CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le riche et volumineux ouvrage de Luc Charles-Dominique propose d’examiner l’hypothèse de transferts culturels entre des populations distantes de plusieurs siècles et de quelques milliers de kilomètres, et plus précisément d’interroger les relations pouvant relier les pratiques musicales des ménétriers de l’Ancien Régime à celles des Tsiganes aux xixe et xxe siècles. Le lecteur plonge ainsi dans une histoire sociale et culturelle de France et d’Europe, dont les facettes les plus méconnues sont mises en lumière par l’exploration d’un corpus varié, qui couvre plus de cinq siècles. La dimension interdisciplinaire assumée a mené l’auteur à effectuer recherches et analyses relevant de la sociologie des professions, de l’histoire des arts populaires, de l’anthropologie culturelle, de la géographie sociale, qui servent toutes un plus vaste projet sur les « bandes » de violon, mêlant lui-même ethnomusicologie et histoire dans une réciprocité dynamique. Cette entreprise à l’empan géographique et historique ambitieux a pour point de départ le constat de la persistance contemporaine de petites formations musicales construites autour du violon, notamment en Belgique, en Suisse, en Italie ou en Croatie. C’est aussi de la propre pratique de l’auteur, « favorisé par [s]on activité de violoniste et [s]a connaissance de la plupart des contextes de jeu ménétriers » (pp. 25-26), que vient cette intuition d’un possible rapprochement entre des traditions musicales très éloignées. Apporter la preuve de cette filiation – ou à tout le moins exposer un ensemble d’éléments concordants qui étayent cette probabilité – constitue un défi d’autant plus important qu’il est jalonné de nombreuses zones d’ombre. Celles-ci concernent en particulier trois champs d’investigation majeurs de l’ouvrage : les populations tsiganes elles-mêmes, l’itinérance et les circuits commerciaux, et les pratiques artistiques populaires, en particulier celles de la musique et des « bandes » de violons. Très souvent, c’est un manque de documentation qui constitue la plus grande difficulté – et évidemment, plus la période considérée est éloignée, plus les sources sont rares ou sujettes à caution. Dans d’autres cas, l’auteur, en sa qualité de musicologue et d’ethnomusicologue, dénonce un manque d’intérêt, voire un mépris de ces disciplines pour des pratiques jugées populaires et par conséquent inintéressantes, à la faveur d’études qui prennent plus volontiers pour objet l’activité musicale académique, savante ou religieuse.

2Le premier apport majeur de cette monographie sur les « bandes » de violon concerne d’abord les Tsiganes eux-mêmes, « tout entiers dans la sphère de l’illettrisme » (p. 31). La première partie de l’ouvrage expose les rares travaux d’ethnologie qui leur sont consacrés et présente notamment la figure de François Jourda de Vaux de Foletier (historien, ethnographe, 1893-1988), dont les écrits seront abondamment cités tout au long de l’ouvrage. Luc Charles-Dominique présente également une hypothèse d’analyse anthroponymique (suggérée par Foletier) et consistant à s’intéresser aux patronymes portés par les protagonistes rencontrés au cours de son enquête documentaire. Même si cette « anthroponymie bohémienne constitue une donnée historique d’usage difficile » (p. 44) pour des raisons à la fois inhérentes à l’époque, au mode de vie itinérant et à l’usage très lâche des noms dans ces communautés, elle servira à plusieurs reprises à renforcer l’hypothèse d’une telle présence dans les villes, les campagnes ou encore dans les régiments et les galères, et bien sûr, parmi les musiciens. S’inscrivant à rebours des caractères de « l’isolat » (p. 91), qui consiste à penser les sociétés confinées comme étant en dehors du cours du monde, l’auteur montre que malgré la marginalité supposée des Tsiganes, leur contact avec le reste de la population est constant. Se pose donc le problème de l’identification même de ces groupes, auxquels s’agrègent parfois, chemin faisant, marginaux ou vagabonds issus de la population locale. Inversement, leur présence est aussi relevée à différents endroits névralgiques de la vie sociale de l’Ancien Régime. Elle favorise alors grandement la possibilité de transferts culturels tout en montrant nettement les limites de la position isolationniste. Cette omniprésence est notamment constatée dans les foires, véritables carrefours matériels et sociaux de traditions diverses, dans les corps armés et même dans certaines cours d’Europe, ce qui témoigne aussi d’une forme de parrainage de la noblesse. À cet égard, le cas d’étude consacré au château de Brissac (Anjou) et à son rayonnement local (pp. 192-200) est exemplaire, en ce qu’il montre la porosité culturelle relative à la vie de cour, qui rassemblait nobles locaux et d’ailleurs, marchands et artistes itinérants. Le château fut même étonnamment doté, pendant plusieurs décennies, d’une garnison d’« Égyptiens » – un terme dont l’auteur fait un usage motivé par les textes d’époque lorsqu’il est question des populations tsiganes au cours du xve siècle et d’une partie du xvie siècle.

