CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La vie du P. Yves Congar, prêtre français dominicain, apparaît, à bien des égards, comme un condensé du xxe siècle : né dans les Ardennes françaises en 1904, il est mort juste avant la fin de ce siècle (1995) dont il a vécu, comme témoin et comme acteur, les événements historiques majeurs. Enfant, il fut témoin de la Grande Guerre ; adulte, puis prêtre et religieux, il vécut les retombées des totalitarismes européens ; mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale il fut aumônier militaire au front, puis prisonnier de guerre jusqu’à la Libération ; témoin engagé dans la décolonisation de l’Afrique et dans la vie sociale d’après-guerre, il bretta souvent avec sa hiérarchie et avec la Curie romaine… Sa vie d’homme d’Église fut indissociable des grands débats religieux qui marquèrent le christianisme contemporain depuis son ordination jusqu’à sa mort. Sa vocation, ses engagements théologiques et son implication dans l’Église sont emblématiques de l’intense débat doctrinal qui parcourut la chrétienté au cours du siècle dernier : la personnalité d’Yves Congar marqua les mouvements chrétiens (jeunesses ouvrières et étudiantes, Témoignage chrétien, prêtres-ouvriers, dialogues œcuméniques et inter-religieux, etc.). Il s’engagea pour que la doctrine de l’Église catholique s’adapte au monde contemporain. Il fut l’un de ses principaux réformateurs, bien qu’il dût subir souvent la réprobation de la hiérarchie romaine. Respecté et soutenu par les papes Jean XXIII, Paul VI et Benoît XVI, il fut élevé au cardinalat un an avant de mourir par le Pape Jean-Paul II qui appréciait sa stature morale, ses convictions, son savoir théologique et sa très forte personnalité.

2C’est pourquoi la publication des journaux que le P. Congar a tenus durant toute la durée du concile Vatican II (1962 à 1965) eut un grand écho. L’édition originale (Mon journal du Concile, Paris, Éd. Le Cerf, 2 tomes, 2002) et sa version anglaise complétée par des notes savantes, par un index détaillé et par une analyse fine (My Journal of the Council, trad. du français par Mary John Ronayne, Mary Cecily Boulding, Collegeville, Liturgical Press, 2012) apportent un éclairage essentiel sur les faits, les débats, la méthode et le fonctionnement de ce concile, tout au long des quatre ans pendant lesquels s’élaborèrent les seize documents dont il a accouché.

3L’ouvrage de David Douyère repose sur une lecture, attentive et détaillée, du journal d’Yves Congar. Sa rédaction s’est étalée sur dix ans (p. 232). Après un préambule de dix-huit pages intitulé « Religion et communication », trop général à notre goût, l’introduction (pp. 29-38) entre dans le vif du sujet : « Une fenêtre sur la production communicationnelle [du concile] au moment où l’Église catholique réfléchit sur son discours [et] lui donne une nouvelle forme » (p. 30). Ce journal « très sobre, souvent laconique », dit l’auteur (p. 33) témoigne de la vivacité intellectuelle du P. Congar, de son aptitude à juger les hommes, à jauger leurs discours, leur habileté rhétorique et leur maîtrise du langage – souvent, en l’occurrence, le latin d’Église dans lequel se formulent, pour l’essentiel, les contributions aux débats conciliaires ! Après l’annonce du plan (p. 37-38), David Douyère aborde son vrai propos : ce journal (p. 41) « difficile à lire [il] se fait roman, avec ses personnages [il témoigne aussi] d’un combat contre la réaction dans l’Église [et] d’intrigues vaticanes comme les chroniqueurs les aiment » (p. 42). Il souligne aussi que ce document (p. 45) « [inscrit] les faits, les échanges, les propos, votes [etc.] pour en faire un matériau de travail ».

4Il en ressort qu’Yves Congar fut un intellectuel inspiré, taillé pour la lutte (comme Paul de Tarse ?), jamais rebuté par l’adversité, mobilisant ses forces, malgré la maladie qui le mine déjà, pour exprimer des convictions qui furent souvent reprises dans les conclusions du concile. Au-delà des débats de méthode ou d’expression, « Congar est un fin analyste profane [sic] de la communication » dit David Douyère (p. 48), ce qui ferait de son journal l’instrument d’un « combat politique : une minutieuse dénonciation descriptive, extrêmement précise, visant à permettre la condamnation de Rome, de la réaction et du Saint-Office » (p. 50) ; une opinion tranchée, plus excessive que celle que David Douyère énonce plus loin (p. 57) : « L’enjeu du concile est aussi [de] faciliter un dialogue avec les autres confessions chrétiennes ; dans le cadre [œcuménique] l’Église allait avoir la parole ». Notre « lecteur-analyste » doute cependant de l’utilité de sa propre lecture qui (p. 61) « passe à côté de l’essentiel (le théologique, l’ecclésial) [tandis que] le communicationnel est périphérique » ! Cette note révèle l’ambiguïté de son entreprise (p. 62) : « La communication serait ainsi une science ancillaire qui vise à faire émerger […] des phénomènes périphériques ».

