CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« L’uranium n’a pas toujours été nucléaire ». Cette phrase qui introduit la conclusion de l’ouvrage de Gabrielle Hecht résume à elle seule parfaitement la problématique centrale proposée par Uranium africain, une histoire globale. Historienne des sciences et des techniques à l’université du Michigan, G. Hecht a publié de nombreux articles et ouvrages sur le nucléaire, en particulier sur l’histoire nucléaire française. Son nouveau livre, traduction de la version anglaise publiée en 2012, s’inscrit dans la continuité de ses travaux précédents en s’intéressant cette fois aux enjeux liés au nucléaire d’un point de vue global, interrogeant pour la première fois la place et le rôle du continent africain dans le marché du nucléaire.

2G. Hecht entame son ouvrage par une critique adressée à l’exceptionnalisme nucléaire que l’on retrouve aussi bien dans les discours politiques que les savoirs scientifiques ou historiques. Adoptant une posture constructiviste, G. Hecht introduit la notion de nucléarité, qu’elle définit comme la façon dont des lieux, des objets ou des risques potentiels se voient désigner comme « nucléaire » ou non. L’auteure défend ainsi l’idée que la nucléarité doit être envisagée comme une catégorie techno-politique aux enjeux importants et controversés. À l’inverse de la radioactivité qui est un phénomène physique, la nucléarité est un phénomène techno-politique qui prend des formes variables selon les configurations historiques, géographiques et culturelles particulières. En décentrant la focale sur le continent africain et les mines d’uranium du Gabon, du Niger, de Namibie, de Madagascar ou d’Afrique du Sud, l’auteure souligne le caractère avant tout contingent de la nucléarité. Plus précisément, elle démontre à travers de multiples exemples locaux l’effacement progressif du continent africain du monde nucléaire.

3Cet ouvrage offre une convaincante démonstration d’histoire globale, maniant différentes échelles d’analyses pour révéler comment certains processus mondiaux ont été adaptés ou reconfigurés par une multiplicité de normes, d’acteurs et de pratiques locales. L’auteure insiste en particulier sur deux séquences historiques, la décolonisation du continent africain et la guerre froide, pour analyser comment la nucléarité des mines africaines d’uranium n’a jamais été établie de façon définitive et a constamment été (re)négociée. Le livre est organisé en deux parties, la première se focalisant essentiellement sur la mise en place et le fonctionnement du marché de l’uranium à l’échelle globale ; la seconde s’intéresse plus particulièrement à la santé et aux conditions de vie et de travail des mineurs de l’uranium en Afrique.

4Le fil conducteur des chapitres de la première partie tient dans l’analyse du poids de l’économie politique de l’industrie nucléaire à l’échelle internationale et de ses conséquences sur la façon d’évaluer la nucléarité de l’uranium africain. Un premier chapitre envisage dans une perspective globale la mise en place d’un marché de l’uranium. L’auteure analyse de manière pertinente les procédés utilisés par les puissances telles que la France ou les États-Unis pour banaliser le nucléaire dans l’optique d’un développement du commerce de l’uranium non plus strictement cantonné à des fins militaires. Après s’être intéressée aux enjeux liés au développement d’un marché de l’uranium, G. Hecht s’attache aux sources du nucléaire – à savoir les mines d’uranium – en prenant le cas de deux pays africains anciennement colonisés par la France : le Gabon et le Niger. L’auteure s’intéresse en particulier à l’expression d’une certaine souveraineté postcoloniale autour de l’extraction de l’uranium. Une première dimension de cette souveraineté est qualifiée de « développementale » par l’auteure. Elle montre comment les premiers présidents gabonais et nigérien après les indépendances, Omar Bongo et Hamani Diori, ont insisté auprès de la France qui exploitait les mines d’uranium de ces deux pays, pour qu’elle investisse dans le chantier national des pays à travers la construction d’infrastructures modernes pour les populations. Une seconde dimension a trait à la valeur de l’uranium extrait afin d’en récolter les profits de souveraineté. G. Hecht illustre la différence des stratégies adoptées au Gabon et au Niger. Omar Bongo envisage la marchandise nucléaire comme une marchandise ordinaire à l’instar du pétrole dont son pays est richement pourvu. Insister sur la banalité de l’uranium permet au gouvernement gabonais d’en fixer librement le prix et d’en récolter les profits commerciaux. La stratégie est inverse pour le président nigérien, qui revendique quant à lui l’exceptionnalité de l’uranium. En cela, il souligne la valeur éminemment politique de cette ressource, au cœur d’un rapport de force avec la France. Sans pétrole, contrairement au Gabon, le président Dori considère dès lors que cette ressource rare doit se monnayer. Plus largement, en prenant le cas des relations entre la France et deux anciens territoires coloniaux dans les années soixante, soit quelques années après les indépendances de ces pays, G. Hecht montre comment l’uranium continue à relier l’ancienne puissance impériale au Gabon et au Niger dans un contexte d’émergence progressive de la « Françafrique ». Dans le dernier chapitre de la première partie, l’auteure continue d’explorer la valeur politique de l’uranium en déplaçant sa focale au sud du continent afin de soulever les problématiques liées à la nucléarité dans le régime de l’apartheid en Afrique du Sud et dans son occupation coloniale en Namibie. La question de la souveraineté sur les ressources naturelles était centrale en Namibie. Ainsi, G. Hecht analyse comment les leaders du mouvement indépendantiste du South West Africa People’s Organization (SWAPO) ont utilisé la mine d’uranium de Rössing, érigée en symbole de la politique coloniale intrusive de l’Afrique du Sud. Dans ce contexte tendu, la question de l’exceptionnalisme ou de la banalité du nucléaire était encore à l’œuvre. Pour la firme Rio Tinto Zinc, compagnie en charge de cette mine, l’exploitation de l’uranium namibien était licite et donc banale. À l’inverse, pour les militants du SWAPO, la reconnaissance du caractère exceptionnel – en particulier l’aspect « colonial » de sa provenance – avait un objectif politique, celui de nucléariser l’enjeu de l’uranium à une échelle plus globale.