3La deuxième contribution notable de l’ouvrage concerne l’étude des transferts culturels au prisme de l’itinérance et des échanges commerciaux. En effet, une fois qu’est établie l’insertion des populations tsiganes dans les dynamiques sociales macroscopiques et locales, le lecteur est invité à plonger dans le cœur commercial et artistique des foires, « univers composite[s] » (p. 212), qui abritent elles aussi un mélange extrêmement varié d’origines et de rangs sociaux, de métiers et de pratiques, et vers lesquelles sont irrésistiblement attirées les foules locales comme les groupes itinérants. Dans cet écosystème dont l’image se fait de plus en plus nette au fil de la lecture, se dessinent à nouveau les contours de la présence bohémienne, dans les rôles variés mais déterminants qu’elle joue, aux côtés du reste de la population, dans la circulation des pratiques culturelles et des bien matériels au cours de ces événements. De la cohorte de professions qui peuplent les foires émergent des figures peu connues, mais décisives pour saisir pleinement les phénomènes d’échanges et de transferts qui s’y jouent. Par exemple, on peut citer celle du mercier, dont l’activité commerciale diverse peut comprendre la vente d’instruments de musique ou de matériaux destinés à leur fabrication. La plus remarquable de ces figures, dont les représentations font coïncider les populations tsiganes et le monde de la foire, est celle du maquignon, revendeur de chevaux à la mauvaise réputation : « Ce sont surtout les bohémiens, considérés de tout temps comme des voleurs, qui incarnent le mieux le maquignon dans la conscience populaire » (p. 317). De l’itinérance marchande, on glisse alors vers celle de la performance, d’abord celle de la musique et par extension, celle des troupes de théâtre : la polyvalence des comédiens, le rapport de proximité constant avec la musique, l’analyse des sources (on trouve notamment aux pp. 358-362 un exemple assez probant d’analyse patronymique à partir de corpus, évoquée plus haut) ou le mécénat fréquent, suggèrent là encore que des dynamiques de transferts culturels sont potentiellement à l’œuvre dans ces groupes d’artistes pluridisciplinaires qui arpentent les foires, les théâtres, les places et les campagnes de France, et qui se produisent même parfois à l’étranger. Derrière la localité des représentations populaires apparaît l’itinérance artistique à l’échelle européenne.

4L’ouvrage de Luc Charles-Dominique fournit enfin un éclairage déterminant sur l’apport culturel des « bandes » de violons en Europe. En premier lieu, la démarche adoptée apporte la preuve que les études historiques consacrées aux arts populaires sont aussi cruciales qu’elles sont rares. L’auteur livre même en plusieurs endroits du texte des exemples illustrant la persistance, dans les études musicologiques portant sur la musique de l’Ancien Régime, de représentations infondées concernant les pratiques populaires. Il semblerait en fait que ces dernières forment un ensemble beaucoup plus poreux et moins disjoint qu’on ne l’imagine de prime abord. Éléments centraux de la vie musicale dès le xve siècle, les « bandes » instrumentales se standardisent progressivement sur le plan formel. Elles ont souvent pour caractéristique de rassembler plusieurs déclinaisons d’un même instrument (les registres, ou pupitres), dont le nombre et le rôle sont eux aussi progressivement fixés. Elles disparaissent graduellement au cours du xviiie siècle. Les musicologues s’accordent à voir dans les Vingt-quatre Violons du Roi – point culminant de cette standardisation et de cette institutionnalisation en France – l’apparition de l’orchestre. Or, l’auteur montre que ses attributs sont déjà largement présents dans les ensembles ménétriers à partir du xve siècle. Cette discordance dans la datation de l’orchestre est à nouveau à mettre sur le compte de la dichotomie entre savant et populaire, qui conduit à négliger des pans entiers des pratiques musicales du passé pour se concentrer sur leurs aspects les plus nobles. L’étude des pupitres instrumentaux issus du violon permet également de s’intéresser aux similarités organologiques qui existent entre les « bandes » de violons de l’Ancien Régime, les « bandes » tsiganes et les « bandes » d’Europe occidentale. Outre leur déclinaison en registres, on y trouve également des instruments à deux ou trois cordes, signe d’un « aspect populaire indéniable » (p. 485) faisant émerger des filiations instrumentales, par exemple entre le rebec médiéval et la lira, en usage aujourd’hui dans la région des Balkans et au Moyen-Orient. De plus, le croisement de données sur la tenue de l’archet, le port des instruments et le type d’attaque qui en résulte accrédite l’hypothèse d’un style violonistique populaire très souvent dynamique, appuyé, fait pour danser, et qui produit en conséquence un timbre âpre et raboteux. Si l’académisme rejette en bloc ce style de jeu, il constitue bien un trait d’union fort entre ces trois types de « bandes » de violons. Enfin, les toutes dernières pages du livre, même si elles précisent la teneur des parties intermédiaires, paraissent avoir une portée un peu trop générale. En effet, le contretemps, même s’il est bien en usage dans les « bandes » de violons, ne saurait pour autant en constituer une spécificité, nous semble-t-il. De très nombreuses traditions musicales extra-européennes ou contemporaines entrent elles aussi dans cette catégorie. Il en va de même pour la question de l’improvisation, dont on a déjà compris, en arrivant aux dernières pages, qu’elle tient une place primordiale dans la mesure où les répertoires étudiés se transmettent très souvent oralement, ou au moins en partie.

5La force de cette passionnante étude, véritable dialogue interdisciplinaire entre ethnomusicologie et histoire, est de pointer systématiquement les limites d’un cadre de pensée dans lequel les pratiques savantes et populaires sont hermétiques l’une à l’autre. Cela permet de réhabiliter ces dernières et d’en faire apparaître la richesse, le dynamisme, et même de mettre en lumière la réciprocité – trop souvent niée – qu’elles entretiennent avec les premières. L’ouvrage de Luc Charles-Dominique dévoile l’épaisseur historique des « bandes » de violons dans une Europe culturellement décloisonnée.

Baptiste Bacot
STMS, CNRS/Ircam/Sorbonne Université, F-75004
baptiste.bacot[at]gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.19769
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