CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’histoire culturelle a longtemps laissé la musique et la vie musicale de côté, accordant la primauté à la littérature et aux arts plastiques. On ne trouve ainsi, avant les années 1980, aucune étude d’ensemble sur la musique sous le nazisme : seul le recueil de documents réuni et présenté par Joseph Wulf, qui s’inscrit dans la série d’ouvrages que ce dernier a consacrés au Troisième Reich, est paru en 1966 [1]. Il faut ensuite attendre 1982, soit près de vingt ans, pour voir paraître l’ouvrage de Fred Prieberg [2]. Depuis lors, les publications se sont multipliées, en particulier en Allemagne : en témoignent notamment l’ouvrage de Hanns-Werner Heister et Hans-Günther Klein [3] et, en 1988, la reconstitution de l’exposition de Düsseldorf de Albrecht Dümling et Peter Girth marquant le 50e anniversaire de cette exposition, accompagnée d’un ouvrage collectif, présentant documents d’archive et commentaires [4]. Dans les années 1990 ont paru plusieurs études en anglais, dont celles de Michael Meyer [5] et d’Erik Levi [6] (à laquelle cet article doit beaucoup), suivie trois ans plus tard par celle de Michael H. Kater [7]. En outre, des équipes de recherche, comme celle de Peter Petersen à Hambourg, s’activent actuellement à mettre au jour les activités précises d’organismes et de personnalités du monde musical pendant le nazisme, et s’efforcent de réhabiliter les œuvres de compositeurs persécutés. En 1993, à l’instigation de Michael Haas et Albrecht Dümling, est ainsi née la collection Entartete Musik chez Decca, consacrée aux œuvres oubliées par l’histoire.

2 Force est pourtant de constater qu’on ne trouve pas d’écho dans notre pays de ces travaux, aucun des ouvrages cités n’ayant été traduit et aucune étude n’ayant paru en français [8] sur ce sujet, alors même que s’est tenu en Italie, par exemple, un colloque en 1989 [9]. Il a d’ailleurs fallu attendre une date récente pour que s’amorcent des recherches sur la vie musicale en France sous l’Occupation [10], et le chemin qui reste à parcourir est encore long et semé d’embûches, tant sont fortes les résistances auxquelles se heurtent les chercheurs pour consulter les archives de l’époque. Pourtant, l’importance de la musique dans l’identité allemande mérite qu’on s’intéresse à la place que lui accordait le nazisme. On évoquera donc à grands traits la place de la musique dans l’organigramme du pouvoir nazi, avant de tenter de discerner les critères selon lesquels une musique était taxée de « dégénérée ».

Le contrôle de la vie musicale

3 Un État totalitaire contrôle, par définition, toutes les sphères de la société, ce qui inclut la vie culturelle. Joseph Goebbels, qui avait été nommé dès mars 1933 ministre de la Propagande et de l’Éducation du peuple (Volksaufklärung), avait vu ses attributions étendues à tout ce qui concernait « l’influence spirituelle de la nation, la propagande en faveur de l’État, de la culture et de l’économie, l’information de l’opinion publique allemande ». Le 22 septembre, une loi du ministère de la Propagande institua la Reichkulturkammer (chambre de culture du Reich), illustrant ainsi la volonté de mettre l’art et la culture au service de la promotion de l’État. Conformément à l’organisation interne du régime, le pouvoir sur la culture était partagé entre un ministre du Reich (Goebbels) et un dirigeant du parti (Alfred Rozenberg), auxquels s’ajoutait – avec la régionalisation – le président du Conseil de la puissante région de Prusse, Hermann Goering.

4 La chambre de culture était divisée en sept départements (théâtre, littérature, presse, radio, arts plastiques, musique et cinéma), dont les présidents étaient nommés par le ministre. Son inauguration eut lieu le 15 novembre devant le Krolloper, lieu chargé de sens puisque c’est devant ce théâtre, si actif pendant la République de Weimar, que s’était déroulé l’autodafé, six mois plus tôt. Cette organisation eut pour conséquence immédiate l’exclusion des juifs de la vie artistique, tout artiste devant obligatoirement y être inscrit pour avoir le droit d’exercer. Le département musical, la Reichmusikkammer, couvrait l’ensemble des professions de la musique ; il comprenait la section des compositeurs, celle des instrumentistes, l’union des agents et organisateurs de concert, l’union des sociétés chorales et folkloriques, la section des éditeurs de musique, celle des marchands de musique et enfin, celle des facteurs d’instruments. L’éducation musicale et la musicologie dépendaient, quant à elles, du ministère de l’Éducation. À sa tête furent nommées deux grandes figures du monde musical : le compositeur Richard Strauss, comme président, et le chef de l’Orchestre philharmonique de Berlin, Wilhelm Furtwängler, comme vice-président. Mais ces personnalités se heurtèrent rapidement au régime, faisant les frais des conflits de pouvoir entre Goebbels, qui n’était pas hostile à l’art moderne, et Rozenberg, avant tout idéologue du régime. Le premier, qui s’était adonné à la littérature dans les années 1920, avait d’abord protégé Hindemith, qui fut finalement limogé de son poste de professeur de composition au Conservatoire de Berlin en octobre 1933, à la suite de l’action de Rozenberg contre son opéra Mathis der Maler (cf. infra). À la suite de cette affaire, Furtwängler, qui avait soutenu Hindemith, dut démissionner en décembre 1934. Quant à Richard Strauss, il fut contraint d’abandonner son poste le 13 juillet 1935 [11], en raison d’une lettre qu’il avait adressée à Stefan Zweig, le librettiste (juif) de Die schweigsame Frau[12] et Hitler demanda même à la presse de rester discret à l’occasion du 80e anniversaire du compositeur en 1944. Strauss et Furtwängler furent remplacés par des compositeurs de peu de renom mais loyaux serviteurs du régime, Peter Raabe et Paul Graener.

5 Erik Levi souligne l’ambiguïté de l’action de la Musikkammer. En étendant sa mainmise sur les institutions musicales – sauf Bayreuth, directement placé sous le contrôle de Hitler –, et en les subventionnant, le gouvernement leur permit aussi de se redresser. En prenant par exemple en charge, en octobre 1933, l’Orchestre philharmonique de Berlin (qui était alors au bord de la banqueroute) pour en faire un véritable orchestre officiel du Reich, l’État assurait ainsi le plus haut salaire jamais donné à ses musiciens [13]. De même, les instrumentistes, qui avaient conservé leur poste, bénéficièrent de mesures telles que l’instauration d’un salaire minimum, la journée de travail de six heures ou l’instauration d’un jour de congé obligatoire. Raabe publia également un décret en 1936 interdisant aux musiciens de l’orchestre de la radio de jouer à l’extérieur, ce qui offrait aux instrumentistes sans poste fixe davantage d’occasions de se produire et permettait de lutter contre le chômage. Ainsi, l’Allemagne pouvait cultiver son image de protectrice des arts et de « pays de la musique », diffusée à l’extérieur par les tournées de l’Orchestre philharmonique de Berlin.

