologique, qui serait pour les individus concernés la plus émancipatrice.

48 Bruno Karsenti : Je reviens sur l'expression que vous avez employée pour caractériser les subaltern studies : le recodage avec les « moyens du bord ». La question qu'on peut en retour vous poser est de savoir ce que sont ces prétendus moyens, c'est-à-dire à quels critères de sélection ils répondent. Précisément, le socialisme vise à aménager les bords dans lesquels se puisent des moyens de codage qui donnent sens à la justice, dont la situation d'injustice a constitué l'offense. La difficulté de s'en tenir au cri réside dans le fait qu'il dégage, qu'il exprime l'injustice, mais qu'il n'exprime pas la norme depuis laquelle l'injustice est jugée une injustice. Or cette norme n'est pas intangible, elle n'est pas éternelle, elle n'a pas la forme pure d'une idée qui serait indépendante des pratiques sociales dans lesquelles l'injustice s'avère. Elle est socio-historique et elle demande à être dégagée. Et donc le bon codage correspond à la capacité à dégager la norme socio-historique, liée à un certain état des rapports sociaux et de leur procès de différenciation, qui fait que c'est bien d'une injustice qu'il s'agit. On peut dire que cela correspond à une activité intellectuelle. En même temps, elle naît bien de l'injustice et d'un sentiment d'injustice.

49 Raisons politiques : Concernant les passages consacrés à la question du fascisme, vous produisez une théorie sociale de ce phénomène politique qui permet de pouvoir lui donner un sens. Cependant, à ce propos, on peut avoir l'impression en vous lisant que vous ne reconnaissez pas au totalitarisme une spécificité, comme avait pu le faire Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. Est-ce un propos idéologique d'avancer qu'il y a une spécificité du totalitarisme par rapport à l'autoritarisme ?

50 Bruno Karsenti : Je crois que l'essai a plusieurs prolongements possibles et l'un de ceux-là pour moi consisterait à mieux définir les variations, les possibles enfermés dans la position nationaliste et ses développements. Je pense que le trièdre est juste, mais qu'un secteur doit être investi plus profondément qu'on ne l'a fait, avec plus de finesse, et que cette affinement s'impose de plus en plus dans la situation politique qui est la nôtre. Je citais le livre de Mannheim sur la pensée conservatrice, mais on peut citer à cet égard le grand livre de Norbert Elias, Les Allemands, tout récemment traduit [7]. Il y a là une idée qu'on devrait reprendre, approfondir en tout cas : celle qui consiste à réaliser en quoi le nationalisme est vraiment moderne. On sait que, avec le nationalisme, il y a régression, naturalisation, identité figée, réification. Tout cela est juste, mais la question se pose de savoir comment se traduit cette réification. Comment se produit l'identité ? Quel type d'idéal en fait, et donc de réaction moderne, de production d'idéalité nouvelle recèlent les différentes stratégies de freinage, ou de sauvegarde ? Car le point important, notamment pour penser l'Europe, c'est de saisir que leurs variations sont significatives, et qu'elles n'engagent pas du tout les mêmes destins, dans la modulation même du trièdre, selon les traditions nationales. On n'est pas nationaliste de la même manière en Allemagne ou en Angleterre, c'est-à-dire, pour reprendre Elias, dans un pays où l'unité nationale est portée par une bourgeoisie imitative de l'aristocratie, situation radicalement faussée, ou dans un pays fondé sur le compromis passé entre ces deux classes, qui s'accordent sur une sorte de convergence de vue. En tout cas, il est crucial de s'interroger en vue de savoir dans quelle classe sociale va être puisé le remplissement moderne des valeurs nationales, sachant que ce remplissement se produit évidemment en interaction, les classes sociales étant plongées dans un ensemble de tensions que l'appartenance nationale cherche à subsumer, mais qu'elle vient aussi traduire. Si j'allais plus loin dans l'analyse du nationalisme, je pense que ce serait avec cette vision-là, en assumant plus le fait que le nationalisme est moderne, qu'il y a une réaction nationaliste au libéralisme, mais que celle-ci est inventive et variable, éminemment variable, et en cela hautement déterminante ­ encore une fois, on n'effacera aucun courant constitutif de la modernité ­ dans son apparence de régression. J'aborde latéralement ce point à propos du fascisme, dans le texte sur Polanyi qui clôt l'ouvrage : le fascisme est une coupure de la société et de l'État, mais où l'État dit qu'il est la société. Il est vrai que c'est spécifique ­ et peut-être que le mot de totalitarisme rend compte de cette idée où ce n'est pas simplement un État qui s'impose à la société comme une puissance qui lui est supérieure, mais c'est un État qui arrive à annihiler en fait la société en prétendant l'incarner lui-même tout entier dans sa structure d'État. Et dans ce cas, on rejoindrait peut-être certains aspects des analyses de Hannah Arendt.

