CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Seuls les policiers à la retraite et les voyous blasés ayant survécu à toutes les « guerres » vous diront qu’il n’y a plus de Milieu en France. L’Italie a sa mafia. L’Allemagne est une terre prisée par les organisations criminelles russes. L’Espagne, zone de transit obligée de la cocaïne et du cannabis, voit opérer sur son territoire des voyous venus de Moscou comme de Londres, Amsterdam, Sofia, Naples, Marseille, Lyon ou Paris. L’Hexagone, lui, dispose de ses propres parrains et caïds, une sorte d’exception culturelle française, au même titre que Hallyday, le roquefort ou le vin rouge. Avec les Corses dans le rôle de la locomotive, du moins jusqu’à aujourd’hui, traditions insulaires et contexte méditerranéen obligent.

2C’est ainsi depuis plus d’un siècle : l’île de Beauté, au demeurant l’une des plus belles régions de France, est le réservoir principal du gangstérisme à la française. Ceux qui en doutent n’ont qu’à jeter un œil du côté de la morgue, qui ne désemplit pas, ces temps-ci, de cadavres troués de balles, de Bastia à Ajaccio. Un signe paradoxal de vitalité. La preuve que le renouvellement des générations est à l’œuvre, avec pertes et fracas comme toujours dans le Milieu, dans une île longtemps délaissée sur le plan économique, dont les fils entraient dans la coloniale, la préfectorale, au barreau… ou dans les annales du crime organisé.

3Le profil des parrains et caïds fichés au grand banditisme ne cesse d’évoluer au fil des décennies, mais les quartiers où ils grandissent sont les mêmes que dans les années 1950 : les villages corses mis à part, la « zone » d’autrefois a laissé place aux cités ghettos. Une génération balaye l’autre, les noms changent, mais l’histoire se répète. De la Bande à Bonnot à celle d’Antonio Ferrara, l’un des premiers caïds issus d’une cité à acquérir une dimension et une réputation nationales, il n’y a qu’un pas, celui qui sépare la diligence de l’Audi A6. Entre le Gang des tractions avant et la Dream Team des années 2000 – une équipe capable de planifier plusieurs énormes braquages, du moins jusqu’à son démantèlement par la police judiciaire au lendemain de l’attaque spectaculaire d’un fourgon blindé –, il y a un air de famille. Même façon de s’approprier les armes les plus performantes du moment et les voitures les plus puissantes pour semer les éventuels poursuivants. Même pseudonymes criants de vérité : le Grand, le Beige, le Gros, l’Anguille, le Rôtisseur, le Blond, Goldorak, le Sicilien, le Petit… Les Nantais, Bordelais et autres gamins d’Aubervilliers d’autrefois ont simplement cédé la place aux jeunes issus de l’immigration, non sans leur avoir souvent mis le pied à l’étrier.

4Comme leurs ancêtres, les gangsters des années 2000 restent attachés à leur territoire, qui est leur principale source de revenus. Ils y tenaient autrefois les trottoirs, où ils entretenaient leur cheptel de filles de joie, pour lesquelles ils étaient prêts à s’entre-tuer. Trop risqué, ont-ils fini par trancher. Lassés par les lourdes condamnations et des trahisons, ils sont passés aux machines à sous. « Elles au moins ne risquent pas d’aller pleurer dans les bras d’un flic », disait un jour l’un d’entre eux. Il ne s’agit plus de tenir la rue, mais les bistrots, où les machines sont placées et l’argent récolté souvent de façon assez musclée.

