CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Aux États-Unis, des actionnaires se mobilisent pour inciter les entreprises dont ils sont copropriétaires à de meilleures pratiques en matière sociale et environnementale notamment : c’est l’activisme actionnarial. Une démarche qui essaime doucement de ce côté-ci de l’Atlantique.

2En quoi consiste l’activisme actionnarial ?

3Laurence Loubières – Il s’agit d’une démarche par laquelle les actionnaires cherchent à influencer les pratiques d’une entreprise par le biais de déclarations publiques, d’un dialogue régulier avec les instances de direction, du dépôt de résolutions à l’ordre du jour des assemblées générales et par l’exercice actif de leur droit de vote. L’influence est certes proportionnelle au nombre d’actions, mais l’activisme est à la disposition de tout actionnaire qui souhaite se faire entendre de l’entreprise dont il est légalement « copropriétaire ». Il peut servir des visées plus ou moins spéculatives, mais aussi faire progresser une entreprise dans la prise en compte stratégique des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance liés à son activité. On parle aussi d’« engagement actionnarial ». Les Églises protestantes et les congrégations, qui le pratiquent depuis longtemps comme une composante de leur politique d’investissement, y voient un instrument privilégié pour dénoncer des pratiques abusives (non-respect des droits humains, pollutions…), pour faire adopter aux entreprises des comportements plus responsables et, plus largement, pour réordonner la finance au service du bien commun.

4En quoi se distingue-t-il de l’investissement responsable ?

5L’activisme actionnarial est une composante de l’investissement responsable. Il incarne un contact direct avec l’entreprise, dans le prolongement des techniques de sélection des titres en portefeuilles. (…) Il peut aussi s’inscrire dans le cadre de l’investissement d’impact, qui appelle à prendre des participations dans des entreprises à vocation sociale, généralement non-cotées.

6Au-delà des milieux religieux, cet engagement est aujourd’hui pratiqué par des investisseurs institutionnels (fonds de pension, sociétés d’assurance, sociétés de gestion d’actifs…). Certains rendent compte publiquement des sujets abordés, des résolutions déposées et des votes obtenus. Afin d’optimiser la portée de leur engagement, les actionnaires se rassemblent souvent au sein de coalitions, permanentes ou circonstanciées. De nombreuses « déclarations d’investisseurs » ont ainsi vu le jour ces dernières années pour attirer l’attention d’une ou plusieurs entreprises sur un sujet d’actualité. La tragédie du Rana Plaza, en avril 2013 au Bangladesh, a donné lieu, par exemple, à une déclaration signée en quelques semaines par plus de 200 institutionnels représentant 3 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, pour demander aux entreprises de la distribution textile de renforcer leurs outils de contrôle sur le respect des droits humains dans les chaînes d’approvisionnement et d’adopter les meilleures pratiques. Cette initiative a déclenché une série d’actions de la part des entreprises concernées : par exemple, 26 entreprises nord-américaines (dont Gap, Wal-Mart, Fruit of the Loom) s’approvisionnant dans 580 usines du Bangladesh se sont réunies dans l’« Alliance for Bangladesh Worker Safety » pour améliorer, notamment, la transparence et les conditions de sécurité chez leurs fournisseurs.

7Comment l’activisme actionnarial « socialement responsable » a-t-il commencé ?

8En 1971, l’avocat américain Paul Neuhauser demandait à son pasteur ce que l’Église pouvait faire pour lutter contre l’apartheid en Afrique du Sud. Il s’entendit répondre : « L’Église, c’est vous ! » Il faisait alors partie d’un comité anti-ségrégation chargé de faire des recommandations aux instances de gouvernement de son Église en matière d’investissement. Le comité décida de rédiger une résolution d’actionnaires à l’attention de General Motors, dont l’Église épiscopale détenait des actions, lui demandant de cesser ses activités en Afrique du Sud tant que le régime de l’apartheid serait en place. L’activisme actionnarial à dimension sociale était né. Sensible à cette interpellation, la direction de General Motors décida d’appliquer une politique égalitaire pour ses employés, contredisant directement les politiques officielles. Elle contribua ainsi à déstabiliser l’emprise de l’apartheid dans les milieux d’affaires étrangers. D’autres Églises protestantes, puis des communautés religieuses catholiques, ont rejoint le mouvement qui est devenu la coalition d’actionnaires ICCR (Interfaith Center on Corporate Responsibility). En France, sœur Nicole Reille a fondé en 1983 l’association Éthique et investissement.