51 Cyril Lemieux : Nous abordons la question du totalitarisme dans un passage du livre intitulé « Le danger inhérent au socialisme ». Ce que nous disons alors, c'est que le socialisme est une attitude très exigeante en termes de réflexivité sociologique, de sorte que rares sont les militants et les leaders qui parviennent à s'y tenir pleinement et continûment. Or, lorsque des dirigeants socialistes n'arrivent pas à s'approprier cette pensée sociologique, les risques de régression deviennent très réels. Ainsi, par exemple, s'agissant de la conception que se faisaient les soviétiques de l'État et de ses prérogatives sur la société : il s'agissait d'une conception fantasmée du type de pouvoir qu'un État peut exercer sur une société pour la contrôler et l'éduquer et absolument pas d'une conception sociologique considérant les rapports réels entre société et État. Même chose avec les nazis. Le livre d'Elias, dont parlait Bruno, le montre bien : dès la configuration antérieure à Weimar et à la montée du nazisme, dans l'Allemagne wilheimienne de la fin du 19e siècle donc, s'était imposée dans les couches bureaucratico-militaires une conception de l'État qui le définissait comme un appareil « supérieur » à la société, et lui attribuait un devoir de disciplinarisation des conduites sociales. Dès cette époque, donc, s'était développée une vision despotique et disciplinariste de l'État qui par la suite servirait de socle au national-socialisme. L'URSS et l'Allemagne nazie nous donnent finalement l'exemple de formes de « socialismes » (puisque c'est ainsi qu'ils se dénomment eux-mêmes) incapables de penser sociologiquement les rapports sociaux et par conséquent incapables d'être réellement socialistes. Ici, le socialisme se trouve dévoyé par le fait qu'une pensée mystique de l'État ou de la communauté nationale vient prendre la place qui devrait revenir à une compréhension sociologique de ces mêmes phénomènes, cette substitution ayant pour conséquence d'entraîner les pires catastrophes que l'humanité a connues à ce jour. Cette section de notre livre sur les dangers inhérents au socialisme doit être prise au sérieux. Ces dangers sont très réels. De nos jours, on y est peut-être moins sensible qu'à un autre problème : celui de l'attraction qu'exerce le libéralisme sur les dirigeants socialistes. Reste qu'à chaque fois que des dirigeants socialistes s'éloignent d'une compréhension sociologique de la société, le danger devient palpable. C'est aussi pourquoi dans mon étude sur les rapports entre durkheimisme et politique, qui est présentée dans la deuxième partie du livre, je conclus sur le fait que le socialisme est nécessairement un projet de démocratisation de l'État, ou c'est qu'il n'est pas. Le socialisme n'est ni le projet d'un État despotique, ni celui d'une mise à bas de l'État, mais celui d'un État qui n'a de cesse de se démocratiser, c'est-à-dire de permettre à l'ensemble des groupes sociaux et professionnels qui composent la société de participer à la délibération en son sein, afin de rendre possible cette utopie qu'on peut appeler « l'autodirection de la société ».

52J'ajouterais un point qui intéresse directement le dialogue entre la sociologie des régimes totalitaires et la philosophie politique consacrée au totalitarisme : il s'agit du fait qu'en définitive, la mystique de l'État propre aux totalitarismes n'a jamais vraiment marché. Nombre de travaux sociologiques sur le fonctionnement du nazisme ou de la société soviétique ont ainsi montré l'existence de relations sociales qui échappaient au contrôle étatique, qui jouaient avec lui. La vision d'individus réduits à une condition atomisée face à un État omnipotent n'est tout simplement pas une description correcte du fonctionnement de ces sociétés, qui sont toujours demeurées des sociétés différenciées et complexes. On peut dire à cet égard que le démenti apporté par les faits à l'idéalisation totalitaire du pouvoir étatique est une confirmation du point de vue sociologique. Même si cette idéalisation a engendré une violence et une souffrance absolument inouïes, il n'empêche que ces sociétés-là ne fonctionnaient pas à l'envers, si je puis dire : l'État y restait une émanation de la société, et non l'inverse.

