CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’association À Plaine Vie qui marraine les Groupes d’Entraide Mutuelle (G.E.M) de Saint-Denis et d’Epinay sur Seine expérimente, en partenariat avec la Mutuelle la Mayotte, un travail d’accueil et d’accompagnement des personnes en souffrance psychique. Ce projet nommé La Trame vise à problématiser la place qu’occupent actuellement les G.E.M dans ce tissu urbain qu’est le Nord-Ouest de la Seine-Saint-Denis et à intensifier les liens entre les multiples lieux où ces personnes désormais circulent.

2 Dans une banlieue de Paris. Dans un hôpital, un café, un laboratoire cinématographique, une mairie ou dans le petit appartement d’un G.E.M. Dans la rue, dans une librairie, sur une place, dans un studio de radio, dans un squat, un centre social ou dans un service d’accompagnement. Ça circule, « tantôt sans arrêt, tantôt discontinu [1] » et ça crée des liens, de voisinages, amicaux, amoureux, professionnels. Aujourd’hui, en 2018, l’hôpital psychiatrique est devenu un lieu de passage parmi tant d’autres. On y reste 12 jours en moyenne à Saint-Denis et le chiffre est continuellement à la baisse.

3 Problème économique. Cette fonction d’accueil et de refuge que voulaient et pouvaient parfois incarner certains hôpitaux a tendance à disparaître. L’idée d’une « continuité des soins » chère à Lucien Bonnafé semble s’être heurtée à une rupture entre les champs du sanitaire (urgences, unités d’hospitalisation, CMP, hôpitaux de jour, CATTP…) et les champs du médico-social et du social (MAS, ESAT, FAM, SAVS, SAMSAH, services de tutelle, G.E.M., services d’aides à domicile...) [2] qui, dans bien des endroits, produisent désormais quasiment seuls l’accompagnement extrahospitalier. La récente création des CLSM (conseil local de santé mentale) est un exemple de tentative de réponse à ce fourmillement et à la dispersion des lieux qui tentent aujourd’hui d’accueillir les personnes en souffrance psychique.

4 Les G.E.M d’Epinay et de Saint-Denis sont parrainés par l’association À Plaine Vie créée par plusieurs femmes qui se préoccupaient déjà de l’absence de lieux d’accueil et d’accompagnement sur le Nord-Ouest de la Seine-Saint- Denis. Notre expérience de travailleurs et travailleuses dans différents G.E.M et Services d’Accompagnement à la Vie Sociale (SAVS) de ce territoire a fait le constat d’une foule de personnes à l’abandon. Accidentées, isolées, toxicomanes, alcooliques, sans papiers, délirantes, sortantes de prisons, malades psychiques,… parfois tout ça en même temps. Toutes éloignées de toute forme d’accueil, de toute forme d’accompagnement ou de participation citoyenne. Des auteurs comme Jacques Rancière et Giorgio Agamben se rejoignent pour nous décrire une époque encombrée, embarrassée par ces multiplicités sans noms, peuples sans Etats, fous, réfugiés, clandestins, SDF « en latin, proles, proletarius (…) multiple qui ne cesse de se reproduire sans loi et qui doit pour cela être exclu du consensus, exclu pour que le consensus soit [3] ».

5 Le G.E.M de Saint-Denis a cultivé dès son ouverture il y a 11 ans une tradition de créativité et d’accueil non stigmatisant liée au parti pris de l’association marraine et à la dynamique des

6 « Ateliers du non faire [4] ». Basés sur des principes d’accueil inconditionnel et de liberté de circulation, les G.E.M du territoire s’ouvrent donc à la possibilité d’accueillir des personnes parfois en crise, parfois en très grande précarité psychique et/ou sociale, qu’ils soient à la rue, avec ou sans notifications de la MDPH [5].

7 Psychiatrie dans la cité, psychiatrie dans la communauté, psychiatrie citoyenne. L’expérience de La Trame s’est ainsi fondée sur la nécessité d’interroger les conditions réelles de réalisation d’un tel programme. Nous nous situons entre les difficultés que rencontrent les services hospitaliers, de surcroît dans la précarité actuelle de la Seine-Saint-Denis, et l’émergence nouvelle de paroles et d’initiatives des personnes circulant dans ce champ, dit désormais de la santé mentale.