6 Pourtant cette politique, issue autant des conceptions politiques que du goût personnel des dirigeants, était souvent incohérente et eut à l’évidence une influence limitée sur le goût du public : l’admiration d’Hitler pour Wagner eut peu d’influence sur le répertoire des orchestres, qui programmaient surtout Brahms, Strauss, Bruckner et Reger, et n’enraya pas le déclin de Wagner au profit de Verdi sur la scène [14].

Wagner, modèle de la musique allemande

7 La promotion d’un art authentiquement allemand s’appuya sur l’utilisation et la glorification de Wagner : dans Mein Kampf, Hitler décrit l’admiration qu’il conçut pour le compositeur lors d’une représentation de Lohengrin à laquelle il aurait assisté à l’âge de 12 ans. Il est trop rare qu’un musicien occupe une telle place dans les fondements idéologiques d’un État pour qu’on ne s’y arrête pas quelque peu. Certes, la musique faisait partie des attributs de l’identité du pays, comme les nationalistes ne se privèrent pas de le rappeler : Deutschland das Land der Musik peut-on lire sur une affiche de l’époque, slogan réaffirmé par un aigle au corps figuré par un rang de tuyaux d’orgue [15]. L’auteur des Maîtres chanteurs avait certainement contribué à réactiver cette idée, vraisemblablement née du romantisme allemand, de « l’Allemagne, pays de la musique » : n’avait-t-il pas, dans un article de 1841, affirmé que les Allemands étaient « le peuple le mieux doué par Dieu qui fit naître (…) un Mozart et un Beethoven [16] » ? Aussi Wagner était-il abondamment utilisé au service de l’idéologie nationaliste et, dans son Histoire de la musique allemande, Müller-Blattau ne manqua pas de citer la phrase lapidaire de l’illustre compositeur : « L’Italien est un chanteur, le Français un virtuose, l’Allemand un musicien [17] ». Les idées de Wagner reflètent le préjugé selon lequel les Français auraient des mœurs légères et faciles et une musique conforme à cette image, alors que les Allemands, réputés sérieux, seraient détenteurs de l’art véritable. Wagner réussit dans sa révolution esthétique, à concilier l’opéra, en vogue à Paris, avec la musique instrumentale sérieuse des Allemands. Cette révolution se concrétisa par la construction de l’opéra de Bayreuth, où le théâtre, lieu traditionnel du divertissement, s’était métamorphosé en un sanctuaire de la musique, exigeant le plus grand recueillement, dont il était lui-même le Créateur, « le Dieu… irradiant un sacre », selon Stéphane Mallarmé. Bayreuth devint ainsi dès la fin du 19e siècle un centre de pèlerinage où l’on accourait de tous les pays. En France, le fameux guide d’Albert Lavignac, paru en 1897 et maintes fois réédité, débute par une véritable profession de foi :

8

« On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux [18]. »

9 Les livrets, conçus par le compositeur lui-même, participent de cette religion. Sans se livrer ici à une exégèse de la symbolique de Wagner, on peut noter que le caractère cosmique et anhistorique de ses textes, prenant la forme de mythes universalistes, les rendaient particulièrement aptes à une récupération politique. Les pseudo-mythes nordiques pouvaient ainsi se substituer aux Églises en place, « la mythologie wagnérienne n’étant pas la religion chrétienne, mais un culte spécial sorti du cerveau de Wagner [19] ». Quant à Hitler, il lui était facile de s’identifier à Siegfried, ce héros germanique et rédempteur qui tue Mime, le nain répugnant des Niebelung, dont l’analogie avec le juif, tel que se le représentait Wagner, apparaît explicitement dans les écrits de son épouse Cosima.

10 Comme l’écrivait Adorno en 1938, « l’antisémitisme wagnérien rassemble en lui tous les ingrédients de l’antisémitisme ultérieur » [20], même si, ce qu’on a appelé « le cercle de Bayreuth », dont faisait notamment partie Houston Stewart Chamberlain, a contribué dans une large mesure à le théoriser [21]. Le fait que le pamphlet de Wagner, Le judaïsme et la musique, ait été utilisé dans les écoles pour inculquer l’antisémitisme durant le nazisme [22] est révélateur de l’importance qui lui était accordée. C’est que cet écrit de 1850 (réédité en 1869) est d’un antisémitisme des plus virulents, utilisable tel quel par le régime. On y lit, pour n’en citer qu’un exemple, que la laideur physique du juif est incompatible avec l’art : « Nous ne pouvons considérer comme susceptible de se manifester artistiquement, un homme dont nous devons juger l’aspect extérieur comme impropre à une réalisation artistique, (…) à cause de sa race [23] ». Wagner apparaît donc sous bien des aspects comme une figure idéale pour Hitler : la révolution national-socialiste devait triompher, de même que la révolution esthétique opérée par la « musique de l’avenir » avait permis à la musique allemande de s’imposer à toute l’Europe. Aussi, Hitler entretint-il des liens personnels avec Winifred, la fille de Wagner, qui dirigeait alors le festival de Bayreuth, et sauva ce dernier de la faillite en le plaçant directement sous son autorité, sans passer par celle des chambres de culture.

Brückner, héritier de Beethoven et de Wagner

11 Si Wagner incarnait un des principaux héros de la musique allemande, il était aussi considéré comme l’héritier de l’un de ses plus illustres prédécesseurs, Beethoven. L’affiche de la Semaine artistique allemande à Paris [24] en septembre 1937 représentait ainsi la musique nationale par le buste de Beethoven, placé devant celui de Wagner, qui regarde dans la même direction que son glorieux prédécesseur. De fait, les symphonies de Beethoven – en particulier la 9e – furent abondamment jouées pendant cette période, notamment pour l’anniversaire de Hitler en 1942 et au concert final de l’exposition de Düsseldorf en 1938 [25].

