CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’action de l’État outre-mer construit les populations selon des catégorisations sociales spécifiques, marquées par un legs colonial. Les modes de gouvernement ne sont pas le seul fait des agents de l’État, mais sont le fruit de leurs interactions avec les habitants. De quelle manière ces derniers perçoivent les dispositifs étatiques ? Quelles sont leurs stratégies pour obtenir satisfaction face à l’État social et faire face aux injonctions bureaucratiques ? L’analyse du processus de socialisation institutionnelle de demandeuses de logement bushinenguées à Saint-Laurent-du-Maroni offre une réponse particulière à ces questionnements, contribuant à la réflexion sur l’État en tant qu’institution imbriquée dans les relations sociales interpersonnelles [1].

2Lors de la création des départements d’Outre-mer en 1946, leurs habitants ont été gratifiés des mêmes droits sociaux que les autres Français. Dans la pratique toutefois, ces droits sociaux n’ont été concédés que progressivement et partiellement à ces citoyens racialisés [2]. En Guyane, en ont longtemps été exclues les personnes appartenant à des groupes vus comme « primitifs », relevant du territoire de l’Inini dans l’arrière-pays amazonien – beaucoup n’avaient pas d’état civil [3]. À partir de 1964, la préfecture initia une politique visant à accorder la citoyenneté française aux volontaires via des jugements déclaratifs de naissance [4], ouvrant la voie à leur accès aux droits sociaux, et au logement social.

3À Saint-Laurent-du-Maroni, la construction de logements sociaux à destination des habitants bushinengués, français ou surinamais, venus de l’amont du fleuve Maroni, a commencé dans les années 1980, lors de la démolition de leurs quartiers considérés comme des bidonvilles. Aujourd’hui, l’obtention d’un batiman, comme on appelle localement les appartements locatifs sociaux, fait rêver des milliers de demandeurs [5]. Ces logements sont des symboles de modernité et d’urbanité. Ils permettent de sortir de la cohabitation intergénérationnelle dans des logements exigus, ou encore de maisons en planches disqualifiées par des décennies de politiques de résorption de l’habitat insalubre. C’est pourquoi de nombreuses habitantes de la ville entament une quête de logement social : elles disent qu’elles « marchent » au sein des différents bureaux.

4Au moment où elles poussent la porte des bureaux, ces femmes se heurtent à de nombreux obstacles, des files d’attentes aux traitements peu amènes par les agents. Ces habitantes ont peu accès à l’emploi formel [6], vivant des aides sociales et des revenus de jobs non déclarés qu’elles-mêmes ou leur mari effectuent, dans la construction ou le commerce transfrontalier. Elles sont venues s’installer définitivement à l’âge adulte à Saint-Laurent-du-Maroni, ville frontalière. De nationalité surinamaise, elles ont passé leur vie entre les deux rives du fleuve Maroni, qui est une frontière poreuse. Lors de la rencontre administrative, des personnes aux dispositions contrastées se confrontent et sont prises dans des jeux de domination [7].

5Les hiérarchies locales mêlent des jugements de classe, de racialisation coloriste et de nationalité [8]. Dans des situations de rencontre, les habitantes se définissent et sont catégorisées comme bushinenguées [9] (bushikondesama), ou plus précisément ndjuka. Entraînés depuis quelques décennies dans un fort exode rural, les groupes bushinengués, bien que nombreux, sont minorisés dans la ville. Si certains Bushinengués peuvent occuper des postes subalternes dans les administrations, les positions de pouvoir économique et administratif sont majoritairement occupées par des agents créoles [10] ou européens (bakaa en langue bushinenguée). Le terme bakaa désigne généralement les individus perçus comme « blancs » (weti), mais peut aussi renvoyer à des personnes qui seraient racialisées comme Noires en France hexagonale : les Créoles, parfois appelés Noirs bakaa (Bakaanenge), forment une élite métisse francophone associée à la blancheur bakaa[11]. Ces derniers sont régulièrement ethnicisés derrière cette appellation, mais sont également soumis à des processus de racialisation coloriste. Ils sont renvoyés à leur origine étrangère surinamaise – bien que certains aient la nationalité française.

Un positionnement aux côtés des demandeuses de logement

Vincent Dubois et Alexis Spire ont analysé ce face-à-face du guichet à partir d’ethnographies réalisées aux côtés des agents administratifs [12]. J’ai adopté un autre dispositif lors de mon enquête menée en 2013 et 2014 et accompagné ces demandeuses dans certaines de leurs démarches. J’ai joué tour à tour les rôles de chauffeur, de traductrice, d’écrivaine, de photographe et de confidente, et suivais également leurs discussions lors desquelles elles réfléchissaient sur leur expérience. J’ai choisi de travailler auprès de personnes bushinenguées et d’apprendre leur langue, plutôt qu’auprès de personnes haïtiennes, brésiliennes ou amérindiennes, car ce groupe semble être le plus important en nombre dans la ville et leur langue est véhiculaire [13]. J’ai accompagné dans leurs démarches ceux de mes interlocuteurs qui me l’ont demandé : en l’occurrence, des personnes issues du sous-groupe ndjuka, de nationalité surinamaise, récemment arrivées en ville, peu familières des institutions françaises. Ces personnes que j’ai accompagnées étaient des femmes : au-delà de la confiance mutuelle favorisée par le fait que je sois aussi une femme, cela reflète une réalité statistique, car la grande majorité des demandeurs et des attributaires de logements sociaux sont de sexe féminin [14]. En effet, ce sont plus souvent les mères qui bénéficient des allocations familiales. Les difficultés économiques et la domination de genre qu’elles connaissent en ville leur donnent aussi des motivations supplémentaires de chercher un logement social. Mon ethnographie aux côtés d’habitantes a été complétée par une enquête par entretiens auprès des agents des administrations du logement.