9Comment l’activisme actionnarial est-il pratiqué à travers le monde ? En Europe, des sociétés de gestion et certains fonds de pension néerlandais, en particulier, le pratiquent. En Suisse, la fondation Ethos se fait la voix de plusieurs fonds de pension. En Angleterre, ShareAction se spécialise dans les campagnes auprès des fonds de pension pour les inviter à dialoguer avec les entreprises sur des sujets sociaux et environnementaux. Cette agence catalyse le travail de sensibilisation d’un réseau d’ONG (Christian Aid, Cafod, Greenpeace, Oxfam, WWF…) pour lui donner un écho auprès des investisseurs institutionnels et privés. ShareAction propose des formations et recrute des volontaires pour participer à des assemblées générales d’entreprises et y poser des questions.

10En France, le dépôt d’une résolution à caractère environnemental, social ou de gouvernance à l’ordre du jour des assemblées générales (AG) de grandes entreprises comme Total, Renault ou la Société générale est très rare. Créée en 1999, la société financière PhiTrust est la seule à s’engager dans cette voie [voir encadré]. Certaines grandes sociétés de gestion (Amundi, Mirova…) ont entamé un dialogue avec des groupes. Parfois, des ONG acquièrent l’action d’une entreprise pour poser des questions en AG. Mais c’est aux États-Unis que cet activisme est le plus développé. Il est encore essentiellement le fait d’acteurs religieux ou spécialisés, de fondations (As You Sow) ou d’associations (Ceres : Coalition for Environmentally Responsible Economies). Au Canada, quelques institutions spécialisées [1] et certaines sociétés financières (NEI Investments) ou fonds de pension (Bâtirente) sont activement engagés dans le dialogue avec les entreprises et le dépôt de résolutions d’actionnaires au nom de leurs clients ou de leurs membres. Cependant, les principaux fonds de pension canadiens se limitent au dialogue et ne vont pas jusqu’au dépôt de résolutions. Dans le reste du monde, les principaux acteurs se trouvent en Afrique du Sud et en Australie.

11Quels sont les principaux leviers utilisés ?

12L’activisme actionnarial commence par une prise de contact et l’instauration d’un dialogue avec les dirigeants de l’entreprise sur des sujets particuliers. Parfois difficile et long à mettre en place, ce dialogue direct avec la direction est une manière efficace de faire évoluer l’entreprise toute entière. Il peut parfois déboucher sur un véritable partenariat, une recherche commune de solutions. L’interpellation publique est un autre levier d’action. Déposer une résolution ou poser une question lors de l’assemblée générale d’une entreprise, c’est envoyer un signal fort à la direction, au conseil d’administration et aux autres actionnaires. Les entreprises soucieuses de leur réputation cherchent à désamorcer ces tentatives. Cela donne un levier pour tenter d’obtenir des changements dans la phase préliminaire du dialogue. Aussi le retrait d’une résolution avant le vote, quand l’entreprise a accepté d’avancer, peut-il être tout aussi significatif qu’un pourcentage élevé de votes le jour J.