5Ces machines à sous clandestines rapportent tellement qu’on s’entre-tue tout aussi vaillamment pour elles depuis le début des années 1980. Et ce n’est pas la crise économique qui risque de changer la donne : plus la misère gonfle, plus les joueurs sont tentés de miser leur dernière pièce. Les périodes de récession ont toujours été favorables aux organisations criminelles, alors qu’elles grèvent les résultats des multinationales. Saturés d’espèces, les caïds de la drogue sont capables de remplacer la banque et de prêter à taux usuraire. Ils sont également à même de corrompre quelques fonctionnaires pris à la gorge par les crédits accumulés, ici un douanier, là un policier ou un surveillant de prison, comme on l’a vu à l’occasion de quelques évasions retentissantes. Ils recrutent enfin plus facilement les indispensables petites mains, en témoignent ces jeunes filles (d’origine maghrébine le plus souvent) prêtes à rapporter 4 ou 5 kilos de cocaïne dans leur valise, au milieu des crèmes solaires et des maillots de bain, en échange de quinze jours de vacances au Brésil et d’une grosse enveloppe…
Les vagues de règlements de comptes laissent chaque année sur le carreau entre trente et soixante gaillards, 2008 étant en ce domaine un cru exceptionnel, mais la relève ne fait jamais défaut. Elle comble les vides, prête à jouer sa vie à chaque sortie armée et à aller peupler tôt ou tard les cellules des quartiers d’isolement des maisons centrales, réservées aux plus gradés. Un parrain meurt ? Un autre lui succède. Un caïd disparaît ? La cage d’escalier ou le bout de trottoir qui lui servait de royaume est aussitôt sous contrôle. Les enquêteurs spécialisés de la PJ finissent en général par se faire une idée assez précise quant aux commanditaires de ces assassinats. Ils connaissent même parfois les noms des tueurs, bien souvent mis sur la piste par un proche avide de s’arroger les privilèges réservés aux chefs, mais ces certitudes policières se transforment rarement en dossiers judiciaires parés pour une cour d’assises… La vengeance appelant la vengeance, le suspect finit par tomber lui-même sous les balles, laissant les investigateurs avec leurs questions sur les bras.

De la connexion manouche au Milieu des cités

6Loin de la mafia sicilienne, très centralisée, le Milieu à la française se présente comme une juxtaposition de petits « soleils » autour desquels tourbillonnent quelques étoiles plus ou moins visibles. Chacun de ces soleils est capable, à un moment ou à un autre, d’entrer en phase de surchauffe et de faire pâlir le soleil le plus proche, autrement dit de chercher à lui nuire, voire à l’éliminer pour récupérer sa part du gâteau. Les alliances sont dans ces conditions essentielles. L’épopée de Francis Le Belge a marqué les mémoires marseillaises : adossé à une bonne trentaine de fidèles, il a régné sur la nuit phocéenne et aixoise jusqu’à son exécution, au tournant du troisième millénaire. Les équipes qui se sont montrées les plus dangereuses sur le terrain, ces dernières années, ont souvent été le fait de frères. Les liens du sang sont les plus solides. Non seulement les fratries résistent aux sollicitations policières, mais lorsqu’une organisation rivale s’en prend à une fratrie, elle doit faire en sorte d’éliminer tous les frères en même temps, au risque de s’exposer à de terribles représailles.

7L’une des fratries les plus marquantes de ces dernières années est celle des frères Hornec, au nombre de trois, fils d’un ferrailleur manouche arrivé de l’est de la France pour se fixer dans la banlieue de Paris, du côté de Montreuil-sous-Bois. Leur saga (qui couvre les vingt dernières années) est un modèle pour un certain nombre de jeunes caïds avides de leur succéder, et pas seulement parce qu’elle marque l’émergence sur le pavé du crime organisé d’une communauté – les « voyageurs », comme ils s’appellent eux-mêmes – longtemps confinée aux menus larcins. Elle permet de toucher du doigt un autre aspect du fonctionnement des organisations criminelles sur le territoire français : le communautarisme y est une sorte de règle d’or. On s’entraide entre Manouches comme on s’épaule entre Corses ou entre Marseillais, même si les équipes actuelles ont tendance à bousculer ces frontières.