53Raisons politiques : L'illustration figurant sur la couverture du livre représente une salle de classe du collège de Combes-la-Ville, en Seine-et-Marne, photographiée au début des années 2000. On y voit au premier plan un enfant qui couvre une partie de son visage avec une feuille de papier. Pourquoi avoir choisi cette image ? Et quel rapport y a-t-il pour vous entre le socialisme, la sociologie et l'éducation ?

54Bruno Karsenti : On a un peu de scrupule à faire peser, encore et toujours, sur l'école, les tâches qu'on voudrait voir relevées dans les situations de crise ou de malaise social. On part de grandes descriptions sur les écueils de l'époque ­ la montée d'un nationalisme dont l'hégémonie pourrait s'avérer fatal pour l'Europe ­ et on rejoint in fine ce qu'on imagine être la condition de possibilité primordiale de tout changement et de toute thérapie, l'éducation de la jeunesse, des nouvelles générations. Je tiens à dire que ce n'est pas de cette manière que l'éducation est intervenue dans notre livre. Elle n'est pas une solution controuvée, toujours bonne à prendre sur le chemin. Elle est une implication du lien entre socialisme et sociologie. On peut presque dire que c'est elle qui remplit la conjonction de coordination du titre du livre, le « et ». C'est vous dire son importance à nos yeux. Pourquoi cela ? Parce que les sociétés modernes telles que nous en avons décrit le développement sont des sociétés où les pratiques réflexives occupent une fonction motrice et sont en augmentation, elles produisent nécessairement une prise sur leur devenir réglé et sur leur processus de différenciation. Or cela implique une modification significative de leur mode de reproduction, et donc de transmission des règles qui les régissent. En cela, ce sont des sociétés qui ne peuvent pas ne pas élever constamment le niveau de leur système éducatif. Elles y sont poussées par leur dynamique interne. Le tort serait de croire que cela tient à des nécessités fonctionnelles liées à la spécialisation, aux performances spécifiques exigées des acteurs. Non, c'est le caractère croissant de la réflexivité inhérente aux pratiques, et à travers elle le besoin de comprendre la signification et la justification des règles transmises, qui détermine ce mouvement d'ensemble. Vous savez que la sociologie, en France tout au moins, a vu son destin lié à la pédagogie et à l'éducation. Durkheim était enseignant de pédagogie durant toute sa carrière, cela ne doit rien au hasard. Il ne cessait pas d'être sociologue quand il se faisait pédagogue : simplement, il agissait, c'était son rôle pratique, politique si vous voulez. Faire que la société dans laquelle la sociologie se développe en recueille le fruit, par une formation des maîtres, un enseignement portant sur leur fonction au sein d'une société différenciée, qui cherche à aménager une prise réflexive toujours plus poussée sur son devenir socio-historique. Or dès qu'on a dit cela, on comprend que si la sociologie peut se lier à la pédagogie, c'est que cette pédagogie est en fait socialiste. La politique de Durkheim s'avère socialiste dans sa pédagogie. Car c'est ici que l'hégémonie dans le trièdre moderne se joue en réalité : dans le fait de favoriser un système éducatif où les nouvelles générations entrent dans un processus d'émancipation par l'accès au savoir. Il y a deux manières d'interpréter l'image de couverture de notre livre : la feuille de papier avec laquelle l'enfant joue, on peut imaginer qu'elle lui bouche la vue ou qu'elle est devenue pour lui un jouet qui le détourne de ce que l'enseignant est en train de lui raconter. Mais on peut aussi s'imaginer qu'il la ploie et en fait comme une lunette de marin pour voir plus loin, et qu'il le fait par lui-même ; pour regarder où va la société à laquelle il appartient et dans laquelle il est appelé à vivre. Nous avons essayé dans le livre, de passer de la première interprétation de la photo à la seconde, c'est-à-dire de dégager ce qu'a de spécifique une éducation de type socialiste, par distinction d'une éducation libérale ou nationaliste. Ce genre d'éducation doit s'instituer du moment que le socialisme comprend sa spécificité politique : le fait d'être inséparable d'un projet intellectuel qui a pour nom sociologie, et émerge à partir d'une certaine prise de conscience de la réflexivité sociale et de ses conditions.

