CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Un scénario cauchemar, pour l’économie européenne et pour la démocratie, qui peut encore – mais pour combien de temps ? – être évité. Si l’Europe, face aux Gafa, choisit de se réveiller.

1Il a troqué le tee-shirt de ses débuts contre un costume-cravate, mais le regard bleu perçant, lui, n’a pas changé. En 2028, le président Mark Zuckerberg, à 44 ans, entame son troisième mandat à la tête des États-Unis. Huit années plus tôt, au terme d’une campagne présidentielle homérique, qui s’était soldée par la défaite de Donald Trump, le multimilliardaire du Web s’était mis en retrait de Facebook. Cela ne l’a pas empêché, après sa réélection, de s’appuyer sur son réseau social pour obtenir, par référendum, une révision surprise de la Constitution américaine qui lui a permis de concourir – et de triompher – une troisième fois. Son slogan ? « Rapprocher le monde ». Le même, presque mot pour mot, que celui qu’il avait imaginé pour Facebook en 2017.

2Surgis de la Silicon Valley au tournant des années 2000, les Gafa, ces géants d’internet et des nouvelles technologies que sont Google, Apple, Facebook et Amazon, ont tissé leur toile jusqu’au sommet du pouvoir. En 2028, ils règnent sur le monde. Neuf humains sur dix ont désormais un compte sur le réseau social. Dans les campagnes françaises, le ballet des drones Amazon a supplanté les commerçants locaux tandis que les véhicules de Google ont remplacé les transports en commun au cœur des villes. Dans les rues, on peine à trouver un passant qui n’arbore pas la nouvelle génération des « Apple Glass », ces lentilles connectées diffusant sur la rétine les productions de Netflix, numéro un mondial du divertissement.

3Depuis bien longtemps, pourtant, aucune voix ne s’élève plus contre ce pouvoir absolu. Et pour cause : toute l’information est passée aux mains des plateformes numériques géantes. Journaux, radios, télévisions : les médias traditionnels, exsangues, ont jeté l’éponge les uns après les autres. Quelques marques d’« infotainment » subsistent encore ; reléguées au rôle de sous-traitants des Gafa, elles fabriquent à la chaîne des « contenus » interchangeables, en fonction des desiderata de leurs nouveaux maîtres. Les journalistes indépendants préfèrent publier leurs articles directement sur les plateformes, afin de bénéficier d’une maigre exposition et de toucher une poignée de monnaie virtuelle en fin de mois. Les dernières communautés dissidentes, qui se retrouvent sur des réseaux privés, sont débusquées par des algorithmes chargés de traquer les discours alternatifs.

4Résultat : qu’il s’agisse de politique étrangère, d’économie, d’environnement, de religion ou des questions de société, une vision exclusivement américaine – « valleysienne », a-t-on même commencé à dire – s’est imposée partout dans le monde, jusqu’aux confins de la Russie, qui a plié elle aussi. Seule la Chine, protégée par une implacable dictature, a conservé sa « souveraineté informationnelle ». Les entreprises européennes en concurrence avec les États-Unis subissent des campagnes de dénigrement numérique auxquelles, faute de médias prêts à les entendre et à relayer leurs arguments, elles ne peuvent opposer aucune résistance. Les dirigeants politiques du Vieux Continent qui se mettent en travers de la route des Gafa sont eux aussi victimes d’attaques virulentes sur les réseaux sociaux, sans recours politique ni juridique possible. En trente ans, sans que l’on y prenne garde, les Gafa ont accompli une entreprise de destruction en règle de tous les contre-pouvoirs. La colonisation numérique de l’Europe – prophétisée il y a bien longtemps par Régis Debray dans Civilisation. Comment nous sommes devenus américains (2017) – est consommée.

5Pour les groupes d’informations européens, les choses, pourtant, n’avaient pas si mal commencé. Confiante dans les vertus du numérique, la presse, dès le milieu des années 1990, s’était convertie à internet. Bien avant la musique et le cinéma, les entreprises de média avaient créé des sites Web, des applications mobiles, lancé des projets dans la vidéo et dans la réalité virtuelle, fait évoluer leurs rédactions. Cette transformation numérique n’était certes pas allée sans réticences ; elle avait laissé sur le bord de la route les groupes qui n’avaient pas la taille critique pour la mener à bien, mais les autres, les gros, pouvaient penser qu’ils allaient tirer leur épingle du jeu.

