CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Comment parler à un alien ? » La tension narrative s’installe dès le titre. Il s’agit de répondre à un problème qui semble très pratique : comment les théories linguistiques et les linguistes peuvent nous aider à communiquer, échanger avec de potentiels extra-terrestres. Comme nous n’avons à priori jamais rencontré ce type d’étrangers, le narrateur construit sa réponse à partir d’anecdotes qui enrichissent son histoire à partir de théories linguistiques telles que les interprètent des auteurs de science-fiction. Pouvoir du genre, ces romans ou œuvres cinématographiques nous font vivre ces rencontres. Mais est-ce que l’auteur croit vraiment qu’il est intéressant de se poser la question du premier contact extra-terrestre ? En tout cas il la prend très au sérieux en apportant une réponse très claire dans les dernières pages. C’est en cela que ce récit m’a tenu en hal(i)eine : nous ne croyons pas "vraiment" que de petits hommes verts viendront nous rendre visite un jour, mais la question de l’étranger, de sa rencontre, permet un regard réflexif sur nous-mêmes, et en retour des expériences de rencontre de l’étranger humain – comme l’histoire de la compréhension du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens (pp. 189-195) – nous permettent d’envisager la prise de contact fantasmée des extra-terrestres. Envoyer à plusieurs reprises des messages embarqués sur des sondes spatiales à destination d’aliens – c’est d’ailleurs l’une des anecdotes de l’auteur (p. 197) en rapportant l’expérience de scientifiques des années 1970 – est avant tout un prétexte pour l’humanité de se poser les questions indissociables du quoi et du comment, autrement dit de quelle(s) image(s) renvoyer de nous-mêmes et dans quelle(s) langue(s). Mais le motif de l’auteur est encore ailleurs, celui de donner à comprendre à un public non-linguiste des théories de ce champ disciplinaire. C’est sous cet angle de la vulgarisation que j’ai construit la note critique de ce livre de très bonne qualité. Il l’est dès sa prise en main : agréable de la première à la quatrième de couverture, en passant par la typographie et les illustrations, ou encore au regard de la bibliographie. Cette dernière ainsi que les notes plus "techniques" sont renvoyées en fin d’ouvrage, et peu importe si cette mise en page est imposée par les Éditions de Bélial’ car elle me donne à voir des présupposés sur la vulgarisation. J’ai pourtant le goût des notes de bas de page abondantes que ne peuvent pas toujours permettre certaines contraintes de continuité narrative, mais qui peuvent également encombrer la lecture de précisions si techniques qu’au mieux le lecteur les ignore, au pire fait fuir celui qui ne se sent pas spécialiste car "je ne suis pas assez intelligent ou que je n’ai pas les connaissances nécessaires pour les saisir". Mon objectif ici en m’attardant sur ce qui pourrait paraître totalement dérisoire est en fait de mettre en valeur une des grandes qualités du livre : il fait appel à de nombreux auteurs, linguistes ou de science-fiction, qu’il nomme explicitement, sans pour autant nous écraser par le poids de son autorité de spécialiste/lecteur manifestement assidu de ces deux genres. Si son objectif est de susciter l’intérêt du lecteur que je suis, il l’a entièrement atteint.

2Mais a-t-il rempli son objectif de vulgarisation de la linguistique ? Quelque part, il nous invite indirectement à nous poser cette question car lui-même se fait juge de cette vulgarisation, entre autres exemples quand il décortique le film Premier Contact : « Dommage pour le spectateur féru de linguistique, même s’il faut avouer que le film se laisse voir ainsi : la simplification a sans doute permis de toucher un public plus large » (p. 219). Ma pratique habituelle est plutôt de juger de la cohérence d’un discours et non de le juger en fonction de référents extérieurs que serait ici l’analyse méthodique des textes mobilisés. Mais l’épistémologie sous-jacente de l’auteur, la vision qu’il présente de la science conditionnant sa vulgarisation, m’amène non pas à juger de l’incohérence de l’ouvrage (bien au contraire), mais à établir un désaccord. C’est une autre qualité de ce texte : nous donnant des éléments de ses intentions, il permet au lecteur que je suis, et donc potentiellement à tout un chacun, de rentrer en dialogue.