12 Afin d’étoffer le rang des héros de l’histoire nationale, le régime trouva dans la personne d’Anton Bruckner (1824-1896) un compositeur non seulement digne de figurer aux côtés des deux héros, mais permettant de les unir. Auteur de musique instrumentale essentiellement, en particulier des symphonies, il réalisa l’union entre l’art symphonique de Beethoven et le langage wagnérien, et fut l’équivalent, pour la symphonie, de Wagner, qui « eut le temps de voir réalisé par les symphonies de Bruckner ce que lui-même rêvait d’accomplir [26] ». Le festival organisé en juin 1937, les Bruckner-Tage, fut ainsi l’occasion de réaffirmer la suprématie de la musique germanique. Un buste en marbre du compositeur fut inauguré en présence de Hitler dans la Walhalla de Regensburg, temple monumental érigé par Louis 1er de Bavière au sommet d’une colline dominant le Danube. Le cérémonial fut grandiloquent, le chancelier déposant une couronne de laurier au pied du piédestal sous le regard de l’aigle impérial. Le soir on joua la 3e symphonie et à l’automne suivant, c’est également une œuvre de ce compositeur, le finale de sa 5e symphonie, qui fut choisie pour clore les cérémonies de la fête du travail (Parteitag der Arbeit). Certes, Bruckner avait été fortement marqué par Wagner, dont il avait découvert en 1863 Tannhäuser et Tristan, comme en témoignent l’ampleur de l’orchestre et le traitement des cuivres de ses longues symphonies et de ses messes, animées par la foi et la gloire de Dieu. L’attitude de recueillement que suscitait sa musique, et qui devait servir de modèle à l’attitude à adopter devant le nouveau messie, explique sans doute aussi la faveur dont il fut l’objet. En outre, il avait été organiste, obtenant même d’être enterré sous l’orgue de l’abbatiale de Saint-Florian, où il avait été enfant de chœur. Or, l’orgue était particulièrement bien vu du régime pour sa puissance religieuse et cérémonielle et, comme on l’a vu, servait d’emblème à la musique. Enfin, comme le souligne Albrecht Dümling [27], le fait que Bruckner fût autrichien ne gênait nullement les autorités mais leur permettait au contraire d’annexer musicalement ce pays germanophone, avant de le faire par les armes quelques mois plus tard. Les « journées Bruckner » préparaient, en quelque sorte, l’Anschluss.

L’exposition de la musique « dégénérée »

13 Mais c’est surtout la politique d’exclusion systématique qui caractérise le régime nazi. Les « Journées musicales du Reich » (Reichmusiktage) qui se déroulèrent en mai 1938 à Düsseldorf, considérée comme la capitale de la musique, furent l’occasion de présenter une exposition de propagande visant à dénoncer la musique « dégénérée ». Calquées sur le modèle des « Journées de l’art allemand » (Tage der deutschen Kunst), qui s’étaient déroulées à Münich en juillet 1937 et avaient donné lieu à l’exposition Entartete Kunst, ce festival présenta ainsi l’exposition Entartete Musik, dont l’inauguration coïncidait avec le 125e anniversaire de la naissance de Richard Wagner (22 mai 1813). La date relativement tardive de cette manifestation semble indiquer que la musique n’avait pas été la première des préoccupations du nouveau régime ; elle était traitée, en tout état de cause, après la peinture et la sculpture. Cette initiative tenait peut-être au fait qu’il restait à convaincre une partie de la population : le public n’avait-il d’ailleurs pas, l’année précédente, boudé l’exposition de l’art « authentiquement allemand » pour se presser à celle de l’art « dégénéré » qui présentait des œuvres de Franz Marc, Paul Klee et Kandinsky ?

14 Bien qu’organisée sous l’égide du ministère de la Propagande, dont Heinz Drewes dirigeait le département musical, l’exposition reflétait essentiellement les opinions de son commissaire, Hans Severus Ziegler, directeur du Théâtre national allemand de Weimar, antisémite notoire et pourfendeur de toute innovation artistique. C’est ce qui explique, comme le relève Erik Levi, que Stravinsky fut présenté comme dégénéré, alors même que son ballet Perséphone venait d’être autorisé par la chambre du théâtre. La brochure que Ziegler fit paraître à cette occasion [28] permet de se faire une idée de l’idéologie ambiante. On y trouve tout d’abord une justification de la politisation de la musique, qui montre que les esprits restaient à convaincre : selon lui, la révolution national-socialiste concerne l’être humain tout entier, et doit s’occuper non seulement des conditions externes – le système politique – mais aussi de la partie intime de son existence, pour laquelle l’artiste doit avoir un rôle éducatif. Il s’agit donc d’appliquer en art la même action qu’en politique : comme la politique doit se libérer des idées démocratiques et « bolchéviques », la création artistique doit se débarrasser des esprits destructeurs de la nation. La politisation de l’art est ici si clairement revendiquée, qu’il paraît désormais difficile à un artiste de prétendre de bonne foi exercer son art dans le cadre du régime sans faire de politique, comme l’avait fait Furtwängler : « Celui qui croit que la politique et l’art n’ont rien à voir et que les questions d’art pourraient ne pas être examinées sous l’angle du renouveau spirituel du nouveau peuple, ne comprend rien au National socialisme [29] ».

15 Ziegler tente également de définir le concept de « dégénérescence », emprunté à la médecine criminologique du 19e siècle, qui désignait une dégradation par rapport à ce qui était défini comme une norme. Comme il le résume lui-même, « au fond, la musique dégénérée est la musique anti-allemande » (entdeutsche Musik[30]). Cette conception de la musique, réduite à une simple opposition entre musique dégénérée et musique allemande, prenait modèle sur l’opposition – d’ailleurs encore en vigueur en Allemagne –, entre juifs et Allemands. Le terme « dégénéré », tout en englobant théoriquement tout ce que le nazisme considérait comme s’opposant à son idéologie, comme le modernisme et le « bolchévisme », se réduisait de facto essentiellement au « juif », tous ces termes étant d’ailleurs utilisés de manière confuse et indistincte par Ziegler. Celui-ci souligne pourtant la difficulté qui consiste à reconnaître une musique dégénérée, en dehors de l’opéra, facilement repérable par son contenu littéraire. De fait, les compositeurs d’opéras furent particulièrement exposés, comme le rappelle le cas de Strauss, victime de ses relations avec son librettiste juif. Aussi, il ne sembla pas inutile de s’adjoindre la caution scientifique de musicologues. Comme l’a montré Pamela Potter [31], la crise n’avait pas épargné la musicologie sous la République de Weimar. Aussi, la mise en place de projets sur la musique folklorique allemande ou soutenant l’idéologie et les buts du parti, et les possibilités de promotion ouvertes par la vacance des postes anciennement occupés par des juifs, suffirent à attirer les sympathies de nombreux musicologues. L’exposition de Düsseldorf était divisée en cinq groupes de travail [32] intitulés :

