CAIRN.INFO : Matières à réflexion

14 août 2010, Truckee, Californie. Invité de la première conférence Techonomy, le pdg de Google, Eric Schmidt, débute son intervention par une hypothèse : l’humanité crée alors plus de données en deux jours que dans l’ensemble de son histoire jusqu’à l’année 2003. Le chiffre avancé de cinq exabytes est incommensurable [1]. Plus que difficile à estimer car sans fondement méthodologique affiché. Impossible à réaliser à l’échelle de notre quotidien. Mais l’assertion a une valeur certaine : le pouvoir des technologies matérialisé par la création d’un nombre sans cesse croissant de données bouleverse le monde. Schmidt ajoute que « l’enjeu majeur de cette mutation est la création de contenu par les utilisateurs » (user generated content, dans la langue de ce monde) et que « la société n’est pas prête à affronter les questions qui vont se poser en relation avec l’explosion de la technologie mue par les utilisateurs » (user powered technology). Au détour d’une conversation au bord du lac Tahoe, sous les auspices de la technologie et de l’économie, le décor est planté.

2Les supports numériques ont permis en quelques années de stocker un nombre colossal d’informations. Mieux, la numérisation est à la racine d’un écosystème qui place l’utilisateur – tout un chacun connecté – au centre du dispositif. Là où nous vivions dans un monde orienté à la verticale, nous raisonnons aujourd’hui de plus en plus horizontalement. Alors qu’auparavant une faible quantité de producteurs de contenu légitime (presse, édition, universités, Églises, États…) s’adressait à un auditoire lui aussi assez restreint, chacun est désormais à la fois consommateur, créateur et source de données. Ces « données » seront ici envisagées, dans une acception large, comme l’ensemble des éléments liés à l’action – volontaire ou non – d’un utilisateur et qui est stocké sur une machine informatique.

3On les rencontre dans la vie courante sous la forme de contenus porteurs d’une valeur communicationnelle pour leurs émetteurs : publications sur un réseau social, un blog, un forum ou une encyclopédie en ligne, photos, avis, signatures de pétitions, etc. Ce panorama est complété par une vaste étendue peuplée de traces moins immédiatement significatives. Certaines sont liées au développement des nouvelles technologies et attestent d’une activité en ligne (pages vues sur un site, achats réalisés, recherches effectuées…). D’autres n’ont rien d’inédit (des trajets quotidiens aux infractions pénales, en passant par les effets secondaires de traitements médicamenteux ou la fréquence des battements cardiaques) mais prennent une dimension inédite au contact des nouvelles technologies, qui modifient leurs modes de stockage et d’exploitation. Ces traces composent le substrat d’un monde peu dense – les données sont éparses et leur typologie infinie – mais extrêmement volumineux : le Big Data.

4Cet univers repose sur la rencontre du « goût de l’archive » [2] et de la mise au travail des données. À la valeur octroyée par la satisfaction de la demande ou l’utilité immédiates s’ajoute celle de la conservation de nos empreintes et de leur exploitation. Qu’est-ce que Facebook ? Un réseau social nous reliant à deux milliards de nos (plus ou moins) proches – puisque le nombre d’« utilisateurs actifs » a atteint ce chiffre en 2017 (trente-trois millions en France). Voilà pour l’utilité immédiate. Or Facebook est une entreprise… dont 97 % du chiffre d’affaires – plus de 27 milliards de dollars en 2016 [3] – sont réalisés par la vente d’une publicité supposée d’autant plus efficace qu’elle repose sur des données de « ciblage » aussi précises que nous sommes loquaces.

5De nouveaux paradigmes s’affermissent alors en raison des volumes de données atteints. Tandis que nous raisonnions par le biais de modèles d’exploitation de données, nous envisageons désormais les masses de données comme porteuses de modèles. La prédiction plutôt que l’induction, la corrélation plutôt que la causalité. Grand pourvoyeur de traces, « l’internet des objets » contribuera à la croissance du Big Data : le cabinet Gartner estime que vingt milliards d’objets connectés seront en service en 2020 [4].

