CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lors de l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne en 2004, les analyses portant sur l’avenir des très nombreuses petites et moyennes exploitations familiales de ce pays laissaient entrevoir deux types de trajectoires : un décrochage progressif, au fil des départs en retraite, avec une reprise des terres par les exploitations plus marchandes ; ou une trajectoire fondée sur la maximisation de la valeur ajoutée et la diversification des activités, en pariant notamment sur le caractère employeur de ces exploitations et sur leurs qualités environnementales. Les petites et moyennes exploitations représentaient la très grande majorité des exploitations polonaises lors de l’entrée dans l’Union, leur nombre refluant très lentement. En effet, le processus de restructuration, s’il doit jouer, est surtout impulsé par les incitations des aides européennes, et par des processus générationnels à moyen et long termes. Ces exploitations contribuaient très modérément au marché, tournant leurs activités d’abord vers la satisfaction des besoins familiaux, puis vendant certains surplus et une part modérée de productions de vente (Maurel, Halamska, Lamarche, 2003 ; Darrot, 2008). La voie de modernisation nationale calquée sur la politique lancée en Europe de l’Ouest dans les années 1960 était appréhendée comme une relative impasse par les analystes les plus avertis en raison de la capacité de ces petites et moyennes exploitations à masquer et absorber une main-d’œuvre nationale qui aurait été en leur absence précipitée dans le chômage (Pouliquen, 2001). Dans ces conditions, ces petites exploitations étaient pressenties comme un vivier privilégié de développement pour l’agriculture biologique en Pologne : de dimensions économiques trop restreintes pour prendre une part significative au marché, elles étaient en revanche susceptibles de tirer bénéfice d’activités à haute valeur ajoutée, parmi lesquelles les productions de qualité labellisées. Cette situation était rendue plausible par les faibles consommations d’intrants chimiques – faute de moyens économiques suffisants – qui avaient permis de maintenir vifs les savoir-faire agronomiques évitant l’usage de ces produits : rotations culturales longues incorporant des cultures sarclées et fumées, complémentarités entre élevage et culture pour le maintien de la fertilité, complétée chez les plus innovants par l’usage d’engrais verts. Ces pratiques permettaient d’escompter des rendements somme toute satisfaisants, et surtout une mise en œuvre facile des cahiers des charges de l’agriculture biologique.

2Dans ces conditions, on pouvait s’attendre d’une part à une adoption rapide de la certification agriculture biologique pour nombre de ces petites exploitations, d’autre part l’accès de ces mêmes exploitations au bénéfice de la mesure du second pilier de la PAC soutenant la reconversion bio.

3Le cumul des données statistiques disponibles à l’échelle nationale et d’une étude de cas menée dans la voïvodie de Podlasie permet presque dix ans plus tard d’approcher les dynamiques de l’agriculture biologique depuis l’adhésion.

4Dans cet article, nous examinerons d’abord quelques données relatives à la dynamique de progression du secteur de l’agriculture biologique en Pologne. Puis, dans une seconde partie, nous chercherons à préciser, d’après les statistiques disponibles, quels types d’exploitations se sont principalement engagées dans cette dynamique. Dans une troisième partie enfin, nous détaillerons, d’après des observations qualitatives tirées d’enquêtes de terrain, quels sont les processus économiques et sociaux qui expliquent les évolutions observées précédemment.

L’émergence de l’agriculture certifiée biologique en Pologne

5Les statistiques européennes (Eurostat) offrent une image dynamique du développement de l’agriculture biologique polonaise : depuis 2000, ses surfaces ont presque décuplé, et la Pologne montrait ces dernières années les taux de conversion les plus élevés d’Europe.

6En 2011, 4,51 % de la surface agricole utile (SAU) nationale polonaise étaient déclarés conduits en agriculture biologique ou en cours de reconversion, soient 605 519 ha (parmi eux, la reconversion en bio était achevée pour 376 035 ha, soit 2,80 % de la SAU nationale) (GUS, 2012). À titre de comparaison, en Europe des 27, 5,10 % de la SAU en moyenne étaient consacrés aux productions certifiées en agriculture biologique en 2010 (L’agence Bio, 2012). Dans ces conditions, la Pologne se situait déjà en 2010 au 7e rang européen pour les surfaces en bio, derrière l’Espagne, l’Italie, la France, le Royaume-Uni et l’Autriche (Ibid.), alors que moins de dix ans plus tôt, le pays présentait une proportion très anecdotique de surfaces certifiées. Le taux de progression de l’agriculture biologique est particulièrement élevé en Pologne depuis quelques années : entre 2005 et 2006 par exemple, le nombre d’exploitations biologiques a quasiment doublé dans le pays (+ 91 %) (Martinez, 2010), entre 2010 et 2011 le rythme de progression des surfaces en bio dans le pays était toujours très élevé (+ 42 %) (L’agence bio, 2012).

