CAIRN.INFO : Matières à réflexion
linkThis article is available in English on Cairn International and in Spanish on Cairn Mundo
« Tous les grands événements historiques se répètent : la première fois en comédie, la seconde fois en tragédie. »
Karl Marx [1]

1Malgré les protestations obstinées des traditionalistes et de quelques historiens, la multiplication de néologismes très (et même excessivement) populaires tels que fake news (infos truquées), « post-vérité », « désintox » (fact-checking), signale l’incapacité du vocabulaire existant à décrire un monde social en pleine transformation. Ces trois termes en particulier renvoient aux anxiétés produites par le bouleversement épistémique et la perte de confiance liés aux nouvelles technologies et pratiques de communication intégrées à l’environnement politique et économique. Dans ce qui suit, je vais brièvement examiner le premier terme tout en faisant souvent allusion au deuxième et en introduisant le troisième. Si les exemples proposés viennent surtout des États-Unis, je présenterai aussi des cas français similaires dans une révision transatlantique de la célèbre maxime de Metternich « Quand la France éternue, toute l’Europe s’enrhume ». Ce sont les États-Unis aujourd’hui qui éternuent (à vous de décider qui s’enrhume).

Fake news : d’où vient le terme, d’où vient le phénomène ?

2Que signifie fake news ? Beaucoup de choses apparemment, allant des émissions humoristiques d’information aux programmes satiriques ou parodiques, des reportages mélangeant le vrai et le faux dans le but de tromper aux récits inventés qui n’ont pratiquement aucun fondement dans la réalité. En outre, les définitions ou les critères permettant de distinguer les fake news des informations journalistiques varient et peuvent comprendre les éléments suivants : un mélange d’informations factices, telles que la satire et la parodie, en général accompagnées d’une mention spécifiant qu’elles sont truquées. La plupart des dictionnaires n’ont pas encore d’entrée pour fake news. Ce n’est cependant pas le cas du Cambridge Dictionary, qui donne la définition suivante : « Des histoires fausses qui ont l’apparence de nouvelles, disséminées sur internet ou utilisant d’autres médias, et créées soit pour influencer les opinions politiques, soit en tant que blagues [2]. » Partons de cette définition pour explorer les défis épistémologiques que les chercheurs doivent relever afin d’éviter de produire un savoir chimérique à propos des fake news.

La première fois comme farce : le « Daily Show »

3Il peut être judicieux de commencer par l’histoire. Depuis 1999 au moins, le terme fake news a été utilisé dans un sens très large par un programme américain satirique d’information animé par Jon Stewart et qui se présentait ouvertement et ironiquement comme basé sur des « infos truquées ». Ce programme était « truqué » dans le sens où il imitait parfois le style des programmes relayant des « vraies nouvelles » ; il y avait des flashs d’information, et des journalistes étaient envoyés pour couvrir des événements ou invités à commenter l’actualité dans le studio. Mais il n’était pas entièrement truqué, si ce terme signifie inventé de toutes pièces. Au contraire, il offrait (et offre toujours avec son nouvel animateur, Trevor Noah) des analyses de l’actualité d’un humour dévastateur, majoritairement à partir d’un point de vue de gauche. On a donc là affaire à une critique médiatique qui opère grâce à l’humour et la parodie [3].

4Les auteurs qui ont aidé Stewart à transformer le « Daily Show » en 1999 venaient du journal satirique « truqué » The Onion, une publication qui, aujourd’hui encore, est citée comme une source d’information problématique pour les lecteurs, qui ont du mal à faire la différence entre ses articles à l’aspect « officiel », passe-partout, et ceux du journalisme traditionnel légitime. Il n’existe pas d’étude qui reconstruise de façon empirique l’apparition de fake news ainsi que celle des programmes humoristiques comme le Daily Show ou des journaux satiriques tels que The Onion. Mais une recherche sur Google (en utilisant les paramètres de confidentialité afin de masquer l’origine de la recherche et d’éviter les résultats personnalisés) n’a donné aucun résultat dans les vingt premières réponses qui recoure au terme fake news dans le sens associé au « Daily Show », avant 1999. Le terme semble avoir été très peu utilisé avant cette date (un peu plus de cent articles dans les principaux journaux anglophones entre 1990 et 1998, juste avant le lancement des fake news du « Daily Show ») [4]. Ceux qui utilisent le terme font en général référence à un canular (quelque chose qui ne s’est pas passé mais est présenté comme un fait réel) qui a trompé la presse traditionnelle et / ou les journaux télévisés et leurs lecteurs / téléspectateurs ; ou alors à un gag perpétré par les médias pour berner ou distraire leurs auditeurs (comme la célèbre émission d’Orson Welles « War of the Worlds », en 1938). Entre 1999 et 2007 (pour s’en tenir à une période de huit ans), le nombre d’articles concernés passe à plus de mille sept cents, la plupart citant le « Daily Show ». Entre 2008 et 2012 : mille huit cents articles ; de 2013 à 2015 : mille six cents ; de 2016 à 2017 : deux mille et plus. À partir de 2016, le terme semble renvoyer exclusivement à des histoires complètement inventées, ou très trompeuses, publiées en ligne.

De la comédie à la tragédie

5Si les fake news dans leur acception humoristique existent encore de façon résiduelle aujourd’hui, un nouveau sens de ce terme s’est imposé. Avec le développement d’internet, les évolutions majeures du journalisme (qualité de la production, main-d’œuvre, audience) et la propension des communicants professionnels et amateurs à s’adapter au nouvel environnement de l’information et de la communication, on peut dire que le phénomène des fake news a pris un aspect plus tragique [5].

6Une fois encore, que signifiait et que signifie aujourd’hui le terme fake news ? Le contenu des définitions tourne autour de l’intention de tromper, du degré de correspondance avec les faits et du style de la présentation. Un rapport publié par l’institut Reuters en 2017 note que « les définitions des fake news posent beaucoup de problèmes et [que] les personnes interrogées mélangent fréquemment trois catégories : (1) des informations “inventées” pour gagner de l’argent ou discréditer autrui ; (2) des informations qui ont un fondement mais sont présentées sous un certain angle afin de servir un objectif particulier ; (3) des informations qui mettent les gens mal à l’aise ou avec lesquelles ceux-ci ne sont pas d’accord [6] ». Pour sa part, l’Oxford Institute for the Study of Computational Propaganda définit les fake news comme « des informations fallacieuses, trompeuses ou incorrectes, prétendant être de réelles informations concernant la politique, l’économie ou la culture [7] ». Edson Tandoc et ses collègues pensent que la notion de fake news implique l’intention de tromper ; ils notent la présence résiduelle des fake news dans la satire et la parodie mais soulignent qu’elles se distinguent alors d’autres contenus définis comme fake news car elles présentent des clauses de non-responsabilité (même si c’est simplement dans un titre, comme on peut le voir en consultant The Onion) [8]. Alors que la notion de fake news renvoie de plus en plus à un contenu complètement faux ou inventé, il existe encore des fake news parodiques, mais celles-ci posent désormais un problème : les usagers des réseaux sociaux (et, à l’occasion, les politiciens) se méprennent en les considérant issues d’un travail de journaliste professionnel [9].

