CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À partir d’une approche à la fois littéraire et sociologique, Aurore Labadie montre la façon dont différents types d’entreprise sont représentés au sein d’un corpus comptant une centaine d’ouvrages. Deux romans fondateurs, Sortie d’usine (Paris, Éd. de Minuit, 1982) de François Bon et L’Excès-L’Usine (Paris, Hachette/POL, 1982) de Leslie Kaplan, initient ce que l’on appelle le « roman d’entreprise ». Ce dernier est défini par l’auteure comme une « inflexion romanesque [incarnant] les récentes mutations linguistiques, managériales, structurelles et idéologiques des grandes entreprises, pour en évaluer les enjeux socio-économiques, éthiques, anthropologiques » (pp. 12-13).

2L’un des aspects heuristiques du volume est de s’appuyer sur un corpus de livres comportant souvent des connotations autobiographiques. Outre François Bon qui a travaillé dans l’industrie avant de devenir écrivain et de consacrer une grande partie de sa carrière aux ateliers d’écriture, il est fait référence (malheureusement trop brièvement) à L’Extension du domaine de la lutte (Paris, M. Nadeau, 1998) de Michel Houellebecq ou Stupeur et tremblements (Paris, A. Michel, 1999) d’Amélie Nothomb, évoquant les mutations managériales de l’entreprise au cours des années 1990 à partir de leur vécu. Le souci de citer des noms moins connus est également légitime, comme celui de ne pas hiérarchiser les écrivains en fonction de leur reconnaissance dans le champ littéraire. Mémoire de l’enclave (Arles, Actes Sud, 2003) de Jean-Paul Gloux est cité conjointement au Système Victoria (Paris, Éd. Stock, 2007) d’Éric Reinhardt mais aussi à Sans (2010) ou C’était (2011) de Joachim Séné édités par les Éditions publie.net. Les violences symboliques dues aux politiques managériales sont mises en avant dans un ensemble de romans situés dans la grande distribution, les télécommunications, les multinationales ou le milieu de la finance. Dans un contexte où le statut de salarié et les droits sociaux inhérents sont mis à mal, la déshumanisation à laquelle sont soumis les individus est omniprésente dans ces romans d’entreprise. Citant à juste titre Christophe Desjours, Aurore Labadie avance une réflexion pertinente et actuelle sur les diverses formes de souffrance au travail. La peur de perdre son emploi ou d’être humilié par son supérieur hiérarchique est décrite dans les romans, tout comme ce mal-être vécu au quotidien par les travailleurs précaires mais aussi les hauts salaires : « Si les cadres, dans leur délire de grandeur et d’ascension, pensent se libérer de l’humaine condition, ils sont en réalité toujours plus aliénés et proches de la chute (icarienne), comme les trois derniers tableaux achevant L’Os du doute de Nicolas Caligaris » (p. 115). Cette aliénation entrepreneuriale déshumanise les personnes de l’organisation car elle annihile la faculté de « penser le sens et la portée de ses actions ». Pour reprendre une idée chère à Hannah Arendt, les gens pris dans les violents enjeux de reconnaissance ou de préservation de leur poste dans un contexte de licenciement massif se trouvent dans des situations où leurs agissements font du mal aux autres. L’Excès-L’Usine (1982) de Leslie Kaplan et Marge Brute (Paris, Denoël, 2006) de Laurent Quintreau constituent une réécriture de la partie « L’enfer » de La Divine comédie de Dante Alighieri, transposée au sein des mondes professionnels : « L’entreprise y devient un enfer en ce sens où elle est le lieu de dérive morale, un espace où l’individu est conduit à transgresser son système de valeurs pour épouser les objectifs immoraux de la structure qui l’emploie » (p. 167). Dans le roman de Laurent Quintreau, rien ne justifie le poste de la responsable des ressources humaines au sein de l’entreprise hormis l’appui qu’elle prodigue à ceux qui font « le mal » et surchargent les salariés pour les pousser à la faute et justifier leur licenciement. Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à la façon dont les productions littéraires se positionnent vis-à-vis de cette « novlangue » d’entreprise et réinventent de nouvelles formes d’écriture.

3Si l’essai d’Aurore Labadie présente de nombreuses qualités, il prête également le flanc à la critique. Même si l’auteure prend soin de préciser que les romanciers traitent d’une réalité qui ne touche pas moins de 0,1 % des entreprises française (p. 13), il ne s’agit pas de lui reprocher de ne pas insister assez sur les écarts entre les pratiques sociales telles qu’elles existent dans l’entreprise et celles qui sont représentées dans les productions littéraires. Ces dernières rendent compte de la façon dont les écrivains souhaitent parler du réel, indépendamment parfois de leur façon de le percevoir et de le penser tel qu’ils le voient. La réalité de la fiction n’est pas celle de la société. En revanche, la façon unilatérale à travers laquelle Aurore Labadie définit les pratiques managériales et autres logiques néolibérales pose problème. « L’idéologie de l’efficience [qui] phagocytent jusqu’aux institutions publiques » (p. 9) est dénoncée avec une radicalité que l’on peut comprendre quand on a en tête des exemples tels la crise grecque ou les suicides à France Télécom. Toutefois, cette façon d’essentialiser les critiques à l’encontre du néolibéralisme l’empêche d’objectiver, y compris dans le cadre du rapport aux valeurs dont parle Max Weber, le corpus employé. Pour ne prendre que l’exemple de Michel Houellebecq, son livre Soumission (Paris, Flammarion, 2015) aurait gagné à être évoqué conjointement à L’Extension du domaine de la lutte pour analyser la façon dont certains enseignants-chercheurs du secteur public profitent allégrement des avantages financiers du secteur privé (offres d’expertise, délocalisations de diplômes universitaires à l’étranger). Si nous ne nions pas les formes d’aliénation dont traite cet essai, nous trouvons dommage de ne voir mentionné aucun écrivain mettant en avant des formes d’épanouissement possibles au sein de l’entreprise ou aucun des romans beaucoup plus nuancés tels Je l’aimais (Paris, Éd. Le Dilettante, 2002) d’Anna Gavalda. Si la littérature comporte certaines formes de résistance, d’engagement, voire « d’implication » sans que les écrivains se définissent eux-mêmes comme des militants politiques, l’objet gagnerait à intégrer des « discours littéraires autres » sur l’entreprise, notamment parmi ceux publiant à compte d’auteur.

Jean Zaganiaris
Cresc, École de gouvernance et d’économie de Rabat, université Mohammed VI polytechnique, MA-10112
zaganiaris[at]yahoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20345
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