6Ces masses considérables, leur production, leur circulation, leur stockage, leur traitement et leur exploitation sont à la source de profondes transformations et de nombreuses questions posées aux modèles sociaux, économiques et politiques préexistants. La « datacratie » peut dès lors être entendue comme l’ensemble des points de contact entre les transformations induites par les usages du numérique et la vie de la cité.

7Elle émerge de la rencontre entre évolutions techniques et changements de pratiques. Pour ne citer qu’un facteur d’une équation technologique complexe, la quantité de mémoire stockée par pouce sur un disque dur a été multipliée par cinq mille entre 1990 et 2010 [5]. La hausse des performances corrélée à la baisse des coûts – dont la loi de Moore est l’avatar le plus fameux [6] – a rendu possibles des traitements toujours plus puissants et la constitution de stocks d’informations toujours plus importants.

Un nouvel acteur : la multitude

8Si une large partie de l’économie et de ses équilibres établis a été transformée par la mutation numérique, les innovations les plus significatives ont émergé sur des terrains encore peu exploités – car peu exploitables jusqu’alors. L’acronyme Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) est devenu l’un des symboles de ce mouvement. Qu’est-ce qu’Apple ? Un homme et trois révolutions. Celle de l’ordinateur personnel, avec le Mac. Celle de l’industrie musicale, avec le baladeur iPod et la plateforme d’achat de musique en ligne « iTunes Store ». Celle de la mobilité connectée avec l’iPhone. Chaque fois, Steve Jobs. Fait moins flagrant, la première capitalisation boursière au monde réalise une part importante de ses bénéfices grâce à l’« App Store », plateforme où sont proposés des logiciels de tout type par millions. Apple ne produit alors rien d’autre qu’une place de marché prélevant 30 % sur chaque vente (ce qui lui permit d’engranger 9 milliards de dollars en 2016), déléguant la création même des produits à des tiers.

9Voici l’une des sources fondamentales des bouleversements à l’œuvre : la dynamique du crowd, de la multitude, pour reprendre le terme d’Henri Verdier et Nicolas Colin. Elle met en scène « la puissance des individus éduqués, outillés, connectés [7] », et cela change tout. En 2017, l’Union internationale des télécommunications, institution spécialisée des Nations unies, estimait que plus de 48 % des individus dans le monde étaient reliés à internet, contre moins de 20 % dix ans auparavant et moins de 10 % en 2001. Les écarts entre pays émergents (41 %) et pays développés (81 %) restent conséquents [8]. Les inégalités entre femmes et hommes demeurent vivaces (12 % de différence entre l’accès des hommes et celui des femmes, chiffre en légère augmentation par rapport à 2013, alors que l’écart s’est considérablement accru en Afrique). Les contrastes générationnels sont réels : les jeunes sont surreprésentés dans la population mondiale des internautes ; plus de 70 % des 15-24 ans sont connectés (94 % dans les pays développés). Néanmoins, l’accès progresse partout, stimulé par une vitesse de diffusion des terminaux mobiles inversement proportionnelle au niveau de développement – effet de rattrapage oblige [9].

10Si le préalable à la mise en réseau (informatique) du monde est technologique – la suite des protocoles tcp / ip, qui permet la transmission des données, en est un fer de lance –, ses dimensions sociales, portées en germe dès la seconde moitié des années 1960, sont décisives. L’effort de recherche qui a abouti à la création d’internet a bien été financé par l’armée américaine (Defense Advanced Research Projects Agency), mais « les informaticiens l’ont nourri de leurs pratiques de coopération, de co-conception et de réputation auprès des pairs [10] ». La rencontre de l’armée, de l’université et de la contre-culture contribua ainsi à poser les bases d’un monde connecté, ouvert et décentralisé. Le World Wide Web, apparu au tournant des années 1990 et qui n’est qu’une des applications d’internet, l’e-mail la précédant par exemple de loin chronologiquement, permit de « boucler » le monde en autorisant chaque extrémité du réseau à accéder aux autres au moyen des liens hypertextes que nous utilisons chaque jour dans notre navigateur internet. L’accès à une infrastructure dépourvue de centre transforme les individus – leurs relations comme leurs actions ou leurs attentes – en carburant d’un nouveau genre, où la puissance rendue à la base coexiste avec l’utilisation massive des données liées aux pratiques individuelles : l’innovation s’articule autour de la multitude, avec elle.