7Cependant, un autre problème dans la définition des fake news vient du fait qu’on leur attribue l’intention de tromper à des fins politiques. Il semble que, dans leur modèle commercial, certains producteurs de fake news ont l’intention de tromper seulement pour gagner de l’argent, grâce à l’attention que reçoivent les fake news et leur circulation, qui ont des effets politiques involontaires (provoquant des croyances et des méprises, qui ont une influence sur l’élaboration des programmes). Les fake news sont ensuite utilisées par des stratèges partisans qui espèrent voir la désinformation se propager (et qui ne tirent aucun intérêt des profits pécuniaires réalisés par ceux qui les produisent). Par ailleurs, il existe des producteurs de fake news qui dès le départ ont l’intention de tromper à des fins politiques (et non pour gagner de l’argent). Mais il y aura quand même de l’argent à gagner pour les médias (et pas seulement pour les adolescents de Macédoine discutés plus loin [10]) qui les jugent dignes d’être publiées, espérant attirer un auditoire fasciné. Ce dernier point est tout à fait évident quand on songe aux propos du pdg de la vénérable chaîne d’information américaine cbs News s’agissant de la popularité de Donald Trump et de sa candidature fondée sur le bombardement incessant de rumeurs et de fake news : « Ce n’est peut-être pas bon pour l’Amérique, mais c’est très bon pour cbs[11]. » On peut donc dire que les fake news découlent de deux types d’intérêts différents qui s’entremêlent : fins économiques / effets politiques et fins politiques / effets économiques.

Si ça ressemble à un canard et si ça fait « coin coin »…

8Peut-on donc définir les fake news simplement comme provenant de l’intention de tromper ? Est-ce que, dans leur présentation, elles doivent ressembler aux informations élaborées par le journalisme professionnel (style d’écriture, mise en page des articles ou format des émissions) ? Le terme peut bien se traduire par « nouvelles truquées », pas par « romans truqués » ou « lettres d’amour truquées ». L’Oxford English Dictionary explique que « nouvelles » dérive du latin nova (des choses nouvelles). Dès 1400, on pouvait retrouver l’usage actuel du terme : « Le récit ou le compte rendu de faits et d’événements récents (particulièrement importants ou intéressants) transmis comme une nouvelle information ; de nouveaux événements qui sont le sujet de comptes rendus ou de discussions ; des annonces. » Au début du xviiie siècle, l’expression « les nouvelles » ajoutait à la définition précédente le mode de diffusion sous la forme de journaux et, à partir de 1920, d’émissions de radio (et de télévision plusieurs décennies plus tard). Dans ce sens, fake news signifie « nouveau fait ou événement » – et souvent « nouveau » fait référence à quelque chose jusqu’alors caché de façon compromettante (le prétendu financement de la campagne d’Emmanuel Macron par les Saoudiens, le faux certificat de naissance de Barack Obama). À l’époque du « journalisme citoyen », le style ou la forme de présentation des fake news peuvent être assez basiques, aussi basiques que cette phrase. Ou ils peuvent être semblables à ceux des médias de haute qualité comme le New York Times, Le Monde, cnn. Dans la mesure où la forme basique des fake news – fausses déclarations présentées comme des informations dignes d’être publiées – passe des écrits amateurs à ceux du journalisme professionnel traditionnel, ou vice versa, cela n’a peut-être pas grand sens d’insister sur le fait que seule la version plus policée compte. Cependant, le fait que les fake news imitent parfois le style du journalisme traditionnel est important pour comprendre comment elles établissent leur crédibilité auprès de certains auditoires, ce qui va parfois jusqu’à la forme que prend l’adresse internet, qui est souvent choisie afin de ressembler à celle d’un site d’information : abcNews.com.co, TheNewYorkEvening.com ou WorldNewsReport.com[12].

9Ce ne sont pas seulement les consommateurs d’information malchanceux qui deviennent la proie des fake news. Parfois, les journalistes traditionnels ont produit des fake news ayant influencé l’évolution d’événements « réels ». Le cas le plus célèbre est celui de l’échange entre le magnat William Randolph Hearst et son correspondant à Cuba à la veille de la guerre hispano-américaine, en 1898. Au correspondant qui annonçait : « Tout est tranquille. Il n’y a pas de problème ici. Il n’y aura pas de guerre », Hearst répondit : « Fournissez-moi les photos, je vous fournirai la guerre. » Selon une pratique courante à l’époque de la presse à sensation, Hearst força aussi ses correspondants à « inventer » des histoires à propos de soldats espagnols commettant des atrocités à Cuba et du danger qui menaçait les Américains là-bas [13].

10Le journalisme professionnel est lui-même à la fois la victime et le complice de nombreux cas de diffusion stratégique de fake news. Dans le passé, c’étaient avant tout les autorités qui manipulaient les organes de presse pour leur faire publier des fake news fabriquées par le gouvernement, les cas les plus graves étant ceux qui ont justifié la guerre : le torpillage du Lusitania, en 1915, et l’incident du golfe du Tonkin, en 1964, sont sans doute les plus connus. De nos jours, le recyclage des supercheries et des mensonges des gouvernements par le journalisme professionnel est presque monnaie courante.

