CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1“ Au commencement était l’ennui, vulgairement appelée chaos ” écrit Alberto Moravia. Le mal de vivre inhérent à l’histoire de l’humanité peut-il toucher l’être humain dès ses premiers sentiments ? Pourquoi la tristesse représente-t-elle un des sentiments les plus douloureux à l’adolescence ? Nudités des questions. Balbutiements des réponses. Qu’il s’agisse du bébé ou de l’adolescent, le psychisme aurait-il besoin d’une certaine dose d’angoisse devant l’incompréhensible pour se révolter et donner sens à la vie ? La mélancolie serait-elle paradoxalement indispensable au désir de vivre, à l’acceptation d’être soi, ni trop triomphant, ni trop fatigué ? Si nous devons parfois endosser la responsabilité du malheur pour consoler ceux qui en souffrent, ne devons-nous pas non plus tenter d’aider les bébés ou les adolescents à intégrer les failles de leur existence qui est à la fois si fragile et si précieuse ?

2“ Nous ne savons renoncer à rien ” disait Sigmund Freud, et pourtant nous avons tant à perdre : des objets narcissiques, objectaux, et même l’investissement des objets en tant que tel… Qu’y a-t-il donc à perdre avant de pouvoir perdre des objets constitués ?

3Des dépressions narcissiques centrées sur la honte aux dépressions objectales centrées sur la culpabilité, la chose est en réalité fort subtile, car on peut aussi se sentir coupable d’être honteux et honteux d’être coupable ! Les modalités de la position dépressive et des dépressions primitives du bébé annoncent-elles un certain Breakdown de l’adolescence ?

4Il n’y a pas d’adolescence sans enfance. Incontestablement, d’emblée ou plus tardivement, lorsque nous connaissons mieux leur histoire, l’enfance de certains adolescents va nous sembler marquée par des mouvements dépressifs plus ou moins apparents et plus ou moins invalidants. Quel en est alors leur devenir ? Comment aborder aujourd’hui par rapport à hier le devenir des dépressions infantiles ? Peut-on poser la question d’une continuité ou d’une discontinuité de ce “ mal de vivre ” de l’enfance au moment de l’adolescence sans souligner d’emblée la complexité des approches possibles ? Comment comprendre cette “ mélancolie ” qui peut plus ou moins fortement parcourir l’histoire d’un sujet de sa naissance à sa mort mais aussi se transformer chez certains en créativité ? Nous allons tenter d’apporter quelques réponses à ces trois questions.

Le mal de vivre mélancolique

5J’introduirai la question du destin de la dépression “ infantile ” chez nos enfants contemporains par quelques remarques générales qui concernent, de tout temps, le rapport de l’homme à la mélancolie. Depuis ses origines jusqu’à nos jours, l’étude de l’histoire de l’humanité peut en effet nous éclairer sur la compréhension de l’histoire personnelle d’un sujet.

6L’histoire de la mélancolie remonte à l’aube du IVème siècle avant Jésus-Christ, en Grèce. “ Melankholia ”, associe deux termes, “ Mêlas ” (noir) et “ Kholê ” (bile). Depuis, sous des vocables parfois différents, le mal de vivre “ mélancolique ” a recouvert des sentiments, une imagination et des souffrances qui en ont fait un état indissociable de la nature humaine. Ce ne sont pas tant les différentes descriptions ou iconographies représentant ce mal de vivre qui suscitent l’idée d’un visage relativement constant. Ce sont surtout les miroirs qui en reflètent les différents visages. Ces miroirs représentent les conceptions culturelles de chaque époque, ils sont l’expression de l’évolution des connaissances en particulier philosophiques et médicales. Ce sentiment est identique lorsque nous lisons les œuvres littéraires rassemblées sur ce thème.