8La montée en puissance des Hornec commence, comme toujours, par une série de règlements de comptes inexpliqués en région parisienne, au début des années 1990, la décennie qui les fera rois. Le premier mort est un allié des frères. Les deux suivants sont des hommes de main de Claude Genova, un gangster d’origine italienne alors considéré comme le patron sur les trottoirs de la capitale, aussi bien dans le domaine de la prostitution, encore aux mains du Milieu hexagonal, que du racket, mais incarcéré depuis l’automne 1989 pour une histoire de voitures volées…

9Entre le jovial Genova (il égaye la prison en interprétant des chansons napolitaines) et les frères Hornec, c’est déjà de l’histoire ancienne. Tous ont grandi dans l’Est parisien et fréquenté les mêmes cours de récréation. Ils ont surtout fait affaire ensemble, le premier dans le rôle du patron, les seconds dans celui d’élèves surdoués. Mais alors que Genova marine dans sa cellule, les affaires vont bon train sur son territoire et il soupçonne ses « lieutenants » de vouloir le doubler. Est-ce la raison de ces premiers flinguages ? C’est la thèse de la PJ : le gang manouche est en passe de détrôner le voyou le plus solide de la région parisienne, signant au passage quelques braquages retentissants aux quatre coins du pays.

10Le 22 août 1994, trois mois avant sa libération, Genova obtient une permission de sortie. Parmi les urgences : régler un litige avec les Manouches à propos d’une récente fusillade dans un bar Gennevilliers. L’un de ses « lieutenants » a arrangé le rendez-vous. Un guet-apens : criblé de balles, Genova s’écroule sur le trottoir. Commentaire d’un connaisseur : « Genova a racketté les Manouches autant qu’il le pouvait, faisant régner la terreur parmi eux. Finalement, il les a obligés à le tuer. » Un classique.

11De hold-up en coups d’éclat, les ferrailleurs de Montreuil se taillent une réputation de demi-dieux. Leur force : les liens claniques, qui limitent les risques de trahison et offrent des alliés partout où ils en ont besoin.

12Mais dans le Milieu, on ne truste pas éternellement les premières marches : une dizaine d’années plus tard, les frères Hornec se retrouvent sous les verrous. Comme beaucoup d’autres, ils ont commis l’erreur de se laisser entraîner dans une histoire de stupéfiants, eux qui se défendaient d’y toucher. Avec à la clef des condamnations trop lourdes pour qu’ils ne perdent pas pied sur le terrain…

13La séquence, tout juste achevée, laisse cependant des empreintes profondes dans le paysage criminel. En s’alliant avec quelques caïds issus de la communauté maghrébine, ils ont suscité de nombreuses vocations. Ceux à qui ils distribuaient le travail au temps de leur splendeur volent désormais de leurs propres ailes. Certains commencent à prendre de l’ampleur…

14La surprise de l’année 2009 en région parisienne, c’est l’arrestation d’un certain Douadi Yahiaoui, alias Doudou. Le « casse du siècle », perpétré le 2 décembre 2008 contre la princière bijouterie Harry Winston, avenue Montaigne, à Paris, c’est lui : 85 millions de dollars de bijoux raflés en quelques minutes par quatre hommes, dont trois déguisés en femmes. Un braquage préparé au millimètre près, à tel point que l’on a aussitôt songé à quelques gradés du grand banditisme, voire à un gang venu pour une razzia express depuis la Serbie, la Croatie ou la Lituanie.

15Rien de tout cela : le suspect interpellé dans une bicoque de Pavillons-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, est un homme d’origine maghrébine, parfaite incarnation de ce que les spécialistes appellent le « nouveau » Milieu. Condamné à quinze ans de prison pour trafic de cannabis marocain en 1996, il en est ressorti avec un appétit de loup, lorsque le destin lui a mis entre les pattes le vigile de la bijouterie de l’avenue Montaigne.

16Le jeune homme a monté l’opération en famille, probablement la meilleure façon de se mettre à l’abri des bavardages. Il s’est cependant senti un peu trop sûr de lui. En appelant les vendeurs de la bijouterie par leur nom et en leur faisant bien comprendre qu’ils connaissaient leurs adresses personnelles, les voleurs ont pour ainsi dire signé le forfait : pour être aussi bien renseignés, ils devaient posséder une taupe dans les lieux. Le vigile n’a pas non plus été très bon. Durant le hold-up, il s’est autorisé un appel depuis son téléphone portable, sous l’œil d’une caméra de surveillance. La manière dont il a couvert la fuite du commando a achevé d’en faire un suspect de choix.

