CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lors des élections présidentielle et législatives de 2017, les citoyens ont accordé leur confiance à des candidats refusant de se laisser guider par les clivages partisans. Ils ont ainsi condamné la discipline partisane qui commande au parti de la majorité de toujours soutenir le gouvernement et au parti d’opposition de toujours rejeter ses textes. La condamnation est sans appel ; elle a été annoncée tout au long de la XIVe législature (2012-2017) par des divisions communes à tous les partis. Le parti majoritaire d’abord, tiraillé par une fronde à l’ampleur inédite qui a conduit le gouvernement à utiliser l’article 49, alinéa 3, de la Constitution et certains membres de sa majorité à chercher à le renverser en tentant de déposer une motion de censure. L’opposition ensuite, qui a également connu des tensions, certains textes du gouvernement recueillant le soutien de députés réputés hostiles à sa politique.

2Le respect de la discipline partisane est pourtant présenté comme une obligation morale pesant sur les élus, qui doivent au Parlement respecter les engagements pris devant les citoyens : concrétiser le programme présidentiel, ou le critiquer tout en apparaissant comme une alternative crédible. Partis et groupes se reconnaissent la capacité de sanctionner un élu qui aurait fait usage de sa liberté de vote pour rompre l’unité. Ces sanctions, parce qu’elles mettent en lumière l’échec partisan, sont rarement prononcées, partis et groupes préférant s’assurer très en amont l’adhésion des parlementaires à leur consigne. Toute l’organisation du groupe parlementaire est ainsi tournée vers l’unité des votes et des expressions. Si le débat y est organisé, il est progressivement borné par les responsables divers (président du groupe, responsable du texte, whip de commission, mais également secrétaire général ou collaborateurs du groupe ou du ministre) qui amènent les parlementaires à accepter la vision qui leur est présentée, à négocier leur soutien ou à minorer leur opposition [1]. C’est cette délimitation préalable et progressive du débat qu’une partie des groupes a refusé au cours de la XIVe législature, entraînant une multiplication des manquements à la discipline partisane, que groupes parlementaires et partis politiques ont été incapables d’endiguer. Pour autant, doit-on considérer que la discipline partisane est morte, ou qu’une certaine forme seulement de celle-ci, exigeant une inconditionnalité, a durablement disparu ?

La multiplication des dissidences : la fin annoncée de la discipline partisane

3La dissidence manifeste l’incapacité du parti à faire respecter son arbitrage par ses parlementaires, mais celle-ci ne remet en cause la discipline partisane que lorsqu’elle répond à certains critères. Il est ainsi permis de se demander si tout refus de respecter la consigne établie par le parti et / ou le groupe constitue une dissidence. Y compris lorsque l’élu choisit, par l’absence ou l’abstention, de ne pas exprimer de choix.

4Dans l’absolu, ces comportements démontrent l’impuissance des instances collectives à obtenir que la consigne soit respectée, et l’ensemble d’entre eux devraient être considérés comme des échecs de la discipline partisane. C’est oublier l’entreprise de conviction mise en œuvre par les groupes afin que les parlementaires minorent leurs critiques en choisissant de s’absenter ou de s’abstenir, révélant ainsi une soumission officieuse à la discipline partisane. Conclusion qu’il nous est difficile de généraliser dans la mesure où, au cours de cette législature, l’abstention s’est accompagnée d’une remise en cause publique de la discipline. Le choix de considérer ou pas l’abstention comme une contestation de la discipline partisane dépendra alors du texte en question. Certaines divisions, même minorées, constituent une telle remise en cause lorsqu’elles portent sur un texte fondateur. D’autres ne peuvent être qualifiées de dissidence puisqu’il est habituel que, sur les textes concernés, groupes et partis ne donnent pas de consigne. C’est le cas des sujets de société, qui touchent aux convictions profondes du parlementaire et ne peuvent faire l’objet d’une consigne de vote. La division ne saurait alors être perçue comme un échec de la discipline partisane. À moins que la multiplication des cas dans lesquels le parti et le groupe se trouvent dans l’impossibilité d’établir une consigne ne traduise l’échec de la discipline partisane et n’en annonce la fin. La XIVe législature a vu la liste de ces sujets s’étendre aux textes constitutionnels [2], auparavant perçus comme les plus clivants car ils relèvent d’un engagement présidentiel.