7Le nombre d’entreprises polonaises de transformation pour les produits bio est passé de 55 en 2004 à 277 en 2009, avec un rythme de progression annuel qui ne semble pas fléchir pour le moment (Martinez, 2010). En 2010, les agriculteurs polonais pouvaient compter sur environ 360 conseillers spécialisés répartis sur le territoire (Ibid.). Leur nombre est en progression régulière. Les aides publiques européennes à la reconversion à l’agriculture biologique, attribuées dans le cadre du second pilier de la PAC, procurent un complément de revenu incitatif aux agriculteurs concernés : car se cumulent une aide (remboursement de frais de certification, de cotisations à une organisation de producteurs, etc.) aux productions de qualité qui peut atteindre 3 000 zlotys/ha (750 euros/ha) et une mesure agroenvironnementale dont les montants forfaitaires, variables selon la nature des productions, s’échelonnent de 260 zlotys/ha (65 euros/ha) pour les prairies permanentes à 1 800 zlotys/ha (450 euros/ha) pour les fruits rouges et les cultures permanentes. À titre de comparaison, l’aide directe européenne du premier pilier de la PAC était de 161,5 euros/ha, augmentée du complément national de 62 à 84 euros, soit un total d’environ 220 euros/ha.

8Cette dynamique a-t-elle bénéficié aux petites et moyennes exploitations du pays, comme les premières hypothèses socio-économiques invitaient à le penser lors de l’adhésion du Pays à l’UE en 2004 ? Les données statistiques récentes, issues du recensement général agricole 2010, offrent une toute autre image. La proportion d’exploitations certifiées en agriculture biologique en Pologne est en effet assez faible : 2,27 % des exploitations du pays sont déjà certifiées ou en cours de reconversion [1].

9Les exploitations reconverties au bio sont en effet nettement plus grandes que la moyenne nationale : elles mesurent 26,5 ha, contre 10,87 ha pour les exploitations familiales polonaises en activité réelle, soit 15,63 ha de plus [2] ! Cette donnée structurelle comparative repose déjà sur un tri des exploitations ; les microstructures, à vocation plus patrimoniale et de loisirs que réellement productives, ne sont pas incluses dans ces chiffres (à titre indicatif, les données du recensement agricole donnent en 2010 une moyenne de 8,6 ha pour les 1 563 000 exploitations de plus de 1 ha et 16,1 ha pour les 696 973 exploitations de plus de 5 ha, cette fois-ci en prenant en compte toutes les exploitations, y compris les exploitations de plus de 1 ha mais sans activités, à vocation patrimoniale, et pour cela non éligibles aux aides. 1 350 000 exploitations ont perçu des aides directes en Pologne en 2011). Les exploitations biologiques apparaissent en tout état de cause de bonne taille sur le plan foncier, quels que soient les éléments de comparaison que l’on se donne.

10Une approche plus fine des données statistiques disponibles renforce ce diagnostic : en confrontant la taille moyenne des exploitations par voïvodies (régions) et le nombre d’exploitations certifiées en bio dans chaque voïvodie, on découvre une corrélation très importante entre ces deux catégories de données : plus les exploitations sont grandes dans une voïvodie, plus on y trouve statistiquement d’exploitations biologiques. Au contraire plus la main-d’œuvre/ha est importante dans la voïvodie, moins on trouve d’exploitations certifiées en bio, comme en témoigne la corrélation inverse observée entre ces deux catégories de données à l’échelle des 22 voïvodies polonaises. Autrement dit, plus les exploitations polonaises sont paysannes, c’est-à-dire dotées de petites surfaces agricoles et fortement employeuses (Maurel, Halamska, Lamarche, 2003 ; Darrot, 2008), moins elles tendent à être certifiées en bio, quelle que soit la voïvodie. L’hypothèse initiale qui voyait dans ce secteur une voie privilégiée de maintien et de renforcement économique des plus petites exploitations du pays semble aujourd’hui globalement invalidée.

