CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Connues pour leur participation historique et sans cesse renouvelée au marché mondial, les filières agro-alimentaires argentines, que ce soit celles des grains et viandes, ou encore celles des fruits et du vin, intègrent des activités de transformation industrielle dont les ressorts organisationnels et la place dans les espaces ruraux ont sensiblement évolué durant ces dernières décennies. Actuellement, deux caractéristiques peuvent plus particulièrement être décryptées : d’une part, certains acteurs de la production agricole, parmi les plus importants en termes de volumes obtenus et d’innovations organisationnelles, ont pour stratégie d’intégrer l’activité agro-industrielle, ce qui reconfigure leur rôle dans les chaînes de valeur ; de l’autre, il y a une tendance à la localisation spatiale des nouvelles unités de transformation en dehors des bourgs ruraux, au profit des nœuds routiers ou des exploitations agricoles. Ces deux points sont développés après un bref rappel des dynamiques actuelles de l’agriculture intensive argentine articulée à un secteur agro-industriel pris dans le processus de globalisation.

Un secteur agricole sur le chemin de l’intensification

2En Argentine l’agriculture en Argentine est pratiquée dans des espaces productifs aussi différents que la Pampa des grandes cultures et de l’élevage bovin viande (mais aussi bovin lait) en cours d’intensification, les terres à mouton de la Patagonie, les systèmes d’oasis irrigués (fruits et vins) de la région del Cuyo (avec Mendoza comme épicentre) ou de la vallée nord-patagonienne du Rio Negro, ou encore les vallées andines du Nord-Ouest et ou la région sèche du Chaco (vivrier). Ces contrastes régionaux ont été façonnés au gré d’un déterminisme historique pris entre le rôle de fournisseur de marchés internationaux attribué au pays dès le XIXe siècle, et celui de livreur de biens alimentaires pour des populations urbaines nationales en forte augmentation. Le secteur agricole est également accompagné par la structuration de complexes agro-industriels dont la modernisation est directement liée à l’investissement de capitaines nationaux d’industries ou d’entreprises transnationales qui élaborent des biens semi-transformés ou finis, selon des normes de fabrication standardisées et inscrites dans l’homogénéisation globalisée des chaînes de valeur.

3Occupant environ un tiers des emplois, dégageant environ 20 % du PIB national et représentant bon an mal an 50 % en valeur des exportations totales de l’Argentine, les secteurs agricole et alimentaire ont visé et continuent à viser, par-delà l’étroitesse du marché national, des débouchés à l’export qui en font l’un des tous premiers pays exportateurs de céréales (blé et maïs), d’oléo-protéagineux (fèves, huiles brutes, protéines de soja et de tournesol), de biocarburants (soja), d’agrumes, de fruits à pépins, d’ail, de vins, de miel, etc. Ces productions sont actuellement le fait de 270 000 exploitations environ, de plus en plus concentrées, qui travaillent une quarantaine de millions d’hectares, hors cultures pérennes et pâturages. Fait marquant, la mise en valeur de cette superficie agricole est liée à la généralisation de la location de parcelles ou de fermes par des producteurs capitalisés, souvent de type entrepreneurial, en quête d’une taille minimale pour atteindre les objectifs de rentabilité nécessaires à la poursuite de l’activité (exploitants augmentant la superficie travaillée, ou grandes propriétés en plein processus d’intensification) ou à la rémunération des actifs (sociétés d’investissement actionnarial). Dans le cas des grandes cultures, elle se caractérise par la sous-traitance auprès d’entreprises spécialisées des trois étapes-clés du semis, des traitements phytosanitaires et de la moisson. Les exploitations sont, en outre, de plus en plus consacrées aux productions végétales, avec le soja qui occupe environ la moitié de la superficie agricole totale. Le recul de l’élevage bovin est doublé par son déplacement sur des terres à la marge de la région pampéenne et par le confinement des animaux dans des parcs d’engraissement. De plus, cette avancée de la frontière agricole a pour effet immédiat une fragilisation de la petite agriculture familiale, qui bénéficie depuis une dizaine d’années de mesures de soutien, eu égard à la meilleure reconnaissance du rôle social et économique des petits producteurs dans l’animation des territoires ruraux et dans la sécurité alimentaire du pays.

La transformation agro-industrielle entre bourg rural et terminal portuaire

4L’évolution et la diversité des formes d’organisation de la production agricole vont de pair avec une présence importante de complexes agro-industriels. Leur distribution spatiale semble suivre des logiques qui peuvent être repérées selon des critères à la fois spatiaux et temporels.