Désaliénisme et psychothérapie institutionnelle

8 Fin 2016, nous concluons une recherche-action de deux ans en évoquant une toile à bords ouverts… En janvier 2017 nous commençons à écrire un projet de « plateforme d’inclusion citoyenne » dans la continuité de cette première expérimentation, que nous adressons en avril à la Fondation de France et à la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie. Ce projet est devenu aujourd’hui La Trame. Si la recherche-action se basait essentiellement sur le G.E.M de Saint Denis, la conception du nouveau projet est concomitante de l’apparition de lieux dans lesquels nous allons nous inscrire : le SAVS de Stains (inauguré en juin 2016) et le G.E.M d’Epinay-sur-Seine (janvier 2017). Nous nous situons donc au cœur d’une micro- géographie où circulent les personnes avec lesquelles nous travaillons.

9 Dans ce concours de circonstances, la Trame est une tentative de transformer le hasard en occasion, de jouer avec la complicité du milieu dans lequel nous nous inscrivons en réinventant des outils adéquats. Entre le hasard et le marteau, disait Fernand Deligny [6].

Itinéraires tracés avec des adhérents du G.E.M d’Epinay.

10 Aujourd’hui nous travaillons tous les quatre à la fois dans un de ces trois lieux et à La Trame.

11 Les outils de travail de l’équipe de La Trame se trouvent à la croisée du mouvement de psychothérapie institutionnelle et de la conception désaliéniste qui imaginait dès les années 50 un projet de soin problématisant les liens des personnes en souffrance psychique avec un territoire dans son ensemble, comprenant famille, amis, logement, élus, travail, vie associative et culturelle locale. C’est donc aujourd’hui inspirés par les pratiques de François Tosquelles, Lucien Bonnafé, Jean Oury, Felix Guattari et tant d’autres que nous expérimentons ce travail de trame, de maillage en tentant de construire savoir et savoir-faire communs avec les personnes qui peuplent les G.E.M de ce territoire. Frantz Fanon et Giorgio Agamben nous aident quant à eux à penser le croisement des problématiques cliniques et politiques dans un contexte postcolonial, en particulier les questions liées à l’ostracisme qui frappe une partie de la population du 93.

Accueil et empêchement

12 Avec ces questionnements et au regard de ce que demande le nouveau cahier des charges aux G.E.M [7], La Trame s’inscrit dans le prolongement de l’activité des G.E.M. Elle souhaite étayer à la fois la possibilité d’un accueil inconditionnel et la possibilité d’un espace d’expression et de prise de responsabilité des personnes qui investissent tous ces lieux. C’est précisément autour de la nécessité de pouvoir maintenir cette ligne, cette éthique que se fonde l’activité de La Trame.

13 Du fait de ce parti pris de l’accueil inconditionnel et des particularités du territoire, ces lieux ne peuvent pas faire l’économie d’un branchement avec les dispositifs sanitaires, médico-sociaux et sociaux qui les entourent. Or pour opérer ces branchements, il faut du temps, du temps travaillé, du temps de réflexion, du temps pour se réunir, du temps pour parler avec tout le monde, du temps pour accompagner les personnes qui ne sont pas accompagnées ou plus par personne, du temps pour renouer ce qui a pu se dénouer parfois. Nous faisons d’ailleurs l’hypothèse que ce travail de tissage a notamment pu se mettre en place parce que ce territoire est traversé par un siècle de militance ouvrière, une centaine de nationalités différentes, une certaine tradition d’accueil et des systèmes de solidarité formels ou informels. Depuis que nous avons démarré ce nécessaire travail de mise en lien des lieux autour de situations individuelles ou pour organiser des événements publics, nous avons souvent trouvé accueil et portes ouvertes, que ce soit dans une mairie, un CMP, un SAVS, une université, une librairie, un cinéma ou un squat. De nombreux habitants de ce territoire semblent posséder un fort « potentiel soignant » (Bonnafé) tout comme les adhérents des G.E.M d’Epinay, de Saint-Denis, de Bondy, de Montreuil, d’Arnouville ou d’ailleurs.

14 Mais du fait de l’ambiance, de la crise ou du paroxysme, de l’inhibition aussi, ou parfois de la difficulté de la misère qui empêche d’être parmi les autres, cet accueil est parfois mis en péril. L’empêchement de cet accueil est le signe d’un symptôme de l’établissement [8].