17L’ancien dealer aurait également « péché par gourmandise », comme le remarque Hélène Dupif, patronne de la brigade de répression du banditisme (brb) : il a raflé plus de bijoux qu’il ne pourrait jamais en écouler, faute de posséder dans son carnet d’adresses les numéros de téléphone de plusieurs grands receleurs…

18Après six mois de surveillance, les limiers du Quai des Orfèvres ont pris le voleur la main dans le sac de pierres précieuses, avant de découvrir son trésor de guerre : un million d’euros dissimulés derrière les murs de son pavillon, avec toute la dextérité du plâtrier qu’il a été dans le passé. Excusez du peu. Yahiaoui n’a cependant pas tout perdu : le montant du butin assure sa réputation pour des années, tandis que les criminologues pourront le considérer comme l’un des premiers « grands braqueurs » issus des cités.

19Le pionnier, en la matière, reste certainement Antonio Ferrara, aujourd’hui proche de la quarantaine et incarcéré pour longtemps. Né dans le sud de l’Italie, il a grandi en région parisienne, où son sens des relations l’a mis sur le chemin de quelques étoiles montantes du grand banditisme corse, en particulier de José Menconi, protégé des fondateurs de l’équipe la plus structurée que la Corse ait connue à ce jour, la bande dite de la Brise de Mer, du nom d’un estaminet du port de Bastia. L’art de la manipulation des explosifs lui aurait été enseigné par un professionnel, venu tout spécialement d’Israël pour prêter main-forte aux braqueurs français. Au point que le maniement du plastic, nécessaire à la perforation des blindages des fourgons des transporteurs de fonds, est devenu pour lui un jeu d’enfant. Son aura et son savoir-faire ont atteint un tel niveau qu’une bonne vingtaine de personnes se sont mobilisées, en mars 2003, pour aller l’arracher à sa cellule de la maison d’arrêt de Fresnes, une évasion entrée dans les annales de l’administration pénitentiaire, peu habituée à voir ses établissements ainsi attaqués de l’extérieur.

20Parmi les libérateurs de Ferrara figurait ce jour-là un certain Karim Bouabbas, dont le profil est longuement étudié devant la cour d’assises de Paris, six ans plus tard, à l’heure du procès. Une mère directrice de crèche en Seine-Saint-Denis, un père gardien de stade, une sœur dans les assurances, l’autre étudiante en droit à la faculté d’Assas, l’accusé répond avec aplomb aux questions de la présidente du tribunal.

21« Comment s’entendaient vos parents ? lui demande-t-elle.

22– Comme des parents, répond d’une voix douce et enjouée ce jeune homme de 33 ans.

23– Des problèmes dans la cité ?

24– Rien qui nécessite un traumatisme [sic].

25– Comment s’est déroulée votre scolarité ?

26– J’étais dans les premiers jusqu’au CE2, après ça a été différent […]. Un jour je me suis interposé pour défendre la prof que des jeunes voulaient taper, j’ai eu un acte de bravoure.

27– Avez-vous passé le bac ?

28– J’ai croisé des gens au McDo qui l’avaient et m’ont dit que ça servait à rien. »

29Un temps chauffeur pour Darty, il a rejoint la cohorte des chômeurs. « À l’époque, précise-t-il, il y en avait trois millions ! »
Puis il y a eu les premières « conneries ». Toutes petites : « Je suis tombé entre les mains de la police parce que j’avais recélé une lampe torche. » Un peu plus tard, il comparaît cependant devant la justice pour un braquage, au milieu d’une brochette de voyous. « On m’a condamné à huit ans pour avoir fait un tour de camion », se défend-il.
La présidente veut lui faire endosser un surnom entendu dans le cadre des écoutes téléphoniques, « Le Gros », mais l’accusé, fort d’un premier prix de poésie glané en prison, doté de soixante euros transformés aussitôt en bouquet de fleurs pour sa femme, se rebiffe et minimise son rôle : « Mon seul surnom, c’est “papa”, et c’est les enfants qui m’appellent comme ça ! »
Balle en touche.