5Au cœur de la période faste pour l’Argentine des années 1880-1920, figure la création d’unités de stockage et de transformation (moulins, usines de pâtes, sucreries, huileries, abattoirs, laiteries, caves vinicoles, unités de conditionnement des fruits, brasseries, etc.) par des coopératives ou des entrepreneurs privés, d’origine nationale ou étrangère. Elles sont implantées dans le tissu urbain des pôles ruraux et dans les villes portuaires, ainsi que dans les environs de Buenos Aires. Être au cœur des bourgs et des villes moyennes qui centralisent populations, logistique, services et emplois, etc. (et qui se structurent souvent à l’époque autour de la gare ferroviaire) témoigne de stratégies d’installation à proximité, à la fois de la matière première agricole à industrialiser, et des nœuds de consommation que sont ces pôles ruralo-urbains, et, bien entendu, la capitale Buenos Aires. Quant aux grands complexes agro-exportateurs (stockage, moulins à blé, industrie de la trituration plus tard), ils sont logiquement situés dans les terminaux portuaires de villes comme Bahía Blanca, Necochea-Quequén, ou dans ceux qui s’égrènent le long du fleuve Paraná, entre les villes de Rosario et de Santa Fe.

6Au fil du XXe siècle, la modernité et l’efficience technique de ces unités de transformation agro-industrielles soulignent l’importance croissante des volumes traités et leur appartenance à des entreprises transnationales (Bunge, Dreyfus, Cargill, etc.) présentes de longue date dans le pays, avec quelques acteurs argentins (AGD-Aceitera General Deheza, Vicentín, Oleaginosa Moreno, Buyatti, Molinos Río de la Plata, les deux premières perdurant au XXIe siècle) de grande envergure qui les accompagnent. Certaines possèdent des unités agro-industrielles dans les deux types d’espace, ruralo-urbain et portuaire (exemple de AGD – Photo 1).

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L’huilerie Aceitera General Deheza en plein milieu du bourg de General Deheza

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L’huilerie Aceitera General Deheza en plein milieu du bourg de General Deheza

Dans la province pampéenne de Córdoba, installée de part et d’autre de la rue principale du bourg General Deheza, l’huilerie éponyme AGD scande depuis plusieurs décennies la vie sociale et économique locale, et lui confère une physionomie urbano-industrielle particulière. De la trituration de l’arachide qui a caractérisé ses débuts, elle est passée à partir de la fin des années 1990 environ à celle des fèves de soja.
© Grosso et Guibert 2008

7L’ouverture néo-libérale qui s’accentue à partir des années 1990 est synonyme d’une phase d’intensification productive qui lance l’agriculture argentine dans l’incorporation soutenue d’engrais et de produits phytosanitaires, de semences sélectionnées (dont les transgéniques) et de machines agricoles modernes, en très grande partie importés. Or, des entreprises ont repris ou ont démarré la production de ces intrants et de biotechnologies – exemples de l’usine de fertilisants Profertil dans le port d’Ingeniero White (Bahía Blanca), du cluster de machinisme agricole dans le bourg rural de Las Parejas (province de Córdoba), des unités du semencier Don Mario, ou des consortiums de recherche/industrie en biotechnologies.

8En ces années 2000, l’agrandissement et le renouvellement des équipements sont également caractéristiques de la poursuite du développement d’unités agro-industrielles et agro-alimentaires. Or, de par leur rôle en matière de diffusion des process standardisés et des normes internationales, et du fait de leur connexion avec les marchés internationaux, les entreprises de l’agrofourniture en amont, et celles de l’agro-transformation et de la commercialisation en aval, participent de la rapide intégration des acteurs des secteurs agricoles et agro-industriels dans le processus de globalisation, ce qui occasionne l’adoption d’innovations et l’harmonisation des modes de production.

9Dernière évolution : c’est maintenant davantage à l’entrée des bourgs, ou au croisement de routes que sont localisées les nouvelles unités de stockage des grains. Si ces aménagements reflètent le respect de normes environnementales ou de sécurité qui éloignent les activités industrielles des centres urbains, ils se font aussi en l’absence d’une planification claire, les collectivités locales, bien souvent, ne pouvant intervenir en matière d’usage des terrains situés le long des routes nationales. Ce défaut de réglementation, la circulation densifiée des camions et l’impact en général sur la vie quotidienne des habitants de ces activités sont ainsi reportés aux entrées des petites et moyennes villes.

Sur l’exploitation, aussi

10Ce tableau rapidement brossé qui souligne une forte présence agro-industrielle dans les pôles ruraux et dans les terminaux portuaires, doit être complété par l’évocation de la présence d’unités dans les exploitations, ce qui oblige à différencier, là encore, deux situations.

