CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’enchaînement des événements autour de la Corée du Nord défie l’entendement. Parmi les quelques certitudes qui existent concernant la culture stratégique des dirigeants nord-coréens – ou, plus exactement, de la dynastie Kim –, l’art de la surprise figure au premier rang. Il est au régime ce que la « dissuasion du faible au fort » a pu représenter un temps dans la doctrine nucléaire française. Canonner et négocier est d’ailleurs au cœur du léninisme depuis 1917.

2L’ouverture faite par le dictateur nord-coréen à la Corée du Sud en janvier 2018, puis aux États-Unis, après une année d’escalade dans la démonstration des programmes nucléaire et balistique, n’est donc pas surprenante au regard de cet héritage. Mais le revirement que Donald Trump a accompli depuis la dernière surprise de Kim Jong-un est plus soudain, plus radical. Et il reste extraordinairement flou à ce jour. Rien, et surtout pas le précédent de la rencontre Nixon-Mao, ne permettait d’anticiper ce qui se déroule sous nos yeux. Car la réflexion qui avait abouti à cette rencontre en 1972, puis à la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1976, avait démarré… sous l’administration Johnson au sein du département d’État : près de quinze ans plus tôt tout de même. Les explications a posteriori – à partir de l’aversion de Trump vis-à-vis des alliances coûteuses, ou d’une fascination ancienne et non conformiste pour un pays hors-la-loi – ne suffisent pas, tant le calcul stratégique s’oppose au mouvement actuel.

Le revirement de pied de Trump

3On peut faire une liste non limitative des renversements que ce tournant entraîne dans ce qui semblait constituer l’essentiel des convictions de l’administration Trump. Au tout premier rang figuraient deux éléments. Le premier était la dénonciation de tous les accords passés avec la Corée du Nord, au motif d’ailleurs assez justifié qu’étaler dans le temps leur mise en application avait, chaque fois, permis à la Corée du Nord d’empocher une mise initiale avant, d’une manière ou d’une autre, de se retirer des étapes suivantes. Tous ces accords avaient ainsi reposé sur la croyance rationnelle en un interlocuteur intéressé au bénéfice de changements plus profonds, alors que le régime choisissait avec constance de persévérer dans son être – à commencer par l’entreprise nucléaire et balistique. Le second élément était l’absence de pression suffisante sur le régime nord-coréen, y compris par la menace directe. La doctrine de « patience stratégique » de l’administration Obama était au banc des accusés, notamment pour sa faiblesse envers le parrain chinois de Pyongyang.

4A contrario, frontloading et maximal pressure semblaient les mots d’ordre de l’administration Trump, bien symbolisés par la nomination comme conseiller à la sécurité nationale de John Bolton, partisan de toujours de la manière forte dans de nombreux cas, mais particulièrement à l’endroit du régime nord-coréen. Trois expressions ont illustré cette ligne : « rapporter les ogives nucléaires à Oak Ridge (Tennessee) », comme on y avait rapporté les composants précurseurs du nucléaire libyen [1] ; promettre « le feu et la fureur » [2] si la Corée du Nord menaçait les États-Unis. Mike Pompeo, nouveau secrétaire d’État et en charge des relations avec Pyongyang, martelait pour sa part une exigence plus ancienne, déjà souscrite par la Corée du Nord mais jamais entrée dans les faits : celle d’une « dénucléarisation complète vérifiée et irréversible » (cvid).

5Or, à l’évidence, le compte n’y est pas. Tirer une conclusion positive et optimiste de l’événement relève de l’acte de foi, à partir du contenu possible des conversations parallèles entre Washington et Pyongyang. À sa manière, étonnante, Donald Trump l’admet : « Il se peut que je me présente devant vous dans six mois et que je vous dise : “Eh bien, je me suis trompé.” Enfin, je ne sais pas si je l’admettrai, mais je trouverai toujours une excuse [3]. » De la façon la plus extraordinaire, la déclaration commune Kim-Trump n’engage vraiment Kim Jong-un que sur deux points. Et tout d’abord, la « dénucléarisation complète de la péninsule coréenne », ce qui est le terme exact revendiqué par Pyongyang depuis 1992 au moins. L’autre engagement concerne la clarté à faire sur le sort des prisonniers de guerre et des disparus de la guerre de Corée : si cela rencontre certainement une aspiration américaine, l’engagement laisse en revanche de côté la question des kidnappés japonais – que Donald Trump s’était publiquement engagé à évoquer avec Kim Jong-un.