7Hippocrate, au IVème siècle avant J. C., dans ses Aphorismes, en donne une première définition : “ Si crainte et tristesse durent longtemps, un tel état est mélancolique ”. Nous sommes amenés aujourd’hui à définir de nombreux “ mal de vivre ” comme un syndrome ou une maladie que l’on désigne en médecine contemporaine sous le terme de dépression. Cet état se caractérise, comme le faisait Hippocrate, par une constante tristesse (l’humeur dépressive) et une angoisse. On insiste sans doute plus précisément aujourd’hui sur des repères cliniques permettant de différencier un mal de vivre banal d’une véritable souffrance pathologique comme la présence d’une perte de plaisir à tous les intérêts de la vie (l’anhédonie) et la présence de manifestations variées, y compris physique comme l’insomnie, la perte d’appétit, la fatigue, montrant la dimension psychosomatique de cette affection comme vient le confirmer un ralentissement à la fois physique et mental de toutes les activités du sujet qui en est atteint. Mais contrairement au passé, l’enfant, pour les psychologues et les médecins, peut être atteint de ce “ mal ”. Il pourra être plus agité que ralenti, plus irritable que triste, mais la souffrance dépressive sera là.

8À la suite d’Hippocrate et au cours des différentes étapes du développement de notre monde occidental, le mal de vivre mélancolique sera régulièrement reconnu.

9Au Moyen-âge et à la Renaissance, au terme mélancolie se substituera celui d’acédie, venant du grec classique Akédia, signifiant chagrin, indifférence, négligence. L’acédie sera particulièrement évoquée pour rendre compte des manifestations de certains moines isolés dans leur monastère : “ le démon de l’acédie […] lui (au moine concerné) inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, etc. ”. Là aussi, comme à l’époque suivante, à l’époque classique et au siècle des lumières : “ une humeur mélancolique […] produite par le chagrin de la solitude […] ” (Montaigne, les Essais), l’enfant ne semblera pas concerné.

10Avec la période romantique, surgit en Angleterre le terme de “ spleen ” - repris entre autre par Baudelaire (terme qui désigne en anglais la rate et dont l’Antiquité avait fait le siège des humeurs) - et en France le “ mal du siècle ” décrit par Chateaubriand chez son héros René. À la même époque, Lamartine déclare : “ Mon âme est aussi triste que mon corps est malade ”, Benjamin Constant évoque la fatigue, l’incertitude, l’absence de force… C’est également au cours de ce XIXème siècle que naît avec Pinel, Esquirol, Kraeplin, la science psychiatrique moderne qui commence à décrire soigneusement les différents symptômes de la mélancolie, à en faire une maladie mentale nécessitant le recours à des soins et à chercher avec Sigmund Freud et Karl Abraham les liens, mais aussi les différences avec une expérience humaine que peut vivre tout un chacun, l’expérience du deuil.

11Nous voyons ainsi que ce mal de vivre bien particulier est évoqué, tout au long de notre histoire occidentale, sous des traits relativement stables, en dehors même du champ de la médecine. On peut donc affirmer que la dépression, cet état caractéristique reconnu par la médecine d’aujourd’hui, avait déjà été largement observée par le passé même si les termes désignant ce qui était observé étaient différents. Mais contrairement aux siècles passés, le XXème siècle, par son intérêt porté aux souffrances de l’enfance, va nous éclairer sur les origines, la présence précoce possible et la compréhension de ce “ mal humain ”. Plus encore, la psychanalyse et en particulier les psychanalystes intéressés par le traitement des enfants, en particulier Mélanie Klein (1934) et Donald Winnicott (1971), feront de l’organisation dépressive une étape décisive dans le développement humain normal. Les avatars ou plus encore le raté de cette étape sera la source de problèmes graves ultérieurs. Les psychanalystes introduisent donc l’idée qu’un enfant peut être déprimé mais complexifient le problème en proposant de différencier la dépression normale dans le développement de tout enfant, lui permettant de se détacher de l’objet primaire, de la dépression pathologique qui est le signe d’un échec actuel ou futur de toute situation nécessitant un détachement et un désinvestissement de l’objet d’amour.