11D’une part, dans le cas de la région pampéenne céréalière et de ses marges gagnées tout récemment par le soja, l’émergence de profils d’entrepreneurs agricoles, soucieux d’ajouter de la valeur à leur production, a déclenché une série d’investissements dans des infrastructures de transformation à la ferme. Des batteries de silos (Photo 2), des unités de production de biodiesel ou de fabrication d’aliments pour le bétail (davantage confiné), etc. sont construites dans les exploitations, et représentent ainsi une nouvelle phase d’agro-industrialisation centrée sur des unités de moindre taille car adaptées au projet productif de l’agriculteur. Ces capacités de transformation aménagées dans les fermes pampéennes complètent l’éventail des installations déjà situées dans les bourgs et les villes moyennes (où à leur entrée).

Photo 2

Silos dans une ferme

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Silos dans une ferme

Les producteurs pampéens peuvent s’équiper en batteries de silos en dur (ils utilisent également des sacs-boudins de polyéthylène dits silo-bolsa) afin de mieux maîtriser l’écoulement des récoltes en fonction des conditions du marché, ou de stocker les grains en vue de leur utilisation pour fabriquer l’alimentation nécessaire aux activités d’élevage (bovin, avicole, etc.) ou du biodiesel de soja.
© Guibert 2011

12D’autre part, dans le cas des régions extra-pampéennes, leur spécialisation productive (vignobles de Mendoza et du Cafayate, fruits à pépins dans les vallées irriguées au Nord de la Patagonie, agrumes dans la province de Corrientes, etc.) a toujours été accompagnée par des activités de conditionnement et/ou de transformation in situ (unités de conditionnement des fruits, caves de vinification (Photo 3), etc.).

Photo 3

Bodega Trapiche Mendoza

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Bodega Trapiche Mendoza

Comptant parmi les domaines les plus connus de la région viti-vinicole de Mendoza au pied des Andes, Trapiche présente une bodega historique valorisée dans le cadre de visites guidées et de la vente à l’export de la plus grande partie des vins obtenus.
© Guibert 2012

13Dans les deux situations, l’aménagement d’unités industrielles permet de ne pas acheter de terrains hors-exploitation, d’autant que les zones industrielles offrent rarement les conditions requises pour des activités agro-industrielles et que les démarches administratives peuvent être longues et incertaines.

14En Argentine, les activités agro-industrielles participent de la valorisation des productions agricoles et donnent une identité aux territoires locaux. Les soubresauts des cycles productifs les affectent, créant des respirations ou des crispations (emploi, environnements, etc.). Dans un pays où l’urbain polarise et où le rural est davantage synonyme de dispersion et de distance, elles sont le reflet de la nouvelle organisation productive qui marque les dynamiques agricoles et rurales actuelles, et la structuration des territoires. Au train, avec des voies ferrées et des gares qui ont historiquement matérialisé les flux et nœuds d’écoulement des marchandises, ont succédé la route et les carrefours qui représentent à leur tour le moyen de circulation et d’échanges optimisés. De plus, la remontée de la chaîne de valeur de la part de certains acteurs qui articulent commercialisation-transformation-production primaire, ou sa descente de la part de producteurs attirés par l’activité agro-industrielle et sa capacité à créer de la valeur directement sur l’exploitation, sont une tendance qui tend à brouiller les relations et les coordinations entre les acteurs, et ce aux différentes échelles des espaces impliqués, de l’exploitation à l’unité agro-industrielle, des lieux urbains de consommation aux terminaux portuaires d’exportation. Il n’en reste pas moins que le processus d’agro-industrialisation a été et est dynamique en Argentine, le défi de l’exportation de biens finis étant le point de mire des décideurs agricoles et politiques actuels.

Quelques pistes bibliographiques

  • En ligneDenis Requier-Desjardins, Martine Guibert et Ève Anne Bühler, La diversité des formes d’agricultures d’entreprise au prisme des réalités sud-américaines, Économie rurale, n° 344, nov-déc. 2014, p. 45-60, http://economierurale.revues.org/4506.
  • Marcelo Sili (dir. sc.), Martine Guibert et Roberto Bustos Cara (coord.), Atlas de la Argentina rural, Buenos Aires, Ed. Capital intelectual, 294 p., 2015.
  • Martine Guibert et Marcelo Sili, Argentine : expansion agricole et dévitalisation rurale, p. 338-351. In : Yves Jean et Martine Guibert (éditeurs scientifiques), Dynamiques des espaces ruraux dans le monde, Paris, Ed. Colin, Coll U, 408 p., 2011.
  • En ligneRoberto Bisang, Mercedes Campi et Guillermo Anlló, L’agriculture argentine : révolution technologique, transformation agro-industrielle et impacts territoriaux, G.E.S. Géographie, Économie, Société, vol 17, n° 4, 2015, p. 387-408.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/12/2016
https://doi.org/10.3917/pour.229.0215
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