11Appliquée aux campagnes électorales, la puissance du crowd donne accès à des moyens de communication renouvelés comme à des leviers d’engagement reconfigurés. Les premiers sont liés à la multiplicité des canaux et des formats, à l’ajustement rapide des messages, notamment en fonction des statistiques réalisées sur les données glanées en ligne (a / b testing, taux d’engagement sur une publication…), à la segmentation des audiences et à l’opportunité de toucher des publics friands de supports numériques. Les seconds renvoient aux capacités de mobilisation concrète d’une masse d’interlocuteurs importante : dons en ligne (crowdfunding), organisation facilitée des campagnes de terrain visant à passer du online au offline, accès au matériel de campagne, etc. La première campagne couronnée de succès de l’ère datacratique fut sans doute celle de Barack Obama en 2008. Avec deux tiers de ses 750 millions de dollars de financement levés grâce à des dons d’une valeur de 60 euros en moyenne – très largement effectués par l’intermédiaire du site My.BarackObama.com – et en réussissant à transformer l’adhésion en ligne en campagne de terrain, l’appui de la multitude fut décisif. Dix ans plus tard, les logiciels électoraux se sont popularisés et la collecte de données offre des perspectives toujours plus poussées, orientées par des modèles prédictifs propices à un ciblage de plus en plus fin. Aux États-Unis, l’entreprise TargetSmart propose par exemple mille cinq cents lignes d’information pour chaque profil de sa base de données, à la jonction entre données issues d’internet et données provenant du « monde réel » [11]. En France, « NationBuilder », logiciel utilisé par plusieurs candidats de l’élection présidentielle de 2017, a vu une partie de son service désactivée après l’avertissement de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) relatif au fait qu’il faut avoir recueilli le consentement des internautes avant de pouvoir croiser leurs données depuis différentes sources (la communication d’un e-mail permettant notamment de retrouver des informations sur son détenteur présentes sur différents réseaux sociaux) [12].

Modalités du collaboratif

12Faire fructifier les données en les transformant en informations, voilà une des opportunités majeures offertes par le crowd – opportunité qui n’est d’ailleurs saisie que sur des portions assez réduites des volumes colossaux de données disponibles. Mais les individus « objets » sont aussi pleinement « sujets » de l’économie collaborative (sharing economy), où l’échange « de pair à pair » est la règle. Les entreprises ou les pouvoirs publics agissent alors comme intermédiaires, fournisseurs d’un service dont l’essence est la pertinence et la fiabilité de la mise en relation. Les logiques de plateforme et les effets de réseau créent de la valeur par l’optimisation de la rencontre entre ressources non intégrées à la plateforme elle-même. Qu’est-ce qu’Amazon ? Une supérette à succès (140 milliards de chiffre d’affaires en 2016 – c’est notamment le premier libraire aux États-Unis). Son modèle basé sur de faibles marges et des investissements importants pour gagner des parts de marché vise à fournir un service qu’aucun concurrent n’est en mesure d’assurer : profondeur du catalogue, pertinence des algorithmes de recommandation, tunnel d’achat raccourci, logistique offrant des délais de livraison très rapides… Mais l’activité la plus profitable d’Amazon est précisément son activité de plateforme : son architecture technique est louée à des tiers. L’hébergement de données qui ne lui appartiennent pas et la mise à disposition d’outils pour les exploiter constituent une des clés des bénéfices importants dégagés à partir de l’exercice 2015. La société de Jeff Bezos s’était déjà imposée comme plateforme de l’économie collaborative au travers de son offre de crowdsourcing : « Amazon Mechanical Turk » propose depuis 2005 de mettre en relation des entreprises avec des individus susceptibles d’effectuer pour une somme dérisoire des micro-tâches pour lesquelles l’intelligence humaine est plus efficace qu’une machine (écriture de descriptifs de produits, analyse d’images…). Amazon, comme BlaBlaCar (co-voiturage), Airbnb (location de logements) ou Uber (déplacement en voiture avec chauffeur) participent ainsi à une nouvelle économie qui brouille la notion de partage en la faisant dériver vers le monde marchand.