Tableau 1

Taux de corrélation observés entre diverses catégories de données mesurées à l’échelle des 22 voïvodies polonaises

Tableau 1
Surface agricole utile en reconversion vers l’agriculture biologique 2011 2008 ha/exploitation en moyenne 0,73 0,72 Main-d’œuvre/ 100 ha en moyenne - 0,57 - 0,61

Taux de corrélation observés entre diverses catégories de données mesurées à l’échelle des 22 voïvodies polonaises

11Ces observations sont cohérentes avec une étude récente sur l’état de l’agriculture biologique en Europe, qui a montré que les exploitations biologiques européennes étaient en général moins utilisatrices de main-d’œuvre que les exploitations présentant un système conventionnel : elles seraient par conséquent techniquement plus efficaces. À l’échelle européenne en moyenne, elles étaient aussi plus grandes que les exploitations conventionnelles pour la plupart des OTEX. Enfin, les chefs d’exploitation sont en moyenne beaucoup plus jeunes dans les exploitations certifiées biologiques que la population active des exploitations européennes prises dans leur ensemble (Duponcel, 2010).

Comment expliquer les dynamiques observées ?

12Pour mieux comprendre quelles dynamiques favorisent, mais aussi limitent éventuellement les conversions à l’agriculture biologique, une étude de cas a été menée en 2012 auprès d’agriculteurs des environs de la ville de Bialystok en Podlasie par des étudiants d’Agrocampus Ouest (Cador et al., 2012), en s’appuyant sur les analyses d’une thèse dont le terrain principal était situé dans le même secteur (Darrot, 2008). Cette étude, conduite auprès d’un échantillon raisonné de 20 exploitations de 6 ha à 55 ha, fournit des éléments sur le profil des candidats à l’agriculture biologique.

13L’échantillonnage a été raisonné de la manière suivante : les étudiants ont d’abord choisi de distinguer très simplement les petites (6 à 10 ha), moyennes (11 à 20 ha) et grandes exploitations (21 à 55 ha). Les exploitations plus grandes, toujours très spécialisées, sortaient du cadre de cette étude consacrée à la trajectoires des petites et moyennes exploitations familiales à l’égard de l’agriculture biologique. Les étudiants ont subdivisé ces catégories entre exploitations « professionnelles spécialisées » (faisant vivre la famille, à partir d’une seule ou de deux productions), et exploitations « poly-productives et pluriactives » diversifiées (plusieurs types de productions dans l’exploitation, couplés à plusieurs sources de revenu pour garantir le revenu familial). Dans chaque catégorie, une moitié approximative des exploitations visitées n’était pas en agriculture biologique, l’autre avait au contraire amorcé ou achevé sa reconversion. Il s’agissait, à travers cet échantillonnage, d’une part d’accéder à certaines caractéristiques communes des logiques d’action de ces exploitations, d’autre part de mettre en évidence certains déterminants favorisant ou limitant le passage en agriculture biologique certifiée.

14Les motifs dominants du passage à l’agriculture biologique varient selon les catégories d’exploitations : cette labellisation des productions ne procure pas les mêmes avantages selon le profil de l’exploitation, et ne les soumet pas au même type de contraintes.

