1Les circuits courts de commercialisation [1] sont une tradition ancienne, notamment dans les villes, en Europe de l’Est comme en Europe de l’Ouest. Cependant, ces formes de commercialisation ont été mises à mal pour plusieurs raisons, à partir des années 1960-1970 en France et à partir des années 1990 en République Tchèque : citons par exemple l’étalement urbain, le développement des transports, l’internationalisation des marchés et de l’agro-industrie, ainsi que le développement de la grande distribution. En France, ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que ces circuits ont refait surface, sous les formes traditionnelles qui n’ont jamais totalement disparu, mais également sous des formes innovantes (paniers de légumes, ventes par Internet ou encore magasins de producteurs) [2]. En République Tchèque, ces circuits ont réapparu récemment et se sont développés très rapidement.
2Dans le cadre du programme de recherche européen FarmPath [3], nous avons étudié l’évolution de ces circuits sur les territoires du Pays de Rennes (France) et de la Région de Pilsen (République tchèque). Nous proposons ici une analyse comparative du développement des circuits courts autour de ces deux villes pour comprendre les processus à l’œuvre dans les deux régions.
Le cadre de la « perspective multi-niveaux » pour analyser l’évolution des circuits courts de proximité dans le Pays de Rennes et la région de Pilsen
3Comme le présente Ika Darnhöfer dans le cadre conceptuel du programme de recherche FarmPath [4], la théorie des transitions sociotechniques, et plus particulièrement la perspective multi-niveaux, est un modèle théorique qui donne un cadre d’analyse des changements radicaux (appelés transition) par les interactions entre trois niveaux d’analyse : les niches, lieux où se développent des innovations et leur réseau associé, le régime dominant stabilisé par des règles, des politiques et des structures, et le paysage sociotechnique sur lequel nous n’avons pas prise directe (crise sanitaire, économique, environnementale ou encore tendances sociétales). Ce modèle a d’abord été proposé par R. Kemp et A. Rip puis enrichi par F.W.Geels [5]. En plus des trois échelles d’analyse, il peut être séquencé dans le temps en quatre phases [6] :
- phase de pré-développement : une ou plusieurs innovations émergent en parallèle du régime dominant et leur réseau se structure ;
- phase de décollage : sous la pression du paysage sociotechnique, le régime dominant est déstabilisé, au point qu’il ne trouve pas les ressources en interne pour réagir : cette perturbation ouvre des « fenêtres d’opportunité » permettant aux niches de percer et commencer un processus de transformation du régime dominant. À ce stade, les modifications du régime ne sont pas encore perceptibles ;
- phase d’accélération : les changements structurels deviennent visibles ;
- phase de stabilisation avec l’établissement d’un nouveau régime.
4Dans cet article, les niches sont constituées par différentes formes de circuits courts, et le régime dominant par le système agro-insdustriel. Nous ne nous attarderons que sur les trois premières phases (pré-développement, décollage et accélération) du modèle dans la mesure où le processus de transition n’a pas atteint la dernière phase sur les deux terrains choisis.
Évolution des circuits courts à Rennes et Pilsen : laborieuse émergence de la contestation versus apparition concomitante du modèle et du contre-modèle
a – La dominance des circuits longs dans les régions concernées
5À Rennes comme à Pilsen, les circuits de commercialisation alimentaires sont dominés par les grandes et moyennes surfaces (GMS). Au niveau national, les parts de marché des GMS dans les deux pays sont actuellement équivalentes (autour de 66 % dans les deux pays). Cependant, si en France l’implantation de ces magasins débute dans les années 1960, le premier hypermarché n’apparaît en République tchèque qu’en 1991, après la période communiste. Ces nouveaux magasins connaissent un franc succès auprès des consommateurs tchèques. Quelques chiffres illustrent très bien l’essor fulgurant de la grande distribution dans ce pays : en 1993, les parts de marché des plus grandes enseignes étaient de 7 %, elles sont de 33 % en 1999 et de 66 % aujourd’hui [7]. L’ensemble des sous-systèmes (production, transformation, commercialisation) du système agroalimentaire s’est ainsi transformé très rapidement en un régime agro-industriel, à l’image du régime existant en Europe de l’Ouest, pour répondre à la demande de la grande distribution.
b – L’émergence et le développement des formes de circuits courts
6Face au développement rapide des GMS, des circuits parallèles se sont créés et développés sur les territoires. Les critiques formulées à l’égard du modèle dominant concernent autant la qualité des produits que les relations aux producteurs et au territoire, ou encore la maîtrise des prix par les agriculteurs [8].