12Nous sommes ainsi passés au fil des siècles de l’intérêt porté à l’adulte mélancolique à un souci de reconnaître chez l’enfant une souffrance dont le devenir peut tout autant être positif que négatif.

Deux grands miroirs pour un même visage

13On ne peut aborder la question des destins des dépressions infantiles sans clarifier le mode d’observation que l’on choisit. La nature et l’origine des dépressions, infantiles ou non, ont globalement renvoyé à deux modes d’observation du monde vivant.

14Le premier, que l’on pourrait qualifier de “ neuro-zoologique ”, fondé sur une logique classificatoire aboutissant à des catégories bien définies de plantes, d’animaux, de caractères humains et … d’états mentaux. Cette première approche est fondée sur une observation minutieuse des comportements, des propos, et plus généralement des différents modes d’expressions du sujet ainsi que sur une démarche probabiliste à l’œuvre dans l’histoire de la médecine et, aujourd’hui, de la psychologie et de la psychiatrie. Soulignons que ce besoin de reconnaître des structures de base spécifiques, ici des sentiments, n’appartient pas qu’au monde scientifique. Les peintres, les sculpteurs montrent une constante descriptive de l’homme mélancolique dans les iconographies des différents siècles successifs, désignée comme la “ pose mélancolique ”. D’Ajax représenté sur sa stèle funéraire à la suite de sa défaite et de sa mort lors de la bataille de Corinthe à la femme du tableau “ New York Movie ” d’Edward Hopper, témoignant du douloureux écart entre le réel et l’individu, en passant par toutes les représentations du Christ mélancolique de la Renaissance, la “ pose mélancolique ” est invariante.

15Le second s’appuie sur le besoin de reconnaissance du tragique humain, d’y donner du sens et ainsi de s’en dégager. Cette seconde conception est fondée initialement sur la pensée religieuse ou philosophique, puis sur l’énigme psychologique du dévoilement de l’être dans son besoin d’exister, d’exprimer ses souffrances intimes et de s’aimer, dans son besoin d’être compris et donc d’être aimé. Ce dévoilement est tout autant interprété par le sujet sur ce qu’il éprouve que par ceux qui l’entourent.

16La première conception se veut la plus objectivante possible, la seconde est évidemment empreinte d’une très forte subjectivité.

17Force est de constater qu’aujourd’hui, concernant les dépressions infantiles et leurs destins à l’adolescence ou à l’âge adulte, les mêmes perspectives peuvent être repérées. De plus en plus de travaux portent sur une perspective strictement descriptive des dépressions infantiles et de leur devenir. Contrairement à ce qu’on croyait ou espérait il y a encore vingt ans, ils montrent que les enfants présentant cliniquement les symptômes caractéristiques de dépression ont un taux de récidives dépressives ultérieures nettement plus élevé que ceux qui n’ont pas présenté ces symptômes dépressifs caractéristiques au cours de leur enfance (Kovacs et col. 1993). De ce point de vue, le destin le plus tragique des dépressions infantiles, dans l’enfance, à l’adolescence et même à l’âge adulte, est la récidive.

18En revanche, dans une perspective beaucoup plus psychodynamique, les points de vue sur la question du destin de la dépressivité ou même de l’organisation dépressive infantile restent beaucoup plus ouverts. Beaucoup de représentants de ce point de vue pourraient prendre à leur compte cette pensée de François Dagognet (1997) : “ Celui qui a traversé l’épreuve pathologique a instauré en lui une autre manière d’exister ; il conserve des traces de la tempête. Il en sort à la fois aguerri et fragilisé ”.

Quand l’enfant dépressif devient adolescent

19La dépression, quel que soit l’âge du sujet qui s’en sent habité, amène ce dernier à s’accommoder d’une douleur des sentiments, de relations restreintes à l’environnement, de peu de communication, mais aussi d’un état fondamental en lien avec l’intimité où il découvre sa vacuité, ses failles, ou paradoxalement le trop-plein de tension entre son idéalité et son moi.