13Face au collaboratif mercantile, la recherche de « communs » puisant dans l’énergie et la diversité du crowd est vivace. Les mondes du « libre » et de « l’open » entretiennent la flamme d’une mutualisation désintéressée des efforts comme des savoirs. Ici prend place une des batailles décisives pour la régulation de la datacratie. Le contrôle du code, des programmes et de leurs algorithmes (ou a minima l’accès à leurs logiques de programmation) situe le pouvoir. « Code is law », synthétisait Lawrence Lessig à l’orée du xxie siècle [13]. Richard Stallman, figure du mouvement du logiciel libre, livrait un complément à cette sentence : « soit l’utilisateur contrôle le logiciel, soit le logiciel contrôle l’utilisateur ». D’un point de vue technique, l’idéal d’horizontalité imposerait que chacun soit en mesure d’utiliser gratuitement mais aussi de modifier et de redistribuer un programme (open source). La notion de communauté, très usitée dans ces milieux, dote le crowd d’une conscience : la base doit coopérer et garder le contrôle sur ce qui sinon la déterminerait. Cet idéal n’est pas marginal – bon nombre des ressources qui sous-tendent les mutations numériques sont libres / ouvertes – et il tient en tension un monde où l’apport massif de capitaux reste un moteur de l’innovation. Même les géants capitalistiques intègrent cette dimension communautaire en devenant contributeurs de projets open source. C’est par exemple le cas de Microsoft à travers sa filiale Microsoft Open Technology ou de Facebook avec le système de gestion de base de données « Cassandra » – réutilisé par exemple par Twitter ou Netflix – ou la librairie React – employée pour construire les interfaces de Yahoo! et Airbnb.

14Les communs numériques [14] prennent une dimension supplémentaire quand les contraintes techniques passent au second plan – les compétences requises pour entrer dans la logique d’un programme n’étant pas aujourd’hui partagées par le plus grand nombre. Le continent de l’open access, appuyé sur des licences propices à la réappropriation (creative commons, licence ouverte / open licence, open database license…), permet notamment à chacun de disposer de données plus ou moins retraitées, qui vont du fonds photographique du Metropolitan Museum of Art au trafic ferroviaire de la sncf, en passant par les statistiques démographiques des professionnels de santé. L’immixtion du terme empowerment – originellement employé dans le cadre des luttes des femmes et des minorités en Amérique du Nord – au sein du vocabulaire de l’écosystème numérique reflète bien l’enjeu civique attaché à l’accès aux données : l’appropriation des sources comme potentielle vertu démocratique.

15Si la mise à disposition de jeux de données s’effectue souvent d’abord par une forme de verticalité – ces derniers sont communiqués par les institutions qui les agrègent ou les produisent –, nos pratiques quotidiennes nous font croiser de nombreux exemples de réalisations communautaires participant pleinement d’une forme d’idéal démocratique. Les projets tels que OpenStreetMap pour la cartographie ou l’ambition encyclopédique de Wikipédia comptent parmi les plus emblématiques. Forgés par la multitude, n’appartenant à personne, ils bouleversent les médiations traditionnelles en rendant la production d’une forme de savoir accessible à tous. Dans sa version française, qui compte plus de vingt mille contributeurs et environ deux millions d’articles là où une encyclopédie classique ne présente que quelques dizaines de milliers d’entrées, Wikipédia relègue les questions de fiabilité derrière la nécessaire compréhension de l’élaboration d’un savoir partagé et participatif. Les dimensions communautaire et collaborative jouent à plein : l’intérêt, l’envie et la connaissance individuelle alimentent une masse de contributions telle que la qualité des contenus croît en raison même des volumes en jeu.