7Dans le Pays de Rennes, la phase de pré-développement des niches s’est étalée sur plus de dix ans, avec une amorce au début des années 1980 jusqu’en 1992. Elle commence par une phase de contestation globale du modèle modernisateur qui n’est pas propre au Pays de Rennes. Des agriculteurs proches de la Confédération paysanne conduisent des systèmes alternatifs au modèle dominant et créent des associations pour accompagner ces systèmes. Ainsi émergent par exemple AgroBio 35 en 1981 et Accueil Paysan 35 en 1987. C’est aussi à cette période que localement les concepts de « ceinture verte » puis de « Ville archipel » [9] émergent dans la planification urbaine, permettant à l’agriculture de se maintenir sur le territoire malgré une forte croissance démographique [10]. Jusqu’en 1992, ce sont surtout les initiatives de commercialisation individuelles qui priment : vente à la ferme et sur les marchés. La rénovation du marché des Lices (projet inclus dans la campagne électorale de la nouvelle équipe municipale) est réalisée en 1977. En 1992, pour mieux valoriser directement leurs produits et renouer des liens avec les consommateurs locaux, des producteurs issus des réseaux alternatifs s’organisent pour créer un magasin. Ils sollicitent l’aide des pouvoirs publics mais ne parviennent pas à l’obtenir. C’est le début de la dynamique d’innovation dans les formes de commercialisation collective (paniers de légumes, groupement d’achat de consommateurs, structure d’approvisionnement des cantines scolaires) et individuelles (développement de la vente à la ferme, sur les marchés).
8Dans les années 2000 et surtout après 2005, sous la pression des crises sanitaires (crises de la vache folle à la fin des années 1990 suivies par des épizooties de fièvres aphteuses notamment) entraînant un mouvement de défiance envers l’agro-industrie, les initiatives de circuits courts se multiplient. Le régime dominant, représenté par la Chambre d’agriculture, se saisit de la thématique des circuits courts, notamment dans le cadre du réseau Bienvenue à la ferme. En 2002, il appuie en particulier un groupe de producteurs pour établir un nouveau point de vente collectif sur le territoire. Ce sont les premiers signes de modification du régime dominant. Sous la pression des réseaux de la niche, différents facteurs favorisent le développement des circuits courts localement : notons par exemple l’intervention de Rennes Métropole dans le soutien de ces nouvelles formes de commercialisation et la mise en place sur le territoire d’une formation facilitant l’installation en maraîchage biologique. Actuellement en Pays de Rennes, environ 200 points de vente sont recensés et 10 % des agriculteurs commercialisent en circuits courts [11].
9En République tchèque, en seulement deux ans, l’initiative des marchés de producteurs se multiplie, perce dans les politiques publiques et suscite un débat public sur la qualité alimentaire. Si cette forme de commercialisation est l’une des plus répandues au monde, elle a été fortement mise à mal après 1989 avec la mise en place du système industriel de production et de consommation. Les consommateurs, et notamment des élites qui voyagent en Europe de l’Ouest, sont à l’origine de l’organisation de ces initiatives alternatives au régime dominant. En 2010, ils créent une communauté Facebook sous le nom « Nous voulons un magasin de producteurs à Prague. » Un dialogue s’instaure avec les élus locaux à la faveur des élections municipales de l’automne 2011, ce qui permet l’ouverture du premier marché à Prague en 2010. Face au grand succès de cette initiative, le ministère de l’Agriculture décide de mettre en place un premier codex des marchés de producteurs. En 2011, le ministère de l’Environnement décide de soutenir la mise en place de ces marchés dans d’autres villes, et notamment Pilsen, par la création d’un programme de subvention spécifique à destination des associations de consommateurs et des villes. Face à l’engouement suscité par ces nouvelles formes de commercialisation, les sommes allouées à ce programme ont considérablement augmenté. Actuellement, 200 places de marché fermier ont été ouvertes dans le pays. Le chiffre d’affaires généré est passé de 1 milliard de couronnes tchèques en 2010 à 1,5 milliard (ce qui reste cependant faible par rapport à la puissance financière de la grande distribution).