  • « Musique allemande », sous la direction de Joseph Maria Müller-Blattau, professeur à l’Université de Freiburg, que l’on peut considérer comme le musicologue officiel du nazisme (c’est son ouvrage qui fut traduit en français sous l’Occupation [33]).
  • « Maîtres allemands », sous la direction de Theodor Kroyer, qui enseignait à Cologne.
  • « L’État et la musique » sous l’égide de Heinrich Besseler (1900-1969), de l’Université de Heidelberg, connu encore aujour-d’hui des musicologues pour ses éditions de musiques du Moyen-Âge et de la Renaissance.
  • « Musicologie », sous l’autorité de Werner Korte.
  • « Musique et race », sous la direction de Friedrich Blume, de l’Université de Kiel, connu aujourd’hui comme le coordinateur de la grande encyclopédie de la musique MGG (Musik in Geschichte und Gegenwart), dont les premiers volumes parurent en 1949.
Les œuvres étaient donc jugées essentiellement selon deux critères, l’un s’appliquant au langage musical, l’autre à l’identité du créateur. Or, comme on va le constater, il n’était pas rare que ces deux critères fussent en conflit.

Le rejet du jazz

16 L’un des principaux genres musicaux interdits était le jazz, représenté sur l’affiche de l’exposition de Düsseldorf par un joueur de saxophone. Cette affiche présente d’ailleurs le cas-type du détournement d’image à des fins politiques. Elle fait référence à l’affiche de l’opéra qui connut (avec l’Opéra de quat’ sous) le plus grand succès sous la République de Weimar : Jonny spielt auf, du compositeur autrichien Ernst Krenek [34] (1900-1991). Mais, sur l’affiche, le personnage de Jonny est remplacé par une caricature grossière d’un noir aux lèvres démesurées, avec une étoile juive en guise de boutonnière. L’effet obtenu est saisissant et illustre le concept de « dégénérescence », par un habile mélange de tout ce qui est diabolisé : le juif, le noir, l’Amérique et le jazz.

17 Cette musique – en particulier le swing qui connaissait alors une très grande vogue en Europe – était considéré à la fois comme le produit des noirs, des juifs – le clarinettiste Benny Goodman était sur toutes les ondes – et comme l’expression d’une morale dépravée. L’amalgame entre jazz et juif (le jazzman de l’affiche est caricaturé comme juif) n’était pas nouveau mais avait été renforcé en Allemagne par le fait que Bernhard Sekles, directeur du Conservatoire de Francfort, avait ouvert la première classe de jazz dans les années 1920. Sur le plan musical, on dénonçait l’utilisation débridée des syncopes et de la batterie ainsi que l’utilisation d’instruments primitifs. Pourtant, malgré une interdiction de diffusion à la radio, le jazz connaissait une vogue telle que les autorités durent assouplir leur politique, notamment en germanisant les plus grands succès : c’est ainsi que Saint Louis blues fut rebaptisé « Chanson de Louis bleu » (Lied vom blauen Ludwig) ! Aussi, malgré son succès phénoménal, l’opéra de Krenek, créé le 10 février 1927 au Neues Theater de Leipzig – et qui donna lieu dès la première saison à 421 représentations dans plus de quarante villes allemandes, sans compter Moscou, Saint Petersbourg, Prague et même New York – choqua par le mélange des genres. C’est ce que reflète le ton ironique de ses défenseurs : « Comment ? ces salles sacro-saintes, consacrées par les mystères de la musique de Mozart et de Wagner devraient résonner de rythmes insolents de jazz venus de la rue [35] ? ».

18 Ernst Krenek, qui avait quitté Vienne pour Berlin en 1920, à la suite de son professeur de composition, et qui avait débuté par de la musique atonale, avait changé radicalement de langage dans cette œuvre, cherchant, comme il s’en expliquait lui-même, à renouer avec le public : « Je découvris de nouvelles relations entre l’art et la vie et appris qu’établir une relation directe entre l’artiste et le public n’était pas seulement possible mais souhaitable, et plus difficile à atteindre qu’un radicalisme extrême, qui se révélait incontrôlable et dans le fond très simple [36] ». Pour le compositeur, il s’agissait d’entrer dans la sphère des intérêts du public plutôt que de l’élargir à une esthétique qu’il jugeait artificielle, par la perte du contact avec la réalité. C’est ce qui explique son retour au langage tonal et les emprunts à la musique à succès de son époque, le jazz.

Compositeurs juifs d’avant-garde

19 La politique d’exclusion s’explique ainsi en partie par une réaction épidermique à la République de Weimar et au foisonnement culturel qu’elle permit, le nazisme opérant un amalgame entre l’esthétique musicale et le régime politique de l’époque. Dans la jeune métropole qu’était alors Berlin, on avait assisté, pour reprendre l’expression de Pascal Huynh, à un « bouillonnement musical [37] », dans lequel étaient représentés tous les courants, sans compter le jazz, les revues nègres et le music-hall. Berlin avait vu le début de l’éclatement des langages musicaux, témoignant de la volonté des compositeurs de trouver une voie après Wagner, et nombre d’entre eux – comme on vient de le voir pour Krenek – avaient adopté des courants successifs. Nombre d’entre eux cherchèrent, au sein de la Neue Musik (Nouvelle musique), à s’opposer radicalement à l’esthétique du romantisme post-wagnérien de Max Reger, Hans Pfitzner ou Richard Strauss, qui avait mené à une expressivité exacerbée, un formalisme excessif et un recours à l’instrumental surdimensionné. C’est ainsi que se côtoyaient l’expressionnisme, la Neue Sachlichkeit (la Nouvelle objectivité) et le néo-classicisme, sans compter les expérimentateurs influencés par le dadaïsme, tels que Erwin Schulhoff ou Stefan Wolpe. Ces derniers cherchaient à « choquer le bourgeois », car la présence de la droite nationaliste radicalisait les positions de deux mondes qui se haïssaient et c’est Vienne, la ville la plus conservatrice, qui avait vu naître l’avant-garde la plus extrême, incarnée par Schoenberg et ses disciples. Aussi, nombre de compositeurs autrichiens avaient-ils trouvé à Berlin un environnement plus favorable que dans leur pays.