6Les habitantes, déterminées dans leur quête, ne sont pas dans une attitude passive face à l’administration. Avec un « sens pratique des institutions [15] », elles se socialisent aux codes administratifs français, et à ses pratiques de l’écrit, et trouvent des alliés au sein de ces bureaux, investissant la relation personnelle avec un ou une agent.e. Comparées à ma propre socialisation républicaine française, ces habitantes ne considèrent pas l’État comme une entité qui serait hors des relations sociales, transcendant son incarnation par des agents. Dans le face-à-face des guichets saint-laurentais, les habitantes bushingenge sont confrontées à des agents, des normes et des pratiques qu’elles qualifient de bakaa[16], forme locale de la blancheur postcoloniale. Le terme bakaa peut qualifier le système politique du littoral, par opposition aux territoires de l’amont, ou encore les logements sociaux, par opposition aux maisons en planches.

7Les habitantes bushinenguées disent l’existence d’un système d’échange entre État et population, qui se réalise dans le cadre de relations personnelles entre agents et habitants. Dans leur perspective, le logement social apparaît comme donné par l’État, conception accentuée par le contexte de pénurie. En contrepartie, les demandeuses se plient aux exigences bureaucratiques bakaa, affichant une conformité aux règles institutionnelles, qui nécessitent un investissement considérable de leur part. Elles conservent néanmoins un quant-à-soi critique qui subvertit à la marge l’ordre social et qui conduit les administrations à des accommodements.

Une perception des droits sociaux comme « donné » par l’État

8Contrairement aux personnes rencontrées par Yasmine Siblot en France hexagonale [17], le droit n’est pas ici opposé à l’aumône. Ces personnes revendiquent un droit au logement qui serait « donné » dans le cadre de relations interpersonnelles entre agents et habitants, d’autant plus que la mise en œuvre du droit au logement est compromise par le manque de logements disponibles et la forte sélectivité des demandes.

Une socialisation hétérodoxe au droit au logement

9Dans le vocabulaire des demandeuses, l’État donne (gi), ou encore distribue (paati) des logements – le terme paati, qui traduit ici le verbe attribuer, est également employé par exemple en famille, pour la distribution de la nourriture cuisinée aux différents participants au repas. L’État (lanti) est donc vu comme une entité unique abstraite, qui s’occupe des demandeurs de logement comme un parent s’occupe de ses enfants : le verbe solugu, désignant habituellement le fait d’entretenir son épouse ou ses enfants, est employé pour parler de l’action de l’État.

10J’ai rencontré Julia Abakamofou [18] au début de mon premier terrain en janvier 2013, alors qu’elle entamait une phase active de recherche de logement. D’emblée, elle a trouvé formidable mon sujet de thèse (« sur le logement ») et nous nous sommes associées dans nos quêtes respectives. Cette femme avait alors 39 ans. Mère de cinq enfants, elle est née dans un village ndjuka de l’amont du fleuve Maroni. Elle a été scolarisée pendant quelques années à Paramaribo, en hollandais. Elle a ensuite vécu simultanément entre l’amont du fleuve Maroni et Saint-Laurent-du-Maroni : les modes d’habiter le Maroni sont poly-situés [19]. Elle a obtenu un titre de séjour d’un an depuis treize ans. N’ayant pas accès à l’emploi formel, elle vit principalement des prestations familiales et du revenu de solidarité active (RSA), qui peut être touché après cinq ans de présence légale sur le territoire. À ceci, s’ajoute l’argent que lui donne son mari, employé dans la construction, et les recettes occasionnelles de colportage transfrontalier.

11Au départ, Julia comprenait le terme français de droit dans son sens matériel, comme « des droits » (une somme d’argent) que l’on perçoit. Au fur et à mesure de ses démarches, Julia se familiarise avec l’idée d’une obligation de l’État à sortir les habitants des situations trop rudes dans lesquelles ils vivent : « ils auraient vous enlever d’ici », disait-elle à une femme plus âgée qu’elle, qui vivait depuis des années dans un logement trop cher et nauséabond [20]. Elle estime légitime que « ceux qui en ont besoin », comme elle et ses voisins, aient accès au logement social. C’est dans l’interaction avec les agents institutionnels qu’elle acquière progressivement le vocabulaire du droit au logement : « Il m’a expliqué que j’avais droit à un logement, et va faire un DALO pour moi. » Sans développer l’acronyme, « faire un DALO » correspond pour elle au fait d’envoyer son dossier à Cayenne pour que l’État lui « donne » un logement.