La mise en place de formes de contestation différentes en France et en République tchèque : retour sur la perspective multi-niveaux et multi-phases
10La présentation rapide de l’émergence des circuits courts sur ces deux territoires montre que le processus de développement et la temporalité ne sont pas les mêmes dans les deux régions.
11Dans le Pays de Rennes, le paysage socio-technique (crises sanitaires notamment) joue un rôle clé dans le développement de la niche en déstabilisant le régime dominant et ses normes. En République tchèque, c’est plutôt l’ouverture à l’Ouest qui a engendré rapidement une nouvelle demande des consommateurs pour un « autre type de qualité » et a ainsi perturbé le régime dominant.
12Du point de vue de la temporalité, à Rennes, il faut une dizaine d’années pour identifier les impacts négatifs du régime. La phase de pré-développement de la niche s’organise d’abord au sein de réseaux alternatifs dans les années 1980. La phase de décollage s’exprime par l’émergence progressive de formes concrètes de contestation à partir de 1992 (premier magasin de producteurs) jusqu’en 2005. La phase d’accélération prend la forme d’une multiplication d’initiatives variées. La modification du régime dominant devient visible localement à partir de 2002 grâce au soutien public d’un magasin de producteurs puis aux échelons supérieurs en 2005 avec la modification de la politique du conseil général d’Ille-et-Vilaine pour prendre en compte les activités de diversification des exploitations.
13Autour de Pilsen et plus largement en République tchèque, le concept de marché de producteurs dans la forme actuelle apparaît plus tardivement (2009-2010) mais se développe et perce spectaculairement dans les politiques publiques en à peine un an. Les phases de décollage et d’accélération sont quasi superposées dans le temps. Pour expliquer ce phénomène d’accélération extrême, il faut étudier le rôle de passeurs de frontières tchèques qui, grâce à leur capital social développé et à leurs contacts directs (voyages et échanges) ou indirects avec l’Europe de l’Ouest, ont importé les formes de contestation du modèle dominant. S’ils sont capables d’échanger avec l’Europe de l’Ouest, ils peuvent aussi traduire des besoins des consommateurs locaux et dialoguer avec des élus. L’organisateur du principal marché fermier de Prague, par exemple, a vécu en Suisse pendant plusieurs années. En l’état actuel de nos recherches, nous ne pouvons pas dresser un profil approfondi de ces acteurs. Nous pouvons seulement préciser qu’ils sont à l’origine de l’émergence de différentes formes de commercialisation alternatives à l’Est clairement inspirées de leurs observations des initiatives de l’Ouest (systèmes de paniers, vente par Internet, petits marchés paysans par exemple), bien que ces dispositifs restent encore confidentiels.
14Nous retrouvons aussi des passeurs de frontières à Rennes : ce sont des personnes qui sont engagées à la fois dans la niche et dans le régime dominant. Citons par exemple les agriculteurs conventionnels, les fonctionnaires territoriaux et élus engagés personnellement dans les circuits courts et proposant des projets qui sont à la frontière entre niche et régime : l’exemple de projet le plus parlant est l’Observatoire des circuits courts mis en place et animé à la fois par les structures de la niche et du régime.
15Pour revenir à Pilsen, les réseaux sociaux ont été également décisifs pour la diffusion des marchés fermiers et des arguments politiques, sociaux et économiques qui leur sont favorables. De ce fait, les impacts négatifs du modèle dominant ont été rapidement connus et son importation s’est accompagnée de l’importation simultanée du contre-modèle. Ce processus n’est pas isolé : nous avons également observé un phénomène comparable à Budapest avec les luttes pour le maintien du marché historique de Hunyadi en centre ville [12].