3Si l’auteur nous invite aussi indirectement à juger de la véracité de ses propos, c’est que lui-même, à sa manière singulière, le fait un peu vis-à-vis des œuvres de science-fiction. Sans tomber dans une démarche « sokalienne », la figure du physicien qui dans les années 1990 va juger de manière péremptoire et autoritaire de la pertinence logique de l’appropriation de concepts mathématiques et physiques mobilisés par d’autres champs disciplinaires, il y a « un peu » de cette démarche dans cet ouvrage. Je précise tout de suite afin d’éviter tout malentendu une différence de taille : Sokal et ses acolytes n’ont aucune sympathie pour les auteurs/œuvres incriminés et ne leur accordent que peu de crédit, alors que l’auteur ici montre bien l’intérêt des œuvres qu’il étudie et pour lesquelles il exprime toute sa sympathie. Cependant, l’explication de sa démarche ressemble parfois à une chasse aux erreurs qu’il va parfois corriger, avec l’intelligence de revenir aux objectifs narratifs des œuvres qu’il analyse : « Nous verrons que certains auteurs de SF connaissent bien les facettes de la linguistique, alors que d’autres la simplifient ou se trompent carrément au bénéfice du récit et du dépaysement. Le but n’est pas de critiquer ces derniers (car le récit prime sur la plausibilité scientifique), mais de montrer en quoi une meilleure connaissance du langage permet au lecteur de mieux appréhender les questions de fond, de prendre du recul par rapport à ce qu’il lit et de développer son esprit critique » (pp. 32-33). Je me permets de pointer cet aspect car il tient, je pense, à une certaine posture du vulgarisateur et de son épistémologie, à un goût pour une forme de réalisme : « La linguistique a incontestablement sa place dans ce genre littéraire, même si les problématiques linguistiques sont loin d’avoir toutes été exploitées ; creuser certains de ces aspects serait intéressant pour rendre les fictions plus réalistes, plus scientifiques » (p. 230).

4Dans un premier temps, l’auteur donne rapidement à comprendre qu’il était difficile de « définir ce qu’est une étude scientifique du langage » (p. 27), qu’« il est vrai que les unités d’étude des langues posent toutes des problèmes de définition, et que celles données plus haut sont quelque peu simplifiées car la diversité des langues rend difficile l’énoncé de définitions satisfaisantes ou valables pour toutes » (p. 28). Cet état de fait me semble en effet difficilement contestable dans le sens où, d’une manière générale, qu’on le déplore ou non, une discipline aspirant à la réification de ses objets d’étude par la construction de catégories quasi-universelles est quelque part vouée à se confronter aux opinions divergentes de ses pairs concernant les définitions les plus élémentaires. Les disciplines fondées sur des objets apparemment stables – atome, gène, cellule, organisme, espèce, écosystème, langue, société, art, etc. – sont toujours plus ou moins continuellement confrontées à des discussions nominalistes à propos de définitions cruciales – ce que d’aucuns nomment de controverses. Si je me suis permis ce petit détour, c’est que l’auteur précise que « ces difficultés n’ont pas empêché plusieurs grands linguistes de jeter les bases d’une linguistique scientifique » (p. 28), en évoquant Ferdinand de Saussure et Noam Chomsky, « qui a largement contribué à la < mathématisation > de l’étude du langage », ce qui laisse entendre que les bases d’une science seraient justement de résoudre les problèmes définitionnels évoqués plus haut par le truchement de méthodes des sciences que l’auteur qualifie de « dures » (p. 44) qu’il oppose aux « sciences humaines » (pp. 44-45). Peu après, l’auteur persiste : « Désormais, plus personne ne doute que la linguistique soit une science, et même plusieurs sciences car on parle souvent des sciences du langage : son objet d’étude est avant tout une langue (ou un ensemble de langues), telle qu’elle peut se décrire, de manière neutre, objective, non normative – une linguiste ne vous grondera pas si vous faites une faute d’orthographe […]. Les méthodes d’évaluation des résultats obtenus dépendent du champ dans lequel on se place, mais dans tous les cas des revues scientifiques de très haut niveau publient les résultats s’ils sont évalués avec sérieux » (p. 29). Tout – ou presque – est dit sur nos désaccords épistémologiques. L’auteur donne une vision réaliste de la science dont celle du langage en faisant vivre ce grand partage entre croyance et connaissance. Je disais que l’auteur nous permet la discussion, mais il endosse en même temps la posture du spécialiste qui doit apprendre au profane. « Et ne comptez pas non plus sur un linguiste pour lancer une pétition contre le franglais, pour l’écriture inclusive ou contre le sabordage de la langue française en verlan, les SMS ou le langage twitter : il ne s’occupe pas de la langue telle qu’elle devrait être, mais de la langue telle qu’elle est » (p. 32). Jouer le jeu de l’objectivité, de la description des choses telles qu’elles sont est toujours un jeu risqué. A titre d’exemple, à l’aide d’une requête dans un moteur de recherche je trouve très rapidement des linguistes qui s’expriment dans la presse grand public pour défendre de manière véhémente l’écriture inclusive. Certes pas une pétition, mais l’idée est là : les scientifiques participent au monde par leurs jugements prescriptifs. Même l’auteur, dans une note concernant cette citation donne son opinion sur l’écriture inclusive (p. 237). Et c’est très bien ainsi, il ne manque plus qu’à l’assumer. L’auteur nous précise par la suite que le linguiste travaille à se débarrasser des préjugés sur une langue, qu’elle « n’a ni qualités ni défauts : elle se caractérise par un certain nombre de phénomènes qu’étudient les linguistes avec neutralité, objectivité et méthode ». Que je vous rassure, l’ouvrage ne prend pas cette tournure et l’auteur nous accompagne dans ses interprétations d’autres ouvrages de manière agréable et non autoritaire. On pourrait dire qu’il y a un petit décalage – bienvenu – entre ces prétentions et sa narration.