6Cependant, Donald Trump a mis sur la table trois concessions majeures. L’une est l’établissement de relations avec la République populaire démocratique de Corée, sans qu’on sache toutefois s’il s’agit d’instaurer un bureau de liaison ou une reconnaissance diplomatique. L’autre est l’octroi de « garanties de sécurité » à la Corée du Nord, ce qui revient en pratique à donner une assurance contre toute réunification de la péninsule. De fait, la Corée du Nord ne mentionne plus publiquement l’objectif de la réunification, qui fut pendant longtemps la base même de sa propagande patriotique.

7La troisième concession, faite au cours des déclarations à la presse qui ont suivi le sommet, concerne la fin des exercices militaires conjoints avec la Corée du Sud, jugés « coûteux » et « provocateurs ». Si le premier terme correspond bien à la logique de Donald Trump vis-à-vis des alliés des États-Unis, le second reprend exactement la thèse de Pyongyang. Vingt-quatre heures plus tard, le secrétaire d’État Pompeo nuançait cette concession en déclarant qu’elle était réversible. À l’évidence, un des sommets les plus médiatisés de l’histoire peut encore être entièrement remis en cause – et rien dans la biographie des deux protagonistes n’indique qu’ils hésiteraient à le faire.

La survie du régime : un syndrome de Stockholm

8On a coutume de le répéter, la Corée du Nord est le cimetière de toutes les politiques essayées successivement depuis 1990 pour contenir son entreprise nucléaire. Ces échecs en chaîne – celui des sanctions et de la gesticulation militaire comme celui des politiques successives d’engagement – ont durement marqué ceux, politiques ou experts, qui s’étaient hasardés au jeu des préconisations ou des prédictions. Deux expressions américaines résument les résultats des politiques d’engagement : « buying the same horse twice » (acheter deux fois le même cheval), ce qui fut fait en 1994 (Bill Clinton) et 2006 (George W. Bush), et « kicking the can down the road » (balancer la canette dans la rue), résumant la politique de « patience stratégique » adoptée par Barack Obama – ce dernier aurait confié lors de son entretien de transition avec Donald Trump que c’était le problème le plus épineux qu’il lui léguait. Quant aux menaces d’action armée, dans les rares occasions où elles ont été proférées par la Corée du Sud (par un ministre de la Défense en 1991, et par le gouvernement Lee Myung-bak en 2010), elles ont été sans lendemain. Quand ce sont les États-Unis qui les formulent (Trump évoque « le feu et la fureur » en août 2017), elles suscitent un rejet par la Corée du Sud. De toutes ces menaces, la plus parlante et en même temps la plus contre-productive semble avoir été, depuis les années 1960, le dispositif sud-coréen en vue d’une éventuelle « décapitation » du régime par une action ciblée. Cette menace a été brandie à nouveau en 1968, en 2011 et en 2017. Elle vise juste – le régime de Pyongyang est entièrement dépendant de sa tête. Néanmoins, dans les faits, c’est ce même régime qui a bien failli liquider les dirigeants de la République de Corée à deux reprises : attaque de la Maison Bleue (1968), attentat de Rangoon (1983). Mais la menace ainsi que le mythe fondateur selon lequel les États-Unis ont déclenché la guerre de Corée ont contribué à la poursuite par trois dirigeants successifs de la famille Kim d’un programme de dissuasion conventionnelle et nucléaire qui repose sur une frappe en premier, préventive plutôt que préemptive. La comparaison sur tous les autres plans n’a jamais, depuis l’armistice de 1953, été favorable à la Corée du Nord. Elle s’est aggravée à partir de la fin du bloc socialiste et de l’intensification par étapes des sanctions internationales contre le programme d’armes de destruction massive. Progressivement, le régime a été amené à concentrer toutes ses forces sur le scénario d’une frappe préventive dévastatrice, version nord-coréenne de la dissuasion du faible au fort [4].