15 Comment donc maintenir réellement la possibilité d’un accueil inconditionnel ? Des institutions doivent être créées afin de traiter cet empêchement, en pensant l’accueil non seulement comme accueil quantitatif, mais encore accueil des hétérogénéités.

16 Aujourd’hui nous faisons l’hypothèse que c’est à cet endroit que La Trame prend forme mais nous n’oublions pas non plus nos formulations plus officielles dans les demandes de subventions, car nous partons aussi de là :

17 « La Plateforme souhaite répondre aux enjeux suivants :

18

  • apporter une réponse aux besoins des personnes touchées par des troubles psychiques, qu’elles soient reconnues en situation de handicap ou non, par l’identification, l’actualisation, la communication, l’appropriation et l’accompagnement vers les différentes ressources mobilisables du territoire ;
  • accompagner et contribuer à la coordination de la prise en charge des cas les plus complexes (accès aux droits, accès aux soins) ;
  • participer à la déstigmatisation des personnes souffrant de troubles psychiques auprès du grand public en proposant des actions collectives de communication et de formation ;
  • salarier et associer des « pairs aidants » à la mise en œuvre du projet de Plateforme ».

19 On voit bien ici la multiplicité des missions que l’on se donne. Penser les conditions d’un accueil inconditionnel va de pair avec inventer de nouvelles pratiques et rendre possible l’émergence de paroles individuelles et collectives.

20 C’est dans un moment où il était pour nous important de reformuler, de déployer certains sens en vue de ce que nous tentions, où nous prenions aussi conscience de la polyglossie dont nous devions faire usage, que la « plateforme d’inclusion citoyenne » est devenue La Trame. Lors de la première assemblée avec les adhérents des G.E.M, nous avons rappelé ce qui avait été fait depuis deux ans, présenté une sorte d’état des lieux, énoncé les besoins dont on nous avait fait part au niveau des accompagnements individuels, les demandes de coups de main et les effets des actions menées dans les à-côtés des G.E.M (un atelier radio Bruits de Couloir, des débats dans le cadre des Paysages de la folie, la participation à un colloque avec les adhérents de G.E.M,…). Il était temps de se trouver un nom qui nous ressemble. Un adhérent de G.E.M a alors trouvé le nom La Trame et ce mot a eu de nombreux échos. Ainsi les gemmeurs eux-mêmes nous ont rappelé à leur façon ce que nous faisions et non sans humour, ce moment collectif du choix de nom nous a aidés à avancer. Dans la reconfiguration des relations de professionnel à non professionnel, de soignant à soigné, d’accompagnant à accompagné, il devenait nécessaire de s’inventer une grammaire ou un lexique propre.

L’invention

21 L’intitulé Trame indique bien le tissage qui a lieu depuis plusieurs mois. Quand nous inventons ces moments, bien que ce tissage soit très ancré dans le réel il y a aussi toute une part de créativité, d’imagination. Si La Trame comprend des accompagnements individuels dans lesquels les uns et les autres nous nous retrouvons pris, voire englués, il nous semble nécessaire de nous donner des temps de respiration : aussi bien par des temps collectifs que par des moments de partage de quotidienneté dans lesquels émerge une autre forme d’échange. La fabrique du quotidien, par un travail sur le rythme, sur la délimitation des espaces, et sur la qualité de l’ambiance, est une toile de fond qui va permettre aux personnes de s’aventurer dans la rencontre. De s’ouvrir au monde, de relancer leur créativité, leur demande et leur désir, entre les factures et les rêves. C’est parce que l’on fréquente une personne dans la légèreté et la joie d’un atelier radio ou d’un repas partagé qu’elle peut en même temps s’autoriser à nous demander de l’aider chez elle à s’attaquer à des punaises de lit ou à vider des sacs poubelle accumulés depuis des années.

22 Le travail de la Trame se fonde sur l’idée d’un nouage entre l’accompagnement de problématiques personnelles et la constitution de projets collectifs. Ateliers d’écriture, de radio, journal, groupes de travail, ciné-club,…. Autant de façons de rendre tangible un espace commun d’imagination que l’on s’invente dans les temps institués comme dans les interstices. Autant de points de repère et d’ancrage à partir desquels une pensée s’élabore, un quotidien se tisse, dans les allées et venues d’un lieu vers un autre. Cette circulation, ces passages, donnent forme aussi à ce que nous entendons par accueil et à la possibilité pour chacun d’être présent et d’apparaître dans le groupe.