Le droit au logement opposable (DALO)

Le droit au logement opposable (DALO) est un dispositif de justice administrative mis en place par la loi du 5 mars 2007. La Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS) de la préfecture fait passer les dossiers devant une commission composée d’acteurs de l’habitat qui juge de leur caractère « prioritaire » ou non. Le délai « anormalement long » d’attente d’un logement social, qui peut donner droit au DALO, est fixé par le préfet : il est de cinq ans en Guyane, contre un ou deux dans la plupart des départements français. Le DALO est censé obliger l’État à leur faire une proposition de logement en moins de six mois [21], sans quoi les bénéficiaires peuvent entamer un recours administratif.
En Guyane, le service de la préfecture qui reçoit les dossiers gère également les logements du contingent préfectoral, et peut donc en attribuer quelques-uns. En 2012, sur 366 dossiers DALO reçus, 147 ont été déclarés prioritaires pour un relogement, mais 89 concernés seulement ont été relogés : le contingent préfectoral n’est pas suffisant pour loger toutes les personnes « prioritaires [22] ».

12Même après que Julia a obtenu son logement, l’action de l’État reste une aide (yepi) qu’il s’agit d’aller chercher. Par exemple, à propos d’allocations d’entrée dans le logement qu’elle n’a pas touchées, Julia met en avant cette obligation non respectée : « Ils auraient dû m’aider », qu’elle peut exiger de l’État (« Ils auraient dû…), tout en continuant de l’associer à une aide (…m’aider »). Sa conception du droit est donc conjuguée au registre du don.

13Cette conception du logement « donné » est partagée et entretenue par certains élus et agents locaux [23], qui emploient l’expression « donner un logement » en entretien individuel avec les demandeurs, mais pas en public, car cette formulation est perçue comme illégitime au regard d’une conception normée des relations politiques. Anticipant l’accusation de corruption, les élus communaux adoptent pourtant à demi-mot l’attitude de donateur, notamment lors des campagnes électorales où le logement figure en bonne place. Lors d’une réunion de quartier en 2013 [24], le maire, s’adressant à un public principalement composé d’habitantes, dressait la liste des constructions prévues dans la ville : « On vous demande de patienter, mais petit à petit les gens vont obtenir des logements. » Il laissait ainsi entendre que la municipalité était maîtresse de ces attributions, espérant en retour les votes de son public [25]. Il expliquait toutefois que la mairie ne donnait pas directement les logements, mais qu’ils étaient attribués selon un système de quotas.

Le système des quotas d’attribution des logements sociaux

Sur chaque opération de construction de logements, des quotas d’attribution reviennent à chacune des institutions qui l’ont financée : les municipalités, le Conseil général et le Conseil régional (fusionnés depuis 2015 dans la Collectivité territoriale), la préfecture, le quota DALO géré par la DRJSCS, l’Agence départementale d’insertion – pour les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), la Caisse d’allocations familiales (CAF), les organisations pour le 1 % patronal. Chacun a ensuite un certain nombre de logements à distribuer. Les agents de ces différentes administrations doivent alors établir des listes de noms parmi les personnes qu’elles suivent et les transmettre au bailleur social. Celui-ci tranche en dernière instance. Le bailleur ne distribue lui-même que les logements non sociaux et les logements vacants [26]. Selon les agents positionnant les demandeurs, les dossiers de demande sont classés par ancienneté et par degré d’urgence de la demande. Dans la pratique, la hiérarchisation des dossiers ne fait pas l’objet d’un rendu public [27].

Un droit refusé selon des hiérarchies de classe, race et nationalité

14Les agents de l’État sont censés considérer le logement comme un droit. Le premier adjoint de la mairie, lors d’une réunion de quartier, dément l’idée communément admise que les logements seraient « donnés » par la mairie : ils sont attribués par différents services selon un système de quota, appliquant des critères valables pour tous. Les agents des bailleurs, en entretien, insistent sur l’idée que le logement est un droit, attribué en fonction de l’ancienneté de la demande, des revenus, de la composition familiale et des motifs de demande. Toutefois, dans le contexte guyanais particulièrement tendu, les demandes sont bien supérieures au nombre de logements disponibles [28]. Le fait de satisfaire aux critères des bailleurs, ou du DALO, ne permet pas systématiquement d’obtenir un logement. Le logement serait donc plus une assistance qui se mérite, qu’un droit qui se revendique [29].

15Les agents rencontrés délégitiment l’accès à ce droit pour des catégories de population racialisées. Sandrine Prignac et Louisa Forest, employées d’un des bailleurs sociaux, se définissent comme créoles, originaires respectivement de Martinique et de Cayenne, et ne connaissaient pas Saint-Laurent avant d’y travailler. Elles attribuent à la forte croissance démographique [30] la « crise » du logement, et stigmatisent les classes nombreuses bushinenguées. Les habitants considéreraient le logement comme un « dû », alors qu’ils ne travaillent pas, et semblent ignorer que ces logements sont financés par les contribuables [31]. Ces demandeurs ne rempliraient pas leur devoir en contrepartie du droit au logement, qui est celui de formuler sa demande dans les termes attendus par l’administration, et d’adopter l’attitude suppliante requise. Ils sont jugés arrogants quand ils exigent qu’on remplisse les dossiers à leur place, tels des enfants assistés :

16

« Chaque fois qu’il y a une démarche, un tant soit peu administrative, ils veulent qu’on le fasse pour eux. Le moindre papier à remplir, ils arrivent : “fais pour moi”. »
(Entretien avec S. Prignac, 16 mai 2013, en français, Guyasem)