En Corse, pas de répit pour les chasseurs

30Des garçons comme lui ou comme Antonio Ferrara, les voyous corses pourront encore en recruter des dizaines dans les années qui viennent, du moins tant qu’ils seront les maîtres du jeu, ce qui semble être le cas dans la France de 2009 comme dans celle de 1945. Les dernières nouvelles en provenance de l’île de Beauté montrent cependant que le banditisme insulaire est en pleine recomposition.

31En Haute-Corse, l’événement déclencheur n’est pas une disparition, mais la cavale d’un des piliers de la bande de la Brise de Mer, Francis Mariani. Le 3 mars 2008, alors qu’il comparaît devant la cour d’assises d’Aix-en-Provence, en même temps que son fils et quelques comparses, pour l’assassinat d’un nationaliste dans un cybercafé de Bastia sept ans plus tôt, il entend l’avocat général requérir contre lui une peine de prison ferme. Les charges sont minces, mais il opte pour le maquis sans attendre le résultat.

32Dans les mois qui suivent, l’équipe qui règne sans partage sur la Haute-Corse depuis près de trente ans voit plusieurs de ses cadors exterminés. Pour les observateurs, il ne fait aucun doute que les coups viennent de l’intérieur : la bande serait encore trop solide pour que l’on ose l’attaquer frontalement.

33Richard Casanova, 49 ans, est tué à Porto-Vecchio le 23 avril 2008. Depuis quelque temps, il avait établi ses quartiers dans cette station balnéaire à l’avenir prometteur, sur la côte est de l’île. À l’aise dans tous les cercles, à Paris comme parmi ses compatriotes partis faire fortune dans le jeu entre Gabon et Togo, il avait parfois été soupçonné par les siens d’entretenir des liens trop étroits avec le ministère de l’Intérieur, seule façon à leurs yeux d’expliquer une aussi longue cavale (seize ans). Mobile suffisant pour éliminer un vieux « frère » ? Parce qu’il est en cavale, et parce qu’il cherchait lui aussi à investir dans la région de Porto-Vecchio, Francis Mariani figure parmi les suspects. La police judiciaire le soupçonne d’avoir noué une alliance avec l’équipe qui monte à Ajaccio, la bande du Petit Bar, comme on l’appelle, du nom du bistrot qui lui sert de quartier général.

34La victime suivante tombe le 3 juillet 2008. Daniel Vittini, 56 ans, un clan à lui tout seul dans la région de Corte, accepte un rendez-vous impromptu comme s’il connaissait bien ses tueurs. Il est exécuté de plusieurs balles dans le dos et la nuque, sur un chemin de pierres. Les enquêteurs cherchent le mobile du côté de ce procès où tout aurait basculé, celui des assassins du nationaliste Nicolas Montigny, au printemps 2008, au terme duquel le fils de Daniel Vittini, Alexandre, a été acquitté, tandis que le fils de Francis Mariani écopait de quinze ans de prison. Ils recherchent le père Mariani, mais ils ne sont pas les seuls sur ses talons : à deux reprises au moins, sa Porsche est criblée de balles.

35Le 12 janvier 2009, un hangar agricole explose près de Bastia, déchiquetant au passage deux hommes que les experts de la police scientifique peinent à identifier : Francis Mariani, 60 ans, et son ami d’enfance Charles Fraticelli, 51 ans. La thèse de l’accident – ils étaient en train de manipuler des explosifs – n’est pas écartée, mais, pour les siens, il ne fait aucun doute que le patriarche a été assassiné. Comment ? Les meilleurs experts s’arrachent les neurones depuis six mois pour comprendre. Si Francis Mariani a bien été la cible d’une vengeance, ses tueurs ont fait preuve d’une ingéniosité technique surprenante, dans une île où l’on est plutôt adepte du fusil de chasse. Pour preuve, la façon dont est bientôt éliminé Pierre-Marie Santucci, 51 ans, l’ami inséparable de Mariani : une balle tirée à plus de cent mètres, alors qu’il sortait d’un bar, le 10 février 2009. Et ce n’est pas terminé.