5Ces réflexions s’imposent avant toute recherche statistique et expliquent le choix qui a été fait de distinguer abstention et vote ouvertement hostile, puis de s’intéresser aux sujets qui ont été à l’origine de ces divisions.

Étude statistique de la dissidence

6Cette étude analyse les cent cinquante-trois scrutins publics portant sur l’ensemble d’un texte qui se sont déroulés à l’Assemblée nationale au cours de la XIVe législature. Elle ne concernera que les deux groupes les plus importants de la législature : le groupe majoritaire src-ser[3], plus communément nommé « groupe socialiste », et le groupe ump, qui deviendra lr, dont les rôles sont pré-identifiés par leur appartenance à la majorité et à l’opposition [4].

Le groupe majoritaire

7Au cours des cent cinquante-trois scrutins publics recensés, le groupe socialiste s’est divisé à quatre-vingt-seize reprises, soit lors de près de 63 % des scrutins. Ces données contrastent avec les statistiques établies au cours de la XIe législature (1997-2002), au cours de laquelle le groupe socialiste était également majoritaire. Sur les cinquante-neuf scrutins portant sur l’ensemble d’un texte qui ont eu lieu, le groupe n’a connu que douze divisions [5]. Les chiffres relatifs à la dissidence sous la XIVe législature demeurent également élevés si on les compare à ceux de l’une des deux législatures où le groupe ump était majoritaire ; ainsi, au cours de la XIIe législature (2002-2007), celui-ci a connu la dissidence dans 43 % des cas. Les atteintes à la discipline partisane ont donc été nombreuses, même si l’on rappelle que cela signifie que le groupe socialiste a adopté les textes à l’unanimité lors de cinquante-sept scrutins publics (37 % des cas).

8Ce rappel ne peut masquer l’échec de la discipline partisane – à moins que les contestations ne se limitent à des abstentions. L’étude statistique démontre que, si le groupe se désolidarise au cours de quatre-vingt-seize scrutins publics, dans près de 43 % de ces cas (quarante-deux scrutins) l’abstention est la seule forme de désolidarisation. À l’opposé, cela signifie que, lors de cinquante et un scrutins [6], au moins un député de la majorité s’est opposé frontalement à la consigne majoritaire et a voté contre le gouvernement.

9Dans un tiers des scrutins publics, au moins un député de la majorité refuse ouvertement la consigne partisane [7]. Les statistiques ne permettent d’inférer l’échec durable de la discipline partisane que si la dissidence concerne une proportion notable du groupe. Il est en effet difficile de considérer que la contestation d’un seul élu constitue une remise en cause de la discipline partisane, d’autant qu’il s’agit souvent alors de francs-tireurs à l’égard desquels le parti et le groupe ont abandonné toute entreprise de conviction. Puisque le gouvernement dispose de moyens, politiques et juridiques, d’obtenir que ses textes soient votés, nous ne pouvons considérer que l’échec de la discipline partisane se manifesterait uniquement par le rejet d’un texte. Nous avons choisi de retenir un seuil de 10 % de l’effectif total du groupe en question. Parmi les scrutins publics recensés, seuls dix ont connu une division supérieure à 10 % de l’effectif total du groupe majoritaire, soit moins d’un scrutin sur quinze. A contrario, cela signifie que dans cent quarante-trois scrutins publics, au moins 90 % des députés socialistes ont suivi la consigne partisane.

10À la lecture de ces chiffres, on peine à conclure à la fin de la discipline partisane, mais on ne saurait se contenter de l’arithmétique : il convient d’interroger les textes qui ont fait l’objet de dissensions, certains sujets ne pouvant souffrir la moindre division. Avant de se pencher sur cette question, il faut étudier, plus rapidement, les votes effectués par le principal groupe d’opposition.

Le principal groupe d’opposition

11La règle est ici simple et a été maintes fois formulée : dans l’opposition, on s’oppose. Les statistiques semblent contredire ces affirmations : dans les scrutins publics recensés, le groupe ump / lr a adopté une position unanime à soixante-trois reprises, ce qui ne représente que 41 % des scrutins publics. Cela signifie a contrario que dans près de 60 % des cas le groupe s’est désolidarisé (90 scrutins publics).