20L’expérience dépressive actuelle ou passée représente en fait à l’adolescence un enjeu majeur commun à tout être humain : celui des rapports de plus en plus réfléchis et conscients de l’individu avec lui-même. La dépression à l’adolescence, au-delà du poids des contraintes neurobiologiques qu’il n’est pas question de nier [3], représente pour le sujet sortant de l’enfance cet enjeu majeur : celui des difficiles rapports que le sujet a pu avoir ou peut encore avoir avec lui-même. Les questions centrales de l’adolescence - celle du désengagement des imagos parentales, celle de l’image de soi, celle des identifications et de l’identité - sont ici particulièrement en jeu.

21Je proposerai alors que les destins de la dépression infantile au moment de l’adolescence ne reposent pas sur l’évolution des contraintes neurobiologiques dont on connaît néanmoins le poids, mais sur ce rapport que le sujet se représente avoir avec lui-même, rapport qui s’est construit depuis sa petite enfance mais qui au moment de l’adolescence prend toute sa force par sa prise de conscience et son désir de ne plus s’appuyer sur l’autre. L’adolescent se trouve alors dans l’exigence de rester en face de lui-même et en même temps il est confronté à la seule personne au monde qui peut être défaillante mais dont il ne peut se défaire d’aucune façon : lui-même. L’être humain, en particulier à l’adolescence, a besoin de se donner des explications à sa vie, à son statut de sujet, à son rôle dans le monde qui le fait passer progressivement du sentiment de désespoir à la représentation d’un sens et d’une espérance actuelle et future. Comme disait André Malraux : “ Un monde sans espoir est irrespirable ”.

22Le premier destin des dépressions infantiles à l’adolescence serait donc d’être en elle-même alors dépressiogène. On rencontre ainsi des adolescents qui, confrontés à un émoussement progressif des sensations, des plaisirs obtenus, du plaisir en général - la fameuse anhédonie dont ils connaissent l’expérience -, sont amenés à s’en défendre activement et à rechercher à tout prix du plaisir. Ils s’engagent dans des activités qu’ils ont le sentiment de pouvoir maîtriser mais dont ils deviennent dépendants, comme par exemple des conduites à risques et en particulier la toxicomanie, alors qu’ils ne dépendent en fait que de cet état d’émoussement, de cette terre inexploitée dont ils ont connu la douloureuse stérilité.

23On pourrait intituler cet état comme un état de jachère, selon l’image de la terre qui est labourée mais n’est plus ensemencée. Elle est à faire travailler, elle rappelle sa potentielle improductivité mais est prête à produire. Cette jachère est en partie liée au fait qu’il s’agit alors d’un adolescent qui, comme tout adolescent, s’oppose à ce que le monde lui demande de produire, aux semences qui lui sont proposés, en ne voulant produire que ce qui vient de lui. Mais lorsqu’il ne trouve pas suffisamment de ressources en lui, il s’épuise. Ceci évoque parfaitement la définition que Daniel Widlöcher (1986) donne parfois de la dépression : “ Ne rien pouvoir faire et ne pouvoir faire que ce rien ”. Déjà en 1953, le psychanalyste Bibring avait proposé l’idée que l’affect dépressif serait en fait la réaction du moi aux situations de blessure ou d’attaque du narcissisme, suscitant un sentiment d’impuissance. Lorsqu’on s’intéresse à l’émergence et au destin de la dépression infantile, la question en jeu est évidemment avant tout celle du narcissisme infantile et de son devenir.