20 Parmi eux figurait Franz Schreker (1878-1934), dont l’opéra de style expressionniste, Die Gezeichneten (Les stigmatisés), créé à Francfort en 1918, avait frappé par les sonorités inouïes d’un orchestre de 120 musiciens, et reçu un accueil triomphal dans toute l’Allemagne. Son opéra suivant, Der Schatzgräber (Le chercheur de trésor) le consacra comme l’un des plus importants compositeurs d’opéras de sa génération ; aussi, Schreker se vit-il offrir en 1920 le poste de professeur et directeur de la prestigieuse Hochschule (Conservatoire) de Berlin, pour lequel il abandonna celui de professeur de composition à la Staatsdkademie de Vienne, entraînant à sa suite plusieurs de ses élèves. Son enseignement non dogmatique permit à toute une génération de compositeurs d’Allemagne et des pays limitrophes aussi différents que Karol Rathaus, Berthold Goldschmidt, Ernst Krenek ou Paul Dessau, de développer des styles variés, tout en s’attirant les foudres de la droite réactionnaire. À peine nommé à l’Académie prussienne des arts en 1932, il fut limogé de toutes ses fonctions dès mars 1933, tant à cause de ses origines partiellement juives que de ses fonctions à la tête d’une institution considérée comme subversive. L’incompréhension de Schreker fut à la mesure des positions qu’il occupait, comme le montrent les démarches pathétiques qu’il entreprit auprès de Schilling, le nouveau président de l’Académie des arts, et il mourut d’une crise cardiaque l’année suivante.

21 De même, Arnold Schoenberg avait obtenu en 1925 le poste de la classe supérieure de composition de l’Académie prussienne des arts. Après avoir inventé en 1922 le dodécaphonisme en s’appuyant sur les douze tons du total chromatique pour remplacer la tonalité, il avait appliqué ce système de manière stricte dans le Quintette pour vents, op. 26 en 1924 et poursuivi cette écriture à Berlin, notamment dans les Variations pour orchestre, op. 31 et le 3e Quatuor à cordes, op. 30. L’année où Schoenberg obtenait son poste à Berlin, son disciple Alban Berg voyait son opéra Wozzeck représenté au Staatsoper de Berlin sous la baguette d’Erich Kleiber. Même s’il refusa par trois fois un poste au Conservatoire, Berg était donc aussi en relation étroite avec la capitale allemande et la Suite lyrique, qui avait connu un grand succès en 1927 à Vienne, y était créée deux ans plus tard dans sa version orchestrale.

22 Or, le langage musical des schoenbergiens était considéré comme subversif, et son intellectualité s’opposait radicalement à l’idée que se faisait Hitler de l’art allemand, qui se résumait, comme il l’avait déclaré au congrès de 1934, à : « être allemand, c’est être clair ».

23 Faut-il pour autant voir là la raison principale du limogeage de Schoenberg en 1933 ? Comme le souligne Erik Levi, l’atonalité était considérée comme le produit d’une « conspiration juive » ; le sort réservé aux compositeurs « aryens » était moins prévisible, comme en témoigne le cas de Webern, le plus radical des disciples de Schoenberg. Alors que sa première œuvre totalement dodécaphonique, le Trio à cordes, op. 20, datait de 1928, venant après une période atonale et aphoristique qui remontait à 1909, il fut d’abord protégé, recevant même des subsides de l’État [38], sans doute à cause de son attitude bienveillante à l’égard du régime. Après l’Anschluss, son nom figura néanmoins sur la liste des compositeurs « dégénérés », ce qui illustre le fait rare d’un compositeur interdit pour sa seule esthétique [39], mais qui put, de ce fait, rester en Autriche jusqu’à la fin de la guerre.

24 Cette opposition entre Wagner et l’école de Schoenberg peut sembler paradoxale de nos jours, où l’on s’accorde à considérer le fameux accord du début du prélude de Tristan et Isolde, cette sorte « d’anarchie harmonique », selon l’expression du compositeur Henri Barraud [40], comme le germe du dodécaphonisme. Par l’emploi continu de la modulation et du chromatisme, Wagner a, en tout cas, œuvré de manière significative dans le sens d’une destruction du langage tonal. De même, on peut voir dans sa mélodie continue, caractérisée par cette absence d’air individualisé et mémorisable qui avait de tout temps assuré le succès de l’opéra, les prémices du Sprechgesang (chant parlé), que Schoenberg développa à partir du Pierrot lunaire en 1912. En fait, ce que le nazisme retient de Wagner, c’est moins la technique d’écriture musicale, que l’idée selon laquelle la musique doit parler aux sens, à l’âme, et non à l’intellect, comme le font l’art abstrait et la musique atonale, taxés d’intellectualisme et supposés loin des préoccupations du peuple. Selon Ziegler, « La politique culturelle consiste à promouvoir l’âme et la force créatrice du peuple, ainsi que tout ce qui fait la valeur des composantes populaires, que l’on entend par le terme “folklore” [41] ». Il acceptait les dissonances, tant qu’elles ne remettaient pas en cause la tonalité, dans laquelle avaient été composés les plus grands chef-d’œuvres allemands. La musique devait répondre à un idéal de clarté, symbolisé par l’accord parfait, qui permettait son accessibilité au plus grand nombre. C’est ainsi que Carl Orff bénéficia d’un changement d’opinion : ses fameux Carmina Burana, d’abord critiqués par Herbert Gerigk lors de la création en 1937, furent finalement défendus en 1940 par Rozenberg, qui louait la simplicité mélodique et harmonique de la pièce, s’inspirant du folklore bavarois, et y voyait « la musique claire, ardente et disciplinée que demande notre époque [42] ». Schreker et Schoenberg, à la fois modernes et juifs, étayaient donc facilement la thèse du complot judéo-bolchévique visant à détruire l’Allemagne éternelle. Mais comment d’autres compositeurs d’avant-garde, cette fois non juifs, furent-ils traités ?

Compositeurs aryens modernes : Hindemith, Stravinski et Bartok

25 Le « cas Hindemith », pour reprendre le titre du fameux article de 1934 de Furtwängler qui marqua la fin du régime de faveur dont bénéficièrent le compositeur et le chef d’orchestre, est révélateur des hésitations du régime et des divergences de ses dirigeants vis-à-vis des compositeurs non-juifs. Goebbels tenta en effet de rallier Hindemith (1895-1963) à sa cause, car c’était alors l’un des compositeurs allemands les plus réputés, qui avait en outre manifesté dans ses dernières œuvres un retour au langage tonal et à la simplicité. Comme la plupart de ses contemporains, celui-ci avait en effet expérimenté plusieurs styles : alors que ses premières œuvres étaient marquées par l’expressionnisme, il devint l’un des principaux représentants de la Nouvelle objectivité, prônant au contraire une esthétique d’où était bannie toute sensibilité individuelle. Ce fut notamment l’époque de la Suite 1922 pour piano, où le caractère percussif de l’instrument prend le pas sur la beauté de la sonorité. Hindemith joua en outre un rôle décisif dans l’essor du festival de Donaueschingen entre 1921 et 1926, qui fut le premier festival consacré entièrement à la musique nouvelle, et en devint le centre européen à Aix-les-Bains jusqu’en 1930, donnant lieu à la création d’œuvres de Dessau, Eisler, Hindemith, Krenek, Milhaud, Webern ou Weill, entre autres.