11Néanmoins, il est désormais clair que des citoyens, peut-être soutenus par des acteurs politiques plus puissants qui voient là l’opportunité de les exploiter, peuvent tromper des millions de leurs concitoyens et même certains journalistes établis. Les temps ont changé. Un des exemples les plus célèbres vient du groupe militant du brouillage culturel The Yes Men, dont l’un des membres s’est fait passer sur la bbc pour un porte-parole de Dow Chemical, présentant des excuses et promettant de payer une indemnité aux victimes de la catastrophe provoquée à Bhopal par ce géant américain de l’agrochimie [14]. Plus fréquemment, des organes de presse comme le New York Times sont obligés de publier des démentis et d’apporter des corrections après avoir publié des articles à partir de canulars sur Twitter, à l’instar de celui-ci : « À cause d’une erreur de la rédaction, une version antérieure de cet article attribuait de façon incorrecte une déclaration sur Twitter au gouvernement de Corée du Nord. Le gouvernement nord-coréen n’a pas dénigré un exercice militaire conjoint entre les États-Unis et la Corée du Sud parce qu’il démontrerait “une ignorance totale de la science balistique”. Cette déclaration venait de dprk News Service, un compte Twitter parodique [15]. » Un autre exemple, qui concerne encore une fois le New York Times, touche le cœur même du journalisme professionnel. Fin juillet 2012, Nick Benton, journaliste spécialisé dans les questions de technologie, retweeta un canular publié dans une rubrique du quotidien américain par son collègue Bill Keeler, qui défendait WikiLeaks [16]. Les sympathisants de WikiLeaks avaient en fait fabriqué cette rubrique de façon très réaliste, bernant ainsi des millions de personnes sans doute, y compris d’autres journalistes. De même, en France, qui peut oublier le canular de l’été 2004, d’après lequel « une jeune femme de 23 ans avait déclaré s’être fait agresser » dans le rer d ? Selon l’afp, les assaillants « agressent une femme et lui dessinent des croix gammées sur le ventre ». Selon des « sources policières », « les six agresseurs, d’origine maghrébine et armés de couteaux, ont coupé les cheveux de la jeune femme, avant de dessiner au feutre noir trois croix gammées sur son ventre ». Durant les vingt-quatre heures suivantes, la France sembla scandalisée par cet « événement », qui donna même lieu à une dénonciation publique du président Chirac [17]. Mais un problème vint interrompre ce tourbillon d’indignations : il s’agissait en fait d’une fake news.

Entracte : le consommateur a toujours raison

12Nous pouvons maintenant revenir à la question de la définition des fake news et nous demander pourquoi et comment les gens y sont confrontés. Au lieu de s’intéresser à des définitions normatives des informations réelles et des informations truquées afin de les différencier, il peut être judicieux d’examiner la manière dont les consommateurs d’informations définissent ces dernières.

13On peut raisonnablement penser que, lorsque quelqu’un déclare : « Cela paraît être une vraie information », il veut dire que le contenu semble similaire à ce qu’il attend en général de ce qui est produit par le journalisme professionnel. Cependant, selon les gens, le sens de ce qui est appelé « information » change. Selon l’étude internationale de l’institut Reuters sur l’usage des informations numérisées en 2016, environ 70 % des Américains s’informent (dans quelle proportion ?) en ligne, et près de la moitié sur les réseaux sociaux, un pourcentage bien plus élevé pour les enfants du millénaire, d’après le Pew Research Center ; en comparaison, environ 40 % des Français ont recours aux réseaux sociaux pour se tenir informés [18]. Et le plus populaire de ces derniers est Facebook.

14Mais un aspect intéressant de la méthodologie de certaines de ces enquêtes sur la consommation d’informations est qu’elles ne définissent pas le terme « information ». Elles partent du principe qu’il s’agit de quelque chose d’acquis, que tout le monde se sert de la même acception, ce qui peut entraîner différentes définitions implicites et des résultats biaisés. Une des études qui ont le plus tenté de donner une définition est celle du Pew Research Center basé aux États-Unis, qui, en 2017, demanda aux personnes interrogées si elles obtenaient des informations « souvent » ou « parfois » en ligne. Ensuite, et c’est important, cette étude poussa plus avant pour connaître les sources et réalisa que 75 % des personnes interrogées obtenaient leurs informations à partir de « nouveaux organes de presse », alors que les autres les obtenaient auprès d’amis ou de leurs familles. L’enquête ne définit pas les « nouveaux organes de presse », mais on peut imaginer que cela recouvre un spectre assez large allant de cnn à Breitbart.com ou DailyKos.com (dans le cas français, les exemples pourraient aller de tf1 et du Monde à FdeSouche.com et SalonBeige.fr), de même que des sites internet souvent considérés comme présentant des fake news ou fournissant fréquemment des fake news définies de façon normative, tels que ceux créés durant la campagne présidentielle américaine (« Trump Force One », « One Nation under God », « Hillary Clinton Revolution ») [19]. Nous avons besoin de données plus spécifiques pour savoir ce que « les informations » signifient pour les gens, et pas seulement pour savoir où ils se les procurent. Ce qui pourra aussi nous aider à mieux comprendre la dynamique des fake news.

15Étant donné tous ces exemples et définitions concurrentes des fake news, il convient peut-être de considérer ces dernières comme relevant d’un certain type de désinformation, similaire à la propagande traditionnellement associée à l’État ou au gouvernement. Les fake news s’inscrivent dans un phénomène historique et culturel communément désigné par le terme de post-vérité et présentant toutes sortes d’options agressives dans leur répertoire (certains préféreront parler de leurs « armes » dans un « arsenal » constitué en vue de mener une « guerre de l’information »), incluant différentes « bombes » communicationnelles (des bombes à rumeurs, des bombes Google, des bombes Twitter). En dépit d’une conceptualisation insaisissable, les fake news peuvent être vues utilement tel un portail donnant accès à d’importants débats concernant les défis épistémiques et en matière de confiance posés à la vie politique contemporaine (et à la vie sociale en général).

16Pour la présente discussion, je considère les fake news comme des informations dont on peut démontrer que la ou les principales allégations sont fausses ou impossibles à prouver. Par exemple, il pourrait s’agir d’une information sur la malhonnêteté et les inexactitudes répétées de Donald Trump (ce sont des faits), mais qui insisterait sur une affirmation qu’il n’a jamais faite (fake news). Ou encore d’articles et d’émissions de bonne facture, imitant dans leur style et leur présentation les aspects formels du journalisme traditionnel. Mais il pourrait aussi s’agir d’allégations provenant d’un journalisme citoyen amateur, telles que : des articles sur des chefs d’État présentant des certificats de naissance truqués grâce à Photoshop (Obama) ou de faux documents sur leur patrimoine (Macron) ; des cartes « prouvant » que les armes de destruction massive de Saddam Hussein ont été déplacées en Syrie ; et de bonnes vieilles rumeurs politiques largement diffusées dans l’intention évidente de miner la crédibilité d’un adversaire, d’influencer les perceptions des citoyens ou d’encombrer le débat public. (Et l’on pense ici au cas français : le programme « abcd de l’égalité » a-t-il réellement imposé l’enseignement d’une théorie du genre radicale et de l’éducation sexuelle – recourant à des cours de masturbation – aux enfants, de la maternelle au lycée ? Débattons-en [20].)

D’où viennent les fake news ?

17Les origines ou causes présumées des fake news, comme celles de la post-vérité en général, sont fréquemment les organes d’information et internet. Cependant, depuis la publication de rapports concernant les publicités russes sur Facebook [21], on commence à prêter plus d’attention aux algorithmes et aux modèles commerciaux. Très peu de théories, si ce n’est aucune, s’intéressent aux acteurs ou communicants politiques eux-mêmes. Très peu aussi osent avancer que la culture plus large de promotion du capitalisme néolibéral puisse avoir quelque responsabilité dans l’apparition du phénomène des fake news.