QUAND L’ENGAGEMENT ACTIONNARIAL S’EMBOURBE : LE CAS DE TOTAL

Denis Branche est associé et directeur général délégué de PhiTrust Active Investors.
Il est très rare, en France, que des actionnaires minoritaires déposent une résolution à l’assemblée générale (AG) d’une entreprise cotée, car il faut réunir au moins 0,5 % du capital, ce qui peut représenter des montants importants. En 2011, PhiTrust Active Investors en a fait l’amère expérience.
Société de gestion connue pour son engagement actionnarial, PhiTrust fut contactée en 2010 par deux ONG, Greenpeace et Natural Resources Defense Council, qui cherchaient à obtenir de Total des informations sur l’exploitation des sables bitumineux – ou pétroles de schiste – en Alberta (Canada). Ces techniques d’extraction sont fortement destructrices d’un point de vue climatique, environnemental et social, et la rentabilité de ces projets, très longs et coûteux, est incertaine sur la durée, au vu notamment de règles environnementales évolutives.
PhiTrust avait décidé de présenter, à l’AG 2011 de Total, une résolution demandant une analyse complète et détaillée des risques extra-financiers et opérationnels de long terme de cinq projets de sables bitumineux dans lesquels Total était impliqué. Le droit anglo-saxon étant moins contraignant pour les résolutions d’actionnaires, ces ONG avaient déposé en 2010 une résolution semblable, aux AG de BP, Shell, StatOil, ExxonMobil et ConocoPhilipps.
À l’appui de cette résolution, PhiTrust avait réuni environ 1 % du capital de Total (près d’un milliard d’euros) ; son inscription à l’ordre du jour de l’assemblée générale était donc obligatoire. Mais certains actionnaires se sont désolidarisés de la démarche : après la date légale, deux gérants d’actifs (filiales d’une banque française et d’un assureur français) se sont retirés de la coalition d’actionnaires ; celle-ci, passée sous le seuil légal des 0,5 %, ne pouvait plus soumettre la résolution au vote de l’AG.
Quelles leçons tirer de l’expérience ? Manifestement, des conflits d’intérêt peuvent exister entre les gestionnaires d’actifs engagés et leurs maisons mères, sensibles à des arguments commerciaux de la part des sociétés émettrices. La présentation d’une résolution externe (droit reconnu aux actionnaires) traduit un désaccord avec le conseil d’administration. Cet épisode souligne par ailleurs le rôle complémentaire que peuvent jouer les ONG, « éveilleurs » des investisseurs sur des sujets qu’ils maîtrisent mieux qu’eux en les suivant sur la durée, et des investisseurs indépendants, comme PhiTrust, pour questionner les dirigeants et faire évoluer les pratiques (Total s’est finalement retiré de deux des cinq projets pilotes). Mais il illustre aussi la limite de l’exercice des droits des actionnaires en France, encadrés par des conditions excessivement restrictives. (…)

13La troisième arme est celle du poids financier et de la visibilité des coalitions des investisseurs : plus les actionnaires sont nombreux, plus le message a de chances d’influencer l’entreprise. Aux États-Unis, la coalition d’investisseurs ICCR reste un des principaux fers de lance de la démarche, tant par la taille (plus de 300 organisations membres) que par le nombre de dialogues et de résolutions déposées chaque année. Depuis le début de l’année 2014, par exemple, les membres d’ICCR ont déposé plus de 200 résolutions aux AG de plus d’une centaine d’entreprises américaines.

14Des coalitions non-confessionnelles sont également montées en puissance. L’activisme actionnarial est notamment au cœur des « Principes pour l’investissement responsable » [Pri], lancés en 2006 et dont l’influence ne cesse de grandir. En septembre 2014, les 1270 signataires des Pri représentaient 45 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion et rassemblaient la plupart des grands noms de la finance mondiale. Le fait d’être signataire donne accès aux initiatives de dialogue lancées par les membres : changement climatique, conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement, rémunérations des dirigeants… Tel fonds de pension australien peut ainsi se retrouver engagé aux côtés d’une société financière française ou néerlandaise pour demander à une entreprise de progresser sur tel ou tel sujet commun, voire déposer avec eux une résolution.

15Comment expliquer que l’activisme soit bien plus développé aux États-Unis ?

16Tout dépend du contexte réglementaire. Aux États-Unis, il suffit d’être détenteur de l’équivalent de 2 000 dollars en actions d’une entreprise pour pouvoir déposer une résolution, ce qui est à la portée d’un particulier. En France, il faut représenter, seul ou en groupe, 0,5 % du capital, ce qui dans le cas d’entreprises du CAC40, se chiffre en plusieurs centaines de millions d’euros. Les groupes bancaires, qui détiennent des parts importantes du capital de grandes sociétés, financent souvent ces entreprises par ailleurs et sont donc peu enclins à aller jusqu’au dépôt de résolutions. Ces disparités compliquent le travail de coalitions internationales. Eurosif, qui fédère les investisseurs responsables européens, travaille avec l’Union européenne à l’harmonisation des pratiques. Mais les entreprises font pression pour limiter les droits des actionnaires.