12Lors de trente-trois scrutins publics, les députés hostiles à la consigne partisane ont simplement choisi de s’abstenir et, lors de cinquante-sept autres scrutins, au moins un député a pris la décision de s’opposer frontalement à la consigne (37 % des cas). Il semble que là encore la discipline partisane soit en échec, d’autant que le nombre de scrutins publics où la division atteint au moins 10 % du groupe d’opposition est supérieur à ce qu’il en est du côté du groupe majoritaire (quatorze contre dix).

13Cela signifie tout de même que, dans plus de neuf cas sur dix, 90 % des députés ump / lront suivi la discipline partisane. Ces chiffres contrastent toutefois avec ceux qui ont été établis au cours de la XI e législature, la dernière dans laquelle les députés qui se revendiquent des valeurs gaullistes constituent le premier groupe d’opposition. À cette époque, les députés ne s’étaient divisés que lors de dix-neuf des cinquante-neuf scrutins publics et la contestation n’avait atteint qu’une seule fois le seuil de 10 % de l’effectif total du groupe.

14Les chiffres sont éloquents mais ils ne sauraient se suffire à eux-mêmes, et l’on ne pourra conclure à la fin (ou non) de la discipline partisane qu’après avoir examiné les textes ayant suscité la division.

La remise en cause des chartes majoritaire et d’opposition

15Les chiffres de la dissidence attestent que, dans près de deux tiers des scrutins publics, les groupes n’ont pas réussi à faire respecter la consigne partisane. Toutefois, l’étude détaillée de ces statistiques a permis de nuancer la thèse sur la fin de la discipline partisane, 90 % des députés l’ayant respectée lors de plus de neuf scrutins publics sur dix. L’étude du fonctionnement interne des groupes, tout entier tourné vers l’impératif d’unité, aurait pu nous conduire à estimer que tout vote dissident constituait un échec de la discipline partisane, et la multiplication des échecs aurait pu nous permettre de conclure à sa disparition. Toutefois, cette conclusion ne sera certaine que si les textes en cause sont fondamentaux, sinon fondateurs.

Les fêlures du pacte majoritaire

16L’étude des scrutins publics portant sur les textes budgétaires, considérés comme fondamentaux, démontre qu’ils font l’objet des dissensions les plus importantes – d’abord à travers une abstention massive, avant que certains députés socialistes ne choisissent de briser la discipline partisane en votant contre.

17Cette opposition, y compris par l’abstention, constitue un échec de la discipline partisane. Celui-ci est aggravé lorsque la division concerne les votes de confiance, perçus comme fondateurs. Le 8 avril 2014, la discipline partisane connaît sa première remise en cause notable quand onze députés socialistes choisissent de s’opposer au gouvernement alors que celui-ci sollicite la confiance de l’Assemblée. Certes, le gouvernement a largement obtenu cette confiance puisque trois cent six députés l’ont soutenu. Toutefois, le fait de refuser de soutenir explicitement le gouvernement est une lourde remise en cause de la discipline partisane.

18Remise en cause durable et amplifiée puisque le 16 septembre 2014, alors que Manuel Valls sollicite une nouvelle fois la confiance de l’assemblée, trente et un députés socialistes choisissent de s’abstenir. Plus de 10 % du groupe choisit de ne pas accorder sa confiance, alors qu’il ne compte plus que deux cent quatre-vingt-neuf députés. Certes, les députés frondeurs étaient assurés que leur abstention n’entraînerait pas la chute du gouvernement, l’addition de toutes les oppositions habituelles ne correspondant qu’à deux cent quarante-quatre votes ; leur attitude n’en demeure pas moins problématique : elle rompt de manière inédite avec le principe de solidarité. Rupture aggravée en 2016 par la double tentative de députés socialistes de déposer une motion de censure en réaction à l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, afin de faire adopter sans vote la loi Travail.

19Le fait que ces tentatives aient échoué ne modifie pas le caractère irréparable de l’atteinte qu’a connue la discipline partisane – atteinte renforcée par le fait que l’article 49, alinéa 3, a été utilisé afin de surmonter les divisions de la majorité [8]. L’étude analytique conforte ainsi les statistiques : la XIVe législature a amorcé et acte la fin de la discipline partisane majoritaire. Reste à savoir si la discipline partisane propre à l’opposition a également été contestée au cours de cette législature.