15De grandes exploitations récemment spécialisées sont héritières des savoir-faire paysans de la génération précédente, ce qui facilite sans aucun doute l’adoption des cahiers des charges agriculture biologique sur le plan des pratiques agricoles. Elles sont aujourd’hui les principales bénéficiaires de la manne financière européenne destinée à la modernisation des exploitations du pays, et parient pour certaines sur l’agriculture biologique pour accroître la valeur ajoutée de leurs produits. L’appât de la reconversion à l’agriculture biologique est avant tout expliqué par les aides publiques européennes : calculées à l’hectare, celles-ci sont mathématiquement d’autant plus élevées que la surface de l’exploitation est grande. Les ventes se font essentiellement en filière longue, le label bio procure une meilleure valeur ajoutée aux produits. Les filières agroalimentaires d’aval ne trouvent intérêt à collecter ces produits qu’à partir de volumes significatifs justifiant la mise en place de circuits de collecte distincts : rappelons que pour pouvoir bénéficier du label bio, les produits agricoles ne doivent à aucun moment être mêlés, au cours de leur transport et de leur transformation, à des produits non labellisés. Ainsi, seules les exploitations proposant des volumes importants peuvent par exemple profiter d’un circuit de collecte du lait bio évitant que leur produit, labellisé à la production, soit finalement vendu en bout de chaîne comme produit conventionnel : solution souvent imposée de fait aux plus petites structures. Les produits bio traités par les entreprises agro-industrielles polonaises sont, pour la majeure partie, destinés au marché d’exportation, faute de pouvoir d’achat national : hormis les jeunes urbains les plus nantis et les plus sensibilisés, rares sont les Polonais qui acceptent le surcoût de ces produits. Quelques très grandes exploitations se sont développées en Poméranie occidentale, en raison de la disponibilité foncière dans cette voïvodie et de la proximité du marché allemand. Une des plus grandes exploitations biologiques européennes s’y trouve (SARL Spótka Rolnicza Juchowo, 1 850 ha). Il semble aussi que les statistiques ne soient pas le reflet réel de la production en agriculture biologique. En effet, de récents scandales médiatiques (Polityka n° 2 818 du 27 juillet 2011 et n° 2 853 du 4 avril 2012) font mention de grandes exploitations fictives touchant des montants importants d’aides avec de fausses plantations de noyers, de pommiers ou de framboisiers, certaines potentiellement en bio. Dans un projet d’arrêté modificatif de la mesure agroenvironnementale Bio en cours d’examen au parlement polonais (sur le site du ministère), et prévu pour une entrée en vigueur au 15 mars 2013, le ministère reconnaît les abus en arboriculture et élevage, en faisant le constat que la surface en bio augmente mais pas la production, et propose de retirer le bénéfice de la mesure aux arboriculteurs et d’introduire une charge minimale à l’hectare.

16Pour les moyennes exploitations spécialisées, le passage en bio repose sur le refus d’utiliser les produits phytosanitaires non seulement pour des raisons économiques mais surtout pour des raisons d’image du produit (plus sain), notamment à l’égard des clients de la vente directe vi a l’agrotourisme. Le label bio permet de développer une image publique de bons produits. Cette voie était pressentie dès l’adhésion comme une solution de survie, voire d’avenir, pour de petites exploitations familiales jouant le rôle de filet de sécurité en matière de résorption du chômage national. Aujourd’hui, quelque dix ans plus tard, différents facteurs ont changé le panorama : le taux de chômage s’est résorbé, en raison du décollage de l’économie nationale et aussi du fort taux d’émigration de la population active polonaise vers les pays de l’ouest européen, où les salaires sont plus attractifs. Ces salaires de la diaspora, lorsqu’ils sont réinjectés dans l’économie agricole, ont permis à de petites et moyennes exploitations de se doter de moyens d’investissements significatifs. Grâce au cumul de ces revenus, des aides européennes à la diversification des activités (mesure 311 et 312 du Règlement de développement rural) et à la mesure d’aide aux productions de qualité dont l’agriculture biologique (mesure 132 du RDR), un groupe relativement stabilisé de moyennes exploitations diversifiées joue aujourd’hui la carte de la qualité et de l’accueil touristique pour s’assurer un avenir. En dépit des aides européennes prévues pour le développement de telles activités, il faut en effet disposer de capitaux relativement confortables pour avancer, avant remboursement par les aides, les fonds nécessaires aux travaux d’amélioration de l’habitat et du bâti en général exigés par l’accueil agro-touristique. Dans ces conditions, le label biologique procure un plus à l’image de qualité environnementale progressivement développée autour des exploitations familiales polonaises, non seulement auprès d’un public urbain national, mais aussi, plus confidentiellement, auprès de visiteurs étrangers amateurs à la fois d’authenticité et de qualité. Pour ces exploitations, la synergie entre agro-tourisme et labellisation des produits est intéressante, tant économiquement qu’en termes de renouvellement de l’image sociale.