17Quelle est la portée de la démarche ? L’activisme actionnarial peut être très efficace. Avec professionnalisme, expertise, un travail patient et sans relâche depuis plus de quarante ans, les membres d’ICCR font avancer des entreprises colossales (Wal-Mart, Ford, Exxon, McDonald’s, Goldman Sachs…) sur toutes sortes de sujets liés au respect des droits humains dans l’activité des entreprises. Cette efficacité est liée à l’enracinement des membres d’ICCR dans des réalités concrètes qui leur permet de dénoncer des situations d’injustice ou d’abus et de les porter à l’attention des dirigeants d’entreprise. Parmi de nombreux succès en 2013-2014, ICCR a obtenu du groupe de distribution Target la mise en place d’une équipe internationale d’achat agroalimentaire responsable. De grands chocolatiers comme The Hershey Company (40 % du marché américain) se sont engagés à n’utiliser que du cacao certifié pour lutter contre les cas d’esclavage et de travail des enfants dans les plantations. Des groupes agroalimentaires majeurs [2] ont accepté de n’utiliser que de l’huile de palme certifiée et entièrement traçable afin de combattre la déforestation massive liée à cette culture. Coca-Cola et PepsiCo ont promis de publier les noms de leurs trois plus importants fournisseurs de sucre de canne et de faire respecter les droits humains et des pratiques agraires responsables tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. Des entreprises pharmaceutiques (Roche, Viiv Healthcare, GlaxoSmithKline) ont accepté que des pays en développement aient accès à la formule de certains de leurs médicaments en adoptant des outils permettant le partage de licences. Des chaînes d’hôtels, des compagnies aériennes et de transport routier ont mis en place des politiques de protection des enfants contre le trafic sexuel qui ont déjà permis de sauver de nombreuses victimes de réseaux de prostitution. Des résolutions déposées auprès de banques comme Goldman Sachs, Bank of America ou Citigroup (contrôle des risques, gouvernance, investissements, contributions politiques…) ont attiré l’attention de la presse et des investisseurs. Une campagne coordonnée auprès de 118 groupes industriels a conduit nombre d’entre eux à adopter des politiques drastiques de réduction d’émissions de gaz à effet de serre.

18Quelles en sont les limites ?

19L’engagement actionnarial demande du temps et beaucoup de détermination. Certaines tentatives de dialogue sont accueillies avec hostilité. Des années de rencontres peuvent être nécessaires avant que l’entreprise ne modifie ses pratiques. Et un climat de confiance peut être remis en cause lorsque les interlocuteurs changent.

20Les entreprises tentent souvent de contester la validité des résolutions auprès de la Securities and Exchange Commission, l’instance de régulation des marchés financiers américains. Car aux États-Unis, la réglementation impose que les résolutions ne représentent pas une ingérence directe dans la gestion de l’entreprise. Une tactique plus radicale, pour éviter les questions embarrassantes, consiste à convoquer les actionnaires dans un endroit isolé. La banque JP Morgan, dont le siège est à New York, tient ainsi son AG à 1 800 km de Wall Street, sur son campus de formation interne en Floride !