La contestation de la charte d’opposition

20La charte de l’opposition postule que les membres de cette dernière doivent voter contre les textes budgétaires du gouvernement et ne sauraient lui accorder leur confiance. On constate que cette doctrine fondatrice a été respectée durant la XIVe législature. Ainsi, le groupe ump / lr a manifesté une complète unanimité dans l’opposition aux textes budgétaires lors de vingt-trois des vingt-six scrutins publics recensés (soit dans 88,5 % des cas) [9].

21De la même manière, aucun député gaulliste n’a soutenu le gouvernement lorsque son existence était en cause : aucun n’a voté la confiance lors de l’utilisation de l’article 49, alinéa 1. Attitude qui confirme la vivacité de la discipline partisane autant que la forte mobilisation des députés lors du vote des motions de censure. On constate toutefois un cas où la mobilisation a été plus faible : lors du vote de la motion de censure déposée à l’occasion de l’utilisation par le gouvernement de l’article 49, alinéa 3, pour permettre l’adoption de la loi Macron (scrutin public du 18 juin 2015). Celle-ci ne recueille que cent soixante et une voix favorables, alors que le groupe compte cent quatre-vingt-dix-huit députés. Trente-sept députés du principal groupe d’opposition n’ont donc pas jugé utile de se déplacer, or les absences sont réputées favorables au gouvernement. Ce malaise permet-il de conclure à la disparition de la discipline partisane ? Il s’agit d’une remise en cause certaine, qui trahit la difficulté pour le parti de faire respecter dans l’absolu une règle d’opposition lorsque certains de ses députés partagent l’esprit du texte qui leur est présenté. L’addition de ces remises en cause, auxquelles il faut ajouter les divisions rencontrées au sein du groupe, permet de conclure que la XIVe législature a sonné le glas de la discipline partisane. Celle de l’opposition, mais également celle de la majorité : les frondes se sont multipliées en son sein et, même si les divisions se traduisaient essentiellement au Parlement par l’abstention, celle-ci s’est accompagnée d’une remise en question constante de l’action du gouvernement et des choix du parti par voie de presse. L’abstention n’apparaît plus comme un non-choix mais comme la seule consigne que peut adopter un groupe hétéroclite de frondeurs qui entend par le nombre condamner la discipline partisane. On constate donc que les leaders de la fronde se sont rarement opposés frontalement au gouvernement, mais qu’ils l’ont contraint à utiliser l’article 49, alinéa 3, pour faire adopter deux projets de loi. C’est la faiblesse de la discipline partisane qui explique que le gouvernement ait dû recourir à la coercition afin d’obtenir des députés élus pour le soutenir qu’ils respectent leur obligation. L’échec de la discipline partisane peut ainsi être considéré comme le fruit de l’incapacité des partis à limiter l’expression des dissidences.

L’incapacité des partis à limiter l’expression des dissidences

22Cette incapacité n’est pas nouvelle : que le parti se situe dans la majorité ou dans l’opposition, il fait face à l’expression publique de divergences, y compris au moment des votes. Elle n’est d’ailleurs pas propre aux organisations partisanes françaises ; les députés travaillistes, conservateurs et libéraux démocrates se sont montrés particulièrement indisciplinés, faisant de la Chambre des communes élue en 2010-2015 la plus « rebelle » depuis la Seconde Guerre mondiale [10], et le leader du Parti travailliste a entre 1997 et 2010 refusé de suivre la consigne de vote à quatre cent vingt-huit reprises. Les documents internes des groupes et partis prévoient pourtant un ensemble de sanctions qui peuvent être prononcées contre les dissidents. Celles-ci n’ont pas suffi à garantir le respect de la discipline partisane, les élus aspirant à davantage de concertation.

Un arsenal dissuasif inopérant

23Les statuts reconnaissent aux partis ou à leur groupe parlementaire la capacité de sanctionner des élus qui refuseraient de respecter la discipline de vote ou l’exigence de solidarité. Ainsi, en 1991, Julien Dray et Jean-Luc Mélenchon ont-ils été privés de délégation après leur refus de voter la confiance au gouvernement de Michel Rocard. À la même époque, deux députés centristes ont été exclus de leur groupe, pourtant attaché à la liberté de vote, pour avoir permis l’adoption d’un texte gouvernemental.