Origines techniques, financières et politiques de l’attention portée aux fake news

18Comment se fait-il qu’un si grand nombre de personnes prennent connaissance de fake news ? Peut-être pour la même raison que certaines personnes achètent des produits ou ont recours à des entreprises qui sont très bien cotés sur des sites dont le classement est réalisé en fonction des critiques des internautes (par exemple Yelp, Amazon, Facebook).

19C’est là l’importante relation algorithmique entre les bots[22] et les fake news. Ces dernières ne risquent guère d’attirer l’attention si elles ne créent pas une vague (truquée) de popularité, une tendance. Elles peuvent ensuite, par exemple, entrer dans le flux de mises à jour de Facebook relatif aux messages populaires au sein de votre réseau. Bien sûr, il faut qu’un de vos « amis » en ait déjà pris connaissance. Récemment, Bustle.com a publié un article sur des distributeurs automatiques installés dans certains centres commerciaux de Moscou qui vous permettent, pour 0,89 dollar, d’acheter cent faux « likes » concernant un message posté sur les réseaux sociaux et, pour 1,77 dollar, d’acquérir cent nouveaux abonnés (followers) [23]. Ce n’est qu’un début. On peut acheter des milliers de bot-followers sur Twitter et Facebook pour le prix d’un café, sans parler des « fermes de clicks » financées par la Chine et la Russie, et qui ont été découvertes dans des pays comme la Thaïlande [24].

20Un cas sans doute mieux connu est celui des adolescents macédoniens qui travaillaient apparemment pour le gouvernement russe et qui ont diffusé des fake news sur les candidats à l’élection présidentielle américaine de 2016. Cet exemple démontre comment les stratèges politiques exploitent les acteurs économiques. Selon la bbc, beaucoup de fake news pro-Trump / anti-Clinton « provenaient d’une petite ville de Macédoine où des jeunes gens les utilisaient comme un moyen de devenir riches, payant Facebook pour promouvoir leurs messages et engrangeant les bénéfices induits par le nombre très élevé de visites sur leurs sites [25] ».

21À propos de ce modèle commercial de fake news exploitable politiquement, Craig Silverman dit que les principaux moteurs de recherche, réseaux de publicité (tels que Google Ads) et plateformes de réseaux sociaux ont aidé à attirer l’attention sur les fake news et à les disséminer, en jouant les intermédiaires entre les agences de publicité et les producteurs de reportages basés sur des fake news, et en finançant ces derniers : « Plus de soixante sites Web qui publient des fake news tirent des revenus de réseaux de publicité, et la plupart d’entre eux travaillent avec des réseaux majeurs tels que Revcontent, Google AdSense et Content.ad. » Une autre étude dit avoir « trouvé plusieurs cas où des sites de fake news ont été chassés d’une plateforme et sont simplement passés sur une autre pour continuer à gagner de l’argent », avant de conclure que « l’industrie de la publicité numérisée » est économiquement solidaire « des fake news et de la fraude dans son écosystème » [26]. On peut se demander s’il est possible que de puissantes entreprises telles que Google, Facebook, Twitter (les médias par lesquels passent de plus en plus l’information, la désinformation et les débats politiques) s’autorégulent et s’autodisciplinent vis-à-vis des fake news. Tout comme il existe des agents économiques qui produisent des fake news ayant des effets politiques, il existe des agents politiques qui produisent des fake news ayant des effets politiques et économiques.

La politique demokadic et les fake news

22Des motivations politiques claires sont à l’origine de la production et / ou de l’exploitation stratégique des fake news, et des raisons claires expliquent que certaines gens y soient sensibles. L’analyse de ces causes ne porte pas assez sur les pratiques qui sont celles d’une politique antidémocratique de plus en plus influencée par la communication – plus précisément la demokadic, du grec demos (peuple) et kados (haine) [27].

23Comme je l’ai noté dans mes recherches depuis 2005, la communication politique professionnelle tente de plus en plus systématiquement de manipuler les organes d’information et l’opinion publique grâce aux fake news. Si, depuis toujours, les journalistes et les gouvernements ont colporté celles-ci de façon stratégique (événements inventés ou versions extrêmement trompeuses de ceux-ci), et même si l’on en entend rarement parler dans les débats contemporains autour des fake news, les conseillers en relations publiques travaillent de plus en plus avec des acteurs politiques disposant d’importantes ressources (argent, pouvoir institutionnel et capital social) pour façonner la réalité en vue d’atteindre des buts stratégiques. On attribue à Edward Bernays, le père de la propagande politique institutionnelle et de l’industrie des relations publiques, l’invention du « pseudo-événement » – l’organisation des informations par la promotion d’un événement futur afin d’attirer l’attention des médias et d’en faire ainsi une information [28].

24Bernays est le précurseur des créateurs de réalité contemporains. Il déclarait en 1922 : « Le conseiller en relations publiques non seulement sait ce qu’est la valeur d’une information, mais, le sachant, il est dans une position qui lui permet de rendre l’information réelle. Il est le créateur des événements [29]. » Bernays a exercé son activité dans le secteur commercial et dans le domaine politique ; il s’est, au sein de ce dernier, occupé de la réputation de certains présidents américains et a également apporté son aide à la cia dans l’organisation du coup d’État de 1954 au Guatemala. En politique comme dans le commerce, il s’agissait pour lui de convaincre les médias que quelque chose de faux se passait vraiment, qu’ils devaient couvrir l’événement et, ce faisant, le rendre réel aux yeux des lecteurs / téléspectateurs / citoyens / consommateurs. Environ quatre-vingts ans après la déclaration de Bernays, Karl Rove, principal conseiller de George W. Bush et légendaire manipulateur d’images, se vantait en public du fait que les journalistes appartenaient naïvement à une « communauté basée sur la réalité » alors que les stratèges comme lui « créaient leur propre réalité », qu’ils étaient ensuite libres d’« étudier » : « Les journalistes, expliquait-il, n’auront plus qu’à étudier ce que nous faisons. » Pour être juste envers ces fiers manipulateurs modernes et postmodernes de la réalité politique, il nous faut admettre qu’ils font en fait partie d’une longue tradition de tels manipulateurs et créateurs de fake news à l’éthique douteuse, allant du Gorgias de Platon à Joseph Goebbels en passant par Machiavel.

25Aujourd’hui, les fake news ou les bombes à rumeurs (toutes deux de nature stratégique) fonctionnent sournoisement par le biais des réseaux sociaux ou de substituts, ce qui libère leurs principaux bénéficiaires de toute responsabilité éthique. Quelques cas vont nous intéresser dans la masse d’exemples disponibles.