17En conséquence, ces agentes refusent de remplir les formulaires à leur place. Elles affirment qu’elles ne parlent pas le « taki-taki », terme péjoratif pour désigner la langue véhiculaire, et n’ont pas de traducteur. Les Bushinengués sont décrits comme des menteurs et profiteurs, par opposition à d’autres étrangers :

18

« Pour la langue, vous avez des gens qui ne comprennent vraiment pas parce qu’ils sont arrivés récemment, des Guyaniens [32] souvent, qui ne parlent pas français, mais ils parlent des fois un peu créole, ou nous on peut parler un peu anglais avec eux, mais on voit qu’ils sont dans une démarche où ils essaient de se faire comprendre. Alors qu’avec une population bushinenguée, on a au contraire, le “j’ai pas envie de parler, de toute façon faites votre truc, vous savez ce que vous avez à faire, et moi j’attends”. ».
(Entretien avec S. Prignac, 16 mai 2013)

19L’origine supposée étrangère des Bushinengués est combinée à leur position de classe et à une racialisation coloriste non dite. Ils sont réduits aux stéréotypes des classes populaires assistées et passives. Ce discours justifie des pratiques de rejet auxquelles les demandeuses de logement doivent faire face lorsqu’elles entament leurs démarches.

20L’accueil dans les bureaux est très rugueux. Quand je me rends à l’Agence départementale d’insertion avec Julia pour la première fois, je fais l’expérience de la file d’attente :

21

Nous trouvons les portes closes. Une dizaine de personnes attend déjà à l’extérieur, essentiellement des femmes. Elles se reconnaissent, discutent entre elles, s’encouragent mutuellement. Apparemment, toutes sont là pour obtenir un logement. Une dame, accompagnée de sa fille, nous montre ses papiers de la Guyasem : cela fait huit ans qu’elle demande un logement, et elle n’a rien. Elle ressortira du bureau quelque temps plus tard, déçue et énervée : « C’est toujours la même chose ». Les travailleurs sociaux passent devant nous, pressés, sans nous regarder individuellement – l’un d’eux que je connaissais pourtant ne m’a pas saluée.
(Journal de terrain, février 2013)

22Les travailleurs sociaux n’étant pas directement accessibles, le premier contact s’effectue obligatoirement avec les agents d’accueil. Ceux-ci s’expriment généralement en français, refusant de parler le ndjuka, même lorsqu’ils sont originaires de la ville. Julia s’adressait pourtant à eux dans sa langue, dépitée de leurs manifestations d’incompréhension. Elle était fréquemment confrontée à des réactions hostiles de la part de ces agents d’accueil. Par exemple, dans l’un des bureaux, elle demande à parler à un agent qu’elle désigne comme « le garçon ndjuka », car elle ne connaît pas son nom. L’agente d’accueil l’ignore plusieurs minutes, avant de nous répondre sur un ton excédé qu’il n’est pas là. Julia commente cette interaction en disant que cette Créole (Faanshinenge) n’a pas de bonnes manières (bun fasi).

23À la Guyasem, S. Prignac et L. Forest ont mis en œuvre des pratiques strictes face aux demandeurs de logements :

24

« Notre petite collègue qui est à l’accueil, qui était gentille, à une ou deux reprises a accepté de faire des photocopies pour des gens à qui il manquait des pièces, et après c’est devenu une habitude. Les gens venaient sans les photocopies des pièces. Et ils arrivaient en disant (petite voix) : “Fais les photocopies pour moi !” Je dis mais attendez, vous imaginez le papier qu’on sort par jour pour donner aux gens les dossiers Cerfa, s’il faut en plus qu’on fasse les photocopies pour leurs pièces, on s’en sort plus ! Donc des fois c’est limite zéro tolérance. »
(Entretien avec S. Prignac, 16 mai 2013)

25Lorsque je suis entrée pour la première fois avec Julia dans l’agence de la Guyasem pour demander un formulaire à remplir, Julia m’a demandé de m’adresser à sa place à l’agente d’accueil, une jeune Créole assise derrière un guichet en verre. Elle la connaissait et voulait se préserver d’une interaction humiliante. J’obtins comme réponse l’injonction de repasser lundi, car il n’y avait plus d’imprimé à distribuer. À ma grande surprise, Julia ne songea pas à insister.

26Ces réactions hostiles sont atténuées par ma présence : je n’ai pas été témoin de scènes où la domination racialisée et genrée était explicite. Pourtant, les rejets racistes et les formes de harcèlement ou de chantage sexuels existent, malgré la difficulté à objectiver ces pratiques illégitimes. De nombreuses rumeurs circulent sur les pratiques d’échanges de faveurs sexuelles contre des biens administratifs [33]. Des condamnations judiciaires récurrentes témoignent de la réalité des abus de pouvoir d’hommes en poste sur des demandeuses de logements ou de papiers [34]. Les récits de mes interlocutrices témoignent des situations dont la violence mêle la racialisation et la domination genrée. Par exemple, Naida, une demandeuse de logement âgée de 28 ans, mère de sept enfants, qui avait grandi en pays ndjuka et ne savait ni lire, ni écrire, racontait que l’agent d’accueil d’une des administrations lui demandait systématiquement de coucher avec lui avant de lui accorder un rendez-vous avec un des travailleurs sociaux et, devant son refus, la renvoyait en lui disant de « retourner dans la forêt ». Cette réaction la renvoyait à son origine rurale (« la forêt »), ce qui correspond à une longue histoire de catégorisation des groupes marrons et amérindiens comme des populations « primitives [35] ». Les demandeuses doivent donc faire preuve d’une grande opiniâtreté pour surmonter ces réactions où s’expriment la domination de race, de classe et de genre. Les obstacles à l’accès au droit au logement renforcent la conception hétérodoxe de ce droit, assimilé à une aide donnée par l’État à certaines demandeuses. Ici, comme en France hexagonale, le logement social est un domaine où les registres de l’aide et du droit sont indissociables [36].