24Après la XIIe législature, les groupes n’ont plus prononcé de telles sanctions à l’encontre de parlementaires dissidents, leur préférant des sanctions officieuses. On se souvient que Roselyne Bachelot, seule députée du Rassemblement pour la République à avoir soutenu le pacte civil de solidarité, a vu le groupe lui préférer un autre orateur sur le texte introduisant la parité en politique, alors qu’elle semblait la plus légitime en sa qualité de rapporteure générale de l’Observatoire de la parité. De même, Jack Lang, qui avait joint sa voix à celles de la majorité lors de la ratification de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, a été suspendu de réunions de groupe.

25Au cours de la XIVe législature, le groupe socialiste a dans un premier temps tenté d’adopter de telles sanctions à l’encontre des frondeurs. En septembre 2014, les députés qui ont refusé leur confiance au gouvernement ont été exclus de leur commission. En février 2015, la rapporteure générale du budget a fait l’objet de pressions la menaçant de lui faire perdre son poste si elle n’indiquait pas au groupe le sens à donner à son vote sur la motion de censure déposée par l’opposition.

26Habituellement, les sanctions officieuses sont moins visibles. Elles consistent à refuser d’accorder un rapport à un député frondeur ou de l’autoriser à mettre son mandat ou sa circonscription en valeur en adressant une question au gouvernement. On s’aperçoit ainsi que certains députés dissidents de l’opposition ont été privés de question au gouvernement, sans qu’il soit possible de conclure à une généralisation des sanctions à l’encontre de tous les dissidents.

27De manière générale, les sanctions, officielles ou officieuses, ne sont plus tolérées, ce que traduit la précaution prise par le premier secrétaire du ps, Jean-Christophe Cambadélis, en saisissant la Haute Autorité éthique (hae) du parti avant de prononcer des sanctions contre les députés socialistes signataires en 2016 des motions de censure de gauche. Elles ont perdu leur effet dissuasif [11] et ne sont plus prononcées par les instances collectives, leur médiatisation soulignant la dissidence et plaçant le sanctionné dans une position de victime. Les pressions sont également inopérantes : la menace du refus d’investiture n’a joué qu’à proximité des élections, celle d’exclusion qu’à l’approche des primaires, les frondeurs ayant été conscients que leur groupe d’origine préférait demeurer majoritaire malgré ses divisions et que leurs dissidences leur offraient une mise en lumière supérieure à celle que le groupe pouvait leur offrir.

28La multiplication des divisions tend à démontrer la vacuité des procédures de sanction, mais également que le ressort de la discipline partisane ne peut plus être la contrainte. Celle-ci ne peut s’imposer que sur l’adhésion – ou « éthique de la discussion », selon la hae.

L’« éthique de la discussion » : fondement d’une discipline partisane rénovée

29Interrogés sur les raisons pour lesquelles ils se conforment à la discipline de vote, les parlementaires évoquent le caractère consensuel de la pratique, les débats, échanges et négociations qui font d’eux les auteurs de consignes qu’ils suivront presque unanimement. Le fait que cette discipline de vote recouvre la discipline partisane ne change pas leur conception des choses puisqu’ils estiment avoir participé, dans les instances partisanes, à élaborer la ligne politique du parti et les consignes qui en découlent. Le respect de la discipline partisane est ainsi fondé sur l’adhésion au texte présenté et relève de ce que la hae, dans son avis du 21 janvier 2016, a pu qualifier d’« éthique de la discussion ». Celle-ci postule l’existence d’un débat réel, libre et éclairé au sein duquel toutes les sensibilités doivent pouvoir s’exprimer. Elle suppose le respect mutuel des débatteurs et le refus de recourir à la ruse et à l’intrigue. S’appuyant sur cette exigence, la hae s’interroge, dans son avis du 13 juin 2016, sur la légitimité de la volonté de sanctionner les députés de la majorité qui ont tenté de déposer une motion de censure contre le gouvernement. Si cette tentative est condamnable, elle répond à l’attitude du gouvernement qui a jugé pour acquis le soutien du groupe majoritaire, sans davantage respecter l’éthique de conviction. Il semble ainsi que parti, groupe et frondeurs se partagent la responsabilité de l’échec de cette éthique de la discussion qui a précipité la fin de la discipline partisane.