16L’opposition entre « communs » déconnectés de l’économie de marché et modèles guidés par le profit n’épuise pas pour autant les interrogations liées à l’appropriation des transformations en cours. Une bonne partie de nos pratiques entre en effet dans un cadre tout à la fois gratuit et marchand. Qu’est-ce que Google ? Des réponses à plus de cinq milliards de recherches par jour grâce à l’indexation de plusieurs dizaines de milliers de milliards de pages internet. C’est aussi un fournisseur de services gratuits qui facilitent notre quotidien (« Chrome », « Gmail », « Drive », « Maps »…). Plus froidement, c’est la filiale du groupe Alphabet qui réalise près de 90 % de son chiffre d’affaires en commercialisant de la publicité.

17Google vend l’attention – et les données qui en témoignent – de ses utilisateurs et vérifie l’adage « Si c’est gratuit, c’est vous le produit ». Bien que la notion de gratuité soit elle-même interrogée dans la mesure où le service est l’objet d’une contrepartie, celle-ci n’est pas pécuniaire. La tension entre usages et profits devient prégnante lorsque ces derniers atteignent des milliards de dollars (en 2016, près de vingt pour Alphabet [15], un peu plus de dix pour Facebook) et que l’usage est partagé par des milliards d’internautes. La généralisation de services quasi universels bâtis sur l’activité de la multitude – et les traces de celle-ci – touche les sociétés dans leur ensemble. C’est alors la limite du « donnant-donnant » qui est interrogée. Une dimension personnelle, morale, voisine avec des principes plus institutionnalisés.

Entre morale et politiques publiques

18Résonnent au plus près de l’individu les notions de choix et de consentement éclairé. Deux visions assez univoques s’opposent souvent : l’une, ancrée dans les combats pour les libertés, se pose en vigie face aux abus de pouvoir(s) ; l’autre, arrimée à la croyance en un progrès linéaire, combat les freins à l’innovation. Soutenons que le gris l’emporte. Quand Google pèse 90 % des recherches effectuées en ligne se conjuguent la force de l’habitude, la faible connaissance de son modèle de création de valeur comme des services concurrents (« Qwant » est un moteur de recherche européen dont le slogan est un miroir tendu à celui de Google : « Le moteur de recherche qui respecte votre vie privée ») et, probablement avant tout, la satisfaction réelle d’une attente. Les logiques d’affichage personnel sur les réseaux sociaux entrent aussi dans ce schéma.

19L’image owerlienne qui associerait Big Data et Big Brother est trop partielle pour être satisfaisante. À travers le concept de « société d’exposition » [16] – qui est aussi la société de la « narration de soi » mais pas celle de la surveillance –, Bernard Harcourt relève que « le numérique fonctionne au désir, en nous donnant des jeux, des applications, en nous séduisant à travers les réseaux sociaux… Mais, en nous séduisant, ces outils nous exposent. Ils nous rendent transparents aux entreprises du numérique mais aussi aux services de renseignement [17] ». Notre transparence peut devenir notre vulnérabilité. Pour autant, en dehors de cas limites tels que l’espionnage ou le piratage, si elle était amendée par une meilleure appréhension des logiques économiques ou politiques à l’œuvre et par une régulation plus efficace, sans doute nous sentirions-nous plus aptes à maîtriser notre exposition.

20Face à cela, les logiques étatiques ou communautaires ne sont pas absentes mais peinent à embrasser la totalité des enjeux. Dans le domaine de la protection de la vie privée et des libertés individuelles, en France la Cnil veille depuis 1978 à la protection des données personnelles – dans un premier temps pour garantir les droits des citoyens contre les dérives de l’État, dans un second temps pour faire face aux appétits des acteurs privés. La convergence européenne a permis l’adoption en 2016 d’un règlement applicable en mai 2018 [18], qui vise à éviter « la fragmentation de la mise en œuvre de la protection des données dans l’Union, une insécurité juridique ou le sentiment, largement répandu dans le public, que des risques importants pour la protection des personnes physiques subsistent, en particulier en ce qui concerne l’environnement en ligne » (art. 9). Tandis que la Cnil infligeait des amendes à Google (100 000 euros en 2016) ou à Facebook (150 000 euros en 2017) [19], infimes en proportion de leurs revenus, ce même « règlement général sur la protection des données » prévoit que celles-ci pourront dorénavant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial d’une entreprise et jusqu’à 20 millions d’euros pour les structures publiques (art. 83).