6La mécanique n’a pas mis longtemps à se gripper. Toute cette révolution reposait sur un modèle fragile : des articles gratuits financés par des recettes publicitaires dont la croissance continue laissait espérer un nouvel Eldorado. Mais voilà qu’au début des années 2000 l’irruption des Gafa a fait voler tout le système en éclats. Avec leurs smartphones, leurs portails, leurs applications aux milliards d’utilisateurs, les géants du Web se sont interposés entre les « producteurs d’information » et leurs audiences – lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Les infos produites par les médias passant désormais par les « tuyaux » des Gafa, c’est sur leurs plateformes que les citoyens ont pris l’habitude de venir les consulter. Très vite, les annonceurs se sont mis à acheter de la publicité directement chez eux, misant sur la taille colossale des audiences plutôt que sur la construction, patiente, de leur image de marque. En 2017, Facebook et Google raflaient ainsi les deux tiers des revenus générés par la publicité numérique aux États-Unis et en Europe, et près de 100 % de la croissance du marché. Pour les médias traditionnels, le réveil était rude… Entre 2006 et 2015, le chiffre d’affaires publicitaire des grands journaux français s’était réduit de plus de moitié, d’après le Syndicat de la presse quotidienne nationale. Aux États-Unis, il n’avait fallu que dix ans pour que les revenus publicitaires de la presse reviennent à leur niveau des années 1950, selon la Newspaper Association of America.

7Il fallait réagir ! À la fin des années 2010, comprenant que le « tout-gratuit » mettait leur avenir en péril, un certain nombre de grands journaux ont choisi de ne plus s’en remettre à un modèle exclusivement publicitaire. En développant des formules d’abonnement, ils ont entrepris de reconstruire un lien direct avec leurs lecteurs. Le New York Times et le Wall Street Journal aux États-Unis, Le Figaro et Le Monde en France, ont enregistré de belles réussites. De nouveaux titres alternatifs, comme Mediapart.fr et LesJours.fr, se sont développés uniquement par l’abonnement, parfois avec succès. En 2017, les deux tiers des médias européens sondés par l’institut Reuters proposaient une version payante de leur site. Las ! Le payant a permis de colmater les brèches financières les plus criantes, mais pas de créer un modèle pérenne. Comment aurait-il pu en aller autrement ? Depuis l’âge d’or du xixe siècle, où la publicité pouvait assurer jusqu’à 80 % des recettes des grands journaux, la presse avait toujours vécu sur deux pieds : les ventes et la publicité. Les ventes (directes ou par abonnement) étaient indispensables – c’était folie que de l’avoir oublié – mais la publicité ne l’était pas moins pour absorber les coûts de production et abaisser le prix de vente au numéro. Sans « pub », impossible de faire vivre une grande rédaction, avec plusieurs centaines de journalistes, des correspondants aux quatre coins du monde, des spécialistes capables de produire et de mettre en scène une information vérifiée et de qualité. Or la publicité, de plus en plus, était accaparée par les Gafa, condamnant les médias traditionnels soit à tailler encore et toujours dans leurs effectifs (entre 2000 et 2015 aux États-Unis, les effectifs des rédactions avaient déjà fondu de moitié) au détriment de la qualité, soit à supporter des pertes financières de plus en plus lourdes, incompatibles avec leur survie. La bataille était mal partie.

8Contre l’ennemi commun, les médias ont alors tenté de jouer la carte de l’union sacrée. En France, des ennemis héréditaires comme Le Figaro et Le Monde ont réuni, sous le label « Skyline », leurs inventaires publicitaires mobiles afin de proposer aux marques un environnement éditorial de qualité. D’autres, comme Altice, la Fnac et Les Échos ont tenté de se doter ensemble des moyens nécessaires au ciblage publicitaire. Mais il aurait fallu que tous les acteurs médias – et notamment les chaînes de télévision – participent à ce front commun. Comme d’habitude, chacun a voulu jouer sa carte. Les Gafa ont habilement profité de ces divisions, promettant aux uns de l’argent, aux autres l’accès à des technologies mirifiques. En quelques mois, les tribus gauloises se sont éparpillées. Et la nouvelle législation européenne sur la e-privacy n’a rien arrangé ; inspirée par les meilleurs sentiments, elle a privé les médias du droit de « cibler » leur publicité, alors que les Gafa, forts de leur audience captive, ont pu continuer à la traquer autant qu’ils le voulaient. Venue du Portugal, l’idée d’un login unique qui aurait permis de leur faire pièce a bien été envisagée, mais les chaînes de télévision n’ont pas embrayé. Quand, à leur tour, elles ont été frappées de plein fouet par l’irruption de « Facebook Watch », la plateforme mobile destinée à accueillir les contenus vidéo originaux du géant de Palo Alto, il était trop tard pour réagir. La publicité s’était envolée.