Investissement personnel dans la « marche » et socialisation institutionnelle

27Les choses données supposent une contrepartie, sans quoi elles auraient le caractère humiliant de l’aumône [37]. Aux yeux des demandeuses, la longueur et la dureté du périple administratif constitueraient la leur part de l’échange : « Pour obtenir un logement social, il faut marcher (waka) », répètent-elles. Le logement ou les allocations supposent une démarche active pour les « trouver » (feni) ou les attraper, les obtenir (kisi). Les relations entre habitants et État seraient pensées sur le mode des relations interpersonnelles, impliquant des échanges de biens et de service, comme la situation observée par l’anthropologue brésilienne Antonádia Borges à Brasilia [38]. Comme on peut l’observer ailleurs sur le continent sud-américain, ces femmes valorisent cette quête pour elle-même, en tant qu’elle ouvre une perspective d’améliorer leur condition marquée par des oppressions combinées de genre, de classe et de race.

Les apports de l’anthropologie politique latino-américaine

Différents travaux brésiliens et argentins ont nourri cette réflexion sur l’État, à travers des ethnographies des rapports à l’État des classes populaires. Les études d’anthropologie de la politique ont été lancées par les anthropologues brésiliens du Musée national dans les années 1970 : Moacir Palmeira et Béatrice Herredia sont les principaux fondateurs ce champ d’analyses [39]. L’anthropologue brésilienne Lygia Sigaud qui a travaillé sur les appropriations des droits par les paysans du Nordeste brésilien, au lendemain de la réforme agraire, a montré que le registre de la revendication des droits n’était pas incompatible avec une idéalisation des relations passées avec le maître-propriétaire [40]. Ce travail séminal a inspiré différentes ethnographies des rapports à l’État et aux services publics, qui réussissent à adopter une analyse extérieure aux catégorisations étatiques, remettant en cause le concept de clientélisme comme catégorie ethno-centrée [41].
Les travaux de Gabriel Vommaro en Argentine, et d’Antonádia Borges et d’André Dumans Guedes au Brésil, ont respectivement analysé les discours sur l’activité de marcher, d’avancer ou de courir dans la quête des droits, démarche valorisée par les habitants des milieux populaires. Antonádia Borges sur son terrain de Brasilia, montre la prévalence de la notion de correr atrás[42]. De même, André Dumans Guedes relève cette règle : « Si tu ne cours pas, tu ne reçois rien [43] ». Gabriel Vommaro relève également ce primat accordé au fait d’andar, aller en politique, valorisant la mobilité, dans les classes populaires argentines [44].

Investir son corps, ses émotions, et ses réseaux dans la quête

28L’idée de marcher renvoie à la fois aux déplacements physiques à effectuer dans les différents bureaux d’attribution des logements de la ville et aux démarches actives et continues nécessaires à l’obtention du logement. Marcher vers le logement consiste en premier lieu à faire de longs déplacements à pied ou en voiture, pour parcourir les kilomètres qui séparent les différents quartiers périphériques du centre-ville où se trouvent les bureaux. Ces déplacements se font souvent à pied ou en taxi officieux (conducteurs privés proposant des courses à deux euros), en l’absence de transports publics. C’est un véritable périple qu’entament ces demandeuses, multipliant les initiatives de bureau en bureau. Il faut tout d’abord apprendre à nommer les bureaux, quitte à les surnommer par rapport à leur situation : par exemple, le bureau du Conseil général est plus connu sous le nom de PMI tapu, « au-dessus de la PMI ». C’est donc un investissement physique considérable qui est exigé par cette « marche ».

29Tout au long de ce périple, les demandeuses mobilisent leurs propres sources d’information. Elles se tiennent au courant des nouvelles, diffusées par la radio locale en langue bushinenguée. Elles rendent visite à des connaissances ayant déjà obtenu un logement, ou en cherchant un, afin d’échanger des informations sur les constructions et les attributions en cours. Les demandeuses effectuent des promenades dans le lotissement où elles espèrent être relogées. Ces visites sont pour elles l’occasion de glaner des informations auprès des ouvriers ou des premiers habitants, et de se projeter dans les futurs appartements.

30Les églises évangélistes sont également des lieux de sociabilité entre demandeuses. Des veillées de prières, dites Wachneti, sont spécialement vouées à « ce que les choses avancent dans le pays ». Les pasteurs, lors des sermons, entretenaient chez leurs fidèles l’idée que la prière pourrait les aider à accéder à un logement social, comme à d’autres avantages administratifs. Lors d’un office évangéliste auquel j’ai pu assister, le pasteur raconte ainsi une histoire dans laquelle la prière a permis un changement du tout au tout de l’attitude d’un fonctionnaire de la sous-préfecture envers la personne. Il imite le fonctionnaire qui ouvre la porte en disant « Viens, viens ! », grâce à l’intervention divine.