36Ces luttes intestines sonnent-elles le glas de la toute-puissance des Bastiais ? En Haute-Corse, des jeunes sont prêts à relever le gant et la cagoule. Ils devront compter avec l’émergence d’un nouveau clan, constitué en Balagne autour de la famille Federicci : une équipe qui s’est illustrée à Marseille, où elle est accusée de s’être fortement engagée pour freiner la montée des « Arabes », mais aussi à Paris, où elle avait des parts dans un cercle de jeu aujourd’hui fermé, le Concorde, fruit d’une invraisemblable joint venture entre des équipes qui, dans l’île, se livrent une guerre sans merci.

37Le sud de l’île n’échappe pas à cette recomposition radicale, mais la donne n’est pas la même. Ici, c’est la mort de Jean-Jé Colonna, le 1er novembre 2006, dans un accident de la circulation, qui a donné le top départ à un macabre jeu de chaises musicales : d’une grande discrétion, l’homme était considéré comme le parrain le plus influent dans la région d’Ajaccio. Fort de son aura, héritier d’une lignée de bandits corses réputés, il était en mesure de délimiter les frontières et de décider de l’attribution des parcelles à qui il l’entendait. Sa disparition a donné de l’ambition à la concurrence, et les cadavres ont commencé à s’accumuler, en particulier dans les rangs de ses alliés. Un de ses cousins a d’abord été abattu de trois tirs de chevrotine le 17 juin 2008, à Pietrosella. Trois semaines plus tard, c’était le tour d’Ange-Marie Michelosi, l’un de ses héritiers désignés, tué dans sa voiture sur la commune de Grossetto-Prugna, à 54 ans. Ces deux-là appartenaient peu ou prou à la bande du Petit Bar, point d’ancrage ajaccien de cette relève désireuse d’asseoir son emprise dans cette région à l’avenir touristique prometteur.

38Le coup de balai se poursuit le 3 janvier 2009, à Bastelicaccia. Thierry Castela, 36 ans, pompier de son état, est pris pour cible par un tueur embusqué à la sortie d’un café. Susceptibles de le venger, deux garçons de 25 ans sont tués à leur tour le 10 avril par un commando encagoulé. Connus pour braquages, ils étaient, au moment de mourir, équipés de pistolets automatiques, une balle engagée dans le canon, signe qu’ils ne dormaient pas tranquilles.

39Comme toujours en Corse, la frontière est plus que ténue entre banditisme et nationalisme, les « militants » empruntant volontiers les mêmes méthodes que les bandits pour remplir les caisses, au point d’oublier parfois la cause en chemin pour ne plus se consacrer qu’à leur enrichissement personnel. La PJ marque en effet un point en interpellant un pionnier du nationalisme insulaire, Alain Orsoni, 54 ans. La mort de Jean-Jé Colonna, son vieil ennemi, l’a-t-elle convaincu qu’il était temps de rentrer du Nicaragua où il s’était exilé pour se consacrer à ses machines à sous ? En mai 2008, le suicide de l’un de ses amis, président du club de football d’Ajaccio, aurait précipité son retour : il prend alors en main les destinées du Onze local, mais ses ambitions sont ailleurs, du moins ses rivaux en sont-ils persuadés. Trois mois plus tard, fin août 2008, il est victime d’une tentative de meurtre. La PJ interpelle plusieurs personnes soupçonnées d’avoir cherché à le tuer aux abords du stade. Toutes sont peu ou prou affiliées à la fameuse bande du Petit Bar, héritière autoproclamée du défunt Jean-Jé Colonna. D’autres sont liées par le sang à Ange-Marie Michelosi, assassiné en juillet 2008. Un meurtre dans lequel le revenant nationaliste aurait, selon eux, quelque responsabilité…