5La seconde partie envisage la nucléarité à travers les thématiques du travail, de la santé, des maladies professionnelles et des conditions de vie des travailleurs du nucléaire en Afrique. En analysant un panel varié de mines d’uranium sur le continent, l’auteure soutient l’idée – qui est un fil rouge de son ouvrage – que ce sont les contingences historiques et géographiques qui façonnent la nucléarité, modelant ainsi les instruments et les technologies liées à la production d’uranium et déterminant dès lors si telle ou telle mine était identifiée comme un lieu de travail nucléaire ou non. Le premier chapitre de cette seconde partie nous plonge dans une « histoire d’invisibilité » (p. 165). G. Hecht décortique les processus complexes et parfois contradictoires de la production de savoirs autour du nucléaire, processus qui ont abouti dans bien des cas à l’absence de visibilité des mineurs d’uranium dans leur exposition quotidienne au radon. En effet, que les mineurs aient été exposés relève à première vue de l’évidence. Pour autant, fallait-il encore avoir une connaissance universelle des seuils d’exposition, dont la lente détermination est à l’image de la fragmentation des nombreuses instances en charge de fixer les normes et les savoirs scientifiques sur les radiations. L’auteure compare ainsi les puissances nucléaires que sont la France, les États-Unis et l’Afrique du Sud. Alors que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) français investissait les mines et en mesurait les niveaux de radiations comme il le faisait pour d’autres infrastructures nucléaires, le Public Health Service américain évacuait quant à lui le nucléaire de la sphère du radon, négligeant ainsi les risques encourus par les travailleurs de l’uranium. G. Hecht rappelle néanmoins que cette invisibilité des mineurs africains – en particulier sur les questions de santé des travailleurs – n’était pas le résultat d’une stratégie délibérée mais plutôt un cas d’école d’agnotologie, pour reprendre l’historien Robert Proctor, c’est-à-dire la production structurelle d’une certaine ignorance sur le sujet. L’inclusion des risques aurait nécessité une distribution plus forte d’experts, de structures et d’instruments dans les mines africaines. Seul le cas de l’Afrique du Sud relève d’une « exclusion délibérée » (p. 194) selon l’auteure qui analyse le discours des autorités peu enclines à investiguer les conséquences des radiations sur les mineurs africains noirs, considérés comme « impropres à une enquête » (p. 194). Dans le chapitre suivant, G. Hecht emmène le lecteur à l’intérieur de plusieurs mines d’uranium, que ce soit celle d’Ambatomika, dans la région d’Androy à Madagascar, ou celle de Mounana dans la province du Haut-Ogooué au Gabon. Elle montre comment la nucléarité de ces deux mines n’est apparue que très graduellement, selon des rythmes historiques et des contingences bien particulières. Les radiations ne suffisaient pas à faire de l’extraction un « travail nucléaire » (p. 237). Dans la mine de Madagascar, le travail des mineurs ne devint jamais nucléaire. Leur exposition au radon ne fut jamais utilisée, ou plutôt jamais avec succès, pour bousculer les rapports de pouvoir. Le cas est différent dans la mine gabonaise où employés gabonais et français ont su faire exister l’exceptionnalisme nucléaire. Ils ont appris à présenter leur exposition quotidienne au radon comme la conséquence de risques mondialement connus, comme un tort commis par des entreprises privées et plus largement, comme une « injustice (post)coloniale » (p. 238) relevant de responsabilités politiques. Ces deux études de cas démontrent ainsi l’inégale distribution spatiale et l’inégale temporalité de la nucléarité. Enfin, dans la continuité du dernier chapitre de la première partie, G. Hecht analyse dans le détail les mécanismes qui ont rendu possible l’invisibilité de la chose nucléaire en Afrique du Sud et sa grande visibilité en Namibie. Le cas de la mine de Rössing en Namibie est à ce titre intéressant. Les travailleurs de la mine ont très tôt appris à se servir de la nucléarité comme pouvoir techno-politique pour leurs propres fins. En s’ouvrant vers les militants et experts internationaux, les mineurs ont participé à la production de savoirs concernant leur lieu de travail, mais aussi leur corporation, faisant ainsi progressivement valoir des normes scientifiques et technologiques « universelles » en matière de sécurité.