Différentes figures de destins de la dépression à l’adolescence

24D’un point de vue psychologique, les destins des dépressions infantiles à l’adolescence dépendent tout autant, si ce n’est plus, de la fragilité narcissique qui a favorisé l’expression dépressive que de l’expérience dépressive elle-même. Chez l’adolescent fragilisé par une expérience dépressive au cours de son enfance, ce rapport du sujet avec lui-même est marqué par son manque d’assise, par sa fragilité narcissique, et ces failles narcissiques dont les figures se sont construites au cours de l’enfance sont déjà organisées, mais de façon différente selon chacun. Ce sont ces organisations différentes qui pèseront lourd sur le destin de la dépression.

25Une première figure peut être ce qu’illustre un récit autobiographique récent, celui que l’avocat, académicien, Jean-Denis Bredin fait de lui-même : un enfant triste, solitaire, confronté à une mère qui le rêvait toujours premier en tout et à un père disparu prématurément. Dans cet ouvrage, le récit de l’anniversaire de ses 13 ans apparaît comme le point le plus douloureux, le sommet d’un calvaire en apparence si aimable, si consenti. Jean-Denis Bredin a choisi comme titre de son livre Trop bien élevé. Trop bien élevé, c’est-à-dire trop mis sur un piédestal par sa mère, idéal parental projeté sur lui sans qu’il puisse s’y dérober, mais sans qu’il s’en sente le sujet. Trop bien élevé, c’est-à-dire obéissant, trop obéissant pour satisfaire son entourage et ainsi chercher à en obtenir de l’amour. Le destin de cette dépression infantile à l’adolescence et plus tard sera, chez cet homme, la sensibilité, la pudeur et surtout l’écriture et la réussite sociale qui transformeront les failles narcissiques de son enfance et la tristesse qui s’ensuit en quête constante de combler narcissiquement ses failles. Un des destins des dépressions infantiles à l’adolescence peut être du côté de l’imagination et de la création. Ceci n’est pas un point de vue nouveau. Dans le “ Problème XXX ”, le cercle aristotélicien n’envisage plus la mélancolie sous l’angle de la maladie mais sous celui du génie : “ Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’Etat, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine ? ”. Aristote ouvre la voie à tout un champ d’exploration des liens entre cet état d’être et l’imagination, et même le génie. Quelques siècles plus tard, la Renaissance et en particulier la Renaissance italienne retourne aux sources de l’Antiquité et aux écrits d’Aristote et de Platon. La mélancolie est créatrice et source de multiples œuvres d’art : la bile noire élève l’âme “ jusqu’à la compréhension des choses les plus hautes ” (Marcile Ficin, philosophe italien de cette époque). Nous pouvons rencontrer des adolescents qui ont connu au cours de leur enfance une véritable expérience dépressive et qui s’engagent dans des activités créatrices qui inquiètent parfois leurs parents tant la passion de ces adolescents paraît forte, sans doute à la hauteur de leur besoin de se vivre heureux et plein d’espoir. Evidemment, certains peuvent nous apparaître comme essentiellement soutenus par des défenses maniaques. Néanmoins, si ces défenses sont au service d’une sublimation réussie et ne sont pas trop stériles, comment ne pas les accompagner sur cette voie ?

26Une autre figure de ces failles narcissiques, de ce rapport fragile à soi-même et de son devenir, peut être marquée par la quête constante du regard de l’autre et, au-delà, de sa présence, de son amour ; quête d’un étayage vital pour se sentir exister. Cela peut prendre la forme d’une quête affective constante, une sorte d’hystérisation de l’existence qui ne s’organise pas en une véritable psychonévrose hystérique, la conflictualité œdipienne n’ayant pas été suffisamment élaborée au cours de l’enfance. La scène primitive est une scène tronquée. On pourrait penser ici à Marilyn Monroe cherchant perpétuellement à séduire, à se remplir d’un objet d’amour originaire qu’elle ne trouvera jamais. On connaît les cycles maniaco-dépressifs et le destin funeste de cette star qui avait tout pour être heureuse, sauf d’avoir été une enfant profondément malheureuse. Certains ne guérissent jamais de leur enfance.