55 Cyril Lemieux : Pour comprendre la place centrale que nous reconnaissons à l'éducation dans notre analyse du socialisme, je crois, comme Bruno vient de le dire, qu'il faut en revenir à ce qui caractérise les sociétés modernes. Une éducation dogmatique, fondée sur l'inculcation d'un savoir transcendant réputé indiscutable, se révèle inadaptée à ces sociétés. Mais une éducation dont l'ambition se restreindrait à l'acquisition de compétences techniques, en vue d'occuper une place déterminée dans la division du travail, ne leur conviendrait guère mieux. C'est que ni l'une, ni l'autre de ces formes d'éducation n'est en mesure de transmettre aux jeunes générations les dispositions à la réflexivité et au libre examen dont nos sociétés ont besoin pour parvenir à fonctionner harmonieusement. En la matière, l'extrême modernité du socialisme tient au fait que son ambition pédagogique est de faire en sorte que tout individu, quelle que soit sa place dans la société, soit capable de porter sur les pratiques des groupes auxquels il ou elle participe, un jugement autonome orienté vers la question de la justice sociale. L'ambition est aussi que, par là même, cet individu soit en mesure de faire preuve sur ses groupes d'appartenance et sur ceux d'autrui d'un minimum de réflexivité. Ainsi conçu, l'accès à l'éducation devient le moyen, pour tous, d'apprendre à se distancier de l'héritage reçu ­ non pour le rejeter mais pour s'y rapporter autrement. Cet accès permet d'apprendre à dénaturaliser l'ordre social. Il conduit à se libérer de ses préjugés concernant ce que les uns et les autres, et soi-même, sont capables de faire et de vouloir. Et finalement, il s'affirme comme le premier des droits sociaux, étant celui qui permet à chacun et à chacune de les défendre tous. On se situe alors au-delà du seul objectif d'une égalité sociale dans les chances de promotion par l'école ­ objectif auquel c'est à tort qu'on réduit la position socialiste. Ce qui est en jeu, c'est d'abord la possibilité pour tout individu, quelle que soit sa position sociale et son sexe, d'acquérir des libertés réelles, celle de se distancier de tout argument qui lui a été transmis par autorité et celle, indissociable, de participer politiquement à la régulation de la vie économique et sociale.

56 Raisons politiques : À côté de l'éducation, vous accordez une grande place dans votre réflexion à l'écologie. Pour quelle raison ce thème vous semble-t-il important pour la pensée socialiste ? Et quelles seraient selon vous les conditions d'une écologie véritablement démocratique et réflexive ?

57 Cyril Lemieux : Les questions écologiques nous font toucher du doigt la limite des disciplines des sciences sociales qui, comme l'économie, la psychologie ou le droit, privilégient la forme épistémique de l'individualisme méthodologique. Ce genre de disciplines ne peut envisager les problèmes liés à la destruction de la nature que comme s'il s'agissait d'externalités du système économique (sans comprendre, donc, qu'il existe un lien interne entre cette destruction et le désencastrement de l'économie), ou comme des effets de certains biais cognitifs (et non pas comme les effets d'une certaine division du travail, pâtissant actuellement d'un défaut de régulation), ou encore, comme des questions engageant la responsabilité d'individus particuliers ou de personnes morales (sans pouvoir, donc, en saisir l'aspect systémique et global). Appréhendés de cette façon, les problèmes écologiques n'ont aucune chance d'être résolus et nous courrons directement à notre perte. Ce dont nous avons besoin pour les analyser correctement, c'est de sociologie, c'est-à-dire d'une pensée qui prenne au sérieux les liens d'interdépendance qui lient les sociétés humaines entre elles et avec la nature. Cela signifie que, pour traiter efficacement ces problèmes, nous avons aussi besoin de socialisme. Il faut se souvenir qu'au 19e siècle, c'est autour de la question ouvrière que le socialisme s'est construit, même s'il ne s'y est pas réduit. Résoudre la question ouvrière obligeait à penser les interdépendances au sein des sociétés différenciées mais aussi entre elles : c'est ce qui a poussé le socialisme à la fois vers la sociologie et vers l'internationalisme. Eh bien, il se pourrait que l'écologie l'oblige aujourd'hui à reproduire et à amplifier le même mouvement ! L'écologie est appelée, en somme, à être le nouveau creuset du socialisme, équivalent à ce que fut pour lui, à la fin du 19e siècle, la condition ouvrière. C'est en ce sens que nous disons dans le livre que l'écologisme est « un socialisme en devenir ». Tant que les questions écologistes continueront à être abordées selon des schèmes libéraux (à partir de la prise en compte des comportements individuels) ou nationalistes (à partir du projet de faire l'écologie dans un seul pays), l'écologisme sera condamné à rester une perspective politique fragile et fondamentalement inopérante. Il le restera également si réifiant la nature, ses adeptes ne parviennent pas à faire le lien entre la destruction des ressources de la planète et l'insuffisance de la régulation de la division du travail mondiale. Finalement, pour saisir le défi écologiste à la hauteur qu'il impose, il faudra que l'écologisme réussisse à fonder sa vision sur une réflexivité sociologique et non plus seulement écologique. Il faudra qu'il se fasse socialisme.