Conclusion
16La comparaison de nos deux études de cas questionne le modèle de la perspective multi-niveaux pour percevoir le changement en agriculture : plutôt qu’au remplacement du régime dominant par un autre régime, nous assistons au développement d’un nouveau régime territorial qui reste minoritaire en parallèle au régime dominant plus global. Cependant ce cadre d’analyse permet d’expliquer en quoi la pression exogène et moins prévisible du paysage socio-technique peut ouvrir des « fenêtres d’opportunités » pour la percée de niches.
17Cette comparaison a permis également de montrer que les phases successives des transitions décrites par Rotmans ne sont pas observées en République tchèque, puisque les phases de décollage et d’accélération semblent superposées. Ce développement rapide laisse un autre questionnement ouvert : après avoir revivifié la tradition des circuits courts, les innovations en République tchèque sont-elles suffisamment solides pour perdurer et évoluer en un régime alternatif minoritaire ?
Notes
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[1]
« Comme Parker, nous considérons qu’un circuit de commercialisation est court si le nombre d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs est réduit et/ou si la distance géographique entre ces derniers est faible » (Aubry 2008). Nous n’avons considéré en effet que les formes de commercialisation avec un intermédiaire maximum et des lieux de production relativement proches des lieux de consommation, sans pour autant fixer une distance kilométrique maximale.
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[2]
Christine Aubry & Yuna Chiffoleau, « Le développement des circuits courts et l’agriculture périurbaine : histoire, évolution en cours et questions actuelles », Innovations agronomiques 5, 2009.
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[3]
Pour en savoir plus sur le programme Frampath : http://www.farmpath.eu/
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[4]
Ika Darnhöfer, FarmPath Initial Conceptual Framework, Farming transition : Pathways toward regional sustainability of agriculture in Europe, 2011.
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[5]
Pour plus de détails sur la perspective multi-niveaux, voir par exemple :
- A. Rip, R. Kemp, « Technological change », in S. Rayner, E.L. Malone, (éds), Human Choice and Climate Change, Vol. 2, Battelle Press, Columbus, OH, 1998, p. 327-399.
- Franck W. Geels, Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes : a multi-level perspective and a case-study. Research Policy, 2002.
- Franck W. Geels, The multi-level perspective on sustainability transitions : Responses to seven criticisms, Environmental Innovation and Societal Transitions, 2011.
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[6]
Jan Rotmans et Dereck Loorbach, « Towards a better understanding of transitions and their governance. A systemic and reflexive approach », in J. Grin, J. Rotmans & J. Schot (éds.), Transitions to sustainable development. New directions in the study of long term transformative change, Routledge, New York, 2010, p. 103-220.
-
[7]
Z. Skála, Bod obratu v ?eském obchod?, Moderní obchod, ro?. 15, ?.2, 2007, p. 12-14.
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[8]
Pour plus d’information sur les enjeux des circuits courts et les motivations des consommateurs, voir par exemple les publications sur le site de LIPROCO : http://liproco-circuits-courts.com/
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[9]
« Fruit d’une volonté forte de planification, ancrée depuis trente ans sur le territoire, la ville-archipel est un modèle d’organisation urbaine original, constitué autour de plusieurs pôles de centralité. Il faut imaginer une île principale, reliée à des îlots, dans un océan de verdure. Une image s’impose, celle d’une ville verte et aérée, insérée dans des paysages ouverts et préservés. » (source : site web du pays de Rennes : http://www.paysderennes.fr/article/archive/104/).
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[10]
Catherine Guy et Laurent Givord, « Regard sur 30 années de développement de l’agglomération rennaise », Actes du colloque du 18 avril 2003, La ville : nouveaux défis, nouvelle frontière, Les 30 ans de L’Audiar, ADIFF, 2004.
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[11]
AUDIAR, Observatoire de l’Agriculture du Pays de Rennes, 2011, disponible en ligne : http://www.audiar.org/sites/default/files/etudes/environnement/obs1-agriculture_nov2011_web.pdf
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[12]
Bálint Balázs, « Comparative Analysis of the Context of Aafns at the Local, National and European Level », FAAN (Faciliting Alternative Agrofood Networks), 2009. Disponible en ligne à cette adresse : http://www.faanweb.eu/sites/faanweb.eu/files/FAAN_D3_Comparative_analysis_AAFNs.pdf
