CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au beau milieu des grandes manœuvres politiques et financières qui ont accompagné un été 2011 mouvementé, un encart publicitaire paru dans les colonnes du Figaro n’a probablement pas reçu toute l’attention qu’il méritait : les dirigeants de la grande law firm américaine Baker & McKenzie publiaient pourtant un retentissant « Félicitations Christine ! » à leur « ancienne collègue » à peine nommée à la tête du Fonds monétaire international après plusieurs années passées au ministère des Finances (juillet 2011). L’épisode qui survient aux confins de la politique et du barreau d’affaires est en soi inédit, mais il est loin d’être isolé. Qu’on en juge plutôt à ces brèves, glanées dans la chronique politique des trois dernières années : l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin et son successeur au secrétariat général de la présidence de la République, Frédéric Salat-Baroux, deux incarnations de l’élite politico-administrative française, prêtent serment au barreau de Paris rejoignant, l’un, son propre cabinet SAS Villepin International et, l’autre, le très réputé cabinet américain Weil Gotshall & Manges (janvier 2008) ; le président du groupe parlementaire majoritaire entre chez Gide Loyrette Nouel, le premier cabinet d’affaires français (mai 2007) ; trois anciens gardes des Sceaux, Pascal Clément, Rachida Dati et Dominique Perben, rejoignent des cabinets d’affaires parisiens dans le sillage de leur passage à la Chancellerie. Sans compter, bien sûr, le fait que le président de la République lui-même, Nicolas Sarkozy, ainsi qu’un ex-futur candidat à la présidence, Jean-Louis Borloo, ont – chacun à leur manière – fait leurs classes au barreau d’affaires [1]. La seule évocation de ces divers mouvements aux frontières du champ politique et du barreau de Paris ne vaut assurément pas démonstration, mais elle constitue une invitation à explorer cet espace-frontière où il semble désormais que se pressent toutes sortes de figures de premier plan. Ces mouvements ne manquent pas d’intriguer : historiens et sociologues n’ont-ils pas en effet enterré de longue date la « République des avocats » dont les canaux d’accès à la carrière politique et les réseaux d’influence se sont délités dès avant la Seconde Guerre mondiale ? Les avocats n’ont-ils pas cédé ce rôle central à une élite politico-administrative solidement installée au cœur d’une Ve République qui aura porté le processus de retrait des avocats jusqu’à son terme avec à peine plus de 5 % des parlementaires en 1986 (contre 12,8 % en moyenne entre 1945 et 1958, et entre 25 et 40 % pour la période 1880-1914 [2]) ? Que dire alors de ces épisodes ? Relèvent-ils d’un simple « effet de mode » ou indiquent-ils une authentique transformation des rapports entre « politique » et « barreau » ?