5Dès l’avant-propos, l’auteur nous donne à comprendre un partage entre la réalité linguistique et linguistique-fiction (p. 14). Dans son ouvrage, il prend le temps et le soin d’exprimer les théories linguistiques, notamment deux qui irriguent le livre : la grammaire universelle et les théories de Noam Chomsky (pp. 46-53) et celles du relativisme linguistique de Sapir-Whorf (pp. 53-57) qu’il confronte (pp. 57-59). Pour le second « la langue d’une société contraint la façon dont pensent ses membres. Notamment, les catégories linguistiques déterminent les catégories cognitives et donc la perception du monde » (p. 54). Mon problème réside dans le fait que l’auteur prend cette théorie au pied de la lettre, et non pas comme une métaphore ou une… fiction. Les Tibétains auraient 28 termes pour désigner les yaks, et les Italiens des dizaines pour désigner ce que nous appelons pâtes : « les exemples de ce type sont très nombreux et l’on ne considère pas pour autant que les Tibétains ou les Italiens ont un cerveau différent du nôtre » (p. 55). Pour nous dire finalement que, par exemple, l’ajout de termes italiens au dictionnaire français permet de « désigner les mêmes choses qu’eux » (p. 58). Je ne suis pas convaincu de la démonstration, car l’expérience ne démontre pas que le passage de l’absence à la présence des termes « tagliatelle » et « spaghetti » n’a pas changé notre monde ; rien ici ne me permet de réfuter l’idée qu’avant la tagliatelle il y avait peut-être quelque chose, peut-être pas, ou peut-être autre chose. C’est bien ce genre de débat que suscite ce livre, et il le fait bien. Je me positionne donc à mon tour en regrettant une lecture parfois trop « strictement linguistique » de ces théories qui, entendues de manière plus métaphorique, ne sont plus des hypothèses à évaluer, mais des postulats épistémologiques. Alors que l’auteur rejoue le grand partage entre réalité linguistique et linguistique-fiction, c’est par goût nominaliste que j’aurais analysé non pas « langage et linguistique dans la science-fiction » (sous-titre de l’œuvre), mais « linguistiques-friction en science-fiction ». Heureusement, les goûts et les couleurs, ça se discute !

Robin Birgé
Lirdef, Université de Montpellier, F-34092, Laboratoire Hyperthèses
robin.birge[at]hypertheses.org
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20359
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