26 Or, Hindemith, qui enseignait la composition depuis 1927 au Conservatoire de Berlin, se mit à s’intéresser à la pédagogie. Il écrivit des pièces simples pour les enfants et les amateurs, empruntant parfois au folklore, comme dans les Konzertmusiken (1930), qui pouvaient, selon Goebbels, être compatibles avec la nouvelle idéologie. Attaché à une politique de prestige, ce dernier pensait que le régime ne pouvait, sans mettre en péril son image, se permettre d’exclure tous les compositeurs importants, sous prétexte qu’ils étaient modernes, juifs, que leur librettiste était juif, que le traducteur de leur librettiste était juif, ou que l’argument de leur musique avait un rapport quelconque avec les juifs [43]. Aussi Hindemith se vit-il offrir une place au sein du conseil de la Reichmusikkammer. Mais, dès 1934, à l’occasion de l’opéra Mathis der Maler, dont le livret relate les relations difficiles entre art et politique, Hindemith, qui présentait en outre le défaut majeur d’avoir une épouse juive, fut désavoué publiquement par Goebbels. Celui-ci n’était plus en mesure de le défendre contre les attaques de Rozenberg, dont l’unique préoccupation était l’aryanisation de la vie musicale et dont le pouvoir devait s’accroître, surtout après l’entrée en guerre [44]. Hindemith prit alors congé de son poste de professeur avant de séjourner en Suisse et de s’exiler enfin aux États-Unis.

27 Quant aux compositeurs étrangers, leur sort dépendait d’avantage de leur pays d’origine que de leur style musical. Stravinsky était considéré comme le représentant de l’internationalisme qui avait marqué la culture de Weimar et avait eu une grande influence sur les compositeurs allemands. D’abord taxé de bolchévique – alors qu’il avait quitté la Russie pour la France –, il bénéficia ensuite de l’effet du pacte germano-soviétique. Admirateur de Mussolini, il chercha à préserver ses liens avec l’Allemagne et se plaignit en 1939, lors d’une conférence à Harvard, de ce qu’on l’avait fait révolutionnaire malgré lui. Sa musique ne fut officiellement interdite qu’à partir de 1940, après qu’il eût choisi de rester aux États-Unis.

28 Bartòk, en revanche, ne cacha jamais son hostilité au régime et avait quitté la maison d’édition viennoise Universal, dès son aryanisation lors de l’Anschluss. Mais, ressortissant d’un pays allié, il ne fut pas interdit et ses œuvres continuèrent d’être jouées dans plusieurs villes allemandes durant le nazisme, y compris sa Musique pour cordes, percussions et célesta (1936), l’une des plus difficiles du point de vue harmonique. L’opposition au régime d’un Hongrois paraissait moins grave que celle d’un Allemand.

Compositeurs bolchéviques et/ou juifs

29 Les compositeurs allemands marqués politiquement à gauche étaient évidemment des cibles privilégiées ; or, par une « heureuse » coïncidence, les principaux compositeurs engagés étaient juifs, comme Theodor Adorno (1903-1969) – seul son père était juif –, Paul Dessau (1894-1979), Kurt Weill (1900-1950) et Hanns Eisler (1898-1962). Ils ne légitimaient que trop l’idéologie du complot judéo-marxiste, même si, sur le plan musical, leur langage était paradoxalement conforme aux idées populistes des nazis. Ainsi Eisler, élève de Schoenberg jusqu’en 1923, était retourné au langage tonal après avoir intégré le parti communiste allemand en 1926, et avait composé une série de chœurs, d’hymnes et de chants de marches entre 1926 et 1933, qui devinrent des classiques du mouvement socialiste [45]. Ses vues sur la nouvelle musique appelée, selon lui, à transformer la société, l’opposèrent à Schoenberg, mais aboutirent à une esthétique proche de celle des nazis : ceux-ci réutilisèrent certains de ses chants en en transformant les paroles, comme Der rote Wedding (Wedding la rouge), qui devint Die Hitler-Jugend marschiert (La jeunesse hitlérienne avance). Le langage de Kurt Weill, qui avait également été l’élève de Schoenberg, suivit un parcours analogue, comme en témoignent les œuvres issues de sa collaboration avec Bertolt Brecht, telles que l’Opéra de quat’ sous (1928).

30 Schoenberg, en revanche, n’avait jamais affiché d’opinions politiques marquées [46] ; c’est son langage musical qui était taxé de « bolchévique ». L’atonalité, comme l’abstraction en peinture, était considérée, on l’a vu, comme révolutionnaire, et le fait que Schoenberg fût juif permettait d’introduire un concept racial dans l’analyse musicale : le musicologue Hans Joachim Moser considérait l’atonalité comme le « signe d’une décadence culturelle sous l’influence juive [47] ». Dès lors, toute musique composée par un juif, quel que fût son style, était automatiquement considérée comme dégénérée, ce qui explique que, parmi les principaux compositeurs post-wagnériens nés dans les années 1860-1870 comme Gustav Mahler, Hugo Wolf, Richard Strauss (le seul resté en vie à l’époque qui nous concerne) et Max Reger, seul le premier ait été interdit.