2La réponse est malaisée : comme pour toutes les activités contiguës à l’activité politique (médias, communication, conseil, etc.), les rapports avec le barreau de Paris forment une zone fantasmée et hautement symbolique de l’espace public. Et le chercheur qui s’y aventure trouve un terrain d’ores et déjà saturé d’interprétations, de critiques et de controverses. Il rencontre ainsi d’emblée sur sa route le thème du « retour » (à la « tradition républicaine » de la « République des avocats »), véritable lieu commun de la mise en récit des rapports entre les avocats et l’univers politique. Figure légitimante s’il en est, puisqu’elle plonge ses racines dans l’âge d’or de la IIIe République, cette « République des avocats » est naturellement revendiquée par les représentants de la profession qui se flattent, à l’image du bâtonnier Yves Repiquet, d’avoir un « avocat à la tête de l’État [3] » qui reprendrait ainsi le flambeau successivement porté par Thiers, Grévy, Loubet, Lallières, Millerand, Doumergue, Auriol, Coty et Mitterrand. Rien pourtant ne vient véritablement étayer une telle thèse du « retour ». Il est vrai que l’effectif des avocats-parlementaires n’est pas négligeable [4], puisque la profession constitue l’un des premiers groupes socio-professionnels représentés au Parlement (39 à l’Assemblée et 18 au Sénat) [5], avec les enseignants du secondaire et du technique (39 à l’Assemblée et 40 au Sénat), les hauts fonctionnaires (38 à l’Assemblée et 28 au Sénat) et les médecins (35 à l’Assemblée et 17 au Sénat). Il n’en reste pas moins que avec 6,2 % des parlementaires, le barreau se situe non loin des niveaux historiquement bas atteints au milieu des années 1980. La place des avocats dans l’exécutif est sans doute meilleure, si l’on en juge au poids politique qu’ont eu ces dernières années François Baroin, Jean-Louis Borloo, Christine Lagarde ou… Nicolas Sarkozy. Mais c’est sans compter le fait que le groupe « avocat » ainsi constitué pour le besoin du comptage reste essentiellement un artefact qui n’a en pratique ni la consistance ni la cohérence que les commentateurs semblent fréquemment lui prêter quand ils évoquent son « influence » politique. Ainsi, seuls 34 des 68 parlementaires-avocats étaient effectivement inscrits dans un barreau au 1er septembre 2011, l’autre moitié n’ayant fréquemment gardé qu’un rapport très lointain avec leur « profession d’origine ».

3Il est encore un autre prisme qui encombre l’analyse de ces mouvements aux frontières du barreau : celui de la « dérive » qui ferait du barreau de Paris un lieu privilégié de connivences et autres « liaisons dangereuses » entre milieux politiques et milieux d’affaires. La préoccupation n’est pas nouvelle : d’incompatibilités en interdictions de cumul, le code électoral et les règles déontologiques des avocats sont là pour témoigner de l’histoire longue des débats sur le conflit d’intérêts entre profession politique et barreau [6]. Les débats, qui ont accompagné à l’automne 2011 les travaux des commissions et autres groupes de réflexion constitués dans le sillage de l’affaire Woerth, ont donné une saillance nouvelle à cette question dans l’espace public. Les inscriptions successives au barreau d’hommes politiques tels que Jean-François Copé, Philippe Auberger, Frédéric Lefebvre, Rachida Dati, Julien Dray, Dominique Perben, pour ne citer ici que quelques noms emblématiques, ont ainsi été lus à travers un prisme quasi judiciaire pointant les glissements permanents des affaires à l’affairisme, de l’influence au trafic d’influences, des intérêts à la prise illégale d’intérêts, etc. Au risque de décevoir le lecteur, le présent article ne propose ici aucun scoop, pas plus d’ailleurs qu’il ne dévoile de nouvelle « affaire » : le politiste n’ambitionne nullement de se substituer aux journalistes d’investigation dans l’identification des transactions « cachées » et des motivations « réelles » (financières, symboliques, politiques…) des divers protagonistes de cet espace de relations. Cela ne l’empêche pas de nourrir quelques ambitions en termes de connaissance, et notamment, en l’espèce, celle de montrer l’émergence d’une zone de contiguïté inédite, bien que circonscrite et fragile, à l’intersection des élites politico-administratives et du « barreau d’affaires ».