31Pour pallier les difficultés d’accès aux bureaux, les demandeuses mobilisent par ailleurs des intermédiaires francophones, quand elles le peuvent. C’est ainsi que Julia m’emmenait avec elle dans les bureaux, en tant que traductrice et gage de bonne foi : « Lorsque je marchais avec Clémence, les gens nous respectaient ». En mon absence, ces femmes demandaient à des proches plus familières des administrations, une personne qui « connaisse le chemin » ou plus compétentes en français, de jouer ce rôle.

32Elles font également appel à des intermédiaires plus ou moins professionnalisés. Naida consultait un ancien employé de la mairie, un Créole marié à une Ndjuka, officieusement reconverti dans l’aide dans les démarches, pour qu’il appelle l’agence départementale d’insertion (ADI) de sa part. Travaillant de chez lui, il ne lui demandait jamais d’argent, au nom de leur amitié – ils se sont connus à l’époque où « il aimait » sa sœur aînée. Julia sollicitait les services d’un autre écrivain public. Cette « entreprise d’impression et de plaques d’immatriculation » se trouvait dans une rue du centre-ville, au fond d’une cour. Elle lui fit faire une demande d’acte de naissance à la mairie de Cayenne, qui lui a été facturée quinze euros. Ce prix ne lui semblait pas excessif : elle achetait à la fois la lettre et l’assurance de disposer d’informations fiables sur la manière de l’envoyer. Ces informations sont précieuses : le renouvellement de sa demande à la Guyasem a été rejeté en 2012, parce qu’il y manquait un acte de naissance. Ces intermédiaires vendent leur compétence à l’écrit, mais aussi leur connaissance du monde administratif. Les demandeuses mobilisent donc nombre de ressources locales dans leur quête.

Produire et accumuler des « papiers » administratifs

33Le maniement des écrits est central dans le système d’échange entre administrations et habitants. La production de documents est performative [45] : c’est ce qui vaut comme preuve que l’on remplit les critères et que l’on est déterminé. Les agents administratifs partagent cette conception : un cadre de la mairie dit par exemple que certains n’ont « rien d’autre à donner si ce n’est un peu d’ancienneté », en échange du logement [46]. Ces écrits sont des éléments du système d’échange entre l’État et les habitants également analysés par l’anthropologue brésilienne Antonádia Borges avec les demandeuses de terrains à Brasilia :

34

« Parfois sans aucun en-tête, écrits à la main, fruits du remplissage incessant de formulaires, de multiples petits bouts de papiers sont portés comme des amulettes, sorte de preuves sacrées de la participation de leur porteur au circuit de dons dans lequel sont impliqués le gouvernement et la population locale [47]. »

35Le classement des papiers [48] est la première compétence que les administrés doivent acquérir dès leurs premiers contacts avec l’administration, depuis l’obtention de leurs papiers de séjour ou d’identité. Les demandeuses que j’ai fréquentées ont un rapport distancié à l’écrit, notamment en langue française : elles n’ont jamais fréquenté l’école ou n’ont pas dépassé le niveau primaire d’éducation dispensé en hollandais au Surinam. Elles conservent l’ensemble de leurs documents administratifs dans un classeur, sans ordre apparent. Monette Sana, âgée de 41 ans, née et élevée sur le littoral surinamais, est venue s’installer en Guyane à l’âge adulte. Elle avait rangé tous ses documents, non classés, dans une petite valise. À chaque rendez-vous dans une administration, elle abattait l’ensemble de ses documents sur la table :

36

« Quand je suis arrivée, j’ai montré tout aux gens. L’assistante sociale de Cayenne, elle a vu tous les papiers, tous les papiers que j’ai, tous les petits papiers, tout le monde. J’ai fait mes petits papiers, tous mes enfants sont à l’école. Toutes mes affaires sont à jour. Quand même, je n’ai pas pu trouver de l’aide. »
(Entretien avec M. Sana, 11 août 2014, en ndjuka, termes en français en italique, chez elle)

37À ses yeux, la production devant l’agente de tous ces papiers dans une telle quantité (« Ils n’avaient jamais vu ça », me dit-elle) aurait dû avoir comme contrepartie l’obtention d’un logement. La personnalisation des papiers (« tout le monde ») témoigne de la valeur qu’elle leur accorde pour eux-mêmes, indépendamment de leur contenu – les certificats de scolarité par exemple ne sont pas requis pour une demande de logement, mais sont importants pour une demande de titre de séjour. La production des papiers est donc vue comme une contrepartie au logement, même si elle doit être opportune.

38Produire les bons documents peut faire changer d’attitude les fonctionnaires les plus hostiles. J’en ai fait l’expérience avec Naida, alors qu’elle avait rendez-vous avec un adjoint au maire, un créole saint-laurentais qui se refusait dans un premier temps à parler une autre langue que le français. Lorsque qu’elle lui a montré un justificatif de changement d’adresse, il a subitement changé de ton et même admis qu’il comprenait ce qu’elle disait, sans que je n’aie plus besoin de faire semblant de traduire. De même, à la police municipale, Julia avait dans un premier temps reçu un accueil glacial : le responsable, sollicité, refusa de but en blanc de délivrer un PV d’insalubrité, au motif que son quartier était concerné par un projet de relogement collectif. Quand Julia a sorti de son classeur l’attestation fripée, signée du maire, validant sa résidence dans ce quartier, le policier s’est radouci. Il s’est mis à parler en bushinengé, et a assuré qu’il enverrait ses agents réaliser le procès-verbal d’insalubrité. Julia était fière d’avoir bien gardé (kibii) ces attestations depuis plus de dix ans : leur survivance aux aléas du temps et des intempéries témoignait du soin particulier consacré à leur conservation.

