CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1A priori, le téléphone n’est pas un objet littéraire. Il serait même, si l’on devait en croire l’ironique Michel Butor, l’un des symboles du désenchantement hypermoderne : dans Les Trois Châteaux (Éd. La Différence, 2012), album pour enfants élaboré en collaboration avec le graphiste Titi Parant, trois petites filles se tirent des pièges d’une forêt peuplée d’animaux menaçants grâce… à un téléphone portable. C’est donc le téléphone qui fait sortir le conte de l’âge du merveilleux.

2Cependant, la littérature sait s’approprier cela même qui l’oblige à se dépasser, à contester ses propres normes, à réinventer ses propres codes. Ainsi le téléphone met-il fin, dans la littérature, au primat de la représentation, pour inaugurer le règne de la communication : c’est là l’hypothèse fondatrice du très bel essai de Frédérique Toudoire-Surlapierre, Téléphonez-moi. L’ère du téléphone en littérature, c’est « la revanche d’Écho » sur Narcisse : les écrivains apprennent à manier une nouvelle forme de transitivité, toujours mimétique certes (puisque l’écho reproduit, en les déformant, les sons), mais aussi phatique. Comme le téléphone (dont le mot emblématique est l’inévitable « Allô » inaugural), la littérature servirait alors à créer du lien, à établir des canaux (vicariants) de communication entre auteur et lecteur, entre « identique » et « différent », entre « Même » et « Autre ».

3De la sorte, le téléphone apparaît comme un dispositif qui apprend au Même à prendre le risque de l’Autre ; mais c’est aussi un objet qui provoque la rencontre entre présence et absence. En effet, celui qui est « à l’autre bout du fil » est présent par la voix, alors même que son corps est absent. De ce statut paradoxal de l’interlocuteur téléphonique, qui est là pour l’oreille tout en demeurant « loin des yeux », Frédérique Toudoire-Surlapierre déduit une théorie très intéressante : l’acte téléphonique serait une variation sur le thème du Fort-Da. Le fil (devenu, avec les années et les progrès technologiques, imaginaire) du téléphone serait une bobine, et il fonctionnerait comme un dispositif de médiation entre le sujet et la réalité inconcevable de l’absence. Commentant la « séquence liminaire de Scream » (car il est aussi question de cinéma – et plus généralement des arts visuels), Frédérique Toudoire-Surlapierre note que « Wes Craven filme en gros plan la peur de la victime quand elle comprend à la fois qu’elle est en danger de mort et qu’il lui sera impossible d’échapper à son destin. Le téléphone […] fonctionne comme […] une captation mortelle » (p. 91). Et de fait, on peut penser que c’est toujours à la mort qu’on téléphone : le téléphone est un moyen d’adoucir le traumatisme de celui qui se cogne à la réalité de la mort, figurée spatialement par l’absence. Pour soutenir son hypothèse, Frédérique Toudoire-Surlapierre propose notamment une belle analyse des scènes téléphoniques dans À la recherche du temps perdu (B. Grasset/Gallimard, 1913-1927). Notant que, chez Marcel Proust, « l’appel téléphonique est délibérément associé au féminin » (p. 32), elle s’arrête en particulier sur l’épisode du Côté de Guermantes (1920-1921) où le narrateur, croyant parler à sa grand-mère, a en réalité, à la suite d’un quiproquo, été mis en relation avec celle d’un voisin d’hôtel. Toute l’angoisse téléphonique est résumée dans ces quelques lignes : la grand-mère est un substitut maternel (angoisse du Fort-Da) dont on craint d’autant plus la disparition que, par la force des choses, elle n’est plus jeune (angoisse de la mort – d’ailleurs, la mort de la grand-mère est l’un des événements traumatiques de la Recherche) ; à quoi il faut ajouter le trouble qui s’ensuit du remplacement d’une grand-mère par une autre (angoisse de découvrir l’Autre là on l’on attendait le Même, le différent à la place du semblable, l’étranger au lieu du familier).