26Après l’avalanche d’informations trompeuses diffusées entre les attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Irak, 2004 fut une année d’élection présidentielle aux États-Unis qui donna lieu à un nombre considérable de fake news et de bombes à rumeurs. De façon tristement célèbre, le groupe américain Swift Boat Veterans for Truth affirma ainsi que le candidat démocrate à la présidence, John Kerry, « avait menti » au peuple américain à propos de son expérience au Viêt Nam (ce groupe prétendument de citoyens ordinaires avait « consulté » une agence spécialisée en relations publiques et liée au Parti républicain).

27On pense également à certains communicants politiques amateurs tels que Andy Martin – par ailleurs assez insignifiant –, à qui l’on attribue le fait d’avoir lancé la rumeur selon laquelle Barack Obama est musulman [30]. Des millions de personnes aux États-Unis et ailleurs ont en effet eu vent de cette rumeur. Beaucoup moins connaissent son origine et l’histoire de sa circulation, très instructives pour notre objet d’étude. La rumeur se fit d’abord par des voies amateur mais présentait néanmoins des aspects qui la rapprochaient des reportages professionnels. Martin publia un « communiqué de presse » (un terme porteur d’« autorité ») et le fit circuler sur un forum conservateur populaire de débat en ligne, « Free Republic », où il provoqua rapidement une discussion avant d’être repris par des agrégateurs d’information de droite. La bombe à rumeurs bénéficia d’une publicité supplémentaire grâce à un autre théoricien du complot / leader d’opinion, Jerome Corsi, qui remporta le gros lot avec son livre à succès The Obama Nation (2008).

28Ce n’était là que le début de la trajectoire des fake news déclenchées par cette bombe à rumeurs. Un nombre croissant d’Américains fut sondé (croyaient-ils qu’Obama fût musulman ?) durant la campagne et la présidence d’Obama. Certains observateurs ont trouvé à la fois intéressant et inquiétant que, bien qu’elle provînt de l’extrême droite, cette « information » fût exploitée par l’équipe de campagne d’Hillary Clinton, rivale d’Obama lors des primaires démocrates de 2008, en la faisant circuler par messages électroniques. La réponse de Donald Trump à Hillary Clinton, lorsqu’elle l’accusa d’avoir colporté de façon éhontée le mensonge raciste sur la naissance d’Obama (selon lequel son certificat de naissance était un faux), fut que la campagne démocrate (dont elle avait la responsabilité, selon lui) avait elle-même relayé la bombe à rumeurs selon laquelle il était musulman (si ce n’est le détenteur d’un faux certificat de naissance) [31]. Cette bombe à rumeurs zombie réapparut encore et encore sous des formes légèrement différentes (par exemple, la fake news de la fin décembre 2016 selon laquelle Obama est en fait un musulman radical et gay [32]). Le parcours de ces fake news politiques commence souvent par une bombe à rumeurs amateur (une affirmation fausse fabriquée délibérément pour miner un adversaire ou une idée), qui devient une histoire plus importante, mélangeant les faits, les rumeurs et les mensonges, attirant alors l’attention de citoyens et de journalistes non marginaux, avant d’être exploitée par des responsables politiques ou des partis traditionnels.

29Des exemples similaires peuvent être trouvés dans la sphère politique française. En matière d’informations fallacieuses provenant directement des élites politiques, on pense en effet à Nicolas Sarkozy, qui en a fourni plusieurs, notamment l’allégation selon laquelle François Hollande était soutenu par sept cents mosquées pour l’élection présidentielle de 2012 ou, lors de sa tentative de retour illusoire en 2017, celle, répétée à plusieurs reprises, qui prétendait que les enseignants ne travaillaient que six mois par an [33].

30Pour un exemple de fake news provenant de bombes à rumeurs lancées sur internet de manière plus amateur, marginale ou anonyme, on peut prendre celui d’une rumeur populaire sur les réseaux de droite (rappelant celle outre-Atlantique faisant d’Obama un musulman) selon laquelle Alain Juppé était favorable au communautarisme musulman (expression potentiellement codée en vue de signifier « faible face au terrorisme », dans un contexte politique délicat, à la suite des attaques terroristes au Bataclan et dans les locaux de Charlie Hebdo). Apparemment, cette rumeur prit sa source en 2006 quand, en tant que maire de Bordeaux, ledit Alain « Ali » Juppé a soutenu le projet de construction d’un « centre culturel et cultuel musulman ». L’« information » fit le tour de réseaux très étendus et fermés (opposés aux médias traditionnels), appelés par Dominique Albertini et David Doucet la « fachosphère », et favorables au Front national : « Les intox sont principalement relayées sur des nouveaux médias hyper-militants, consommateurs de sujets que les théoriciens de l’extrême droite nomment la “ré-information” [34]. » Il est impossible de déterminer quel fut l’impact de cette désinformation, mais les directeurs de campagne de Juppé sont convaincus que celle-ci a détruit sa candidature [35]. Il est incontestable qu’elle a dû jouer un rôle.

31Des attaques similaires ont été lancées contre Emmanuel Macron en vue de la présidentielle de 2017, mais elles n’ont pas réussi à couler sa campagne. Il y eut une avalanche impressionnante de « ré-informations » : Macron mène une double vie en tant qu’homosexuel ; sa campagne est financée par l’Arabie saoudite ; il a l’intention de faire payer un loyer aux propriétaires (reprise plus de cent mille fois sur les réseaux sociaux) [36]. La fake news sans doute le plus largement diffusée fut la bombe à rumeurs sur son « patrimoine » : « des sites d’extrême droite publient un bail commercial sur lequel apparaît le nom du président de la République » et qui mentionne « une villa à Marrakech » et « une société à Panama » [37]. Notons que Marine Le Pen, qualifiée pour le second tour, a attisé le feu de cette bombe à rumeurs lors de son débat avec Macron le 3 mai, lorsqu’elle affirma : « J’espère que l’on n’apprendra pas que vous avez un compte offshore aux Bahamas. » On voit là la circulation synergique entre la fake news passant par une bulle de filtrage (sur les réseaux d’extrême droite) et ses légitimation et exploitation par des politiciens plus visibles. Ce que je nomme « bombes à rumeurs » constitue en fait une version particulière de fake news, car elles sont publiées sur les réseaux sociaux comme si elles provenaient d’une sorte de « journalisme citoyen » [38].

