CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La peur. Malgré ce sentiment répandu parmi les jeunes au Burundi, au Congo, au Gabon, au Togo ou au Tchad, il se mobilisent pour résister à la captation du pouvoir par quelques-uns. Ce sentiment a une longue histoire. Et pourtant, face à la fragilité de bien des États en Afrique, d’où peut venir la démocratisation, sinon des mobilisations citoyennes ?

2 En Afrique, les luttes de démocratisation sont de plus en plus portées par des mouvements sociaux. Plus de vingt ans après l’espoir suscité par les « transitions démocratiques » des années 1990, le continent fait toujours face à la question de l’alternance démocratique. Les tentatives de réponses par des coups d’État, des conflits armés ou des compromis politiques autour du « ventre » [1] ont montré leurs limites. Ces solutions plongent plutôt les pays dans des chaos généralisés. Les processus de reconstruction sont menés au forceps d’une « pax democratica », dictée de l’extérieur, qui guérit mais fragilise. La démocratie négociée par le « haut », du seul point de vue institutionnel, relève du mirage [2]. Faut-il alors considérer les mouvements sociaux comme les derniers remparts des luttes de démocratisation ?

3 De la modernisation des années 1960 à l’État minimaliste des années 1980, en passant par la dépendance des années 1970, toutes les approches qui avaient mis l’État et les élites politiques (à des degrés différents) au cœur des processus de transformation démocratique des sociétés africaines ont échoué. Le problème semble résider dans la fragilité juridique, politique, sociale et économique de l’État africain. La chute, par la force de la rue, des régimes autoritaires ou semi-démocratiques de Tunisie, d’Égypte et de Libye en 2011, du Burkina Faso en 2014, illustre la montée en puissance des mouvements sociaux sur le continent.

4 Les mouvements de libération nationale, en Afrique, ont été au cœur des luttes de décolonisation, donnant naissance aux États. Mais ils seront rapidement abandonnés par les nouvelles élites dirigeantes. Dans la postcolonie, le pouvoir se personnalise, les ressources étatiques sont accaparées par une élite bourgeoise et les militaires entrent en scène à travers les coups d’État : tout cela démontre l’échec du modèle élitiste des mouvements sociaux [3].

Face aux partis-États

Durant la période du parti-État en vogue sur le continent, on déclasse peu à peu ces mouvements, on les muselle même, sous prétexte de construire la nation, d’implanter l’État institutionnel. L’opposition entre les tenants de la modernisation et ceux de la dépendance (autour du rapport des élites à l’État et aux puissances extérieures) néglige le rôle des mouvements sociaux dans la construction politique et économique du continent. La volonté de construire des institutions, de créer un espace de jeu politique à l’image du modèle occidental, conduit à produire des « hommes forts », qui se considèrent comme les forgerons du fait national et les dépositaires de la démocratie.
Ce détournement ouvre la voie à la formation d’une autocratie. La politique du contrôle par le « seul leader éclairé » et son parti-État prend le pas sur la politique de participation populaire. Ainsi, le mouvement populaire panafricain de décolonisation qu’était le Rassemblement démocratique africain (RDA) a vu son destin lié à celui des partis au pouvoir après la vague des indépendances. La Côte d’Ivoire était dirigée par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique Africain (PDCI-RDA), le Burkina Faso par l’Union démocratique voltaïque-Rassemblement démocratique africaine (UDV-RDA) et le Mali était aux mains de l’Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA). Le Burkina Faso connaît son premier coup d’État en 1966 et le Mali en 1968. Les dirigeants des partis-États sont renversés au nom de la « libération nationale » par des militaires.
FA & OZ