21Au niveau de la régulation économique, les dispositions du droit antitrust européen ont permis de condamner Google à verser plus de 2 milliards d’euros d’amende pour abus de position dominante du fait de la mise en avant de son comparateur de prix « Google Shopping ». Les chefs d’État et de gouvernement européens envisagent également de prendre des mesures en vue de contrer les pratiques d’optimisation fiscale des acteurs les plus importants. Ces exemples s’inscrivent finalement dans des cadres assez traditionnels et assez éloignés des enjeux liés aux innovations radicales portées par la révolution numérique. Il pourrait alors sembler vain d’attendre des dispositifs en place qu’ils épuisent un lot de questions qui muent au gré des innovations. Comment réagir quand l’économie des plateformes débouche sur des rapports entre employeurs et employés qui contournent le salariat et les protections caractérisant ce statut par l’externalisation du cœur des activités de services vers une main-d’œuvre composée d’indépendants ? Les marges de manœuvre semblent d’autant plus étroites que, sans une double rencontre, l’« ubérisation » ne serait pas devenue en quelques mois une métonymie en vogue : celle d’une offre de services rencontrant une demande de consommateurs en quête de commodités ; et celle d’une demande de travail rencontrant une offre d’emplois à la précarité difficilement contestable. Dans des secteurs où le modèle d’innovation s’appuie sur le capital-risque, les pouvoirs publics peuvent qui plus est rapidement faire face aux procès en crimes de « lèse-innovation ». Gilles Babinet, digital champion désigné par la France pour « mettre la stratégie numérique au cœur des enjeux européens » avec ses homologues des différents États membres, qualifiait en 2013 la Cnil d’« ennemi de la nation » en raison de sa « régulation excessive » [20].

22Les relations entre puissances étatiques se nichent également au sein même des contenus produits par les plateformes. L’apport à la connaissance universelle que proclame effectuer Google, et qui se matérialise tant par la numérisation de vingt millions d’ouvrages que par des recherches sur le génome, se heurte notamment aux susceptibilités géographiques d’États pointilleux. Les frontières affichées par son service « Maps » diffèrent en fonction du lieu de consultation. Quand la Crimée est nettement séparée de l’Ukraine pour les internautes moscovites, elle n’en est isolée que par des pointillés presque invisibles pour les Kiéviens. Les exemples marocains, indiens ou chinois ne font qu’ajouter au tableau des compromis établis en respect de la loi des États hôtes. Au-delà de la fiabilité des informations produites, la restitution des données indexées est elle aussi soumise à des tensions proprement politiques. Durant la campagne présidentielle française de 2012, des associations de lutte contre le racisme assignaient Google en référé pour « trouble manifestement illicite ». Les suggestions de recherches associaient régulièrement le terme « juif » aux requêtes effectuées sur les noms de personnalités. Google utilisait bien un algorithme basé sur les recherches les plus fréquentes des internautes, mais l’enjeu n’était plus celui de la pertinence de la technologie. Un accord fut trouvé et les traitements de « Google Suggest » modifiés.

23Le pouvoir des algorithmes commerce ainsi avec les seuils de tolérance des sociétés auxquelles il se confronte. De ce point de vue, les relations entre États et grands acteurs privés de la révolution numérique oscillent entre régulation préexistante et négociations spécifiques. Raison pour laquelle le Danemark a nommé courant 2017 un ambassadeur dans la Silicon Valley. Gageons que l’avenir de la datacratie passera tant par l’établissement de rapports de force et de partenariats entre puissances publiques et firmes multinationales que par une « littératie numérique », mélange d’aptitudes, d’usages et de pensée critique qui donne à chacun les moyens de s’emparer des questions et des ressources de ce monde en mouvement.