9Le petit carré des avocats ou zélateurs de Pyongyang a mieux interprété la situation que des générations d’interlocuteurs de la Corée du Nord ne l’ont fait. Là où ces derniers ont toujours tablé sur une chute, une transition ou une érosion du régime, les premiers sont partis du constat d’une force et d’une volonté élémentales de la part de la famille régnante et des dirigeants nord-coréens. Certes, ces mêmes compagnons de route l’assimilent au peuple nord-coréen dans son ensemble et font l’impasse sur l’extraordinaire système de contrainte qui survit au Nord. Ils ont ainsi affublé le régime nord-coréen de tous les attributs d’un patriotisme qu’ils dénient aux gouvernements de la Corée du Sud. Chez les intellectuels et les étudiants du Sud, on trouve aussi la dénonciation de la vassalité aux États-Unis et l’admiration pour un Nord indomptable. Ces sentiments font aussi litière du déclin continu de l’économie nord-coréenne jusqu’au règne naissant de Kim Jong-un : on crie à la trahison des parrains russe et chinois, ou à l’encerclement américain, sans accepter de voir l’impasse économique d’un régime que la réforme mettait en danger. Il faut aujourd’hui confronter ces idées aux propos tenus par Kim Jong-un à son homologue sud-coréen lors de leur première rencontre en avril 2017, reconnaissant que la Corée du Nord « aurait dû adopter beaucoup plus tôt les réformes de Deng Xiaoping ».

10Mais, sans accepter de voir le déclin continu du pays, les sympathisants du Nord ont bien capté l’extraordinaire instinct de survie d’un régime identifié à une monarchie familiale et à une caste. Au fil du temps, diverses explications ont été mises en avant : prégnance du néoconfucianisme, influence même du shintoïsme en provenance du Japon, et stalinisme bien sûr. Incroyablement, l’ascension des médias sociaux en Occident, l’apparition de manipulateurs aussi talentueux que l’étaient les propagandistes des années 1930 dans la vieille Europe, l’histrionisme d’un personnage comme Donald Trump – qui n’est pas un acteur, comme Ronald Reagan ou Arnold Schwarzenegger, mais un vrai animateur d’émission de téléréalité –, tout cela normalise presque le monde pourtant surréaliste de la propagande nord-coréenne. Il n’est besoin que de comparer le court film d’anticipation sur l’avenir radieux de la Corée du Nord que Trump a montré à Kim [5] et le documentaire diffusé par la télévision nord-coréenne sur le sommet [6] pour constater qu’ils sont faits de la même eau.

11Si l’on tente de dépasser ce syndrome de Stockholm de l’ère digitale, il reste une mission impossible à deux titres pour l’observateur du très ancien programme nucléaire nord-coréen, et même pour l’analyste des stratégies américaines face à celui-ci. Dans le premier cas, il faut démontrer la rationalité [7], et même l’inévitabilité, d’un programme poursuivi par trois dirigeants successifs. Il vient de loin en effet, puisqu’il a été initié dès le milieu des années 1950. La Corée du Nord était déjà un « état du seuil » nucléaire en 1990. Elle a adopté une posture qu’on peut qualifier dès lors de « stratégie du scorpion » [8] : celui-ci ne s’en prend qu’au pied qui vient le fouler et ne peut piquer qu’une seule fois, mais il est susceptible d’infliger des dommages redoutables par rapport à sa taille. Cette stratégie défensive était la seule garantie de survie pour un régime dépassé et encerclé. Elle est restée le seul moyen d’obtenir l’attention de tous, parrains ou ennemis, quand les photos satellite nocturnes de la Corée du Nord révèlent un trou noir (à l’exception de la vitrine de Pyongyang) au milieu d’une Asie du Nord-Est ruisselant de lumières… Mais on doit tout autant démontrer pourquoi Kim Jong-un, parvenu à la réalité d’un État nucléaire, choisirait soudain d’y renoncer face aux déclarations américaines les plus brutales depuis la fin de la guerre de Corée.