17Pour les petites et moyennes exploitations pluriactives, il s’agit lors du passage en bio de parvenir à faire reconnaître l’absence d’usage d’intrants chimiques (trop coûteux pour ces exploitants) en valorisant mieux la part de production de vente qui voisine dans l’exploitation avec les productions de semi-subsistance. Cette démarche demeure toutefois rare pour différentes raisons. Économiquement, l’absence de débouchés auprès des filières de collectes condamne la possibilité d’une valeur ajoutée tirée de la labellisation des produits. Du côté des consommateurs, l’attachement aux « bons produits polonais », dont la production est attribuée aux petites et moyennes exploitations familiales, se passe de toute forme de certification. Le sentiment d’identité nationale partagée et les liens de confiance et de proximité avec le milieu rural qui restent vifs dans la société polonaise y suffisent. Un agriculteur biologique de la voïvodie de Podlachie, rencontré en 2011, ayant fait ce choix par conviction écologique, soulignait d’ailleurs ainsi qu’ « on est un peu exotiques pour la région ». La certification bio est dans ces conditions subtilement assimilée, par une part des producteurs comme des consommateurs, à une forme de colonisation, à l’intrusion d’un contrôle exogène artificialisant la relation entre producteurs et consommateurs : le label bio discrédite en définitive le lien profond liant encore aujourd’hui les Polonais à leur agriculture familiale nationale ; ce nouveau modèle est en outre coûteux tant pour le petit producteur que pour le consommateur. Si le producteur peut encore y trouver une occasion de drainer les aides européennes, ce qui explique sans doute l’essentiel des reconversions récentes, le consommateur polonais, lui, n’en voit guère le bénéfice, puisque ce label n’est guère nécessaire pour valider la confiance qu’il porte d’ores et déjà à la qualité des produits paysans d’origine nationale. On remarque d’ailleurs que ces dernières années, de nombreux labels nationaux très faciles d’accès (labels « Poznaj Dobra Zywnosc », « Jakosc Tradycja », QMP), développés par les autorités agricoles et les industries agroalimentaires, surfent sur cette perception du consommateur polonais que le made in Poland est biologique par définition et concurrence la certification biologique. Rien ne garantit pour autant la qualité effective de ces produits – issus au demeurant plutôt du secteur agro-alimentaire industriel que des petites exploitations paysannes –, qui bénéficient de labels variés mais sans guère de cahier des charges, présentant leur origine polonaise ou leur caractère traditionnel. Cette image populaire positive des produits nationaux ne fléchit guère malgré la standardisation des process de production comme de la nature des produits finis proposés en rayons sous ce type de labels. La faible émergence des associations de consommateurs et de protection de l’environnement ne permet pas de construire un jugement objectivé sur le made i n Poland alimentaire.

Conclusion

18Les données statistiques récentes donnent à voir un secteur de l’agriculture biologique en rapide mutation en Pologne. Aux côtés d’entreprises d’aval et de services de conseils techniques qui se structurent progressivement, une cohorte d’exploitations familiales nettement plus grandes que la moyenne nationale se dégage : agro-biologiques mais aussi professionnelles et spécialisées, dynamiques en termes d’investissements grâce d’une part à leur capital initial, d’autre part et surtout au bouquet d’aides européennes qu’elle captent de manière privilégiée, elles alimentent aujourd’hui surtout le marché d’export. Leur émergence s’explique notamment parce que l’identification des produits biologiques impose des filières de collecte et de transformation séparée des produits, dont la mise en place n’est rentable pour les industriels qu’au-delà d’un certain volume : les plus grandes exploitations sont mieux positionnées pour y répondre, et sont même parfois les seules à bénéficier de la collecte des produits par les industries d’aval.

19Il est intéressant de s’interroger alors sur le modèle social développé à travers la structuration progressive de la production agrobiologique en Pologne. Le modèle familial héritier des structures paysannes, pluriactif et pluri-productif, reste majoritaire en termes de nombre d’exploitations aujourd’hui. Il peine pourtant à faire reconnaître des qualités agronomiques et environnementales certaines (Darrot, 2008) à travers les filières certifiées en bio. Pour autant, est-il socialement marginalisé ? Non, si l’on en croit la reconnaissance dont ce modèle continue de bénéficier auprès de la population polonaise, qui connaît et apprécie les spécificités de l’identité rurale et celle de ses produits, indépendamment de tout label ; oui au contraire, si l’on choisit comme indice de reconnaissance publique les aides financières dont profitent ces agriculteurs. En effet, conformément au projet politique élaboré lors de l’adhésion du pays à l’Union, la voie de modernisation agricole par le soutien à de grandes structures certes familiales, mais également spécialisées, capitalisées à coup d’aides publiques, et surtout marchandes à l’échelle nationale et internationale, a été explicitement privilégiée. Le secteur de l’agriculture biologique en est un simple prolongement.