21Non seulement l’activisme actionnarial suppose de pouvoir résister avec ténacité à de nombreux vents contraires, mais, en outre, le succès est souvent difficile à mesurer avec précision : à quel moment arrêter un dialogue ? Après un succès ou après trop d’échecs répétés ? Il s’agit de constamment prioriser les objectifs et de réévaluer l’opportunité de continuer ou non. Parfois, maintenir un dialogue constructif dans la durée est en soi une réussite. Ainsi ICCR dialogue depuis près de vingt ans avec le groupe de grande distribution Wal-Mart, grâce à quatre rencontres par an. Les résultats sont contrastés : si le groupe a avancé de façon très conséquente sur les enjeux environnementaux et sur ses politiques d’achat à l’international, il peine à bouger sur ses propres politiques sociales controversées. Mais faire évoluer Wal-Mart, c’est avoir un impact considérable sur ses centaines de milliers de fournisseurs, ses trois millions d’employés et ses clients, encore plus nombreux. Après des années de dialogue infructueux sur l’assurance santé complémentaire, notamment pour les employés temporaires, l’entreprise a décidé, en 2013, de mettre à la disposition de tout son personnel un service d’aide pour choisir le meilleur service d’assurance. 120 000 employés ont utilisé ce service dès les premiers mois de sa mise en place. La direction de Wal-Mart a exprimé à ICCR son désir de continuer le dialogue, pour mieux connaître les attentes de ses parties prenantes.

22L’étendue des questions reste un défi : par quel angle aborder les entreprises en matière environnementale et sociale ? Il est parfois compliqué de savoir quoi demander aux entreprises. Et une victoire sur un sujet n’épuise pas un enjeu global. Obtenir d’une entreprise minière qu’elle renonce à l’exploitation d’un site pour préserver des communautés locales n’enraye pas du jour au lendemain l’exploitation irraisonnée des sous-sols de la planète ! Mais cela peut conduire l’entreprise à adopter des pratiques plus responsables à l’échelle de ses opérations et contribuer à élever les standards de l’industrie. ICCR a choisi de privilégier la défense des droits humains et d’en faire la porte d’entrée de tous ses dialogues avec les entreprises.

23Faut-il continuer à pratiquer l’activisme actionnarial à dimension sociale ?

24Absolument ! C’est une des façons les plus directes de porter les enjeux de justice au cœur d’un système financier qui les ignore trop souvent. Il ne faut surtout pas y renoncer ! N’oublions pas que, dans toutes les entreprises, il y a des personnes de bonne volonté, souvent enfermées dans des logiques qui ignorent les impacts sociaux et environnementaux. Parler avec des dirigeants d’entreprise est une occasion unique de faire évoluer des pratiques, de faire bouger des lignes. En particulier, les religieux, dont les communautés sont des témoins privilégiés des impacts des entreprises sur les plus vulnérables, peuvent ainsi faire entendre leur souci de justice à des dirigeants souvent éloignés de ces réalités.

25Indirectement, l’activisme actionnarial peut aussi contribuer à des avancées réglementaires. ICCR a influencé des organismes comme la Commodity Futures Trading Commission américaine pour limiter la spéculation sur les denrées alimentaires de base. Des pressions d’actionnaires ont contribué, aux États-Unis, à la rédaction de lois obligeant les entreprises à rendre compte des moyens mis en œuvre pour assurer qu’aucune situation d’esclavage n’entache les chaînes d’approvisionnement. ICCR a contribué au travail de John Ruggie, nommé par les Nations unies pour mettre au point les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». De nombreux fonds de pension excluent désormais les entreprises qui se retrouvent en contravention avec ces principes. Lorsque les politiques d’investissement des fonds de pension les plus importants évoluent (par exemple, en excluant les entreprises produisant des bombes à sous-munitions), la norme devient mondiale. Il y a là une synergie positive entre l’activisme actionnarial, la création de « soft laws » intégrées par les investisseurs institutionnels qui en font des critères de sélection pour leurs portefeuilles et l’adoption de bonnes pratiques par les entreprises. L’activisme actionnarial joue ainsi pleinement un rôle d’agent de changement systémique. Il est d’ailleurs appelé à se développer : les enjeux sont de taille et les investisseurs veulent se faire entendre des entreprises. Mais qui relaiera le souci de justice, alors que de nombreux instituts religieux occidentaux sont sur le déclin ? La sensibilisation des nouvelles générations sera un facteur clé de réussite. Les initiatives d’éducation et de formation de ShareAction en Angleterre, qui parviennent à mobiliser un public jeune et désireux de changement, sont un beau signe d’espoir !