Une porosité nouvelle

4Sans doute faut-il pour s’en convaincre repartir des diverses passerelles qui ont été jetées entre le barreau et la haute fonction publique il y a bientôt vingt ans, à la faveur d’un décret du 27 novembre 1991. Un article 97 permet ainsi aux membres du Conseil d’État et de la Cour des comptes de solliciter leur inscription au barreau sans diplôme de droit, ni examen, tandis qu’un article 98-4 autorise les fonctionnaires de catégorie A titulaires d’une maîtrise de droit d’accéder à la profession d’avocat sans se soumettre à l’examen d’entrée. À première vue, ces dispositions ne semblent concerner que les hauts fonctionnaires ; elles ont en réalité rendu possible le « passage » de nombreux hommes politiques. La fonctionnarisation de l’élite politique française n’y est certainement pas pour rien ; elle aura permis à nombre de parlementaires ou anciens ministres issus des grands corps de solliciter par ce biais leur inscription au barreau. Mais l’attitude du Conseil de l’ordre du barreau de Paris a aussi été déterminante dans l’importance de ce mouvement, en se prononçant favorablement sur des passages sans cesse plus nombreux. Pour autant qu’on puisse en juger sur la base des curriculum vitae des impétrants, le Conseil de l’ordre, officiellement chargé de procéder à l’examen des dossiers de candidatures, a ainsi montré une certaine souplesse pour ce qui est des diplômes considérés comme « équivalents » à la maîtrise en droit (gestion, administration territoriale, etc.), ainsi que pour ce qui est des expériences tenues pour « équivalentes » aux « huit ans d’activité juridique » exigées (certaines expériences politiques, telles que la présidence de la commission des lois ou l’exercice d’une fonction ministérielle, ayant été considérées comme valant en l’espèce). En levant ainsi la barrière que constituait jusque-là l’examen du capa, la réforme de 1991 a donc permis une réciprocité des flux entre « barreau » et « élite politico-administrative » [7]. Le changement est d’importance : ce ne sont plus seulement les avocats qui « entrent en politique » mais, dans un mouvement inverse, les hommes politiques et les hauts fonctionnaires qui « prennent la robe ». De fait, toutes sortes d’hommes politiques se sont engouffrés dans cette brèche et il y a bien désormais une circulation croissante aux confins de l’élite politico-administrative et du barreau. On a ainsi comptabilisé 33 anciens ministres et/ou parlementaires [8] qui, depuis 1993, sont parvenus à s’inscrire au barreau de Paris par une des voies dérogatoires, dont les deux tiers (soit 22) depuis 2006 [9]. Parmi eux, 11 socialistes, 18 ump, 3 centristes et 1 parlementaire des Verts.

5Faut-il alors parler d’un « effet de mode » qui verrait les politiques se suivre les uns les autres, dans un accès d’instinct grégaire ? L’explication n’est pas nécessairement à négliger… Une dynamique d’entraînement s’est en effet enclenchée au cours des quatre dernières années : pour 8 inscriptions entre 2006 et 2008, on en compte 14 sur les seules années 2009 et 2010. Le fait que les passages du milieu des années 2000 se soient déroulés sans effet négatif pour leurs protagonistes en a sans doute convaincu d’autres de s’engager sur une voie restée jusqu’alors peu explorée, produisant de ce fait de nouvelles représentations sur ce qu’il est possible et jouable de faire au cours d’une carrière politique. La position de certains « politiques » inscrits de plus ou moins longue date au barreau a d’ailleurs souvent rendu le passage plus aisé, à l’image du cabinet de Patrice Gassenbach (parti radical-ump), qui a accueilli en son sein jusqu’à trois parlementaires du parti majoritaire (Frédéric Lefebvre, Yves Nicolin, Dominique Paillet), au point de se voir qualifier de « cabinet des porte-parole de l’ump » (Le Progrès, 21 novembre 2009). À cet effet d’entraînement s’ajoute le fait que la profession d’avocat permet des usages divers et variés : certains y cherchent la possibilité de s’installer à leur propre compte en se donnant les moyens de facturer divers services de consultations (Dominique Strauss-Kahn entre 1994 et 1997, Hubert Védrine), d’autres s’inscrivent pleinement dans leur nouvelle profession (Christian Pierret désormais associé dans un cabinet), d’autres encore y voient une pierre d’attente dans l’espoir d’heures politiques plus pro-76 pices (Dominique de Villepin), d’autres encore en font une forme de sortie honorable du jeu (Pierre Joxe), ou le prolongement d’un combat politique par d’autres moyens (Corine Lepage, Noël Mamère). Et c’est sans doute là l’attrait majeur de la profession : la « fluidité du titre » [10] permet en effet toutes sortes de combinaisons, de cumuls et de formes d’exercice à géométrie variable (retrait, honorariat, omission temporaire, inscription avec une pratique occasionnelle, plein exercice…) qui se marient utilement aux aléas et contraintes des carrières politiques.