20Pourtant, ce tableau mérite nuance : les moyennes et grandes exploitations biologiques polonaises prolongent aujourd’hui, sans rupture historique, des savoir-faire paysans hérités en droite ligne des générations précédentes : rotations culturales, complémentarités agronomiques entre élevage et cultures, maintien des prairies permanentes à haute valeur écologique, par exemple, n’ont nul besoin d’être ré-encouragés en tant que pratiques agro-écologique innovantes – comme c’est le cas aujourd’hui à l’Ouest – parce que ces pratiques n’ont jamais disparu dans les exploitations familiales polonaises, quelle que soit leur taille. Comme n’a jamais disparu d’ailleurs leur vocation vivrière pour la famille sur une base de productions alimentaires très diversifiées, ce qui fait des moyennes et grandes exploitations polonaises d’aujourd’hui des exploitations, elles aussi, de semi-subsistance, tout comme les plus modestes. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les autorités polonaises défendent l’exemption des exploitations de moins de 15 ha du verdissement des aides du premier pilier dans la négociation en cours sur l’avenir de la PAC. Elles sont, pour elles, « vertes en soi ».

21Ces spécificités sociales, économiques et techniques nées de l’héritage historique socialiste (Maurel et al., 2003), en font un vivier tout particulier pour l’agriculture biologique. Le secteur du bio de la Pologne contemporaine ne tolère pas la caricature : non sans soulever des interrogations légitimes sur l’équité sociale de la répartition des aides européennes au secteur agricole, il offre aussi progressivement l’image d’une alternative inédite à une trajectoire de modernisation sans écologie dont l’histoire agricole à l’Ouest depuis les Trente Glorieuses a sans aucun doute illustré les limites.

Notes

  • [1]
    Source : ministère de l’Agriculture et du Développement rural polonais, 2011.
  • [2]
    Source : calculs des auteurs selon les données brutes du GUS (Glowny Urzad Statystyczny, Office national des statistiques), de l’ARIMR (Agence de modernisation et de restructuration agricole) et du ministère de l’Agriculture polonais.

À lire

  • C. Darrot, Les Paysans polonais à l’épreuve de la PAC, une analyse multi-disciplinaire d’un référentiel professionnel pour un dialogue de normes, Thèse de doctorat, Agrocampus Ouest, site de Rennes, septembre 2008.
  • M.-C. Maurel, M. Halamska, H. Lamarche,Le repli paysan, trajectoires de l’après-communisme en Pologne, éd. L’Harmattan, coll. « Pays de l’Est », 2003.
  • C. Cador et al., L’agriculture biologique : une voie de développement pour les petites et moyennes exploitations agricoles en Podlasie ?, Rapport de conduite de projet (travaux d’étudiants), Agrocampus Ouest, site de Rennes.
  • M. Duponcel, An analysis of the EU organic sector, Commission européenne, Direction générale de l’Agriculture et du Développement rural, 2010.
  • A. Martinez, L’agriculture biologique en Pologne début 2010, Ambassade de France en Pologne, Service économique régional – ME UbiFrance, Varsovie.
  • Ministerstwo Rolnictwa i Rozwoju Wsi, Sprawozdanie z realizacji Programu Roswoju Obszarow Wiejskich na lata 2007-2013, 2011 (Ministère de l’Agriculture et du Développement rural polonais, Rapport sur la réalisation du programme de développement des zones rurales pour les années 2007-2013, 2011).
  • L’agence Bio (membre de l’IFOAM), L’agriculture biologique, chiffres clés, Edition 2012, éd. La Documentation française, 260 pages.
  • A. Pouliquen, Compétitivités et revenus agricoles dans les secteurs agro-alimentaires des PECO, implications avant et après adhésion pour les marchés et les politiques de l’UE, Étude remise à la Direction générale de l’Agriculture de la Commission européenne, octobre 2001.
  • Sitographie

    • GUS (Glowny Urzad Statystyczny, Office National des Statistiques) : http://www.stat.gov.pl/gus Ministère de l’Agriculture et du Développement rural polonais : www.minrol.gov.pl/
    • Site officiel de statistiques européennes : ec.europa.eu/eurostat ARIMR (Agence de Modernisation et de restructuration Agricole) : http://www.arimr.gov.pl/
Catherine Darrot
Maître de conférences en sociologie rurale
Agrocampus Ouest, Rennes
Alexandre Martinez
Conseiller agricole régional
Ambassade de France en Pologne
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2014
https://doi.org/10.3917/pour.217.0175
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour GREP © GREP. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...