12Et de l’autre côté, il faut expliquer comment un président américain qui critique (à juste titre) les insuffisances du Plan d’action global commun (Joint Comprehensive Plan of Action – jcpoa) de 2015 et dispose de l’interminable liste des accords avortés avec la Corée du Nord, ou violés par celle-ci, peut faire passer la confiance avant la vérification : aucun engagement précis n’a en effet été pris de façon visible par la Corée du Nord. Bien sûr, l’interprétation psychologique est possible. Dépasser ses prédécesseurs et en particulier résoudre un problème que Barack Obama lui a présenté comme insoluble, démontrer à l’électorat américain avant les élections de mi-mandat de novembre 2018 que Donald Trump écarte la menace des missiles nord-coréens sur le territoire américain, c’est confirmer à l’intention de son socle électoral que les prédictions pessimistes des experts et le consensus des élites contre lui n’avaient aucun fondement.

13Essayons pourtant, en prenant le parti pris de la rationalité, un parti pris qui ne va plus de soi pour les États-Unis comme pour la Corée du Nord, de tenter de formuler des explications.

Les atouts de Kim

14Pour Kim Jong-un, il y a une conjonction de facteurs. Le dirigeant nord-coréen dispose désormais de façon démontrée des composantes d’une force nucléaire et balistique – y compris les ogives thermonucléaires, les missiles intercontinentaux d’une précision devenue remarquable, sans parler du premier essai à partir d’une plateforme stationnaire d’un missile susceptible d’être lancé par un sous-marin. Mais il n’a pas fait la démonstration de sa capacité à placer les têtes sur des fusées et à les faire survivre à un lancement, surtout à la rentrée dans l’atmosphère. Le doute existe d’autant plus que la dernière menace d’essai nucléaire proférée par le régime était celle d’un essai en haute atmosphère – évitant, précisément, l’épreuve de la rentrée complète. Un test en grandeur réelle et à basse altitude apporterait la preuve de la survivabilité. L’un comme l’autre constitueraient une provocation d’un autre ordre que les essais souterrains auxquels Pyongyang a procédé ; au demeurant, personne ne souhaite pousser la Corée du Nord à franchir cette étape. C’est donc le moment où le programme nord-coréen a atteint sa plus haute valeur d’échange. Au-delà de ce point, les risques augmentent de façon exponentielle.

15Pourquoi cependant Kim Jong-un voudrait-il monnayer ou échanger ce qui est apparu comme la garantie ultime de survie de son régime ? D’abord, rien ne dit que ce serait un abandon complet ni surtout rapide, et la complexité même d’une dénucléarisation vérifiée suggère qu’il y faudrait des années et peut-être même plus d’une décennie. Aucun État nucléaire n’a jamais été désarmé, et le seul cas approchant cette hypothèse est celui de l’Afrique du Sud. Au sein d’un pays dont le gouvernement avait changé mais dont le degré d’ouverture n’avait aucune relation avec l’opacité de la société nord-coréenne, il a fallu des années pour aller au terme de la vérification. Encore cela ne concerne-t-il pas la question des ressources humaines. En activité et imparfaitement contrôlés, scientifiques et ingénieurs conservent la capacité de recréer un programme.

