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1Loin d’encourager l’égalité entre les sexes et les sexualités, la « laïcité » (secularism) vient au contraire instituer l’inégalité de genre. Elle agit en outre comme une rhétorique efficace pour affirmer la supériorité religieuse et raciale des pays occidentaux, dans le passé comme dans le présent. En opposition à la théorie développée par Samuel Huntington en 1993 d’un supposé « clash des civilisations » entre l’Occident chrétien et l’islam, Joan W. Scott vient apporter une réflexion fournie et richement documentée, à partir de nombreux travaux historiques sur les fondements inégalitaires et hiérarchisés du processus même de laïcité.

2Difficile, en français, de rendre justice au terme « secularism » employé par l’auteure, traduit par le terme de « laïcité » dans la version française de l’ouvrage (Flammarion, 2018). Comme elle le précise dès l’introduction, se revendiquant d’une approche foucaldienne « généalogique » du concept, les termes « séculier » (qui « renvoie à ce qui est non religieux ») [2], « sécularisation » (« le processus historique par lequel l’existence d’une autorité religieuse transcendante est remplacée par le savoir, qui ne peut prendre sa source que dans la raison humaine ») [3] et « sécularité » (« un mode d’être non religieux ») [4], se superposent dans son analyse (p. 5). Le problème n’en est finalement pas un, puisque l’intérêt de l’ouvrage n’est pas de donner un contenu substantiel au concept de laïcité, mais au contraire d’en saisir les logiques discursives et leurs évolutions. Bien « qu’elle ne reflète pas la réalité qu’elle prétend décrire, l’histoire de la laïcité (de la sécularisation, de la sécularité) a une forte influence sur la manière dont ces réalités sont perçues » [5] (p. 9). Il s’agit d’une originalité forte de ce travail, qui le distingue de nombreux autres cherchant à interroger les fondements de la laïcité, ou encore le contenu et les limites du processus de sécularisation. Le concept de « laïcité » fonctionne ici comme un discours politique.

3La généalogie du concept de laïcité a évolué fortement au cours des siècles derniers et se fonde sur différents jeux d’opposition. Il est, dans ses premiers usages, employé avec une connotation négative pour désigner les relations intra-mondaines. La logique s’inverse au xviiie siècle. Au moment de la Révolution française, la laïcité fait alors positivement référence à l’État et ses représentants, la religion devenant son pendant négatif. Le xixe siècle se caractérise par de nouvelles oppositions, entre les femmes et les hommes, la masculinité et la féminité (la sphère publique et politique est réservée aux hommes tandis que les femmes sont reléguées dans la sphère religieuse), mais aussi entre les nations civilisées (chrétiennes) et les nations jugées « primitives » en Afrique et dans les territoires ottomans. La deuxième partie du xxe siècle, marquée par la guerre froide, actualise au sein même du concept de laïcité l’idée d’une religion libre (chrétienne) contre la domination froide et liberticide de l’athéisme communiste. La période plus récente est le jeu d’une association directe de la part des pays occidentaux entre laïcité, démocratie et égalité de genre d’un côté, et religion, islam et inégalités des sexes de l’autre. « L’égalité des sexes est dépeinte en termes de différences entre les sociétés voilées (covered), et celles qui ne le sont pas (uncovered) » [6] (p. 14). Le concept vient ainsi asseoir la supériorité politique et morale de l’Ouest sur les autres pays, en particulier en terre d’islam.

4Le premier chapitre, « Women and religion », revisite de nombreux travaux historiques, afin de montrer que l’association entre les femmes et la religion est un produit de la laïcité elle-même, et non la relique d’une pratique ancienne. La Révolution française de 1789 institue ainsi l’idée d’un homme raisonnable et raisonné, et d’une femme émotive, sous influence des clercs et des confesseurs. La division genrée du travail (les femmes sont garantes de la moralité des hommes, tout en leur étant économiquement et politiquement dépendantes) devient un marqueur de la « modernité » (p. 48). La même logique s’observe lors de la modernisation de l’Empire ottoman, en particulier autour de la transformation de la shari’a en un code civil standardisé et moderne. Ici encore, la laïcité et l’entreprise coloniale instaurent ou renforcent les inégalités de genre, qui seront parfois réinterprétées sous l’angle de la « tradition ».

5Le second chapitre, « Reproductive futurism », insiste sur le rôle de la science dans la mise sous tutelle des femmes, en imposant le mariage hétérosexuel et la finalité reproductive comme une exigence de la nature. Le modèle occidental du mariage hétérosexuel, caractérisé par l’asymétrie entre les sexes, s’impose au cours du xixe siècle dans les pays colonisés. La lutte contre toute sexualité non reproductive (masturbation, homosexualité) ou ses moyens (contraception, avortement) n’est ainsi pas le reliquat d’une doctrine religieuse. « Ces politiques consolident la vision d’une homogénéité nationale fondée sur des rapports de race et de classe » [7] (p. 81).