5Les deux parties suivantes (II/ « Échanges et réseaux » [pp. 65-88] et III/ « Le pouvoir de la parole » [pp. 89-111]) entrent au cœur des événements : le verbe est essentiel à Rome note notre exégète (p. 65) ; certains « doués pour ce jeu de relation et de réseau […] agacent Congar » (p. 67) qui en tire lui-même un grand parti. Les conversations se prolongent dans les bas-côtés, aux sanitaires et au bar de la basilique Saint-Pierre de Rome où se réunissent les assemblées ; dans des cocktails et dîners privés où se retrouvent des évêques et des experts ; aux salons d’attente des aéroports et dans les avions qui vont et viennent de Rome, entre deux sessions du concile, etc. Le P. Congar ne cache pas sa tactique (p. 69) : il note tout ce qui pourrait lui servir pour argumenter plus tard et pour parer aux « possibles manœuvres », etc. Il s’avoue à lui-même (cité p. 70) : « On ne souffle pas une seconde » remarque complétée par ces mots : « Le soir, réunion avec petits verres. C’est utile […] mais quelle dépense !! ».

6Cette « petite histoire » du concile serait anecdotique si elle ne participait pas de l’esprit de colloque, cette communication inter-personnelle qui justifie depuis toujours non seulement de tenir des congrès, mais d’y adjoindre pots, cafés, invitations et visites de détente. Ici, la présence des abbés de Cour et des membres de la Curie, accroît évidemment l’importance de la rumeur, de l’intox et de la désinformation (on dirait ces temps-ci, des fake-news), toutes pratiques dont les murs du Vatican sont imprégnés depuis des siècles. Les échanges, et les rumeurs qui les accompagnent, émaillent cette seconde partie du livre où alternent extraits du journal du P. Congar et commentaires de David Douyère, sans que s’y développe une réelle analyse de la communication catholique, malheureusement !

7La troisième partie du livre porte sur les interventions qui alimentent le programme conciliaire, en séance de commission comme en séance plénière (dite en latin : in aula). Le journal d’Yves Congar « consigne les prises de parole [en] qualifie le ton [le] rythme […] la langue [latine] la pertinence […] l’effet […] consignent une vie communicationnelle » (p. 90). David Douyère passe en revue l’organisation et la procédure qui régissent ces débats, la rhétorique et le mode d’expression des orateurs, les jeux de rôle qui animent certains porte-paroles (p. 99 : il faut être mandaté « au nom d’au moins cinq Pères » note le P. Congar le 21 novembre 1963, alors que le Père général des Dominicains s’étonnait, un an auparavant le 6 décembre 1962, que l’on puisse faire « parler un orateur au nom de tout un groupe [favorisant ainsi] l’esprit national et les oppositions de groupes ethniques » (p. 100), ce que ce responsable dominicain regrettait, semble-t-il par crainte d’écorner l’universalité de l’Église de Rome). Des notes d’Yves Congar témoignent de la vacuité de discours qui poussent les auditeurs à fuir la séance, remarques teintées parfois d’humour (p. 105) : « Parle très mal. Gros départ d’évêques pour le bar » ; le poids de la fatigue sature par moment l’attention ; mais de bonnes surprises réveillent l’audience et répondent au pari d’Yves Congar qui compte ouvrir l’Église romaine au monde et aux religions sœurs (p. 107 : « C’est un très bon avocat […] on entendrait voler une mouche […] attention religieuse […] cet admirable vieillard qui prononce une parole historique », etc.). En contrepoint, des désaccords de fond éclatent en séance, moments de tension qui participent pourtant à l’élaboration de la doctrine conciliaire et portent sur des questions théologiques qui divisent, comme la théologie mariale (p. 111). Les extraits du journal parlent d’eux-mêmes ; David Douyère paraphrase les citations qu’il distille au fil des pages.

8Les deux parties suivantes du livre porte sur l’écrit et sur le vocabulaire conciliaire (p. 113 : « Si le concile discute, parle […] pour parler, il écrit […]. Telle est sa mission »). Le reste de l’ouvrage est donc consacré à l’écriture et aux mots qui transmettront la doctrine produite par le concile (pp. 115-204). Est-ce par crainte de trahir l’expression du P. Congar ou d’en traduire imparfaitement la pensée (traduttore, traditore dit-on en italien…) que l’auteur hésite à s’exprimer comme auteur (p. 116) ? À propos de l’élaboration des textes qui porteront plus tard le message conciliaire (pp. 120-122), David Douyère souligne ce qui distingue les contributions, la méthode, ce qui permet de les confronter et la difficulté d’établir une synthèse entre elles. Un exemple : le père Daniélou, jésuite français, prépare avec Mgr Wojtyla, futur Jean-Paul II, une synthèse anthropologique qui tente d’exprimer la façon, pour l’Église catholique, de « parler au Monde » après le concile. Deux textes s’opposent traduisant deux manières différentes de situer l’Église dans le monde contemporain : l’un, établi par une commission du concile, suggère que l’Église « rejoigne l’homme et ses problèmes » ; l’autre, préparé à Cracovie, terre de mission du futur Jean-Paul II, vise à « réfuter et combattre le marxisme » (p. 120-121). On touche ici au fond du dogme, bien avant d’en communiquer la teneur. Mais, une fois fixée la doctrine, il faut choisir les mots pour l’écrire, les mettre en scène et les mettre en page pour la transmettre : rédaction, style, titrage, présentation et explication des textes s’enchaînent, menées par une sémiotique subtile qui prolonge et complète la synthèse théologique en s’efforçant de n’en trahir ni le sens, ni la portée politique au regard, en particulier, d’une démarche œcuménique et des autres religions du Livre (pp. 120-136). Ce même sujet se poursuit dans le reste du chapitre IV – avec quelques redites, citations, commentaires ou reprises qui ne contribuent guère à expliciter beaucoup plus la communication écrite de l’Église, d’ailleurs.