16Ensuite, quoique efficace contre les voisins immédiats (Corée du Sud, Japon), la dissuasion nord-coréenne comporte des inconvénients grandissants et fait face à des capacités de réplique dont l’emploi est plus crédible qu’un échange terrifiant de frappes nucléaires. En l’état actuel, le Pentagone dispose, entre ses navires déployés dans le Pacifique et son aviation au Japon, en Corée du Sud, à Guam ou à Hawai, ou même depuis le continent américain, d’environ cinq mille missiles de croisière immédiatement utilisables. Même conventionnels, ces missiles garantissent la destruction rapide de rampes de lancement, notamment s’agissant de missiles à carburant liquide qui nécessitent un certain délai avant la mise à feu. Couplés à des bombes antibunkers, les missiles de croisière peuvent, dans des proportions certes moins certaines, anéantir rapidement une grande proportion de l’artillerie conventionnelle déployée contre Séoul. L’administration Trump a de plus réintégré dans sa doctrine nucléaire l’emploi d’ogives nucléaires à faible rendement. Cette évolution dangereuse – car l’élimination des armes nucléaires tactiques a correspondu à une volonté d’élever le seuil d’emploi pour rendre celui-ci moins probable – rend possible un affrontement qui serait, du côté américain, en dessous de l’apocalypse nucléaire. Si cette hypothèse est politiquement peu tenable, elle constitue pourtant une forme de riposte qui éviterait de choisir entre le tout ou rien. Sans même considérer l’efficacité, peu démontrée, de boucliers antimissiles par les États-Unis et leurs alliés en Asie orientale, il se peut que l’arsenal nord-coréen soit obsolète avant d’être déployé. Seule une capacité de frappe en second – à partir d’un sous-marin par exemple – redonnerait un espace stratégique à la dissuasion de Pyongyang. Le programme existe bien, comme en Iran d’ailleurs, mais il exige un nouvel effort financier et technologique.

17Quant aux inconvénients, ils résident évidemment dans le maintien indéfini de sanctions de plus en plus contraignantes. Il faut certes rester prudent dans ce domaine. D’une part, ni la Chine ni la Russie n’ont complètement respecté leurs engagements vis-à-vis des sanctions qui leur ont été infligées, et d’autres pays – Malaisie, certains États africains, européens même pour la main-d’œuvre – ont conservé des liens commerciaux avec Pyongyang. La Chine a toutefois durci son attitude en 2017. Dans ces conditions, l’opiniâtreté nord-coréenne place davantage encore le régime à la merci de la Chine et devient plus que jamais une monnaie d’échange possible entre la Chine et les États-Unis. Le lien fait explicitement par Donald Trump entre l’attitude de la Chine à l’égard de la Corée du Nord et les négociations commerciales sino-américaines ne peut qu’inquiéter Kim Jong-un, car celui-ci sait que son régime n’est pas au cœur des intérêts chinois. Dans ce contexte, l’annonce trois jours après le sommet de Singapour de la mise en application de surtaxes douanières sur 50 milliards de dollars d’exportations chinoises constitue aussi une pression indirecte.

18Mieux, en surjouant depuis janvier 2018 l’ouverture à la Corée du Sud (qu’il a semblé mépriser tout au long de l’année 2017…), puis en utilisant celle-ci, et non la Chine, pour approcher les États-Unis, Kim Jong-un a réussi, sinon à marginaliser la Chine, du moins à l’inquiéter. Il s’agit d’une autonomie diplomatique de la Corée du Nord. Ce ne peut être un renversement d’alliance : la nature même du régime, qui a tout à craindre d’un prolongement politique de l’ouverture économique, l’intensité de ses échanges avec la Chine et sa position géographique le rendent impossible à court terme. À plus long terme, le Viêt Nam comme la Birmanie ont réussi au moins à limiter l’influence politique directe de la Chine, sans pouvoir rejeter cette dernière. Deux présidents sud-coréens successifs – le progressiste Roh Moo-hyun et le conservateur Lee Myung-bak – ont souhaité instaurer un jeu d’équilibre et même un jeu de bascule entre le Japon et la Chine. Kim Jong-un (dont la propagande continue à attaquer quotidiennement le Japon) a, pour sa part, entamé un jeu entre la Chine et les États-Unis. D’emblée, l’administration Trump s’inquiète de la levée informelle des sanctions par la Chine, laquelle voit certainement dans cette levée un moyen de reprendre l’ascendant sur Kim Jong-un. Ce jeu d’équilibre n’est pas dissimulé : la propagande nord-coréenne n’a nullement caché, y compris à sa population, le Boeing 747 d’Air China qui a transporté le « Cher Dirigeant » vers Singapour.