La « société civile », mouvement social en trompe l’œil

5 La société civile, celle des mouvements citoyens ou sociaux qui participent à la gestion de la chose publique en se constituant en groupes de pression contre l’État, a toujours existé en Afrique. Mais elle a longtemps été étouffée. La question de sa réémergence est posée vers la fin des années 1980 par les institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et par les acteurs de l’aide publique au développement. Il s’agit, sur le plan économique, de mettre fin à l’État interventionniste en favorisant la libéralisation de l’économie et la promotion de l’investissement privé. Sur le plan politique, la notion de « bonne gouvernance » mise en avant par l’aide internationale demande aux États une transformation démocratique de leur société. Le concept de « société civile » apparaît comme la panacée de la démocratisation africaine, devant mettre fin à la domination des partis-États et aux dictatures militaires. Mais cette « société civile » se présente comme une « prescription idéalisée [4] » des bailleurs internationaux : non pas un mouvement social contre l’État, mais un accompagnateur de l’État dans son processus de « démocratisation ». Dominée par les organisations non gouvernementales (ONG) internationales et locales, elle représente finalement un espace de négociation de l’aide, un marché, loin des masses populaires censées porter la lutte de la démocratisation par le sacrifice. Cette « société civile », moins contestataire, manipulable, accompagne l’État rendu minimaliste par les programmes d’ajustement structurel, dans sa logique de captation de l’aide internationale.

La concurrence politique violente

6 Le dernier déclassement se fera à travers une concurrence politique violente, illustrée par les coups d’État et les rebellions armées. « La concurrence pour le pouvoir d’État dans les pays africains s’est souvent manifestée sous une forme guerrière [5] ». Le continent expérimente ses premières concurrences politiques violentes durant les années 1970 et 1980 (guerres civiles en Angola et au Mozambique, coups d’État au Burkina Faso, Mali et Niger). Mais c’est surtout durant ou après les « transitions démocratiques » des années 1990 qu’il connaît – paradoxe d’une démocratie naissante – de nombreuses formes de violence politique. Cette situation favorise d’ailleurs une dynamique de la « société civile internationale », mais déclasse les mouvements sociaux internes exposés à la violence des armes.

7 Illustration marquante : la campagne internationale contre « les diamants de sang » portée par des ONG internationales. Ce « mouvement international » de lutte contre « les diamants de sang » dans les conflits armés de l’Angola, de la Sierra Leone, du Liberia et de la République démocratique du Congo, se forme au moment même où les acteurs des sociétés civiles de ces pays fuient la guerre ou sont eux-mêmes impliqués dans la violence. Dans le cas sierra-léonais, les organisations de jeunes, les jeunes des rues de Freetown (intellectuels et sans emploi), les « Lumpen Youth » qui représentaient la grande force du mouvement social, sont les premiers combattants de la rébellion du Revolutionary United Front (Ruf) au début de la guerre en 1991.

8 Les mouvements sociaux ont ainsi été étouffés sur près de quarante ans dans l’Afrique politique. Affaiblis, certes, mais toujours présents, ils se reconstituent au début de ce troisième millénaire dans un contexte de fragilité démocratique continue des États africains.

Réveil du mouvement social

9 Le renouveau du constitutionnalisme africain des années 1990, avec l’intégration du multipartisme et la limitation du nombre des mandats présidentiels, ne parvient pas à stopper l’appétit de pouvoir de certains dirigeants. Usant habilement de « voies constitutionnelles » pour réviser les clauses limitatives de mandat, utilisant la violence répressive comme dissuasion, ils s’accordent le droit de modifier la constitution selon leur agenda politique, au risque de maintenir la fragilité juridique et démocratique de l’État. Or ils sont de plus en plus contestés par une nouvelle génération de mouvements sociaux. Celle-ci est portée essentiellement par des jeunes d’horizons divers (étudiants, chômeurs, artistes, jeunes cadres etc.) qui coordonnent leurs actions via les réseaux sociaux, que les pouvoirs publics maîtrisent difficilement. Début 2016, au Tchad, en RDC et au Congo-Brazzaville, l’État tente de museler ceux qui dénoncent le refus d’alternance des dirigeants. Ainsi le « Collectif initiative Burkina débout » ou le « Collectif même pas peur », en Côte-d’Ivoire, constituent aujourd’hui des remparts contre les errements de l’État.