39L’apprentissage de la langue des administrations est aussi celui de canaux de communications officiels, tels que courriers, appels téléphoniques et rendez-vous administratifs. Recevoir des lettres suppose d’avoir une adresse, ce qui n’est pas toujours le cas des maisons en planche : les demandeuses dans cette situation peuvent se domicilier chez une parente ou encore au centre communal d’action sociale (CCAS). Arriver à retenir les rendez-vous donnés longtemps à l’avance par l’administration suppose de les noter quelque part : Julia place des post-it bien en évidence sur une table à l’entrée de chez elle pour s’en souvenir, tandis que Naida, analphabète, demandait chaque jour à ses enfants de lui rappeler oralement la date de ses rendez-vous. En outre, pour les attributions de logement, il faut avoir une ligne de téléphone française et répondre aux appels. Naida l’a appris à ses dépens dans le passé, son conjoint ayant manqué l’attribution d’un logement pour n’avoir pas décroché.

40Jouer le jeu de l’administration signifie enfin participer aux formations diverses organisées par les institutions. Le CCAS organisait des formations d’accompagnement vers le logement, en partenariat avec les bailleurs. J’ai assisté à l’un de ces cours, animé par une agente ndjuka, qui parlait d’abord en français, puis traduisait ; la langue de communication avec le groupe était le ndjuka. Ce cours devait préparer les futurs attributaires à payer plus de mille euros au moment de l’appel du bailleur, couvrant la caution, l’assurance et l’ouverture des compteurs. Les participants à l’atelier, principalement des femmes, étaient déjà informées de ces sommes, par leurs connaissances qui avaient auparavant obtenu des logements [49]. Elles savaient aussi qu’il existait une allocation d’entrée dans le logement à demander à la CAF. « Ils paient la moitié de la somme. » L’intervenante réagit en affirmant que cette aide n’est pas automatique : « Si tout le monde compte sur cette aide, la leçon que je donne ne sert à rien. Ils ne peuvent pas faire de miracles non plus, si tout le monde court les voir. » C’est ici la logique de l’assistance, plutôt que du droit, qui est mise en avant par l’institution. Cette leçon ne visait pas à informer les demandeuses de leurs droits, mais à les inciter à ne pas demander cette allocation supplémentaire. Les demandeuses se conformaient à cette obligation de présence, alors même qu’elles ne voyaient pas l’intérêt du contenu. Elles venaient toutefois s’asseoir sur les bancs de la salle de classe, l’exercice faisant partie des efforts à fournir pour obtenir un logement : « Tous ceux qui étaient au cours (less) ont trouvé des maisons [50] ».

Marcher pour démentir les stéréotypes de passivité

41La valorisation de ce périple apparaît comme une manière de s’opposer aux jugements de classe, renforcés par les frontières racialisées, stigmatisant la passivité et l’assistanat des demandeuses de logement. Julia répétait à qui voulait l’entendre qu’il fallait « marcher » et surtout ne pas rester « assise », c’est-à-dire passive. Elle exposait par exemple ce point de vue lors d’une discussion avec la belle-mère de sa sœur, au début de ses propres démarches. Celle-ci avait fait une demande de logement avec un assistant social, mais n’y était jamais retournée, ce que Julia regrettait :

42

Julia : « Vous auriez dû y retourner, les faire venir visiter votre maison. Parce qu’ils ne sont jamais venus voir votre maison ? »
Anini : « Si, ils sont venus. Ils ont visité, écouté ce que je leur disais, fait ceci et cela, tout ! »
Julia : « Alors, vous auriez dû retourner les voir encore ! Parce que quand ils viennent, il faut y retourner. Mais si on reste assis à la maison, ils vont dire : “Eux-mêmes ne font rien.” Vous savez bien ! Ça fait combien de temps qu’ils sont venus ? »
Anini : « Deux ans. »
Julia : « Vous voyez, peut-être qu’ils se disent que vous avez trouvé un autre logement. »
(Entretien avec A. Amakanaini et J. Abakamofou, 13 février 2013, chez la première, en ndjuka)

43Ce dialogue est empreint de jugements de valeur intimant à son interlocutrice des comportements actifs, par opposition à l’immobilité qui est assignée à ces habitantes. De même, dans les classes populaires au Brésil, l’obtention d’un logement est vue comme une contrepartie méritée, non seulement en échange du vote, mais aussi de la sueur dépensée dans la course [51]. Le périple administratif en lui-même, outre le fait de constituer une contrepartie au logement, est valorisé. Les travaux d’ethnographie politique au Brésil et en Argentine [52] soulignent la valeur intrinsèque accordée au fait d’andar (aller en espagnol) ou de correr atrás (« courir » après en portugais). Dans les classes populaires de l’État de Goiai au Brésil, l’idée de mobilité devient un code qui informe l’espace social, par opposition au caractère délétère de l’immobilité [53]. André Dumans Guedes souligne que le fait de correr atrás est aussi l’expression d’une autonomie, par opposition à « l’esclavage » : c’est la personne qui choisit après qui elle court [54]. Véritable épopée sacrificielle, waka est aussi considéré comme un moyen de démentir les stigmatisations sociales et raciales, engageant le corps et les émotions des demandeuses.