58 Bruno Karsenti : Je suis entièrement d'accord. La politisation de l'écologie est un défi tellement récurrent qu'on renonce presque à fonder à son sujet quelque espoir. Mais c'est sans doute qu'il faut renverser les choses : assumer que l'écologie ne peut avoir un sens politique que si elle s'analyse elle-même dans sa spécificité proprement réflexive, et qu'elle approfondisse cette réflexivité qui lui est propre. C'est par là qu'elle rejoint le socialisme, c'est-à-dire le courant politique axé sur la compréhension dynamique et évolutive des interdépendances objectives, pour reprendre les termes de Cyril. Or il y a là, réciproquement, un enjeu, qui touche à l'avenir du socialisme lui-même : c'est qu'il est assigné à franchir précisément ce seuil, qui l'amène à s'arrimer aux formes nouvelles de réflexivité sociale et à leur faire une place dans son programme politique, non à titre de variable secondaire, mais à titre de forces motrices. De même que l'avenir de l'écologisme le conduit au socialisme, le socialisme a dans l'écologisme, aujourd'hui, l'une de ses impulsions les plus fortes, qu'il lui faut savoir accueillir et amplifier.

Notes

  • [1]
    LIER : Laboratoire interdisciplinaire d'études sur les réflexivités (EHESS-CNRS).
  • [2]
    « Le sens du socialisme. Histoire et actualité d'un problème sociologique », Incidences, no 11, 2015. Numéro dirigé par Francesco Callegaro et Andrea Lanza.
  • [3]
    Cyril Lemieux, « Philosophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie, vol. 3, no 2, 2012, p. 199-209.
  • [4]
    Karl Mannheim, La pensée conservatrice, trad. fr. Jean-Luc Evard, Paris, Éditions de la revue Conférence, 2009 (Das konservative Denken, Tübingen, Mohr, 1927).
  • [5]
    Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, trad. fr. Martine Azuelos, Paris, PUF, 2000 [1984] (The Sociological Tradition, New York, Basic Books, 1966).
  • [6]
    Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber, Paris, Gallimard, 2016 [1967].
  • [7]
    Norbert Elias, Les Allemands.Luttes de pouvoir et développement de l'habitus aux XIXe et XXe siècles, trad. fr. Marc de Launay et Marc Joly, Paris, Seuil, 2017 (Studien über die Deutschen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990).
Français

Dans leur ouvrage paru en 2017 sous le titre Socialisme et sociologie, le philosophe Bruno Karsenti et le sociologue Cyril Lemieux ont ouvert une perspective nouvelle sur les idéologies qui structurent la pensée politique moderne. Dans l’entretien qu’ils donnent ici à Raisons politiques, ils reviennent sur les conséquences de leur démarche. Celle-ci, inspirée par les travaux de Karl Mannheim et par ceux de l’école sociologique française (Durkheim, Mauss), conduit à cerner le socialisme dans son irréductibilité aux autres doctrines politiques. Elle oblige également à ouvrir le dossier de la contribution des sciences sociales à la politique. Elle conduit enfin à dresser un diagnostic différent sur la montée des nationalismes xénophobes et la crise des appareils sociaux-démocrates aujourd’hui en Europe, et sur la forme que les politiques éducatives et le combat écologique doivent prendre pour s’élever à la hauteur des exigences propres à nos sociétés.

Entretien réalisé par 
David Smadja
le 30 mars 2018 à l'EHESS
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/04/2019
https://doi.org/10.3917/rai.073.0133
Pour citer cet article
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