9C’est alors que les responsables politiques ont pris peur. Et si les plateformes américaines étaient une menace non seulement pour l’économie mais aussi pour la démocratie ? L’élection présidentielle américaine de 2016, avec son cortège de fake news et de désinformation, avait été un premier signal d’alarme. Cette fois, il n’était plus possible d’ignorer la menace. Les géants du Web, rois de l’évasion fiscale, allaient devoir cracher au bassinet ! Après Apple, contraint de rembourser 13 milliards d’euros d’aides illégales perçues par l’Irlande, après Google condamné à 2,42 milliards d’euros d’amende pour concurrence déloyale, c’est Facebook qui a dû passer à la caisse. Pour les finances des États, c’était toujours cela de pris ; pour les médias, ce fut une piètre consolation sans conséquence économique aucune. Au total, ces piqûres d’insecte sur le cuir épais des éléphants de la Silicon Valley n’ont en rien ralenti leur irrésistible marche en avant.

10Plus sérieuse fut la tentative, poussée par la France et l’Allemagne devant la Commission européenne, de rééquilibrer les conditions de la concurrence en exigeant des plateformes qu’elles soient civilement et pénalement responsables, comme les médias traditionnels, des « contenus » qui passaient par leurs « tuyaux ». Mais les Gafa, soutenus par l’administration américaine, et par une armée de lobbyistes et d’avocats, financés à coups de millions de dollars, étouffèrent sans grand mal ces velléités.

11En France et en Allemagne, des éditeurs de presse, dans une ultime tentative, essayèrent alors de pousser un système innovant : celui des « droits voisins ». Inspirée de la mécanique des droits d’auteurs, l’idée était séduisante. Puisque les plateformes « aspirent » les contenus des médias pour alimenter leur moteur de recherche, leur réseau social, leur application d’information ou leurs assistants personnels, il s’agissait de les contraindre à souscrire à une licence payante dont le produit aurait été réparti entre les médias à proportion des contenus utilisés. De quoi rééquilibrer le système et sauver l’indépendance des groupes d’information européens. Mais voilà ! L’incapacité congénitale de l’Europe à faire front commun contre les États-Unis a, une fois de plus, eu raison de cette idée. L’Irlande et les pays nordiques lui ont aussitôt opposé les principes sacro-saints de la libre concurrence censée profiter toujours au consommateur. En s’appuyant sur les commissaires européens les plus libéraux, les Gafa ont adroitement attisé ces divisions. Caricaturé en usine à gaz, le projet de « droits voisins » a été enterré.

12Et c’est ainsi qu’en 2028, après avoir laissé passer l’une après l’autre toutes les occasions de limiter le pouvoir des Gafa, l’Europe a abandonné ses médias à une poignée de géants américains. Incapable de parler d’une seule voix et de reconnaître la nature fondamentalement totalitaire des plateformes numériques, elle a abdiqué sa souveraineté. Par aveuglement et par lâcheté politique, elle a renoncé à produire elle-même son information, à peser sur son destin, et à défendre ses libertés.

Français

Et si, en 2028, alors que Mark Zuckerberg est encore président des États-Unis, les grands médias européens – journaux, chaînes de télévision, radios – avaient tous disparu, victimes du rouleau compresseur des Gafa ? Les auteurs racontent ici, sous la forme d’une fiction, malheureusement très réaliste, l’enchaînement des événements qui, d’échecs industriels en abandons politiques, pourraient conduire l’Europe à perdre sa souveraineté en matière d’information. Un scénario noir – pour l’économie européenne et pour la démocratie – qui peut encore être évité.

Alexis Brézet
Journaliste, directeur des rédactions du Figaro. Diplômé de l’iep de Paris, il pilote actuellement la transformation numérique du premier quotidien national français.
Benjamin Ferran
Journaliste. Spécialiste des questions numériques au Figaro, en charge de la rénovation du site internet du quotidien, il y tient la chronique « Nos futurs », consacrée aux évolutions du Web et de la high-tech.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/01/2018
https://doi.org/10.3917/pouv.164.0121
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