6Mais l’engouement pour le barreau de Paris révèle bien plus qu’un effet de mode ou la souplesse d’un exercice professionnel libéral. Il indique l’émergence d’un espace de contiguïté et d’interdépendance aux confins des milieux politico-administratifs et du barreau de Paris. Il faut dire que ces « nouveaux entrants » dans la profession d’avocat ne se recrutent pas aléatoirement dans le personnel politique, ni ne se distribuent au hasard dans les cabinets d’avocat. Anciens élèves de l’ena pour un tiers d’entre eux, ils sont fréquemment (20 sur 33 inscriptions au barreau) anciens ministres et anciens présidents de commission parlementaire liés au pôle économique (commerce, industrie, pme…) et/ou juridique (commission des lois, ministère de la Justice). Tous se sont d’ailleurs inscrits au barreau de Paris qui fait plus que jamais figure de place forte du marché du droit des affaires. Plus de la moitié d’entre eux ont rejoint des cabinets de taille moyenne ou grande, battant le plus souvent pavillon français, à quelques exceptions près [11]. Dans ce cadre, ils jouent le plus souvent le rôle de spécialistes du « secteur public » (marchés et contrats publics, fiscalité, politique de la concurrence, etc.). Et c’est d’ailleurs sans surprise qu’ils y retrouvent leurs homologues de la haute fonction publique qui « pantouflent » le plus souvent dans les mêmes structures (Francis Lefebvre, Gide Loyrette Nouel, August & Debouzy, etc.) [12].

Une zone de contiguïté et d’interdépendance

7Cette valorisation multiforme des ressources politico-administratives sert de révélateur – au sens chimique du terme – d’un phénomène plus large, à savoir l’émergence d’un espace de contiguïté et d’interdépendance au croisement de la sphère publique et du barreau d’affaires. Il faut dire que les deux univers ont opéré au cours des deux dernières décennies une authentique « révolution culturelle » marquée par l’importation au sein de l’agenda réformateur de l’État, comme de la profession d’avocat, d’un même modèle managérial. De la sorte, ces deux univers ont été touchés, selon des rythmes et des formes différentes, par un même processus de désingularisation de leurs univers symboliques de référence. Les travaux pionniers d’Yves Dezalay ont ainsi montré que les cabinets d’affaires se sont progressivement redéfinis en authentiques « entreprises de droit » sur le modèle des law firms anglo-saxonnes, bien loin de l’identité artisanale et du désintéressement qu’exaltait l’idéal professionnel du « barreau classique » [13]. L’émergence, à partir des années 1990, d’un marché juridique international animé par un petit groupe de grands cabinets déployant leurs antennes sur la place de Paris aura servi de catalyseur de l’« économicisation » d’un segment entier du barreau. Entre autres indices : l’accroissement de la taille des structures d’exercice, la multiplication des associations, fusions et acquisitions de cabinets à l’échelle nationale et internationale, l’importation des logiques de la rentabilité et du management en leur sein, le développement de pratiques actives de recherche de clients (business development), ou encore la réappropriation des normes iso sur le modèle des services juridiques des grandes entreprises. Une telle transformation constitue bel et bien une « révolution culturelle » pour une profession dont Lucien Karpik avait montré qu’elle avait jusque-là construit sa spécificité sur la distance aux logiques et aux techniques du marché. Dans un mouvement à bien des égards parallèle, les élites politiques et administratives françaises se convertissaient progressivement, quant à elles, aux recettes tirées du new public management[14]. Née d’un consensus des élites du ps et de l’ump, la lolf en 2001 marque ainsi la valorisation des qualités managériales des hauts fonctionnaires (culture de la performance et du résultat) et la pénétration croissante, quoique circonscrite, des cabinets de conseil dans la conduite de l’action réformatrice des gouvernements. À bien des égards, les deux univers ont donc connu une même importation de modèles d’excellence fondés sur les vertus du modèle managérial.