27Une troisième figure de ce rapport fragile à soi-même et de son destin, que j’ai rencontrée au cours de mon expérience clinique, prend la forme d’une existence dominée par l’angoisse sous toutes ses formes, de l’hypocondrie à la recherche contra-phobique du danger. L’angoisse puis le besoin de maîtrise qu’elle engendre amène le sujet à lutter contre ce qui le menace constamment, une dépressivité remontant loin dans l’enfance. Une menace dépressive est toujours latente. Lorsque ses attitudes défensives, souvent contra-phobiques mais aussi obsessionnelles, échouent, le sujet est alors confronté directement à sa dépressivité. Mais la plupart du temps, ses attitudes défensives l’amèneront vers des fuites en avant ou des condensations qui ne verront leurs limites qu’à certains moments de l’existence, moments dans lesquels la réalité vient le confronter à un sentiment d’insuffisance de lui-même et ainsi à nouveau à ses failles narcissiques, réintroduisant un dangereux écart narcissico-objectal bien mis en valeur par Philippe Jeammet (2001).

28Au total, la clinique de l’adolescence nous confronte à une triple figuration de la problématique dépressive, réactivant pour une part ce qui s’est passé dans la première période de l’existence.

  • Une première problématique peut se comprendre comme une dépression de vie, élément central du processus normal de l’adolescence comme du processus normal de la petite enfance ;
  • Une seconde problématique renvoie à la violence de l’absence face à laquelle, comme on peut aussi l’imaginer chez certains bébés, l’adolescent se sent vide. Ce vide est à la mesure de la vacuité qu’il ressent dans le monde qui l’entoure, d’où la quête effrénée de l’objet et son risque de dépendance ;
  • La troisième problématique se réfère à l’intensité du trop-plein des objets attaquant les représentations que, sans doute différemment du bébé, l’adolescent se donne de lui-même, interrogeant alors explicitement la dynamique narcissico-objectale telle qu’elle a été mise en valeur par Ph. Jeammet.
L’enjeu pour moi est donc d’intégrer les destins de la dépression à l’adolescence dans l’histoire de la vie, ne pas la considérer excessivement comme un véritable drame humain, mais de tenter de l’appréhender dans ce qu’elle peut innover. Au fond, la bonne santé n’est-elle pas de pouvoir tomber malade et de s’en relever ? Pour conclure, je proposerai cette réflexion de George Canguilhem lui-même (1966) : “ Aucune guérison n’est retour à l’innocence biologique. Guérir c’est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes ”. N’est-ce pas à nous, psychologues et thérapeutes, à favoriser ce mouvement ?

Notes

  • [1]
    Ce texte a fait l’objet d’une conférence au Colloque International organisé par la Société du Rorschach et des méthodes projectives de langue française et le Laboratoire de Psychologie Clinique et de Psychopathologie (LPCP EA 4056) de l’Université René Descartes (Paris 5), consacré au thème : “ Dépressions infantiles ”, Boulogne-Billancourt, le 10 novembre 2007.
  • [2]
    Psychiatre, psychanalyste. Directeur du Centre Philippe Paumelle, Association Santé Mentale du 13ème arrondissement de Paris (ASM-13).
  • [3]
    Une étude de 2007 (Silk JS et al. Am. J. Psychiatry) révèle que la dilatation pupillaire en réponse à des stimulis émotionnels est plus importante pour des mots négatifs que por des mots positifs. Chez l’enfant déprimé, ce phénomène est atténué, d’autant plus que la dépression est sévère.
Français

