CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Roy Pinker était le nom que le magazine Détective avait donné à son imaginaire envoyé spécial couvrant « l’affaire Lindbergh », soit le célèbre enlèvement du bébé de l’aviateur américain Charles Lindbergh en 1932. Il sert ici de pseudonyme à un collectif d’une trentaine d’universitaires belges, canadiens et français qui se penchent sur la couverture de ce qui fut l’un des premiers faits divers qu’on pourrait dire – anachroniquement ? – mondialisé, dans la presse de leurs pays respectifs. Le volume reprend d’ailleurs, de façon très utile, un ensemble de reproductions de Unes, de clichés parus dans la presse de l’époque.

2L’ouvrage se structure en quatre parties. La première évoque « un héros médiatique » et vient situer combien Charles Lindbergh est l’une des premières incarnations d’une culture de la célébrité, née de sa traversée inaugurale de l’Atlantique, mais aussi de l’essor de la forme interview dans les colonnes de la presse. L’homme peut d’ailleurs être abordé aussi comme un cas d’école des situations précoces de gestion d’image. En effet, il cultive une célébrité médiatique tout en étant attentif à en poser des limites, pour la défense de son intimité, le refus de certaines propositions – comme celle de faire du cinéma. D’ailleurs, un incident (pp. 20-22) qui le voit, alors qu’il est accueilli par une foule enthousiaste lors d’un atterrissage, répéter par deux fois le curieux geste d’accélérer à proximité de ses admirateurs – non sans les couvrir de boue – puis de redécoller, donne lieu à une bataille d’image. Faut-il y voir, comme le suggère The New Yorker, la manifestation de l’arrogance du personnage ou, comme le proposent ses avocats, la maladresse d’un homme assiégé par des admirateurs envahissants ? L’enlèvement de son fils bouleversera cette image car, dès lors, la préservation d’un Lindbergh intime et familial n’est plus possible. Deux heures après l’annonce de l’enlèvement, un troupeau de reporters stationne déjà devant sa maison, dans un « degré zéro » (p. 26) de l’information – dont BFM TV s’est faite la continuatrice –, puisque le seul élément palpable du propos journalistique tient à signifier qu’on est sur place, les collègues aussi, à faire parler des témoins qui n’ont souvent rien vu ou rien de pertinent, à se faire l’écho des rumeurs, puis – dans le cas Lindbergh, lors de la phase du procès de Bruno Hauptman – à surenchérir dans la condamnation a priori du suspect. L’affaire Lindbergh – et cela fait charnière avec la seconde partie – peut alors être pensée comme un site d’observation du duo mis en évidence par Michael S. Schudson (Discovering the News. A Social History of American Newspapers, New York, Basic, 1978, chap. 3) entre une écriture « story », narrative, colorée, émotionnelle qui scénarise – feuilletonise ici – l’actualité en valorisant le fait divers et le scandale et une écriture « information », plus distanciée, analytique et explicative, polarisée sur des objets sérieux comme les affaires ou la politique (sur la mise en discussion des limites de cette typologie, voir Érik Neveu « Revisiting the “Story” vs “Information” model », Journalism Studies, 18 (10), 2017, pp. 1293-1306 avec la réponse de Michael S. Schudson dans la même livraison dans « Second Thoughts », pp. 1334-1342, spécialement pp. 1337-1338). La décision de la famille Lindbergh de quitter les États-Unis à l’issue de l’affaire est alors mise en discussion au sein même du monde journalistique comme une illustration des méfaits de la « presse jaune », immorale et tyrannique. Bon marché et souvent friande de scandales, cette « Penny Press » se développe aux États-Unis à partir des années 1840, plus encore 1880, et est souvent imprimée sur un papier jaune bon marché (humide, il colore ce(ux) qu’il touche, d’où une publicité pincée et à double sens du New York Times qui, lui, « ne tâche pas la nappe du petit-déjeuner »).

3Un deuxième corps de développements se fixe sur le « traitement journalistique de l’affaire » stricto sensu. Il situe (p. 53) l’affaire Lindbergh comme un épisode charnière où les médias joueront de l’intervention active, de l’intrusion même dans le déroulement de l’enquête. L’épisode est aussi – et c’est l’un des apports du livre – un point d’observation clinique des mécanismes de reprises à l’échelon internationale. La presse française en particulier fait grand usage du coupé-collé de dépêches ou d’articles venus des États-Unis. Déjà la logique du scoop manifeste ses effets délétères sur la vérification d’informations, publiées puis tôt démenties. Des formes diverses de bidonnage se déploient. Roy Pinker, l’imaginaire correspondant de Détective se met en scène dans une proximité fabulée à un Lindbergh qui lui ferait ses confidences. Si l’affaire s’essouffle narrativement, on lui trouve des possibles latéraux : ainsi au Québec, un autre fait divers, plus léger, la naissance de quintuplés dans la famille Dionne (p. 84) permet de s’alarmer dans un contexte familial compliqué des menaces qui pèseraient sur les bébés de subir le sort du petit Lindbergh. Les jeux de reprise et de miroir permettent aussi d’observer une situation assez banale, celle où la presse française blâme vertueusement la légèreté et le peu de déontologie de la Yellow press, tout en reprenant les logiques.