40Alain Orsoni dénonce un « montage policier ». Il explique n’avoir « rien à voir avec les événements qui ont endeuillé certaines familles ». Mais le voilà bientôt auteur présumé : le 8 juin 2009, il est incarcéré à Toulon, soupçonné de complicité dans le meurtre du pompier Thierry Castela. Pièce à conviction : une lettre miraculeusement retrouvée par les enquêteurs, probablement mise à l’abri par son destinataire pour servir un jour de monnaie d’échange. Une lettre dans laquelle Orsoni se dévoile de façon inhabituelle :
« Le gibier n’a pas coutume de payer les cartouches du chasseur qui veut le tuer… Donc vous allez vous faire enculer ! Ceci étant, par respect pour la mémoire de votre père qui a été mon ami, ne vous approchez plus ! »
Des mots écrits sous le coup de la colère, dira son avocat, Me Antoine Sollacaro, mais, en attendant, les magistrats de la juridiction interrégionale spécialisée (jirs) de Marseille estiment disposer d’éléments suffisants pour l’incarcérer. Une révolution dans l’île, où on a l’habitude de se flinguer en toute impunité depuis des décennies. Et le début d’une folle cavale pour le fils Orsoni, Guy, 25 ans, désormais en charge dans le maquis des intérêts d’une famille dont certains spécialistes estiment qu’elle avait conclu un pacte avec le Bastiais Richard Casanova.

Drogue : les vieux barons passent la main

41Les vendettas corses prennent parfois leurs racines si loin que la mémoire policière défaille, mais une chose est sûre : la relève est assurée dans l’île, bien souvent recrutée aux lisières du mouvement indépendantiste, la cagoule étant parfaitement réversible : utile pour le plasticage nocturne, elle peut aussi servir à braquer le fourgon blindé. De quoi compenser l’extinction des vieux barons de la pègre à la française, morts dans la force de l’âge ou expédiés pour longtemps sous les verrous après avoir succombé aux sirènes de la cocaïne, la drogue qui vous enrichit plus vite que votre ombre. Ils tombent tous l’un après l’autre, à l’instar du « Petit Alain », de son vrai nom Alain Coelier. Dernier cacique d’un Milieu nantais aujourd’hui rayé de la carte, c’est naturellement à Nantes qu’il recyclait ses bénéfices. De façon assez classique, puisqu’il achète une belle brasserie située à deux pas du Palais de justice, à l’automne 2005. Un péché d’orgueil : cette acquisition attire l’œil des gendarmes, il est vrai mis sur la piste par quelques envieux…

42L’enquête mène l’office central des stupéfiants à Benidorm, sur la côte sud de l’Espagne, non loin d’Alicante, où le Français mène grand train. Son parcours en fait, quoi qu’il en soit, un « client sérieux » : il s’est fait connaître en 1987 en organisant, avec des voyous venus de Lyon, de Marseille et de la banlieue sud de la capitale, l’enlèvement d’une gamine de 5 ans, fille d’une chanteuse coréenne et d’un riche homme d’affaires libano-arménien installé en Espagne. L’affaire lui a coûté dix ans de prison, mais il est retombé en 1997, cette fois entre les mains de la police britannique à la barre d’un chalutier bourré de shit marocain…

43Une équipe composée de policiers espagnols et français prend donc ses quartiers en Espagne à la fin de l’hiver 2006 et met au jour les contours d’un empire : salon de coiffure, agence immobilière, restaurant, discothèque, plusieurs terrains constructibles, le tout agrémenté d’une dizaine de grosses cylindrées, la plus clinquante étant une Mercedes MacLaren évaluée à 400 000 euros.

44Coelier s’affaire bientôt autour d’un voilier de 24 mètres, le Spesnostra (« Notre espoir »), à bord duquel il prend la mer au début du mois d’avril 2007, accompagné de deux skippeurs et d’un homme dont les spécialistes du banditisme connaissent le palmarès par cœur : le Bastiais Alexandre Vittini, 33 ans, fils du « représentant » de la Brise de Mer à Corte. Que vient faire dans cette galère un garçon soupçonné d’avoir contribué à de nombreux braquages ? Assurer la protection de Coelier en cas de coup dur, croient savoir les policiers qui font tout pour mettre le Corse hors circuit le plus rapidement possible…

45Le navigateur vient mouiller l’ancre au large de l’île de Margarita, un paradis touristico-mafieux situé à quelques encablures du Venezuela. À quel moment les techniciens parviennent-ils à coller une balise sous la coque du bateau ? On ne le saura pas, mais lorsque le Spesnostra reprend la mer, c’est sous la surveillance des satellites.