Les victimes des fake news : les vrais croyants, les fast thinkers[39] et la démocratie

32Bien qu’on puisse prouver que des citoyens indépendants / non partisans et de gauche sont victimes de fake news, plusieurs études démontrent qu’il s’agit d’un phénomène frappant plutôt la droite. Cela n’est pas dû au fait que la droite serait plus encline sur le plan cognitif que la gauche à devenir victime de ces phénomènes (au contraire, la recherche expérimentale constate qu’il y a peu de différence à cet égard), mais plutôt au fait que la droite semble le plus souvent, mais pas exclusivement, se trouver à l’origine des fake news. Plusieurs études menées aux États-Unis montrent que, s’il existe tout de même des sites « bulles de filtrage » qui contiennent des champs de mines de fake news pour la gauche, le phénomène concerne davantage la droite. Deux raisons pourraient expliquer cela, qui n’ont rien à voir directement avec le niveau d’éducation des victimes des fake news.

33Tout d’abord, dans le cas des États-Unis, certaines analyses révèlent que les citoyens qui se disent progressistes, démocrates ou indépendants consultent une grande variété de sources d’information dans l’environnement médiatique. Ils font plus confiance au journalisme établi que leurs opposants politiques. Les conservateurs et les républicains se réfèrent de façon massive à un petit nombre de sources d’information penchant à droite et ne s’aventurent pas au-delà. Ils sont très méfiants vis-à-vis du journalisme traditionnel. En outre, ils interagissent dans la vie quotidienne et en ligne en majeure partie avec des personnes qui partagent leurs opinions politiques (ce qui n’est pas autant le cas chez leurs opposants) [40]. Ou, comme l’explique une autre étude, les messages postés par les personnes de droite ne renvoient souvent qu’à des « sources partisanes qui, à leur tour, font souvent la même chose [41] ».

34La droite transnationale n’est pas seulement méfiante envers le journalisme professionnel ; elle le rejette et l’attaque de façon agressive, le rendant plus vulnérable face à ceux qui exploitent les réseaux fermés d’information et d’influence. De la Hongrie et la Pologne à la France et au Royaume-Uni, le populisme de droite est manifestement anti-média mais aussi anti- « experts », anti-sciences, anti-intellectuels. Donald Trump comme en Allemagne le mouvement Pegida (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident) font toujours référence aux « médias mensongers ». Trump et le Front national en France qualifient aussi les informations peu flatteuses pour eux de fake news[42].

35Certaines études réalisées durant l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis et qui portent sur les fake news et l’engagement partisan montrent que celles-ci penchent fortement à droite, au niveau aussi bien de leur production que de leur consommation (même si les sites refuges de la gauche en regorgent aussi). En France, les enquêtes sur les fake news menées durant la présidentielle de 2017 semblent donner des résultats similaires. Bakamo, une société spécialisée dans l’analyse des réseaux sociaux, rapporte qu’un quart des liens sur ces réseaux concernant l’élection présidentielle renvoyaient à des sites qui diffusent des fake news. Sur huit millions de liens analysés, Bakamo conclut : « Une exposition accrue aux sites qui répandent des mensonges, des théories conspirationnistes, de la propagande pro-russe et des opinions racistes pourrait jouer un rôle crucial et finalement décisif [43]. » La droite n’est pas intrinsèquement plus susceptible d’être victime des fake news ; mais, pour le moment, elle l’est parce qu’elle semble être plus systématiquement la cible de ceux qui cherchent à les exploiter de façon stratégique.

36*

37Dans ce qui précède, je me suis efforcé de trier les différents types de fake news, en premier lieu pour tenter de définir ce qu’elles représentent d’un point de vue normatif, empirique et historique. Ensuite, je me suis intéressé à leurs possibles causes. Pour conclure, je voudrais brièvement analyser les effets qu’elles peuvent avoir sur la démocratie contemporaine et les enjeux qu’elles représentent pour celle-ci.

38La première catégorie d’effets importants renvoie aux questions élémentaires de perception et d’attention, des ressources précieuses aujourd’hui. Les fake news efficaces capturent l’attention, imposent les priorités et influencent les auditoires citoyens (en suggérant fortement l’angle particulier sous lequel les candidats, les problèmes politiques ou les événements doivent être considérés). Ainsi, une étude publiée en 2016 « indique que l’engagement sur Facebook (likes, commentaires, partages) était en fait plus important pour les vingt premières fake news que pour les vingt premières véritables informations au cours des trois mois qui ont précédé l’élection [présidentielle américaine] [44] ».

39Un autre angle mort de l’approche théorique des fake news concerne la culture médiatique convergente environnante (il ne s’agit pas seulement de reprendre l’affirmation simpliste selon laquelle c’est à cause d’internet, mais de savoir quel est exactement le problème avec internet). Alors qu’il est à la mode d’expliquer les fake news par le « biais cognitif » de l’auditoire, ce qui est peu analysé dans les recherches en science cognitive est le traitement de l’information dans le flux habituel ou la temporalité des nouveaux médias – la relation entre l’infrastructure de la communication et les habitudes, l’attention et l’épistémologie [45]. Comme je l’ai expliqué ailleurs, les cybercitoyens (la plupart d’entre nous) sont constamment sollicités par des fournisseurs d’information ou des individus recherchant à exercer une certaine influence et qui tentent de nous transformer en produits ou à nous exploiter politiquement (ou les deux à la fois, et ce sont parfois nos amis). Lorsqu’il s’agit de fake news, la temporalité de la cognition s’accélère, ce qui, selon les spécialistes en science cognitive, ne permet pas de mettre en place des processus délibératifs d’évaluation des informations et des débats [46]. Cet état d’anti-réflexivité se caractérise en effet par un flux temporel d’information (y compris de fake news) très rapide dont les sujets changent constamment, passant généralement des tâches aux contenus (ce que les spécialistes des médias appellent « l’usage simultané des médias », « trois écrans », « toujours connecté ») [47]. La recherche expérimentale en science cognitive sur les fake news a démontré que, si l’exposition à des titres de fake news rend le lecteur susceptible de croire ce qu’il voit, la pensée analytique offre un moyen d’y remédier. Comme on le sait, la pensée analytique n’est pas réactive : elle exige une temporalité lente [48]. Ceux qui sont disposés à réagir rapidement et de façon émotionnelle aux contenus sont si nombreux – qu’ils se situent à gauche ou à droite de l’échiquier politique – que les fake news ne risquent pas de disparaître de sitôt. Les habitudes prises en ligne sont liées aux fins du capitalisme marchand et ont une temporalité stratégique anti-analytique. Savoir gérer la scène où les fake news circulent (et le temps durant lequel elles sont efficaces) représente un redoutable pouvoir dans la société contemporaine, comme certains théoriciens l’ont déjà noté [49].

40La seconde catégorie d’effets importants est épistémique et affective / émotionnelle. Les fake news produisent des croyances fausses ainsi que de la confusion, et, comme souligné plus haut, elles requièrent une vérification laborieuse, ce qui peut produire encore plus de cynisme ou de frustration sur le plan politique – un sentiment de vertige politique.