Au sein du parti

30Les équipes dirigeantes du ps ont été fortement contestées sous la XIVe législature, à tel point que certains ont pu craindre que les frondeurs prennent la tête du parti et imposent une ligne hostile au gouvernement. Afin d’éloigner ce risque, le premier secrétaire est parvenu à dégager un compromis entre différents courants en replaçant la discussion au cœur de la discipline partisane. Ainsi, la motion signée par Jean-Christophe Cambadélis, Manuel Valls et Martine Aubry et adoptée lors du congrès de Poitiers, en juin 2015, prévoit que « les grands textes de loi devront systématiquement donner lieu à un débat avec vote en conseil national ». Le texte affirme également : « Les orientations décidées par notre parti lors du congrès de Poitiers devront avoir prise sur le cours du quinquennat. Les parlementaires devront en faire une référence pour guider leur action. » Il définit ainsi les obligations réciproques du parti, de l’exécutif et des parlementaires : tous doivent s’engager à accepter la discussion et à respecter ses conclusions. Cependant, cette discussion ne peut avoir lieu que si sont prises en considération les contraintes que constituent les contingences rencontrées par le gouvernement. In fine, le champ du débat est encadré par le texte gouvernemental et le pouvoir de négociation des membres du parti limité.

31Cette éthique de la discussion semble avoir été respectée, au cours du premier semestre 2016, lors des discussions sur le vote de la révision constitutionnelle relative à la protection de la nation, l’exécutif ayant tenu compte des débats partisans lors de l’écriture du projet. En effet, si à l’origine les dispositions prévoyant de déchoir des individus de leur nationalité française ne s’appliquaient qu’aux binationaux, les élus ont obtenu qu’il ne soit pas créé dans la Constitution de distinction entre citoyens. Toutefois, le parti et l’exécutif ont été appelés à approfondir la discussion par la hae, qui souligne, dans son avis du 21 janvier 2016, que, sur un tel sujet qui heurte les consciences des adhérents, le parti doit « satisfaire à une éthique de la discussion apte à produire un consensus ». Ce large consensus n’a pu être obtenu : les parlementaires se sont divisés lors des scrutins publics et les militants ont manifesté leur opposition au texte. Certains ont ainsi fait parvenir aux députés plus de dix mille pétitions les invitant à s’opposer au texte. De nombreuses fédérations ont, quant à elles, adopté des résolutions condamnant la déchéance de nationalité et soutenant des alternatives, comme l’indignité nationale – alternatives pourtant défendues devant les instances nationales, mais rejetées par celles-ci. Le gouvernement ne pouvait modifier son texte sur ce point, le premier groupe d’opposition ayant conditionné son soutien au maintien de la déchéance. La marge de négociation de l’exécutif est donc contrainte. Tout comme l’est celle de l’organisation partisane, qui sait que le gouvernement ne prendrait pas en considération une position qui lui serait hostile, quand bien même elle proviendrait du parti dont il émane. Il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école : la loi Macron a été élaborée sans tenir compte des propositions partisanes, qui n’ont été défendues en séance par aucun député. La motion Cambadélis condamne cette violation de la parole partisane. Toutefois, cette incapacité à peser efficacement sur les orientations gouvernementale et parlementaire conduit à se demander si une discipline partisane consensuelle aurait été davantage respectée. Le respect de l’éthique de la discussion pourrait donc être insuffisant pour donner un nouveau souffle à la discipline partisane, le fait que le champ du débat, au sein du groupe comme du parti, soit ainsi contraint très en amont l’éloignant des canons du débat libre et éclairé invoqué par les parlementaires pour justifier leur soumission aux consignes.