8Un tel rapprochement n’est pas simplement d’ordre symbolique : il prend également la forme de la constitution d’un marché juridique au croisement du barreau d’affaires et de la sphère publique. Il faut dire que l’élargissement progressif du périmètre d’activité de la profession a conduit l’avocat bien au-delà des terrains contentieux qu’il occupait traditionnellement, pour se pencher désormais sur le conseil juridique et, plus récemment encore, sur le conseil en « affaires publiques ». La stratégie de reconquête du marché du conseil aux entreprises, amorcée dès les années 1960 par une fraction modernisatrice et internationalisée du barreau de Paris [15], a notamment pris la forme de la revendication d’une « grande profession du droit unique, judiciaire et juridique, libérale et monopolisée [16] ». Les lois de décembre 1971 et décembre 1990, qui ont conduit à la fusion de la profession avec les avoués et les conseils juridiques, tout comme les projets actuels de rapprochement avec les juristes d’entreprise, s’inscrivent dans un même mouvement. Le conseil en affaires publiques, récemment relancé par la constitution d’une Association des avocats lobbyistes, à l’initiative de cinq importants cabinets d’affaires parisiens, fait ici figure de « nouvelle frontière ». Cet accent mis sur le conseil et les affaires publiques est particulièrement sensible dans les domaines qui mettent traditionnellement les entreprises aux prises avec l’État (contentieux fiscal, concurrence) et qui font de la Direction de la législation fiscale, de l’Autorité des marchés financiers, ou de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes, des pôles essentiels de l’activité des cabinets d’affaires. La chronique des « pantouflages » que livre la presse économique montre d’ailleurs, de « baromètres » en « radiographies » du barreau d’affaires, que c’est dans ces Directions ou Autorités que les cabinets viennent prioritairement chercher leurs recrues issues de la haute fonction publique. Si on ajoute à cela le fait que les différents ministères font un recours important – bien que difficile à mesurer – aux avocats pour la conception et la passation des nombreux appels d’offres et marchés publics, on comprendra qu’une zone d’échange et d’interdépendance s’est bien progressivement formée. Cette évolution renvoie d’ailleurs aussi aux nouveaux modes de régulation et de gestion publiques qui, à l’image des partenariats public-privé, placent désormais le contrat et le conseil juridique de l’avocat au cœur de la relation entre secteur public et secteur privé. La création en 1998 d’une importante Direction des affaires juridiques au sein du ministère des Finances est à cet égard emblématique, tout comme l’est d’ailleurs la formation d’un « droit public des affaires » situé au croisement du droit privé (droit des affaires) et du droit public (droit public économique). On ne s’étonnera pas dès lors de la variété des raisons qui sont avancées pour justifier du recrutement d’un haut fonctionnaire ou d’un politique – voire, idéalement, des deux en un, s’il s’agit d’un énarque entré en politique. Certains évoquent une stratégie de communication du cabinet qui permettrait de promouvoir sa notoriété ; d’autres, l’acquisition d’un « carnet d’adresses » et d’un réseau de relations au cœur de l’administration et du gouvernement ; d’autres encore, l’ouverture à une expertise reconnue dans un secteur d’activité spécifique ; d’autres enfin, le renforcement d’une capacité d’influence et de persuasion particulièrement utile dans le domaine du lobbying ainsi que, last but not least, l’acquisition de nouveaux clients, etc. Mais tous marquent en définitive la valeur d’échange des ressources acquises dans l’univers politico-administratif (capital social, expertise, notoriété…) au cœur même du « barreau d’affaires ». Dans une profession où le « démarchage » de type commercial demeure prohibé, de telles ressources forment en effet in fine un capital appréciable pour l’acquisition de nouveaux clients, de sorte que rares sont les grands cabinets d’affaires qui ne comptent aujourd’hui dans leur rang un ancien ministre ou haut fonctionnaire.