31 Seule l’origine du compositeur comptait alors, sans prise en compte de sa musique. Deux compositeurs, Erich W. Korngold (1897-1957) et Berthold Goldschmidt (1903-1995), remarqués sous la République de Weimar mais qui n’appartenaient pas au courant de la Neue Musik et n’avaient pas rompu avec l’héritage post-wagnérien, furent ainsi contraints de s’exiler en 1934 et 1935. Pianiste et chef d’orchestre né en Moravie, Korngold avait été l’un des rares enfants prodiges de la composition. Son ballet, Der Schneemann (le bonhomme de neige), composé à l’âge de 11 ans dans un style post-romantique, fit sensation lorsqu’il fut joué à l’opéra de la cour de Vienne, et Richard Strauss ne cacha pas son admiration. Il composa avant l’âge de 15 ans plusieurs pièces de musique de chambre avant d’acquérir une renommée internationale avec Die tote Stadt (Hambourg et Cologne, 1920), opéra en 3 actes [48], suivi en 1927 de Das Wunder der Heliane en 1927, qui fut un demi-échec, du fait d’une querelle l’opposant à Krenek [49]. Après son départ de Vienne en 1934 pour Hollywood, il ne composa pratiquement plus que de la musique de film, genre qu’il porta à son apogée et pour lequel il obtint deux oscars. Héritier malgré lui d’un monde disparu, il appliqua brillamment le langage wagnérien au cinéma américain, sans jamais réussir à se refaire un nom dans le monde musical d’après-guerre, hostile à toute sensibilité romantique, désormais associée au fascisme [50]. Quant à Goldschmidt, qui avait étudié auprès de Schreker à Berlin, il rejoignit l’Angleterre en 1935, après que les représentations de son opéra Der gewaltige Hahnrei prévues à Berlin pour la saison 1932 et 1933 eurent été annulées, et ses activités de chef d’orchestre interdites. Comme Korngold, sa carrière de compositeur pâtit de son exil : successivement critiquée par les conservateurs et interdite par les nazis, sa musique fut oubliée après la guerre. Les œuvres qu’il composa en Angleterre, loin de ce qui se déroulait désormais à Darmstadt, restaient marquées par l’esthétique des années 1930, témoignage passé d’un monde disparu. Goldschmidt cessa alors de composer, ce long silence de vingt-cinq ans illustrant les conséquences tragiques de l’exil sur son destin. Par une cruelle ironie, l’esthétique de Korngold et de Goldschmitt, héritée de la tradition germanique, comme celle de Mahler, correspondait peu ou prou à l’esthétique prônée par les nazis.

32 Pour le national-socialisme, la musique se résumait donc à une opposition manichéenne entre musique allemande et musique dégénérée ; sa politique consistait à aryaniser la vie musicale, en particulier à la fin des années 1930, lorsque l’influence de Rozenberg prit le pas sur celle de Goebbels. La bonne musique, composée par un Allemand pure race, devait répondre à l’idéal de clarté et de sensibilité, qui caractérisait l’esthétique traditionnelle des grands maîtres allemands. L’opéra devait mettre en scène les symboles archétypaux de l’idéologie nazie, tels que la puissance, le courage et la supériorité raciale. Toute musique ne correspondant pas à ces critères était taxée de dégénérée, terme dont l’absence de définition précise permettait d’interdire toute œuvre suspecte. Mais les critères pseudo-esthétiques s’effaçaient devant des considérations politiques et raciales : était d’abord suspect l’homme – pour ses opinions politiques et/ou son origine juive – avant sa musique, peu dangereuse lorsqu’elle n’était pas vocale. De fait, seuls les compositeurs ni juifs ni ouvertement marxistes furent l’objet – au moins un temps – d’hésitations ou d’opinions divergentes parmi les dirigeants, et même Webern, sans doute le compositeur le plus extrémiste de sa génération, fut d’abord protégé.

33 Néanmoins, l’administration des théâtres et le public restèrent peu convaincus par le répertoire néo-wagnérien conforme à la nouvelle idéologie de Paul Graener, de Georg Vollerthun, de Siegfried Wagner ou de Max von Schillings : l’opéra Der Prinz von Homburg, que Paul Graener fit représenter à Berlin en 1935 grâce à ses hautes fonctions, ne resta que trois jours à l’affiche. Les effets de cette politique se firent sans doute moins sentir pendant le nazisme qu’indirectement après la guerre. En effet, à l’appauvrissement de la création musicale de l’après-guerre, amputée de la quasi-totalité des compositeurs d’Europe centrale, anéantis physiquement ou artistiquement, vint s’ajouter le radicalisme de l’avant-garde musicale, forme de revanche inconsciente sur la politique du Troisième Reich, qui rejeta un peu plus dans l’oubli les derniers survivants de cette époque. ?