6Alors que l’auteure démontre de manière convaincante dans cette seconde partie les processus politiques et technologiques qui ont mené à l’invisibilité des travailleurs du nucléaire, on peut néanmoins regretter qu’elle n’ait pas exploité plus dans le détail les nombreux témoignages de travailleurs qu’elle a pu collecter et qui aurait permis de rendre un peu plus visible ces oubliés du nucléaire. L’ouvrage de G. Hecht, très riche, même si parfois trop dense, est agréable à lire. Il est fort à penser que la maison d’édition a réduit au minimum les notes de bas de pages (qui se retrouvent en fin d’ouvrage) pour ne pas surcharger le lecteur. On aurait cependant aimé à certains moments plus de détails quant aux sources utilisées. L’appendice en fin d’ouvrage apparaît dès lors plus qu’opportun. Il constitue une sorte de guide de terrain où l’auteure nous plonge dans ses pérégrinations aux quatre coins du monde, entre recherches d’archives écrites et réalisation d’entretiens sur les sites des mines d’uranium en Afrique. Elle retrace ainsi la méthodologie employée et surtout les difficultés rencontrées dans sa collecte des sources archivistiques : peu ou pas accessibles, ou simplement inintéressantes ou non pertinentes pour rendre compte de la multiplicité des enjeux politiques et scientifiques autour de la nucléarité de l’uranium. En cela, G. Hecht apporte une véritable réflexion sur l’archive du nucléaire et plus largement sur le rapport entretenu entre l’historien et sa matière première la plus commune, la source écrite. L’auteure décrit par ailleurs ses différentes expériences vécues sur le terrain lors de la collecte de nombreux entretiens qu’elle a réalisé. On frôle parfois l’égo-histoire sans réel intérêt heuristique mais G. Hecht a tout de même le mérite de rendre compte de manière réflexive des difficultés et des défis méthodologiques rencontrés lors de ses recherches.

7La force et l’originalité de cet ouvrage résident avant tout dans la mise en rapport d’histoires et de thématiques souvent envisagés séparément : récits sur la bombe atomique, analyse de l’uranium en Afrique, statistiques économiques sur le marché mondial de l’uranium, enjeux de santé et d’environnement, etc. Le terme de nucléarité, si central dans l’ouvrage, rend par ailleurs bien compte de l’entremêlement des relations de pouvoir et des relations de savoirs qui ont contribué à façonner la chose nucléaire comme une catégorie techno-politique toujours autant controversée. Au final, pour l’auteure, l’émergence de la nucléarité, et surtout son maintien à travers le temps, dépend avant tout de la volonté et de la capacité des États à exercer leur souveraineté en termes nucléaires. À ce titre, il est surprenant que l’auteure ne se soit intéressée qu’à l’extraction de l’uranium et aucunement à la gestion des déchets nucléaires, qui constitue pourtant un thème central de la gouvernance actuelle, le continent africain étant souvent décrit comme la « poubelle du nucléaire ». Au total, il s’agit d’un ouvrage de grande qualité, indispensable pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du nucléaire dans sa dimension la plus globale.

Romain Tiquet
Département d’histoire, Université de Genève
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/03/2017
https://doi.org/10.3917/pox.116.0233
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