9Il reste que cette convertibilité croissante des ressources politico-administratives ne signifie pas pour autant indifférenciation ou confusion généralisée des rôles et des genres : nul signe ici de l’émergence d’une nouvelle élite unifiée ; nul signe non plus d’une forme d’américanisation des élites qui ferait du lawyer le power broker incontournable des relations entre le secteur public et le secteur privé [17]. En rejoignant le barreau, hauts fonctionnaires et hommes politiques doivent en effet composer avec les règles et coutumes professionnelles s’ils entendent s’y ancrer durablement. Mieux, ils se voient le plus souvent réserver une place à part (of counsel) dans la structure du cabinet et ne sont que très rarement ces equity partners chargés d’assurer au quotidien la réussite commerciale de l’entreprise et sa gestion stratégique. Enfin, l’exercice de la profession d’avocat n’est jamais sans risque. L’émergence de stratégies de dénonciation des connivences et du « mélange des genres » entre élites politico-administratives et « barreau d’affaires » risque ainsi toujours de porter préjudice à la réputation (de confidentialité, de réserve, de probité, etc.) tant du cabinet que de l’homme politique en question – et de se révéler par là même contre-productive. À telle enseigne que les deux catégories concernées peuvent préférer renoncer à cette situation risquée politiquement pour les uns, commercialement pour les autres. La dynamique de politisation de la question du conflit d’intérêts à l’automne 2011 a ainsi fait entrevoir la réversibilité toujours possible des liens établis avec le barreau d’affaires, le cumul de fonctions des avocats-parlementaires manquant (de peu ?) de tomber dans les rets d’une nouvelle réglementation publique.