Notes

  • [1]
    « Eric Schmidt at Techonomy », YouTube.com, 14 octobre 2010. Cinq exabytes ou exaoctets représentent l’équivalent de cinq millions de disques durs d’un téraoctet – capacité de stockage encore assez peu répandue en 2010, assez commune aujourd’hui. La comparaison avec « l’histoire de l’humanité » est récurrente : en 2012, Robert Kirkpatrick, en charge du Big Data aux Nations unies, estimait qu’autant de données avaient été produites en 2011 que dans toute l’histoire de l’humanité (« Robert Kirkpatrick, Director of un Global Pulse, on the Value of Big Data », TheGlobalObservatory.org, 5 novembre 2012).
  • [2]
    Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.
  • [3]
    « Facebook Reports Fourth Quarter and Full Year 2016 Results », Investor.fb.com, 1er février 2017.
  • [4]
    « Gartner Says 8.4 Billion Connected “Things” Will Be in Use in 2017, Up 31 Percent From 2016 », Gartner.com, 7 février 2017.
  • [5]
    Pierre Delort, Le Big Data, Paris, puf, coll. « Que sais-je », 2015, p. 49.
  • [6]
    La première conjecture énoncée en 1965 par Gordon Moore, cofondateur d’Intel, avance que les semi-conducteurs d’entrée de gamme voient leur complexité doubler chaque année à prix constant (« Cramming More Components onto Integrated Circuits », cs.UTexas.edu).
  • [7]
    Nicolas Colin et Henri Verdier, L’Âge de la multitude. Entreprendre et gouverner après la révolution numérique (2012), Paris, Armand Colin, 2015, p. 23.
  • [8]
    « Global ict Developments », dans « Statistics », itu.int.
  • [9]
    « ict Facts and Figures 2017 », ibid.
  • [10]
    Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010, p. 13.
  • [11]
    « Big Data en campagne », LeMonde.fr, 3 novembre 2016.
  • [12]
    « Communication politique : quelles sont les règles pour l’utilisation des données issues des réseaux sociaux ? », Cnil.fr, 8 novembre 2016.
  • [13]
    Lawrence Lessig, « Code Is Law », HarvardMagazine.com, 1er janvier 2000.
  • [14]
    Henri Verdier et Charles Murciano, « Les communs numériques, socles d’une nouvelle économie politique », Esprit, n° 434, 2017, p. 132-145.
  • [15]
    « Alphabet 2016: Annual Report », abc.xyz, p. 19 ; « Facebook Annual Report 2016 », Investor.fb.com, p. 31.
  • [16]
    Bernard E. Harcourt, Exposed, Desire and Disobedience in the Digital Age, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2015.
  • [17]
    « Bernard Harcourt : “Toute la lutte pour le pouvoir consiste à cacher, à exposer, à rendre virales ou non les données” » (entretien), rslnmag.fr, 13 septembre 2016.
  • [18]
    Règlement (ue) 2016 / 679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016.
  • [19]
    Délibérations 2016-054 du 10 mars 2016 et san – 2017-006 du 27 avril 2017.
  • [20]
    « Gilles Babinet nommé “digital champion” », Economie.gouv.fr, 26 juin 2012 ; Aurélie Barbaux, « Pour Gilles Babinet, “il faut fermer la Cnil, c’est un ennemi de la nation” », UsineNouvelle.com, 26 février 2013.
Français

La mise en réseau du monde par les nouvelles technologies a placé chacun d’entre nous au cœur de mutations dont nous sommes autant acteurs que témoins. Les données attachées à nos comportements sont devenues une matière première. Les modèles de « partage » et de « collaboration » foisonnent. Les usages mêlent intérêt général et intérêts privés. Derrière ces changements, l’appréhension du jeu des différents acteurs, individus, puissances publiques, opérateurs privés, est devenue une des conditions de l’exercice d’une citoyenneté éclairée à l’ère datacratique.

Antonin Guyader
Directeur numérique de la revue Pouvoirs, directeur de l’agence Novius à Paris. Il a récemment publié Mes petites leçons d’informatique (Belin, 2017).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/01/2018
https://doi.org/10.3917/pouv.164.0007
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