Chez l’adolescent fragilisé par une expérience dépressive au cours de son enfance, le rapport du sujet avec lui-même est marqué par son manque d’assise, par sa fragilité narcissique et ces failles internes dont les figures construites au cours de l’enfance sont déjà organisées, mais de façon différente selon chacun. J’en proposerai trois modalités : a) une première qui transformera les failles narcissiques de l’enfance et la tristesse qui s’ensuit en quête constante de combler narcissiquement ces failles, y compris par la réussite sociale, jamais en fait satisfaite ; b) une seconde qui sera marquée par la quête constante du regard de l’autre et, au-delà, de sa présence, de son amour, par la quête d’un étayage vital pour se sentir exister. Cela peut prendre la forme d’une quête affective constante, une forme d’hystérisation de l’existence ; c) enfin, une troisième prendra la forme d’une existence dominée par l’angoisse sous toutes ses formes, de l’hypocondrie à la recherche contra-phobique du danger. Une menace dépressive est toujours latente. Lorsque les attitudes défensives échouent, le sujet est alors confronté directement à sa dépressivité.

Mots-clés

  • depression
  • enfance
  • adolescence
  • developpement
Español

Los destinos de las depresiones infantiles en la adolescencia

Resumen

En el adolescente fragilizado por una experiencia depresiva ocurrida durante la infancia, la relación del sujeto a sí mismo se encuentra marcada por su falta de bases, por su fragilidad narcísica y por aquellas fallas narcísicas cuyas figuras han sido construídas durante la infancia, organizadas desde entonces de manera diferente para cada individuo. Yo propondría tres modalidades de organización: a) una primera que transformará las fallas narcísicas de la infancia y la tristeza que les sigue, pretendiendo de manera constante llenar estas fallas, incluso a través del éxito social - aunque sin jamás poder satisfacerla ; b) una segunda será marcada por la búsqueda constante de la mirada del otro y, más alla, de su presencia, de su amor por la búsqueda de un apuntalamiento vital capaz de otorgar el sentimiento de existir - lo que puede tomar la forma de una búsqueda afectiva constante, una forma de histerización de la existencia ; c) y finalmente una tercera que tomará la forma de una existencia dominada por la angustia bajo todas sus formas, de la hipocondría a la búsqueda contra-fóbica del peligro - la amenaza depresiva se mantiene aquí siempre latente. Cuando las actitudes defensivas fracasan, el sujeto se ve confrontado directamente a su depresividad.

Palabras claves

  • depresion
  • infancia
  • adolescencia
  • desarrollo

Références

  • Bredin J. D. (2007). Trop bien élevé, Paris Grasset.
  • En ligneBibring E. (1953). Psychoanalysis and dynamic psychotherapies. Journal of the American Psychoanalytical Association, 2, 745-770.
  • Canguilhem G. (1966). Le normal et le pathologique, Paris, PUF.
  • Dagognet F. (1997). Canguilhem philosophe de la vie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond.
  • Jeammet P., Corcos M. (2001). Evolution des problématiques à l’adolescence, Paris, Doin.
  • Klein M. (1934). Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1980, pp. 311-340.
  • En ligneKovacs M., Goldston D., Gatsonis C. (1993). Suicidal behaviours and childhood-onset depressive disorder : a longitudinal investigation, Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, vol 32(1), Jan 1993, pp. 8-20.
  • Silk J.S., Dahl R.E., Ryan N.D., Forbes E.E., Axelson D.A., Birmaher B., Siegle G J. (2007). Pupillary reactivity to emotional information in child and adolescent depression : links to clinical and ecological measures, Am. J. Psychiatry 2007, 164, 1873-1880.
  • Winnicott D.W. (1971). Jeu et réalité. L’espace potentiel. Trad. par G. Monod et J.B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975.
  • Widlöcher D. (1986). Métapsychologie du sens, Paris, P.U.F.
Alain Braconnier [2]
ASM 13
11 rue Albert Bayet
75013 Paris
  • [2]
    Psychiatre, psychanalyste. Directeur du Centre Philippe Paumelle, Association Santé Mentale du 13ème arrondissement de Paris (ASM-13).
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/08/2012
https://doi.org/10.3917/pcp.014.0033
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