Notes

  • [1]
    Joseph Wulff, Musik im Dritten Reich. Eine Dokumentation, Hamburg, Rororo, 1966.
  • [2]
    Fred Prieberg, Musik im NS-Staat, Francfort, Fischer, 1982.
  • [3]
    Hans-Werner Heister, Hans-Günther Klein, Musik und Musikpolitik im faschistischen Deutschland, Francfort, Fischer, 1984.
  • [4]
    Albrecht Dümling, Peter Girth (dir.), Entartete Musik, Düsseldorf, 1988, 2e édition revue et complétée, 1993.
  • [5]
    Michael Mayer, The Politics of Music in the Third Reich, New York, P. Lang, 1991.
  • [6]
    Erik Levi, Music in the Third Reich, Londres, Mc Millan, 1994.
  • [7]
    Michael H. Kater, The Twisted Muse : Musicians and their Music in the Third Reich, New York, Oxford University Press, 1997.
  • [8]
    Pascal Huynh annonçait une suite à son étude approfondie La musique sous la République de Weimar (Fayard, 1998), qui n’a pas encore vu le jour. Quant à l’ouvrage Le nazisme et la culture (Éd. Complexe, 1988) de Lionel Richard, il ne traite pratiquement pas de la musique.
  • [9]
    Voir les actes du colloque : La musica nella Germania di Hitler. 1933-1945 : l’emigrazione interna, sous la dir. de Roberto Favaro et Luigi Pestalozza, Lucca, Libreria Musicale Italiana, 1996.
  • [10]
    Cf. La vie musicale sous Vichy, Éditions Complexe, 2001 (d’après le colloque « La vie musicale en France sous la Seconde Guerre mondiale », sous la dir. de Myriam Chimènes, Conservatoire de Paris, 1999. Voir notre compte-rendu dans Vingtième siècle, n° 63, juillet-septembre 1999.
  • [11]
    Lettre adressée à Hitler, reproduite dans : Joseph Wulf, Musik im Dritten…, op. cit., p. 148.
  • [12]
    Voir Alfred Mathis : « Stefan Zweig and Richard Strauss », Music and Letters, XXV/3 et 4 (1944), Oxford U.P., p. 163-176 et 226-245.
  • [13]
    Voir Pamela Potter : art. « Nazism » dans Stanley Sadie, John Tyrrell (dir.), The New Grove Dictionary of Music and Musicians, Londres, 2001.
  • [14]
    Selon E. Levi, quatre opéras différents de Wagner furent donnés lors de la saison 1932-33 contre un seul (Lohengrin) en 1938-39.
  • [15]
    Affiche reproduite dans Albrecht Dümling, Peter Girth, Entartete Musik, op. cit.
  • [16]
    Richard Wagner, Un musicien étranger à Paris, dans Œuvres en prose, trad. de l’all. par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Delagrave, 1914, vol. 1, p. 297.
  • [17]
    Ibid., p. 154.
  • [18]
    Albert Lavignac, Le voyage artistique à Bayreuth, Paris, Delagrave, 1897, p. 1.
  • [19]
    Ibid., p. 181.
  • [20]
    Theodor Adorno, Essai sur Wagner, trad. de l’all. par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Gallimard, 1966, p. 27.
  • [21]
    Voir Saül Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs, trad. de l’angl. par Marie-France de Paloméra, Le Seuil, 1997, p. 98.
  • [22]
    D’après Detlev Peukert, Inside Nazi Germany, Londres, 1987, p. 148, cité par E. Levi, op. cit., p. 247.
  • [23]
    R. Wagner, Le judaïsme dans la musique, 1850, dans Œuvres en prose, op. cit., vol. 7, p. 100.
  • [24]
    Reproduite dans, Martine Kahane, Nicole Wild, Wagner et la France, catalogue de l’exposition organisée par Bibliothèque nationale et le théâtre national de l’Opéra de Paris, Paris, Herscher, 1983, p. 93.
  • [25]
    Cf. Esteban Buch, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999.
  • [26]
    Joseph Müller-Blattau, Histoire de la musique allemande, trad. par Jean Gaudefroy-Demombyres, Plon, 1943, p. 287.
  • [27]
    A. Dümling, « Tempelweihe und – säuberung. Die Bruckner-Rezeption Hitlers und Goebbels », dans : Entartete Musik, op. cit., p. 22.
  • [28]
    Hans Severus Ziegler, Entartete Musik. Eine Abrechnung, Düsseldorf, Volk Verlag, 1939.
  • [29]
    Ibid., p. 5.
  • [30]
    Le terme entdeutsch comprend l’idée de distorsion, intraduisible en français.
  • [31]
    P. M. Potter : « Musicology under Hitler : new sources in context », Journal of the American Musicology Society, 49 (1996), p. 70-113.
  • [32]
    Pour plus de détails, voir P. M. Potter : « Wissenschaftler im zwiespalt », dans A. Dümling, P. Girth, op. cit., p. 93.
  • [33]
    Joseph Müller-Blattau, Histoire de la musique allemande, op. cit.
  • [34]
    Krenek est cité par Hans Költzsch comme un aryen parent de juifs par son mariage, dans Das Judentum in der Musik (Leipzig, 38e éd. 1935), reproduit dans A. Dümling et al., op. cit.
  • [35]
    Artur Hartmann, « Ernst Krenek Jonny spielt auf » dans Die Oper von heute (revue L’opéra d’aujourd’hui), Vienne, Nachrichtenblätter von Universal-Edition, sept. 1927, p. 31, trad. par nos soins. Les éditions viennoises Universal, qui promurent la musique moderne et qui éditaient Krenek, tentaient ainsi de prendre les critiques à contre-pied.
  • [36]
    Ibid., p. 5.
  • [37]
    Pour une étude complète sur le sujet, voir P. Huyn, La musique sous la République de Weimar, op. cit.
  • [38]
    Voir Michael Meyer, The Politics of Music…, op. cit., p. 45.
  • [39]
    Berg, mort en 1932, figurait à tort dans la première édition de 1940 du Lexikon der Juden in der Musik mit ein Titelverzeichnis jüdischer Werke de Theo Stengel et Herbert Gerigk, révisé en 1943.
  • [40]
    Henri Barraud, Pour comprendre les musiques d’aujourd’hui, Paris, Seuil, 1968, p. 57.
  • [41]
    H. S. Ziegler, Entartete Musik…, op. cit., p. 5.
  • [42]
    Cité par E. Levi, Music in the Third…, op. cit., p. 118.
  • [43]
    La question s’était posée pour Max Bruch qui, bien que non-juif, avait mis en musique la prière Kol Nidrei, ou pour l’opéra Jenufa de Janacek, dont le traducteur allemand était juif !
  • [44]
    Je remercie Loïc Ori M. L., qui prépare une thèse sur les pillages musicaux sous Vichy, d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [45]
    Rappelons qu’il était l’auteur de l’hymne national de la R. D. A.
  • [46]
    Alors même que Schoenberg se réclamait de la tradition et ne se sentait nullement révolutionnaire.
  • [47]
    Article « Atonal » de l’édition révisée en 1943 du Musiklexicon.
  • [48]
    Le premier enregistrement de cet opéra, interprété par la chœur et l’orchestre de la radio de Münich, ne fut réalisé qu’en 1975 par la firme RCA.
  • [49]
    Voir à ce sujet l’article de Brendan G. Caroll, président de la société Korngold, accompagnant l’enregistrement de Das Wunder der Heliane, Decca, 1993.
  • [50]
    C’est ainsi que, Paul Dessau, en exil à Paris, composa une œuvre dodécaphonique, Guernica, manière pour lui de marquer son opposition au régime.
Français

Résumé

La politique musicale nazie reflète une opposition manichéenne, typique des totalitarismes, entre œuvres jugées conformes à l’idéologie du régime et celles qui ne l’étaient pas : d’un côté la musique « allemande », de l’autre la musique « dégénérée », dont l’absence de définition précise permettait d’interdire tout ce qui semblait suspect. Une œuvre était acceptée à condition que son auteur ne fût ni juif ni opposant au régime, la musique étant, en l’absence de paroles, peu dangereuse en soi. Le langage musical devait aussi répondre à un idéal de clarté et de sensibilité, et l’opéra mettre en scène les symboles archétypaux de l’idéologie nazie (puissance, courage et supériorité raciale). Si le public resta peu convaincu par ce répertoire néo-wagnérien, cette politique suscita un appauvrissement artistique durable en Europe longtemps après la guerre, de nombreux artistes ayant été anéantis physiquement ou artistiquement.

Laure Schnapper
Laure Schnapper, professeur agrégée au Centre de recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne (EHESS), est musicologue. Auteur d’articles et d’une thèse d’analyse à la croisée de la musicologie et de l’ethnomusicologie (L’ostinato, procédé musical universel, Paris, Honoré Champion, 1998), elle consacre actuellement ses recherches au rapport entre production musicale et société sous la Monarchie de juillet. Elle dirige un séminaire de recherche à l’EHESS sur la place du piano et du répertoire pianistique au 19e siècle et prépare une monographie sur le pianiste, compositeur, professeur et facteur de piano, Henri Herz.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2006
https://doi.org/10.3917/rai.014.0157
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