23 Ce quotidien que nous essayons de travailler nous saute parfois aux yeux dans toute la précarité des lieux que nous animons et des situations que les personnes traversent. On a souvent la sensation que tout ça tient à un fil et que la ligne éthique que nous essayons de tenir est fragile. À l’inverse parfois quelque chose marche et nous ne savons pas forcément dire comment ni pourquoi. À propos du réseau, Deligny parle de l’inconnu du réseau : on reconnaît ses effets sans en connaître toutes les causes [9].

Notes

  • [1]
    Gilles.Deleuze, Félix.Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, éd. de Minuit, 1972, p. 7.
  • [2]
    CMP : centre médico-psychologique ; CATTP : centre d’accueil thérapeutique à temps partiel ; MAS : maison d’accueil spécialisé ; FAM : foyer d’accueil médicalisé ; SAVS : service d’accompagnement à la vie sociale ; SAMSAH : service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés.
  • [3]
    Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p .187.
  • [4]
    Cet atelier est né en 1983 à l’hôpital Maison-Blanche de Neuilly-sur-Marne (93), à l’initiative de Christian Sabas, infirmier psychiatrique, peintre et musicien. On lui confie un pavillon désaffecté dans le parc, le Pavillon 53. Il y crée un atelier de libre expression. Rien n’y est obligatoire. On peut venir philosopher, jouer de la musique, peindre... ou ne rien faire.
  • [5]
    MDPH : Maison Départementale des Personnes Handicapées. La MDPH est créée en 2005 en même temps que les G.E.M par la loi de 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
  • [6]
    Fernand Deligny, Lettres à un travailleur social, Paris, L’Arachnéen, 2017 et L’Arachnéen et autres textes, Paris, L’Arachnéen, 2008.
  • [7]
    Voir le dernier cahier des charges des G.E.M : Arrêté du 18 mars 2016 fixant le cahier des charges des G.E.M. Sur plusieurs aspects, ce cahier des charges rejoint la stratégie quinquennale de l’offre médico-sociale, volet handicap psychique publiée par le ministère de la santé en 2016 et consultable à cette adresse : http://socialsante.gouv.fr/IMG/pdf/strategie_quinquennale_de_l_evolution_de_ l_offre_medicosociale_volet_handicap_psychique
  • [8]
    Établissement renvoie à une normativité et au cortège de hiérarchies, d’empêchements d’agir et d’effets pathogènes et d’inertie qu’il génère. Institution : création collective de règles communes, d’outils, d’une organisation partagée par des groupes sujets (Guattari, Oury, Tosquelles). Selon Ginette Michaud, l’institution est une structure élaborée par la collectivité sous la forme d’un système de médiation (entre l’individu et la société) permettant l’échange inter-humain. Elle doit donc correspondre à la demande sociale du groupe qui l’a créée.
  • [9]
    Fernand Deligny écrit : « Que le réseau ne puisse se voir que de par ses effets suppose que ces effets soient perçus, vus et que, étant vus, la cause en reste inconnue » dans Lettres à un travailleur social, éd. L’Arachnéen, Paris, 2017, p.17.
Français

Le choix du mot trame prend tout son sens quand il vise à proposer un accueil inconditionnel pour les personnes en difficulté psychique dans le département de Seine-Saint-Denis. Dans le prolongement des GEM, La Trame assume une continuité entre le sanitaire, le médico-social et le social. Pour dépasser les obstacles rencontrés, la créativité s’avère indispensable. Elle permet une continuelle ouverture sur le monde. Ainsi se dessine la mise en œuvre effective d’une psychiatrie citoyenne sans méconnaître la fragilité des personnes.

Mots-clés

  • Créativité
  • groupe d’entraide
  • mutuelle
  • partenariat
  • Réseau
Clarisse Monsaingeon
Animatrice La Trame (Seine Saint-Denis).
Christophe Mugnier
Animateur La Trame (Seine Saint-Denis).
Julie Sabatier
Animatrice La Trame (Seine Saint-Denis).
Alexandre Vaillant
Animateur La Trame (Seine Saint-Denis).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/06/2018
https://doi.org/10.3917/psm.182.0037
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