AGIR EN FAVEUR DE PRATIQUES FISCALES RESPONSABLES

Éric Loiselet anime le Réseau des administrateurs pour l’investissement responsable.
Constatant « le rôle joué par les paradis juridiques et fiscaux », l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (Erafp) « souhaite que le reporting financier des entreprises intègre (…) un reporting financier pays par pays d’implantation de chaque entreprise [et] soutiendra toute initiative (…) allant dans le sens de la transparence financière et du paiement par les entreprises des impôts dus dans les pays où elles opèrent ». Pour les mêmes raisons, « l’Ircantec pourra s’opposer à la résolution sur l’approbation des comptes sociaux d’une entreprise si cette dernière ne publiait pas de reporting financier pays par pays ». L’Erafp, fonds de pension public, gère 18 milliards d’euros d’actifs. L’Ircantec est l’Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l’État et des collectivités publiques. Ces institutions ont respectivement inscrit en 2013 et 2014 les enjeux fiscaux dans leurs lignes directrices pour l’engagement actionnarial, adoptées à l’unanimité de leur conseil d’administration. Curieusement, le juste paiement des impôts et la gestion des risques fiscaux étaient restés jusque-là le parent pauvre de l’investissement responsable et de la responsabilité sociétale des entreprises. Pourquoi des institutions de retraites publiques se sont-elles emparées du sujet ? Si l’Erafp « exprime sa préoccupation devant le développement de l’évasion fiscale et de (…) montages visant principalement à échapper à l’impôt », c’est que les recettes fiscales financent des services essentiels pour permettre aux communautés, aux entreprises, aux investissements de prospérer. Or l’équilibre d’une caisse de retraite et de ses réserves, comme la capacité d’un fonds de pension à générer des rendements durables, requièrent une économie saine. Les pratiques d’optimisation fiscale agressive menacent la santé de l’économie, les recettes publiques et la capacité des gouvernements à financer les systèmes de retraite. Au final, ce sont les citoyens qui en paient le prix. Aussi les caisses de retraite et les fonds de pension ont-ils la responsabilité de s’y intéresser et d’en tenir compte dans leurs politiques d’investissement responsable, à travers notamment l’exercice des droits de vote en assemblée générale (AG) ou le dialogue actionnarial.
L’absence d’un reporting pays par pays a conduit l’Erafp (en 2013 et 2014) et l’Ircantec (en 2014), lors de l’AG de certaines banques, à un vote négatif concernant les comptes sociaux. Il s’agit certes de « signaux faibles », sans effet direct sur les pratiques des banques. Mais ils s’inscrivent dans un mouvement global : les gouvernements du G20 ont approuvé le plan d’action « BEPS » préconisé par l’OCDE afin d’assurer que les bénéfices imposables soient localisés là où l’activité économique réelle se produit. Dans ce contexte, les investisseurs devraient s’assurer que le paiement des impôts s’effectue de manière responsable tout au long de la chaîne d’investissement. L’enjeu est aussi fondamental pour eux que la gestion des risques environnementaux et sociaux. Car l’impôt n’est pas un coût externe à éviter, mais un paiement légitime qui contribue à créer une valeur durable. Au-delà du vote des comptes sociaux, quelles nouvelles approches pour accentuer la pression en faveur de pratiques fiscales responsables ? Comment étendre le mouvement au-delà du seul secteur bancaire ? C’est le rôle des administrateurs de caisses de retraite que de promouvoir ces efforts.

Notes

  • [1]
    Le Regroupement pour la responsabilité sociale des entreprises, RRSE, au Québec, ou Share en Colombie britannique, qui rassemblent des congrégations religieuses et des églises protestantes.
  • [2]
    Unilever, ConAgra, JM Smucker, Mars, Nestlé, Kellogg, General Mills, Mondelez, Dunkin Brands, Panera, Kroger, Safeway, Starbucks.
Laurence Loubières
Laurence Loubières, religieuse xavière vivant à Toronto (Canada), travaille dans le domaine de l’investissement responsable depuis plus de douze ans. Elle est analyste senior dans une agence internationale de recherche et d’information sur les performances sociales, environnementales et de gouvernance d’entreprises cotées en bourse.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/12/2014
https://doi.org/10.3917/pro.343.0041
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