46En pleine mer, au large de l’arc antillais, le voilier perd de la vitesse et effectue cette demi-courbe caractéristique des embarcations qui se laissent dériver lorsqu’elles naviguent bord à bord avec un autre bateau. Derrière leurs écrans, au siège de la PJ, les habitués décryptent : un chalutier vient probablement de livrer son chargement de cocaïne.

47À l’approche des côtes européennes, un commando de marins espagnols prend le Spesnostra d’assaut. À bord, plus de trois tonnes de cocaïne – négociables à 30 000 euros le kilo. De quoi remplir les narines de tous les cocaïnomanes espagnols, français, italiens et britanniques réunis pendant toute une saison estivale ! Le tout, professionnalisme oblige, sans que la ligne de flottaison ne s’en ressente le moins du monde.
Coelier mis hors circuit, la place est à prendre… et les candidats nombreux : la cocaïne colombienne est l’avenir des voyous français, eux qui sont implantés en Espagne et en Amérique latine depuis les années 1960. La pépinière se porte bien, à lire les dernières nouvelles en provenance de Marseille, creuset le plus fertile du banditisme français, après la Corse. La « guerre » fait rage dans les quartiers Nord de la ville, où poussent les futures étoiles du Milieu version cités. Noirs, Manouches et Maghrébins rivalisent pour le contrôle du marché de la drogue. Le 27 janvier 2009, une fusillade a fait trois morts et deux blessés, tous passagers d’une voiture criblée de balles à la faveur d’un feu rouge. Cinq mois plus tard, à la mi-juin, sept hommes ont été interpellés dans leur quartier et dans un camping du Var, où ils s’étaient mis à l’abri ; plusieurs d’entre eux sont issus de la communauté comorienne, très implantée dans la ville. L’un d’eux n’a pas encore 17 ans. Postés dans deux voitures volées et sur une moto, équipés d’un fusil d’assaut Kalachnikov et de pistolets automatiques, les assaillants n’auraient laissé aucune chance à leurs victimes, des garçons âgés de 22 à 31 ans, tous issus de la cité voisine des Lauriers. Mobile présumé : le contrôle du marché de la drogue. « Le climat est assez tendu depuis plusieurs mois », déclare à ce propos le procureur de la République Jacques Dallest. Un euphémisme, tant la jeune génération semble vouloir mimer les anciens piliers du Milieu phocéen, passés maîtres dans l’art de s’éliminer entre eux. Il leur reste cependant à apprendre quelques règles liées à l’avancée des technologies : une trace adn laissée sur une douille peut conduire devant une cour d’assises.

Français

Résumé

Le Milieu est à la France ce que le vin est à la Bourgogne : une tradition ancrée dans le paysage, avec laquelle la PJ compose depuis sa création il y a cent ans. En perpétuelle recomposition, il voit aujourd’hui émerger de jeunes bandits issus de l’immigration maghrébine et africaine, mais les anciens n’ont pas dit leur dernier mot, et la Corse, berceau d’un grand voyou sur deux, reste un terreau fertile. Les sources de financement se sont, elles aussi, profondément renouvelées : la drogue a envahi le champ de bataille au détriment du proxénétisme et des enlèvements, relégués au rayon de l’histoire.

Frédéric Ploquin
Grand reporter à Marianne, auteur notamment de la trilogie Parrains et Caïds, 1, Le Grand Banditisme dans l’œil de la PJ, 2, Ils se sont fait la belle, 3, Le Sang des caïds. Les règlements de comptes dans l’œil de la PJ (Fayard, 2005-2009).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 08/02/2010
https://doi.org/10.3917/pouv.132.0091
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