41Face à des niveaux épiques de méfiance sociale et institutionnelle [50], de nombreuses solutions (notamment la vérification des faits) permettant aux autorités de signaler les fake news ont peu de chance de réussir, même si elles peuvent obtenir quelques résultats. Les gens ne font pas confiance aux vérificateurs de faits. Pour être efficace, le travail de ces derniers doit être vu, de façon répétée. Or, s’ils ne font pas confiance aux vérificateurs, les gens ne seront guère enclins à consulter leur travail. Une solution recourant à l’intelligence artificielle pourrait être très utile si le logiciel ainsi développé était en mesure d’éliminer les fake news dès qu’elles sont publiées (ou même au cours du processus de publication). Cependant s’ensuivrait probablement une réaction hostile vis-à-vis des programmeurs « tendancieux » – ce qui déplacerait le problème au niveau de la liberté d’expression. Pendant ce temps, en se concentrant uniquement sur les fake news, nous négligeons la question des acteurs politiques qui ont camouflé de manière croissante les tentatives de propagande militaire afin de créer ou de supprimer la réalité de façon demokadic. Dans un monde moins demokadic, n’aimerions-nous pas tous contribuer à créer la réalité ?

Notes

  • [1]
    Citation « truquée » de Karl Marx, qui écrit en fait : « Tous les grands événements se répètent pour ainsi dire deux fois […], la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce » – Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Paris, La Table ronde, 2001, p. 172. (N.d.T.)
  • [2]
    « Fake news », Dictionary.Cambridge.org.
  • [3]
    Aaron McKain, « Not Necessarily Not the News : Gatekeeping, Remediation, and the Daily Show », The Journal of American Culture, vol. 28, n° 4, 2005, p. 415-430.En ligne
  • [4]
    « LexisNexis® Academic », LexisNexis.com, 16 septembre 2017.
  • [5]
    J’ai analysé pour la première fois ce tournant dans « The Rumor Bomb : Theorising the Convergence of New and Old Trends in Mediated us Politics », Southern Review : Communication, Politics and Culture, vol. 39, n° 1, 2006, p. 84-110.
  • [6]
    « Digital News Report 2017 », DigitalNewsReport.org.
  • [7]
    Laura Hazard Owen, « Brits and Europeans Seem to Be Better than Americans at Not Sharing Fake News », NiemanLab.org, 9 juin 2017.
  • [8]
    Edson C. Tandoc Jr, Zhen Wei Lim et Richard Ling, « Defining “Fake News” », Digital Journalism, 30 août 2017.
  • [9]
    Emmett Rensin, « The Great Satirical-News Scam of 2014 », NewRepublic.com, 6 juin 2014.
  • [10]
    Samanth Subramanian, « Meet Macedonian Teens Who Mastered Fake News and Corrupted the US Election », Wired.com, 15 février 2017.
  • [11]
    Cité par Paul Bond, « Leslie Moonves on Donald Trump : “It May Not Be Good for American, but It’s Damn Good for cbs” », HollywoodReporter.com, 29 février 2016.
  • [12]
    Craign R. McClain, « Practices and Promises of Facebook for Science Outreach : Becoming a “Nerd of Trust” », Journals.plos.org, 27 juin 2017.
  • [13]
    Judith L. Sylvester et Suzanne Huffman, Reporting from the Front : The Media and the Military, Lanham (Md.), Rowman & Littlefield, 2005, p. 4.
  • [14]
    Alan Cowell, « bbc Falls Prey to Hoax on Anniversary of Bhopal Disaster », The New York Times, 4 décembre 2004.
  • [15]
    Cité par Matt Novak, « New York Times Falls for that Fake North Korea Twitter Account », Gizmodo.com, 5 juillet 2017.
  • [16]
    Craig Silverman, « Fake Bill Keller Column Represents Emerging Form of Social Hoax », Poynter.org, 30 juillet 2012.
  • [17]
    Solemn de Royer, « La fausse agression du rer d », La Croix, 14 juillet 2004.
  • [18]
    Nic Newman et al., « Reuters Institute Digital News Report 2017 », ReutersInstitute.Politics.ox.ac.uk.
  • [19]
    Lilian Bounegru et al., « A Field Guide to Fake News : A Collection of Recipes for Those Who Love to Cook with Digital Methods (Chapters 1-3) », Papers.ssrn.com, 24 août 2017.
  • [20]
    Jayson Harsin, « Connecting and (Im-)Mobilizing in Regimes of Post-Truth : Strategic and Tactical Communication of the French “Boycott School Day” Campaign », in Esther Peeren et al. (dir.), Glolal Cultures of Contestation, Basingstoke-New York (N. Y.), Palgrave, à paraître.
  • [21]
    Cf. Scott Shane et Mike Isaac, « Facebook to Turn Over Russian-Linked Ads to Congress », The New York Times, 21 septembre 2017.
  • [22]
    Programmes robotisés qui sont capables de discuter avec leurs utilisateurs et de leur proposer des services selon leurs demandes.
  • [23]
    Madeleine Aggeler, « You Can Buy Instagram Likes from a Vending Machine », Bustle.com, 8 juin 2017.
  • [24]
    Nick Bilton, « Friends, and Influence, for Sale Online », Bits.Blogs.nyTimes.com, 20 avril 2014.
  • [25]
    Richard Gray, « Lies, Propaganda and Fake News : A Challenge for Our Age », bbc.com, 1er mars 2017.
  • [26]
    Craig Silverman, Jeremy Singer-Vine et Lam Thuy Vo, « In Spite Of The Crackdown, Fake News Publishers Are still Earning Money from Major Ad Networks », BuzzFeed.com, 4 avril 2017.
  • [27]
    Cf. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005. Rancière écrit : « Le double discours sur la démocratie n’est certes pas neuf. » Cependant, Rancière ne s’intéresse pas au projet qui s’est développé tout au long du xxe siècle (un projet initialement américain, semble-t-il) qui réifiait le peuple de la démocratie pour en faire une population devant être administrée par des élites et leurs alliés technocratiques, en particulier grâce à des projets de communication s’inspirant du marketing commercial et de la communication politique (pas seulement la propagande, mais aussi l’organisation et la gestion de réseaux, des apparences, de la suppression des informations alternatives, etc.). Aujourd’hui, le marketing politique, la science cognitive et l’analyse du Big Data forment un projet redoutable qui vise à gérer une démocratie turbulente. Cf. par exemple William A. Gorton, « Manipulating Citizens : How Political Campaigns’ Use of Behavioral Social Science Harms Democracy », New Political Science, vol. 38, n° 1, 2016, p. 61-80 ; Drew Westen, The Political Brain : The Role of Emotion in Deciding the Fate of the Nation, New York (N. Y.), PublicAffairs, 2007.