4« Qui est à l’appareil ? » demande le titre du deuxième chapitre (pp. 67-97) de Téléphonez-moi. C’est là, d’une certaine façon, la question centrale de l’essai. Téléphoner, d’un point de vue communicationnel, c’est parler sans savoir précisément à qui l’on parle, c’est prêcher, non dans le désert, mais pour l’inconnu. En cela, l’acte téléphonique n’est pas sans rappeler l’acte littéraire : car, comme le note Michel Butor dans Répertoire II (Paris, Minuit, 1964, pp. 128-129), le vrai écrivain est celui qui écrit sans savoir exactement qui le lira. De la sorte, c’est le dépassement d’une double identité que permet le téléphone : celle de l’ipse (ou du self), d’une part, et celle de l’idem (ou du same), d’autre part. S’adressant à un destinataire fondamentalement incertain dont il ne peut pas s’assurer qu’il est bien pareil à lui-même, et qu’il est bien semblable à l’interlocuteur idéal auquel certaines pratiques sociales de la parole l’ont habitué, le destinateur téléphonique fait l’expérience d’une parole authentique, qui, ne se trouvant plus encadrée par un horizon d’attente suffisamment contraignant, s’énonce (pour reprendre des catégories proustiennes) depuis son moi profond, et non plus depuis son moi social. Certes, le téléphone est « un objet concret qui délivre de soi », et « l’autre au téléphone est identifié […], il devient “mon semblable” » (p. 70) : mais ce que Frédérique Toudoire-Surlapierre veut dire, ce n’est pas que le destinateur téléphonique prête à l’Autre sa propre identité pour se soulager de la souffrance d’être seul en (et avec) lui-même ; c’est au contraire que l’Autre est reconnu dans son altérité véritable, c’est-à-dire comme un autre « je », comme un autre sujet à la fois en tout (du point de vue de la forme de son rapport à soi et au soi) et en rien (du point de vue du contenu de son « moi ») semblable au « je » que je suis. Si l’on préfère, en consentant à ignorer à qui il parle, celui qui téléphone libère le destinataire qui peut devenir un interlocuteur à part entière précisément parce que le destinateur renonce à la fois à le voir et à savoir qui il est.

5Le téléphone, donc, « se réapproprie littéralement » les « données littéraires de la relation à l’autre » (p. 71) – d’une relation à l’Autre qu’il a contribué à faire évoluer. Mais ce rapport analogique entre littérature et téléphone suffit-il à susciter une esthétique littéraire du téléphone ? C’est précisément à cette question que Frédérique Toudoire-Surlapierre répond dans le troisième chapitre de son livre, « La voix, c’est moi » (pp. 98-125), où elle montre ce que le téléphone fait à la littérature. Ce qui appert de ces belles pages où elle médite sur Paul Valéry, Michel Leiris, Roland Barthes ou encore Jacques Derrida, c’est que le téléphone a réalisé, en littérature, l’impossible : la réunion du moi et de la voix (c’est d’ailleurs sur le constat que « Narcisse et Écho se sont retrouvés » – p. 212 – que se conclut le livre). En effet, on peut considérer que le triomphe de la littérature écrite au détriment des pratiques esthétiques orales de la parole s’accompagne d’une singularisation de la « littérature » (les guillemets s’imposent, le concept même de littérature étant en l’occurrence anachronique) : les œuvres littéraires ne sont plus désormais la manifestation anonyme d’une parole collective, elles sont produites par un auteur, en fonction de qui elles demandent à être lues. Or, il semblerait que les œuvres « téléphoniques » modernes puis postmodernes et hypermodernes, sans nullement réduire le singulier au collectif, aient permis, dans un geste synthétique (au sens dialectique du terme), un retour de la voix sur la scène littéraire. En témoignent notamment les audaces de Jean Cocteau, qui, dans La Voix humaine (1930), « priv[e] le spectateur de la vue » (pp. 104-105) pour donner voix à un personnage de femme qui, pour être généralement « humain », comme l’indique le titre de la pièce, n’en est pas moins absolument singulier, puisqu’il est seul en scène. C’est donc l’esthétique de la voix singulière née de la rencontre de la littérature et du téléphone que Frédérique Toudoire-Surlapierre décrit dans ce passionnant essai.

Augustin Voegele
Écritures, université de Lorraine, F-57000
augustinvoegele@yahoo.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20520
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