CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ouvrage d’Abir Kréfa relève des études sociologiques du genre comme catégorie d’analyse. Il est issu d’une thèse de sociologie soutenue à l’Université Lumière Lyon 2 en 2013 et porte sur l’univers littéraire tunisien avant la Révolution (2010-2011). L’auteure soumet cet univers à une comparaison sexuée des trajectoires individuelles d’écrivains et écrivaines tunisiens et tunisiennes, de leurs activités scripturaires et littéraires, et des formes de valorisation et de reconnaissance qu’ils et elles visent. Le genre n’est pas appréhendé comme une « variable explicative », mais plutôt « comme un ensemble de rapports de pouvoir matériels et symboliques des hommes sur les femmes et, partant, de hiérarchisation entre le masculin et le féminin » (p. 19). Les distinctions préliminaires entre sexe et genre inscrivent l’ouvrage dans la lignée des travaux féministes matérialistes français et soutiennent analyses et commentaires.

2Le risque encouru avec une telle démarche était de tomber soit dans la célébration, soit dans la dénonciation, soit encore dans les représentations stéréotypées et surmédiatisées de la femme doublement inscrite dans la rive sud et en terre arabo-musulmane, ce que l’auteure pressent d’une certaine manière (pp. 22-23, 51). Outre cette première difficulté de distanciation par rapport aux discours construits, la démarche générationnelle apparaît comme une autre gageure, en ce qu’elle réduit à un simple continuum une histoire politique et socioculturelle dense et parfois toute en contradictions.

3L’ouvrage se compose en trois grandes parties : un état des lieux politique, éditorial et littéraire depuis le protectorat jusqu’en 2010 ; une enquête sur les dispositions littéraires des écrivain·e·s et sur leurs parcours biographiques puis littéraires ; enfin, un exposé, toujours à travers les discours des enquêté·e·s, sur les « processus d’éviction et de minoration sexuées à l’intérieur de l’univers littéraire » (p. 30).

4La première partie s’arrête sur la situation historique depuis les années 1950 ; elle pointe la mise en place, dès l’indépendance en 1956, d’un réseau politico-administratif de contrôle de la population et accuse les élites politiques d’un travail de sape des mouvements de contestation. Les forces de contestation identifiées sont chronologiquement l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et sa filiale estudiantine l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET), puis la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH, crée en 1976) et enfin, dans les années 1980, le Mouvement de la tendance islamique (MTI). Elles peuvent se réduire à deux grands mouvements : celui de gauche ou gauchiste, et celui des islamistes. Envisagée sous un angle critique, la question de « l’exception tunisienne » en matière des droits et du statut de la femme est d’abord posée du point de vue juridique, puis politique. Celle-ci est considérée comme un contexte et un parcours de socialisation nécessaires pour appréhender les mouvements féministes locaux. « La promotion des élites féminines » et la pratique d’un « féminisme d’État » (pp. 43-51) obéissent à une idéologie développementaliste et moderniste instituée par Habib Bourguiba (président de la République tunisienne de 1957 à 1987) avec le Code du statut personnel promulgué le 13 août 1956 – une série de lois visant à instaurer l’égalité entre les femmes et les hommes. Bénéficiaires de la méritocratie scolaire et des nouveaux possibles statutaires, les écrivain·e·s tunisien·ne·s apparaissent statistiquement dans cette conjoncture moins comme des « héritiers » que comme des « transfuges de classes » (pp. 51-58). La question du choix de la langue arabe standard, dialectale tunisienne ou française, dans un contexte linguistique complexe, crée une « distance symbolique » entre écrivains arabophones et francophones, et finit par induire un « clivage idéologique ».

5L’auteure s’arrête ensuite longuement sur l’émergence d’un secteur éditorial privé à partir des années 1980 et sur l’apprentissage difficile et coûteux du métier par des apprentis éditeurs, ainsi que sur les stratégies d’ajustements matériels, commerciaux et politiques adoptées durant les trois décennies objets de l’enquête. Les modalités d’intervention et de contrôle de la production culturelle en général et littéraire en particulier exercées par l’État sont exposées comme des facteurs contre-productifs, tant en amont (par les écrivain·e·s) qu’en aval (par les éditeurs). Souvent représentée par l’octroi ou non de l’autorisation du dépôt légal, la censure visait les ouvrages traitant de thèmes socialement ou politiquement tabous, ainsi que les personnes engagées dans l’opposition. Ce qui a conduit éditeurs et créateurs à une forme de « contrat implicite », à une « connivence » douteuse avec les instances politiques (p. 92).

6La deuxième partie de l’ouvrage commence par une reconstitution des parcours de socialisation lectorale des écrivain·e·s, montrant à ce niveau une presque absence de différenciation de genre, mais un clivage dû aux affiliations de classe. Motivée par l’expression de soi, par la traduction d’événements biographiques douloureux ou un goût prononcé pour les belles-lettres, la venue à l’écriture est vécue comme un « sentiment de singularité et [d’]estime de soi » (p. 115). Activité peu rentable, l’écriture est également perçue comme une « pratique chronophage » (p. 170) et « une concurrente illégitime des liens familiaux et conjugaux » ; elle implique des aménagements de la vie et de l’espace domestiques et une externalisation des tâches. Chez certain·e·s enquêté·e·s, les formes littéraires adoptées ne seraient pas dictées par des choix expressifs, mais par ces impératifs familiaux, domestiques et professionnels : requérant moins de disponibilité et de souffle, la poésie et la nouvelle sont privilégiées au détriment du roman pour lequel « l’élaboration d’intrigues longues et complexes » (p. 180) exige plus de temps et peut induire des divisions sexuées.