6Les révolutions démocratiques du xviiie siècle sont fréquemment vues comme la source ou le fondement de l’égalité entre les sexes dans les pays occidentaux. Le chapitre 3, « Political emancipation », remet en cause cette idée, puisque les révolutions ont plutôt eu tendance à renforcer la division entre sphère publique et sphère privée. Selon Joan W. Scott, le contrat civil deviendrait un contrat sexué et les femmes adhéreraient à leur propre subordination. De plus, le droit de vote n’a pas empêché la marginalisation des femmes dans le processus politique, y compris dans la période la plus récente. « L’extension du droit de vote aux femmes n’invalide pas entièrement l’équation. Elle déplace plutôt la question du pouvoir des hommes vers un autre domaine » [8] (p. 121).

7Le chapitre 4, « From the Cold War to the Clash of Civilizations », souligne la translation du concept de laïcité vers ceux de démocratie et de libéralisme, en opposition à l’athéisme soviétique. L’URSS est alors représentée comme l’antithèse de la liberté religieuse des pays occidentaux et chrétiens. Joan W. Scott propose un parallèle entre les discours autour de la liberté religieuse et ceux concernant la liberté entre les sexes, au cours de la guerre froide. « Il a de plus en plus été fait référence à la liberté sexuelle – qui n’était plus une affaire privée – comme un élément fondateur de la démocratie laïque » [9] (p. 126). À partir de la fin des années 1980 et des années 1990, de nombreuses institutions internationales défendant les droits des femmes se sont centrées sur les violences faites aux femmes, plus souvent présentées comme la conséquence de leur dépendance que comme sa cause.

8La chute du mur de Berlin en 1989 vient, une nouvelle fois, déplacer les lignes discursives autour de la laïcité : l’islam devient alors une menace pour un système à la fois démocratique et chrétien caractérisé par l’émancipation sexuelle (chapitre 5 : « Sexual emancipation »). Dans les nouveaux discours autour de la laïcité, liberté religieuse et liberté sexuelle deviennent synonymes : l’émancipation (en particulier celle des femmes) ne peut advenir que par la liberté sexuelle, elle-même garantie par la laïcité. De ce fait, les pays musulmans sont des pays d’oppression, et les croisades morales de dévoilement (uncovering) sont justifiées à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales. L’auteure propose ici plusieurs pistes fécondes de réflexion pour penser la relation entre sexualité, religion et émancipation. En s’appuyant sur des travaux anthropologiques menés dans des pays musulmans (notamment ceux de Saba Mahmood, 2009 [10]), elle interroge les notions de « subjectivation » et d’ « agency », ainsi qu’une lecture « occidentalo-centrée » de l’émancipation. Elle montre de plus que son affirmation ne garantit en rien l’égalité entre les sexes ni les sexualités.

9En conclusion, Sex and secularism est un ouvrage extrêmement riche, tant dans les nombreuses références utilisées qu’à travers la diversité des terrains abordés. L’auteure invite à repenser le concept de « laïcité » en tant que discours générateur de pouvoir, au sein des nations mais aussi dans les rapports entre elles. C’est bien à l’intersection des rapports de genre, de classe et de race que la relation entre religion, laïcité et nation est repensée. La longue fresque proposée dans l’ouvrage laisse ouvertes plusieurs pistes qu’il serait intéressant de creuser. C’est le cas, notamment, de l’actualité des mouvements anti-genre dans les pays occidentaux (Kuhar et Paternotte, 2018 [11]), de la manière dont les femmes musulmanes s’approprient ou se détachent des discours liés à la laïcité, ou de la place des féminismes religieux (De Gasquet, 2019 [12]).

Notes

  • [1]
    Les citations sont traduites en français par l’auteure du compte rendu.
  • [2]
    secular – « referring to things non religious »
  • [3]
    secularization – « the historical process by which transcendent religious authority is replaced by knowledge that can only originate with reasoning humans »
  • [4]
    « secularity – a nonreligious state of being»
  • [5]
    « although it may not reflect the reality it claims to describe, the secularism story (secularization, secularity) does have an important influence on the way these realities are perceived »
  • [6]
    « Gender equality is portrayed in terms of the difference between uncovered and covered societies »
  • [7]
    « These policies consolidated a class and racialized vision of national homogeneity »
  • [8]
    « [T]he extension of the vote to women did not entirely invalidate the equation. Instead, it simply moved the question of men’s power to another plane »
  • [9]
    « Sexual freedom – no longer a private matter – was increasingly referred to as a founding premise of secular democracy »
  • [10]
    Mahmood Saba, 2009, Politique de la piété : le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, Paris, La Découverte.
  • [11]
    Kuhar Roman, Paternotte David (dir.), 2018, Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
  • [12]
    De Gasquet Béatrice, 2019, Quels espaces pour les féminismes religieux ?, Nouvelles Questions Féministes, 38(1), p. 18-35.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2020
https://doi.org/10.3917/popu.2002.0430
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