Au sein du groupe parlementaire

32Cette émanation parlementaire du parti a été l’objet de contestations, qui reflètent les tensions propres à celui-ci. Afin de les dénouer, le groupe a conservé son mode de fonctionnement fondé sur la discussion – dont on sait qu’elle est préalablement bornée par les instances dirigeantes. Le débat, s’il est ainsi garanti au sein du groupe, est in fine très encadré, à tel point qu’il est parfois difficile de parler de débat libre et éclairé. Lorsque, du fait de tensions en son sein, le groupe a été contraint d’adopter par le vote une position visant à soutenir le gouvernement, ses instances ont cherché à limiter le poids des députés hostiles. Les textos adressés aux parlementaires pour leur donner à nouveau la date de la prochaine réunion du groupe pouvaient être doublés, pour les « légitimistes », d’un rappel insistant sur la nécessité de leur présence – comme ce fut le cas lors de l’examen du projet de loi de finances rectificative pour 2014. Parfois, les ordres du jour n’étant pas diffusés, seuls quelques députés présents adoptaient alors la consigne de vote – en mai 2016, par exemple, quatre-vingt-quatre députés ont formellement soutenu la volonté gouvernementale de recourir à l’article 49, alinéa 3, alors que le groupe comptait deux cent quatre-vingt-dix membres.

33S’ajoute à cette volonté d’organiser les débats celle de contrôler l’expression des divisions et non d’assurer la qualité des échanges. Le groupe majoritaire a ainsi adopté de nouvelles règles en matière de présentation des amendements, de manière à contraindre les frondeurs à ne pas rechercher l’adhésion de leurs collègues mais à déposer les amendements en leur nom, ce qui les privait de facto du soutien d’une partie du groupe – les députés, même favorables aux modifications proposées, goûtant peu d’être associés en séance publique aux frondeurs. Le risque de voir certains amendements adoptés dès le stade de la commission a d’ailleurs conduit le groupe socialiste à modifier l’affectation des députés les plus combatifs. Attitude qui a poussé ces derniers à multiplier les manœuvres, jusqu’à tenter de déposer une motion de censure contre le gouvernement.

34Le groupe majoritaire a également cherché à garantir artificiellement son unité en éloignant les frondeurs de la séance publique. Bruno Le Roux a ainsi refusé que le temps de parole dévolu à tous les présidents de groupe lors de l’utilisation du temps législatif programmé soit redistribué aux membres de ce groupe, alors que les présidents des groupes d’opposition avaient obtenu cet aménagement lors de la discussion du projet de loi Macron. Dans le même sens, il a refusé de solliciter le crédit de temps de dix minutes prévu par l’article 55, alinéa 6, du règlement de l’Assemblée nationale quand le gouvernement ou la commission saisie au fond dépose des amendements hors délai.

35La multiplication de ces vexations confirme le climat de guérilla parlementaire que connaît le groupe majoritaire, qui s’est parfois, malgré ces manœuvres, exprimé en séance. Ainsi, le 16 décembre 2016, la rapporteure générale du budget a réussi, à l’issue d’une seconde délibération demandée par la commission des finances, à faire échouer la position gouvernementale [12]. L’amendement proposé par la rapporteure générale à l’un des textes fondamentaux de la charte majoritaire a été adopté par le groupe socialiste contre son gouvernement, nouvelle preuve de l’échec de la discipline partisane lorsque celle-ci a pour postulat l’inconditionnalité.

36D’autres exemples peuvent être cités, et tous attestent d’un dialogue tronqué entre gouvernement, groupes, partis et élus. La multiplication des scrutins publics traduit d’ailleurs une certaine fébrilité de la discipline partisane, les groupes s’assurant, grâce aux délégations de vote, la victoire de la position majoritaire en leur sein. Ces accrocs ne sont pas propres à la XIVe législature, nombre de présidents de groupe ayant dû, tout au long de la Ve République, demander une interruption de séance en vue de convaincre leurs membres de suivre la consigne ou un scrutin public afin de faire voter les absents. Pourtant, ils traduisent dans les faits la fin de la discipline partisane. D’abord en ce que cette dernière pouvait être considérée comme inconditionnelle, et ce depuis longtemps, les députés gaullistes refusant dès les années 1960 d’être qualifiés de « godillots ». Ensuite parce que les manquements ont été tels au cours de la XIVe législature qu’ils hypothèquent le maintien d’une discipline partisane consensuelle. On peut d’ailleurs se demander si une discipline assise sur une éthique telle que celle prônée par la hae pouvait être davantage respectée.