7Enfin, dans la troisième partie, « Résistances et aspirations à la reconnaissance », une nette opposition s’établit entre le récit des « opérations de personnalisation de l’entrée dans l’écriture » et celui des opérations de « dépersonnalisation de l’accès à la publication » (p. 193) : l’expérience éditoriale est complexe, livrée aux hasards des rencontres et se résolvant souvent en un repli vers l’autoédition « à la suite d’expériences jugées humiliantes (p. 198). Définis comme des « victimes structurales des hiérarchies littéraires internationales » (p. 199), les écrivains tunisiens vivent le moment de l’édition comme une épreuve de disqualification et de soumission aux rapports de domination littéraire, sentiment plus vivace chez les arabophones que chez les francophones. Quant aux écrivaines, elles sont représentées comme des victimes d’une « infériorisation », voire d’une « ghettoïsation » (pp. 204-214) par l’évocation de la « catégorie ségrégative » et « stigmatisée » de la littérature féminine, mais aussi par leur évaluation dans des cadres exclusivement féminins comme le Centre de recherche et d’information sur la femme (Credif). Dans ce sens, la chose littéraire, comme se plaît à le répéter Abir Kréfa, est vécue par les écrivain·e·s comme un prolongement ou un substitut d’une activité militante, contestataire et transgressive des tabous sociaux et politiques qui sont la sexualité, la politique et la religion. Toutefois, ces phénomènes de « reconversion » ou de « redéploiement de l’engagement de la sphère militante vers la sphère culturelle » (p. 224) ne s’expliquent pas toujours par les contraintes autoritaristes des pouvoirs politiques. Du fait de la réduction de sa sphère de diffusion, la littérature ne constitue pas une menace directe, sa portée subversive étant limitée par « l’étroitesse du lectorat (p. 224). L’auteure en conclut que la littérature tunisienne demeure relativement peu « instrumentale » dans ce sens où elle ne prétend pas remplir une fonction sociale ou politique, sauf chez quelques écrivains dont le capital culturel et économique réduit justifie la socialisation militante. Et l’enquête montre que ces tabous sont traités plus dans « une stratégie de reconnaissance par les pairs » (p. 234) ou d’individuation et d’autonomie que comme une instrumentalisation militante, et qu’ils se résolvent chez un grand nombre d’écrivain·e·s en transgression des normes sexuelles comme forme de résistance politique. En découle un dernier chapitre consacré aux thématiques sexuelles, notamment chez les écrivaines, abordées comme catégories de valorisation à la fois culturelle (la modernité se juge à l’aune des angles d’approche de la sexualité) et commerciales (les éditeurs et critiques en ont fait un critère d’appréciation des œuvres dites « audacieuses », p. 246) ; et ce, malgré les réceptions réprobatrices au sein de la famille et les réductions autobiographiques.

8Notons que la lecture de l’ouvrage est souvent gênée par les stéréotypes que les discours des enquêté·e·s charrient et par rapport auxquels l’auteure ne prend pas suffisamment de recul, bien qu’elle en pointe le caractère quelque peu dissimulateur chez certains (voir encadré 3, pp. 199-200). Elle est également gênée par le parti pris féministe qui induit des conclusions forcées quant au caractère exceptionnel de la production féminine et aux conditions de socialisation de ces écrits. Dans le contexte tunisien, les difficultés ne sont pas spécifiques aux écrivaines et trouvent mieux leurs origines dans la réalité d’une jeune littérature nationale, dans la diversité des milieux sociaux et intellectuels déterminants du parcours des uns et des autres et non toujours dans l’hypothèse d’une « sur-sélection » sociale et culturelle des femmes. La même perspective féministe de l’enquête et de l’ouvrage explique l’absence de commentaires sur les pudeurs masculines (pp. 155-156) à parler de l’indigence matérielle ou des difficultés tant familiales que personnelles, ou encore des sommes d’argent perçues par les éditeurs et les autorités de tutelle (p. 168), pudeurs traduites par l’anonymat choisi dans les déclarations rapportées ou citées, alors que les mêmes écueils rencontrés du côté féminin sont abondamment interprétés (p. 184, le cas de Jalila Hafsia). Dans le dernier chapitre, le traitement de « l’écriture du corps entre injonction des pairs et censure disséminée » ne se fait que du point de vue des écrivaines alors que des ouvrages d’écrivains, comme ceux de Frej Lahouar (cités p. 84), en ont fait leur met de choix et ont livré leurs auteurs à diverses formes de censure (ibid.). Les inégalités genrées, hypothèse première de l’ouvrage, s’expliquent enfin davantage chez les écrivains de la première génération, celle née dans la période coloniale, mais l’unification des structures scolaires après l’indépendance les réduit sensiblement, jusqu’à l’inversion même de la tendance vers 1999. On pourra reprocher à l’ouvrage de confondre, souvent dans les mêmes commentaires, les générations nées dans les années 1920 à 1940 et ayant été scolarisées avant l’indépendance du pays avec les générations ultérieures et les changements perceptibles observés dans la première décennie du millénaire. Mises en avant dans la quatrième de couverture, les périodes révolutionnaire et postrévolutionnaire sont pourtant les grandes absentes de l’ouvrage qui porte exclusivement sur la Tunisie d’avant 2010. La remise en question par trop affirmative du « statut d’exception » accordé à la Tunisie sur cette même quatrième de couverture et dans la première partie n’est pas fondée sur une approche comparative qui puisse en attester la validité et trouve souvent sa justification dans les déclarations des enquêté·e·s dont les témoignages portent pour nombre d’entre eux sur la période coloniale ou les premières décennies suivant l’indépendance.

Farah Zaïem
ATTC, université de la Manouba, TUN-2010
zaiemfarah[at]yahoo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20315
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