4La troisième partie du volume (« Cette étrange Amérique ») se fixe sur les représentations des États-Unis que portent les comptes rendus de presse. Si l’Amérique est pour partie « comme nous » dans les émotions et l’indignation partagée que suscite le rapt et le meurtre d’un bébé, elle est plus encore dépeinte comme différente, incompréhensible, peut-être alarmante. Singulier monde que celui où un héros national en vient à solliciter l’aide de gangsters qui ont pignon sur rue pour pallier une police inefficace, où l’insécurité semble endémique. Monde technologique aussi où l’on enregistre et filme les procès. Monde un peu infantile encore où les publics seraient prêts à croire les bobards les plus grossiers. On entrevoit l’écho des thèmes systématisés deux ans avant la publication des Scènes de la vie future (Paris, Éd. Le Seuil, 2018 [1930]) de Georges Duhamel, qui restera durablement comme le diapason d’un antiaméricanisme conservateur, stigmatisant les méfaits du règne de la technique et de la rationalité sur le lien social, l’écrasement de l’individualité et du sens moral dans une société robotisée, massifiée.

5Plus imprévisible, une dernière partie (« Bébé Milou et autres produits dérivés ») explore la manière dont l’affaire engendre un flux de reprises et commentaires, inspire des formes parfois surprenantes de créativité et d’intertextualité. Les Unes sont prosaïques quand, lors du procès du kidnappeur, un restaurant, qui accueille une part des journalistes, rebaptise les plats de sa carte du nom de protagonistes de l’affaire, ou quand se vendent des échelles, copies de celle qui a servi à se glisser dans la chambre du bébé Lindbergh. De façon plus surprenante, les auteurs donnent une lecture inédite et convaincante (p. 185) de l’épisode de l’enlèvement du chien Milou dans Tintin en Amérique (1932) comme inspiré de l’affaire. Ils rappellent en quoi l’affaire Lindbergh a aussi alimenté un développement du fameux Crime de l’Orient Express (Londres, Collins Crime Club, 1934) d’Agatha Christie… et bien entendu un roman de Philip Roth (Le Complot contre l’Amérique, Paris, Gallimard, 2006 [2004]), qui imagine Lindbergh – dont les positions antisémites et pro-Allemagne nazie étaient sans équivoque – élu président des États-Unis en battant Roosevelt en 1940. Ils exhument aussi une soirée pendant laquelle Gala Dali est apparue avec un accoutrement évoquant l’affaire (p. 191).

6Faire Sensation offre donc une étude de cas remarquablement documentée et pédagogiquement efficace sur l’ancienneté des phénomènes d’emballement médiatique, de circulation de thèmes, de clichés et mythes, d’angles de couverture que la triple comparaison internationale rend spécialement riche et argumentée. Celle-ci rend aussi intelligible combien les situations où demi-vérités, faux et visions complotistes envahissent l’espace public (p. 211) ne sont pas nées avec l’élection de Donald Trump. C’est aussi dans cette force de démonstration qu’on peut discerner l’une des limites du livre. Le risque est grand qu’il soit lu sur le mode « rien de neuf sous le soleil » ou les sunlights des médias. Tel n’est assurément pas la volonté du collectif Roy Pinker, mais une conclusion s’attachant à souligner les variations et ruptures dans l’écologie du système médiatique, les modes de (re)diffusion des nouvelles, les évolutions dans la configuration des divers publics médiatiques aurait utilement enrichi le bilan de cette étude à la fois plaisante à lire et stimulante pour la réflexion. D’ailleurs, le collectif ponctue son deuxième chapitre avec une interrogation sur « Lire le journal en 1930 » (pp. 117-120) qui pose – en convenant de son incapacité à la résoudre – la question de ce qu’étaient les réflexes, l’outillage cognitif et les habitudes médiatiques des lecteurs de 1932. On a là l’indication d’un prolongement possible, sur les traces de Michael Baxandall (L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, trad. de l’anglais par Y. Delsaut, Paris, Éd. Le Seuil, 1985) montrant admirablement comment les (pas encore) Italiens du Quattrocento ne voyaient pas les tableaux d’alors comme le visiteur contemporain du musée des Offices, ou l’exploration des modes de lecture des romans feuilletons de la Belle Époque par Anne-Marie Thiesse (Le Roman du Quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Éd. Seuil, 2000).

Érik Neveu
Arènes, université Rennes 1, EPHESP, CNRS, , Sciences Po Rennes, F-35700
erik.neveu[at]sciencespo-rennes.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20461
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