Notes

  • [1]
    La notion de « barreau d’affaires » reste assurément ambiguë et disputée. On adopte volontairement ici une définition lâche qui renvoie – comme on le montre plus loin – à un segment toujours plus spécialisé du barreau de Paris dont Lucien Karpik a décrit les contours idéal-typiques (en opposition au « barreau classique ») par un ensemble de critères, dont la constitution en structures entrepreneuriales (type scp), la spécialisation dans le conseil juridique et le développement d’une clientèle d’entreprises. Sur ce point, voir Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché, xiiie-xxe siècle, Gallimard, 1995.
  • [2]
    Sur ces données et, plus généralement, l’histoire de cette « République des avocats », on renvoie à Christophe Charle, « Le déclin de la République des avocats », in Pierre Birnbaum (dir.), La France de l’Affaire Dreyfus, Gallimard, 1994 ; Gilles Le Beguec, La République des avocats, Colin, 2003 ; et Mattei Dogan, « Les professions propices à la carrière politique. Osmoses, filières et viviers », in Michel Offerlé (dir.), La Profession politique, xixe-xxe siècle, Belin, 1999, p. 171-199.
  • [3]
    Yves Repiquet, « Un avocat à la tête de l’État », Bulletin. Ordre des avocats du barreau de Paris, n° 15, 15 mai 2007, p. 1.
  • [4]
    Sur le rôle des avocats-parlementaires dans le travail des assemblées, on se permet de renvoyer à Antoine Vauchez, Laurent Willemez, La Justice face à ses réformateurs. Entreprises de modernisation et logiques de résistance, PUF, 2007.
  • [5]
    Ce chiffre tiré des comptages effectués par les deux assemblées (et disponibles sur leurs sites respectifs) passe à 68 (49 députés et 19 sénateurs) si on y intègre les inscriptions plus récentes, soit 7,3 % des parlementaires. Je remercie Françoise Louis-Tréfouret pour les discussions sur ce point.
  • [6]
    Les ministres se font ainsi omettre du tableau à leur nomination ; les parlementaires ne sont pas autorisés à plaider contre l’État sous toutes ses formes, etc.
  • [7]
    Sur l’élite politico-administrative française, on renvoie ici au panorama qu’en dresse, dans cette revue, Jacques Chevallier, « L’élite politico-administrative : une interpénétration discutée », Pouvoirs, n° 80, janvier 1997, p. 89-100.
  • [8]
    Faute d’un accès direct aux délibérations du Conseil de l’ordre, on doit se contenter de comptages et de recoupements opérés sur la base de la presse généraliste et professionnelle qui risquent dès lors d’être incomplets ou partiels.
  • [9]
    Seules deux demandes n’ont pas abouti : celle de Julien Dray (janvier 2010) pour laquelle le Conseil de l’ordre avait sollicité un complément d’information et celle de Dominique Bussereau (mai 2011) pour laquelle le parquet général près la cour d’appel de Paris a pour la première fois fait appel ; tous deux ont préféré retirer leur demande.
  • [10]
    Laurent Willemez, « La République des avocats : le mythe, le modèle et son endossement », in Michel Offerlé (dir.), Profession politique, op. cit., p. 201-229.
  • [11]
    Parmi ces exceptions, Pascal Clément qui rejoint le cabinet américain Orrick & Rambaud au sortir de son expérience à la Chancellerie, ou l’ancienne ministre des Affaires européennes, Noëlle Lenoir, qui passe plusieurs années chez Debevoise & Plimpton (2004-2009).
  • [12]
    En reprenant les données recueillies dans le Baromètre OneDay que publie chaque année l’entreprise de conseil du même nom, on comptabilise ainsi, depuis 2006, 39 mouvements de fonctionnaires ou de contractuels d’établissements publics ou de ministères vers le barreau de Paris, parmi lesquels 11 sont issus du Conseil d’État ou des tribunaux administratifs et 3 sont des préfets.
  • [13]
    Yves Dezalay, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Fayard, 1992.
  • [14]
    Sur le tournant néo-managérial de l’État, voir le travail de référence de Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), PUF, 2009.
  • [15]
    Voir ici l’opuscule à bien des égards novateur de Jean-Claude Goldsmith, L’Avocat d’affaires (préface de René-William Thorp), Béranger, 1964.
  • [16]
    Voir le Livre bleu de l’Association nationale des avocats, 1967.
  • [17]
    Talcott Parsons, « Sociological looks at the legal profession », in Essays in Sociological Theory, New York, Free Press, 1964, p. 370-385 ; Wright Mills, The Power Elite, Oxford, Oxford University Press, 2000 (1re éd. 1956), p. 288-289 ; Mark Miller, The High Priests of American Politics : the Role of Lawyers in American Political Institutions, Knoxville, University of Tennessee Press, 1995.
Français

Résumé

L’engouement récent d’hommes politiques de premier plan pour le barreau de Paris intrigue et invite à explorer à de nouveaux frais l’espace-frontière entre «politique » et « barreau ». Cet article propose ainsi de dépasser l’alternative entre la thèse du retour à la « République des avocats » et celle de la dérive vers une « République des affaires » et du conflit d’intérêts. En suivant les circulations, cumuls et passages à la frontière du champ politique et du barreau de Paris, on montre ici l’émergence d’une zone inédite, quoique circonscrite et précaire, de contiguïté et d’interdépendance aux confins de l’élite politico-administrative et des cabinets d’avocats d’affaires.

Antoine Vauchez
Directeur de recherche au cnrs (Centre européen de sociologie et science politique, ehess). Ses travaux ont porté successivement sur les rapports justice/politique en Italie (L’Institution remotivée, LGDJ, 2004), les réformes de la justice en France (La Justice face à ses réformateurs 1980-2007, PUF, 2007) et, plus récemment, sur une « Sociologie politique de l’Europe du droit » (Revue française de science politique, 2010).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/04/2012
https://doi.org/10.3917/pouv.140.0071
Pour citer cet article
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