  • [28]
    Daniel J. Boorstin, The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, New York (N. Y.), Knopf, 2012.
  • [29]
    Cité ibid., p. 11.
  • [30]
    Matthew Mosk, « An Attack that Came Out of the Ether », The Washington Post, 28 juin 2008.
  • [31]
    Ben Smith et Byron Tau, « Birtherism : Where It all Began », Politico.com, 22 avril 2011.
  • [32]
    Associated Press, « ap fact check : Ex-Agent Didn’t Write Book Outing Obama », us News & World Report, 27 décembre 2016.
  • [33]
    Laure Equy, « Appels de Ramadan et des 700 mosquées à voter Hollande, l’intox », Liberation.fr, 26 avril 2012 ; Agathe Ranc, « Non, M. Sarkozy, les profs ne travaillent pas “six mois dans l’année” », TempsReel.NouvelObs.com, 18 octobre 2016.
  • [34]
    Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille du Net, Paris, Flammarion, 2016.
  • [35]
    Axel Roux, « “Ali Juppé” : comment la fachosphère s’est infiltrée dans la primaire de la droite », FrancetvInfo.fr, 23 novembre 2016 ; Pierre Leppelletier, « Après “Ali Juppé”, la “fachosphère” s’en prend à “Farid Fillon” », Le Figaro, 19 décembre 2016.
  • [36]
    Licia Meysenq, « Présidentielle : les rumeurs sur Emmanuel Macron inondent la campagne », FrancetvInfo.fr, 27 avril 2017.
  • [37]
    afp, « Compte offshore : Macron accuse Marine Le Pen de propager des “fake news” », LeParisien.fr, 4 mai 2017.
  • [38]
    Nicolas Pélissier et Serge Chaudy, « Le journalisme participatif et citoyen sur internet : un populisme dans l’air du temps ? », Quaderni. Communication, technologies, pouvoirs, n° 70, 2009, p. 89-102.
  • [39]
    Le terme a été utilisé en anglais par Pierre Bourdieu dans ses analyses de la télévision ; il renvoie aux éditorialistes et « experts » qui doivent réagir en temps réel à toute nouvelle information (Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996, p. 29-32). (N. d. T.)
  • [40]
    Cf. Amy Mitchell et al., « Political Polarization & Media Habits », Journalism.org, 21 octobre 2014. Environ la moitié des conservateurs ou des républicains obtiennent leurs informations exclusivement sur Fox News. Un certain nombre s’aventurent sur des réseaux proches, tels que ceux constitués autour de l’émission radio de Rush Limbaugh et de celle de Sean Hannity. Les conservateurs « expriment plus de méfiance que de confiance à l’égard de vingt-quatre des trente-six sources d’information étudiées dans l’enquête. En même temps, 88 % des conservateurs convaincus font confiance à Fox News ». En outre, sur Facebook, plus que d’autres groupes, ils trouvent l’écho de leurs propres opinions, tout comme dans la vie quotidienne, où ils sont 66 % à déclarer que leurs amis partagent leurs opinions politiques.
  • [41]
    Craig Silverman et al., « Hyperpartisan Facebook Pages Are Publishing False And Misleading Information at an Alarming Rate », Buzzfeed.com, 20 octobre 2016.
  • [42]
    Sebastian Stier et al., « When Populists Become Popular : Comparing Facebook Use by the Right-Wing Movement Pegida and German Political Parties », Information, Communication & Society, vol. 20, n° 9, 2017, p. 1365-1388 ; Vincent Coquaz, « “Fake News” : la nouvelle “arme” anti-média du fn », Libération, 20 février 2017 ; Paul Laubacher, « Quand Front national et fachosphère s’essaient au “fake news” », TempsReel.NouvelObs.com, 21 février 2017.
  • [43]
    « Cinq “fake news” qui ont marqué la campagne présidentielle », Europe1.fr, 21 avril 2017.
  • [44]
    Craig Silverman et al., « Hyperpartisan Facebook Pages… », art. cité.
  • [45]
    Joe Pierre, « Psychology, Gullibility, and the Business of Fake News », PsychologyToday.com, 1er juillet 2017.
  • [46]
    Cf. Jayson Harsin, « Public Argument in the New Media Ecology : Implications of Temporality, Spatiality, and Cognition », Journal of Argumentation in Context, vol. 3, n° 1, 2014, p. 7-34.
  • [47]
    Cf. Dan Hassoun, « Tracing Attentions : Toward an Analysis of Simultaneous Media Use », Television & New Media, 12 décembre 2012 ; Naomi Baron, Always On : Language in an Online Mobile World, New York (N. Y.), Oxford University Press, 2008 ; Alison Hearn, « “Meat, Mask, Burden” : Probing the Contours of the Branded “Self” », Journal of Consumer Culture, vol. 8, n° 2, 2008, p. 197-217 ; Douglas Rushkoff, Program or Be Programmed : Ten Commands for a Digital Age, Berkeley (Calif.), Counterpoint, 2011, chap. 7.En ligne
  • [48]
    Gordon Pennycook et David G. Rand, « Who Falls for Fake News ? The Roles of Analytic Thinking, Motivated Reasoning, Political Ideology, and Bullshit Receptivity », Papers.ssrn.com, 12 septembre 2017.
  • [49]
    Bernard Stiegler, Prendre soin, t. 1, De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008 ; Jayson Harsin, « Regimes of Post-Truth, Post-Politics and Attention Economies », Communication, Culture & Critique, vol. 8, n° 2, 2015, p. 327-333.
  • [50]
    « Sharp Partisan Divisions in Views of National Institutions », People-Press.org, 10 juillet 2017 ; Jean-Pierre Veran, « Éducation : la question de confiance ou l’école au défi de la confiance ? », Blogs.Mediapart.fr, 15 octobre 2016 ; Carine Marcé, « Baromètre 2017 de la confiance des Français dans les médias », Kantar.com, 2 février 2017.
linkThis article is available in English on Cairn International and in Spanish on Cairn Mundo
Français

Cet article est un guide critique (et non seulement descriptif) des fake news. Il retrace l’historique du terme, tout d’abord dans les émissions satiriques américaines, puis sa transformation en un des éléments de la « post-vérité ». Les fakes news sont fabriquées (sans le moindre humour) comme des armes stratégiques de tromperie (y compris dans le domaine géopolitique). Le phénomène des fake news a des implications extrêmement dangereuses pour la démocratie contemporaine.

Jayson Harsin
Professeur associé de communication à l’American University of Paris. Il va bientôt publier The Rumor Bomb : Vertiginous Democracy and Regimes of Post-Truth (Duke University Press, 2018).
Traduit de l’anglais (États-Unis) par
Isabelle Richet
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/01/2018
https://doi.org/10.3917/pouv.164.0099
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...