37La discipline partisane serait donc en elle-même rejetée, ce que confirment les élections présidentielle et législatives de 2017, les citoyens ayant plébiscité des candidats prônant le refus des postures partisanes et soutenus par un parti constitué au lendemain de la présidentielle pour assurer à son vainqueur une majorité à l’Assemblée.

38La XVe législature remettra peut-être en cause notre thèse sur la fin de la discipline partisane. Certes, la jeunesse du mouvement qui a obtenu la majorité législative pourra être un frein au développement d’une discipline des élus. Toutefois, le fait que les députés aient été élus pour soutenir le président de la République devrait offrir au gouvernement une force suffisante pour imposer ses consignes. L’hétérogénéité de la majorité pourrait cependant rendre nécessaire, après l’état de grâce, d’avoir recours au dialogue ou à la coercition lorsque le consensus sera impossible entre des élus appartenant indifféremment à la gauche et à la droite de l’échiquier politique. Élus, gouvernement et partis sont ainsi appelés à redéfinir les codes de la future discipline partisane. Car celle-ci, tel un phénix, semble ne jamais devoir mourir, mais toujours renaître, sous d’autres formes.

Notes

  • [1]
    Dorothée Reignier, La Discipline de vote dans les assemblées parlementaires sous la Ve République, thèse de droit public, Université Lille 2, 2011.
  • [2]
    Le projet de loi constitutionnel de protection de la nation a ainsi provoqué dans tous les groupes les plus fortes divisions recensées au cours de la XIVe législature (scrutin public du 10 février 2016).
  • [3]
    Socialiste, républicain et citoyen / Socialiste, écologiste et républicain.
  • [4]
    Les quatre autres groupes (Union des démocrates et indépendants ; écologiste ; Radical, républicain, démocrate et progressiste ; Gauche démocrate et républicaine) adoptent un mode de fonctionnement similaire qui les conduit à rechercher la solidarité des votes. Toutefois, les groupes rrdp et gdr sont multipartisans, et il est donc difficile de parler de discipline partisane à leur sujet. De même, les partis udi et eelv fonctionnant sur un mode fédératif, on parlera dans leur cas plutôt d’une (in)discipline de vote propre aux membres de leur groupe.
  • [5]
    Il est vrai que le parti principal d’une coalition, qui plus est en période de cohabitation, est particulièrement soumis à l’impératif d’unité.
  • [6]
    Il faut ajouter, aux quarante-deux précédents, trois scrutins publics où la contestation a pris la forme d’un refus de participer au vote.
  • [7]
    Le fait que le groupe comporte des députés appartenant à d’autres formations (Mouvement républicain et citoyen ; divers gauche ; écologiste) ne permet pas de relativiser cette conclusion. En effet, on ne dénombre que cinq scrutins publics au cours desquels la division constatée n’est que le fait de ces élus.
  • [8]
    Les critiques relatives à l’utilisation tactique qui a été faite de cet article constitutionnel ne modifient pas cette conclusion : si la majorité avait unanimement suivi la consigne majoritaire, le recours à l’adoption sans vote n’aurait pas été envisagé.
  • [9]
    L’étude des trois autres scrutins publics montre qu’un seul membre du groupe s’est abstenu.
  • [10]
    Philip Cowley, « The Most Rebellious Parliament of the Post-War Era », psa.co.uk, 28 mars 2015.
  • [11]
    De même, la menace d’une dissolution ne peut avoir d’impact lorsque tous sont conscients que l’exécutif y perdrait le pouvoir de gouverner.
  • [12]
    La majorité a ainsi retourné contre le gouvernement une des armes du parlementarisme rationalisé qui lui permet habituellement d’obtenir le respect de la discipline partisane.
Français

Les nombreuses divisions qui ont émaillé la XIVe législature conduisent à s’interroger sur la possible fin de la discipline partisane. L’ampleur de la fronde et la contestation des consignes, y compris au sein du premier parti d’opposition, conduisent à valider cette hypothèse. Le rejet de la discipline partisane semble ainsi définitif, à moins que la nouvelle législature n’en réinvente les codes.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2017
https://doi.org/10.3917/pouv.163.0113
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