19Du côté de Donald Trump, en dehors des motifs d’orgueil et d’une vieille passion pour le nucléaire nord-coréen, il est probable que la motivation la plus ancienne date de l’époque formatrice du jeune Donald Trump – et de certains de ses conseillers commerciaux. Il s’agit du début des années 1980, quand le Japan bashing commercial trouvait sa limite dans les contraintes de l’alliance nippo-américaine. Faire payer le Japon pour sa défense était alors un thème de compromis, effectivement appliqué, qui a plus tard été étendu à la Corée. Aujourd’hui, si Donald Trump parvient à éliminer toute menace nucléaire et balistique sur les États-Unis, il laisse les alliés de la région devant leur propre fardeau de défense et met son pays en bien meilleure position dans les négociations commerciales et économiques. L’ouverture à la Corée du Nord et la probabilité d’un accord très incomplet, et en tout cas très lent à mettre en œuvre, permettraient un désengagement partiel des États-Unis en Asie du Nord-Est. Le projet est cohérent avec les déclarations enjoignant à l’Europe de mieux financer sa propre défense et avec la volonté de retirer les troupes américaines du Proche-Orient. C’est avant tout l’allégement du fardeau international porté par les États-Unis que Donald Trump poursuit.

Notes

  • [1]
    John Bolton, cité par « Trump Should Insist on Libya-Style Denuclearization for North Korea : Bolton », Reuters.com, 23 mars 2018.
  • [2]
    « Remarks by President Trump Before a Briefing on the Opioid Crisis », WhiteHouse.gov, 8 août 2017.
  • [3]
    Conférence de presse de Donald Trump à Singapour, 12 juin 2018.
  • [4]
    Léonie Allard, Mathieu Duchâtel et François Godement, « Pre-empting Defeat : In Search of North Korea’s Nuclear Doctrine », ecfr.eu, novembre 2017.
  • [5]
    « Trump’s Hollywood-Style Movie Trailer He Showed to Kim Jong-un at Summit », Youtube.com, 12 juin 2018.
  • [6]
    « KCTV Documentary on Kim Jong-un’s Trip to Singapore », Youtube.com, 14 juin 2018.
  • [7]
    Cf. François Godement, « La Corée du Nord, acteur rationnel en Asie du Nord-Est », in Sophie Boisseau du Rocher et id. (dir.), Asie, 2006-2007 : entre attente et pragmatisme, Paris, La Documentation française, 2006, p. 33-49.
  • [8]
    François Godement, « Corée : la guerre froide est-elle finie ? », Politique étrangère, vol. 57, n° 3, 1992, p. 599.
Français

Partie de poker ou jeu de dupes, les mots manquent pour qualifier l’enchaînement rapide de contacts qui a mené au sommet Kim-Trump de Singapour en juin 2018 et à la reprise d’une négociation active menée pour l’essentiel par le secrétaire d’État américain à Pyongyang. Les paris stratégiques de chacun des protagonistes – avec en toile de fond le souci probable de Kim Jong-un d’échapper à une mainmise chinoise complète, et celui de Donald Trump de limiter l’engagement futur des États-Unis dans un conflit sur la péninsule coréenne – constituent les principales, et peut-être les seules raisons d’espérer une véritable avancée.

François Godement
François Godement, directeur du programme Asie du Conseil européen pour les relations internationales (ecfr), chercheur non résident au Carnegie Endowment for International Peace (Washington), consultant extérieur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français. Il a publié, entre autres, Dragon de feu, dragon de papier : l’Asie a-t-elle un avenir ? (Flammarion, 1998) et Que veut la Chine ? De Mao au capitalisme (Odile Jacob, 2012).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/01/2019
https://doi.org/10.3917/pouv.167.0045
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