10 Les jeunes sont à la fois des « makers » (participant positivement à la construction de la société) et des « breakers »[6] (contribuant à la déliquescence de la société). En tant que « makers », ils participent aux activités socio-culturelles et économiques et contribuent à la construction du politique en Afrique par leur force et leur énergie. En tant que « breakers », ils présentent le visage de la précarité et de la réclusion à travers la débrouillardise, la violence de rue ou la consommation de la drogue. Dans les mouvements sociaux actuels, l’on retrouve ces visages de la jeunesse qui conteste l’État dans la rue, espace classique d’expression démocratique et d’affrontement politique. Mais si les mobilisations post-indépendances et la « société civile » des « transitions démocratiques » étaient plutôt dirigées par des élites intellectuelles, celles d’aujourd’hui sont portées tout autant par des étudiants, artistes ou partis politiques que par des élites intellectuelles, qui investissent l’espace virtuel et les réseaux sociaux, dont les « printemps arabes » ont montré le pouvoir mobilisateur. Ces réseaux ont été fortement utilisés par des mouvements comme « Y’en a marre » au Sénégal en 2012 et « le Balai citoyen » en 2014 au Burkina Faso.

Diversité des répertoires d’action

11 La rupture est notable avec le modèle élitiste fonctionnant sur la base des répertoires intellectuels et discursifs. Les récents mouvements ont mis en exergue une diversité d’acteurs et de répertoires. Cette diversité se traduit dans une occupation fine des espaces sociaux, culturels, politiques et économiques pour mener la lutte contre l’État. Durant l’insurrection populaire au Burkina Faso en 2014, les jeunes du « Balai citoyen », dirigé par des rappeurs engagés, étudiants et intellectuels, puisaient dans leur univers les ressources pour mener la lutte contre la révision constitutionnelle qui devait permettre à Blaise Compaoré de briguer un nouveau mandat après vingt-sept ans de pouvoir. Ainsi, les manifestants dans les rues reprenaient souvent cet extrait d’un album de Smarty, un jeune rappeur : « Le chapeau du chef flotte dans l’air, les têtes se cognent pour savoir qui le portera. Que la paix aille mourir à la guerre pourvu qu’il y ait une tête qui soit couronnée roi [7] ». Comme « Y’en a marre » au Sénégal, ils mobilisaient l’idéologie révolutionnaire et panafricaniste de Thomas Sankara.

12 De plus en plus, sur le continent, le besoin d’un changement démocratique s’exprime. Début 2016, au Tchad et au Congo, les mouvements sociaux mènent des actions pour l’alternance au pouvoir. En RDC, le mouvement citoyen « Filimbi », très présent sur le terrain, est traqué depuis deux ans par le régime de Joseph Kabila. Au Sénégal, « Y’en a marre » se montre toujours actif. Au Burkina Faso, le « Balai citoyen » se présente comme leader incontesté des organisations de la société civile. Ces mouvements se présentent comme les véritables remparts des luttes de démocratisation face à la faible action des partis politiques. Ce renouveau se lit également à travers l’autonomie des acteurs qui utilisent les réseaux sociaux pour affronter l’État et organiser la lutte. Il sera difficile pour l’État de contrôler et de museler ces mouvements sociaux, comme ce fut le cas durant la période du parti unique. D’autant que la transnationalisation des mouvements, facilitée par les réseaux sociaux, fragilise son pouvoir de répression. En Afrique comme ailleurs, notamment en Europe (« Les Indignés » en Espagne et « Nuit debout » en France), la volonté se fait jour de la part des jeunes de participer au débat politique sans passer par le canal classique des partis politiques.

Notes

  • [1]
    Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, 1989.
  • [2]
    Francis Akindès, Les mirages de la démocratie en Afrique subsaharienne francophone, Codesria, 1995.
  • [3]
    Jean Copans, La longue marche de la modernité africaine. Savoirs, intellectuels, démocratie, Karthala, 1990.
  • [4]
    Mahmood Mamdani, « Identity and national governance » in Ben Wisner et al. (dir.), Towards a new map of Africa, Earthscan, 2005.
  • [5]
    Luc Sindjoun, « La concurrence politique comme concurrence guerrière » in Antonin Cohen et al. (dir.), Nouveau manuel de science politique, La Découverte, 2009, pp. 201-209.
  • [6]
    Alcinda Honwana et Filip De Boeck (dir.), Makers & breakers. Children & youth in postcolonial Africa, Africa World Press, 2005, p. 2.
  • [7]
    Extrait de l’album Afrikan kouleurs (2012).
Francis Akindès
Ousmane Zina
Francis Akindès et Ousmane Zina enseignent respectivement la sociologie et les sciences politiques et sociales à l’Université Alassane Ouattara (Bouaké, Côte d’Ivoire).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/12/2016
https://doi.org/10.3917/pro.355.0083
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