9La partie V de cet ouvrage porte sur le vocabulaire et sur l’expression des textes, dont la version latine fait foi pour l’avenir de la doctrine. Les pères conciliaires doivent s’exprimer dans cette « langue morte ». Yves Congar témoigne non seulement de sa maîtrise de cette langue, mais aussi de son souci de précision et de clarté ; il veut éviter le piège du « magnifique latin » (p. 176) car, au-delà d’une belle langue, ce qui compte pour lui, c’est le fond doctrinal ; exemple (p. 177) : « Vatican. Commission théologique. […] les Romains veulent […] qu’on distingue expressément entre la façon dont Pierre (le pape) est le fondement et la façon dont les autres apôtres le sont [aussi] “Ils” ne pensent qu’à UNE chose : mettre du pape partout ! ». Les mots importent donc, bien au-delà de l’élégance et du style ; Yves Congar ne peut accepter que le fond soit second, qu’il passe après l’élégance ou la beauté d’expression ; un trait profond du personnage, confirmant sa ténacité et son tempérament pugnace. Prêcheur, certes ; mais surtout solide en sa foi et attentif aux pièges que peut recéler une belle langue servie par l’habile rhétorique dont la Curie romaine est coutumière.

10Tirant parti d’exemples concrets pour lesquels une expression malheureuse suffirait à déclencher des drames politiques et diplomatiques sans fin, le P. Congar pèse délicatement les termes, explore leurs implications et leurs interprétations éventuelles par le monde extérieur, jusqu’à convaincre Rome de choisir des expressions théologiquement solides mais presque indolores pour les tiers concernés (à propos de Marie, de sa conception et de sa place dans l’Église, sujet de friction entre les orthodoxes d’Orient et Rome, d’une part (pp. 187-193) ; et du rôle des Juifs dans la condamnation du Christ sous Pilate qui avait entraîné l’accusation de « déicide » sur laquelle le concile Vatican II est prudemment revenu, après un long et subtil débat non exempt de considérations politiques au regard des peuples et des pays du Proche-Orient). Le choix des mots n’est, en la circonstance, jamais innocent, souligne David Douyère.

11Ouvert par un pape très populaire, Jean XXIII, cardinal Roncalli, béatifié en l’an 2000 par Jean-Paul II, le concile Vatican II fut conclu par le pape Paul VI, un prélat moderne et voyageur qui serra le patriarche orthodoxe dans ses bras en signe de réconciliation des Églises d’Orient et d’Occident ; il embrassa la Terre sainte et ouvrit l’Église au monde moderne comme en avait décidé le concile. Tout un symbole !

12La conclusion qui suit le chapitre V ne se projette pas au-delà de la lecture commentée que nous venons de parcourir, ni ne dévoile de jugement synthétique sur le propos de l’ouvrage. En refermant ce livre, on regrette donc que l’auteur n’ait pas fait sienne la prescription dominicaine breviter et succinte, qu’il cite p. 215, prescription qui impose à ses membres un office « court et concis ». Enfin, malgré leur concision, les derniers mots de David Douyère : « L’Esprit saint a conduit le concile Vatican II » (p. 216) s’imposaient-ils dans un travail dont l’objet n’était pas la foi, mais la communication d’un événement d’importance historique, politique et sociale autant que religieuse ?

13Deux remarques pour finir : à côté des très nombreuses références de la bibliographie (pp. 233-247), un index des noms et des notions manque ici. De plus, la postface de l’auteur n’a qu’un rapport limité avec le reste du livre : elle recommande d’ouvrir les sciences de l’information et de la communication au domaine religieux (pp. 223-231) ; une telle ouverture ne serait pas sans intérêt ; mais elle serait (sans doute, et même à regret !) moins naturelle en France que sous d’autres cieux habitués à étudier les phénomènes religieux dans un cadre académique, comme en Allemagne, aux États-Unis ou en Suisse où est d’ailleurs édité le présent volume. Cette recommandation est bizarre. Serait-elle hors sujet ?

Jean-Pierre Chamoux
LPE, IUT Paris Descartes, F-75016
jean-pierre.chamoux[at]parisdescartes.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20286
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