44Tout au long de ces démarches, les demandeuses connaissent un fort engagement émotionnel, chaque rebondissement apportant son lot d’obstacles à surmonter. Julia passe par des phases de découragement et d’inquiétude, ne dormant pas la nuit à cause de cette incertitude. Chaque dimanche, à l’église évangéliste où elle se rend, elle prie avec ferveur pour son logement. Lorsque la Guyasem la convoque une première fois, elle pense signer l’attribution de son logement, et est très déçue d’apprendre ensuite par son assistant social qu’il ne s’agissait que de l’enregistrement de sa demande. Finalement, l’appel tant attendu arrive : la Guyasem lui remet les clés du logement. Sa joie fut alors à la mesure de toutes les émotions éprouvées dans les mois précédents. Ce type de réaction est considéré comme habituel par les agents de la Guyasem :

45

« Quand on les appelle, pour leur dire on vous a attribué un logement, c’est un truc à filmer, faudrait faire passer ça à la télé, les cris de joie, on entend les enfants, les familles, les gens, ils pleurent. »
(Entretien avec S. Prignac, 16 mai 2013, Guyasem)

46Le récit de cette marche au logement est raconté entre amies comme une épopée, en insistant sur les souffrances vécues. Il commence par l’évocation des conditions de vie difficiles préalables, puis sur la façon dont elles avaient dû « marcher » pour parvenir à leur fin. Une fois que Julia elle-même a eu son logement, elle devint un chantre de ce système, en dévoilant les arcanes à ses connaissances. L’épisode où nous nous sommes faites attaquer par les guêpes qui logeaient sous un balcon, à l’occasion d’une de nos visites du chantier des batiman, deviendra incontournable dans son récit, symbolisant les aventures et les dangers de notre quête. Ce périple est présenté comme un véritable « parcours du combattant » : cette expression, utilisée en français par le fils d’une demandeuse, traduit cette idée active de waka, même si le vocabulaire de la lutte n’est pas employé par les femmes concernées [55].

47Ces démarches impliquent un engagement constant. Il faut donc renouveler ses visites, ne pas rester trop longtemps sans nouvelle des uns ou des autres. Rosalinda, une cousine de Julia âgée d’une cinquantaine d’années, née au Surinam et venue en Guyane au début des années 1990, n’a obtenu ses papiers, puis son logement, que quatre ans avant notre rencontre. Elle lui expliquait :

48

« Pour trouver un logement dans ce pays, il faut marcher (waka), aller déposer ton dossier… Tous les trois mois, j’apportais un dossier à la Guyasem, ils ont dit : “Madame, vous avez beaucoup de papiers !” Je n’attendais pas longtemps, tous les mois… Quand ils voient tout le temps ton dossier, ils sont obligés d’en avoir marre, tous les jours j’allais leur donner quelque chose. Quand j’arrivais là-bas, le garçon, il me connaissait, il disait : “Non non non, va-t-en, on a tout !” [Rire] »
(Entretien avec R. Pikientoe, 25 avril 2013, en ndjuka, termes en français en italique, chez elle)

49Les demandeuses multiplient les démarches. Monette, malgré ses multiples démarches, preuve de bonne volonté administrative, n’avait toujours pas obtenu de logement social :

50

« Je cherchais déjà un logement, depuis que j’ai obtenu ma première carte de séjour en 2008. En même temps, je m’étais inscrite à, ce n’était pas encore Pôle Emploi, c’était l’ANPE. J’y vais tous les mois. En même temps, j’ai fait un dossier aux ASSEDIC, qui était dans le bâtiment de l’ancien EDF à Saint-Laurent. En face, c’est Monsieur Plot [de la Guyasem]. »
(Entretien avec M. Sana, 11 août 2014)

51Monette avait l’impression de s’être conformée aux attentes en multipliant les démarches : elle démontrait sa maîtrise du vocabulaire administratif français et sa connaissance des différents bureaux. Elle trouvait donc profondément injuste de n’avoir pas obtenu de logement social malgré les efforts fournis.

Reconquérir une autonomie féminine

52Même si les registres de la vulnérabilité féminine ou encore des services sexuels peuvent être mobilisés par certaines demandeuses dans les interactions avec l’État, la valorisation de l’activité de marcher est également subversive des rôles de genres. En langue bushinenguée, le terme waka peut aussi renvoyer à une activité sexuelle hors mariage. Dans ce cas, il a une signification négative pour une femme : une wakauman est une « femme de mauvaise vie ». Pour un homme, la signification de waka est toute autre : le terme wakaman n’a pas nécessairement de connotation sexuelle, il renvoie à un homme qui se débrouille bien dans la vie, notamment en ville [56]. Au sens littéral de waka, marcher à pied, on retrouve une dimension péjorative. Ce mode de déplacement est dévalorisé par les hommes qui se déplacent en vélo, scooter ou voiture ; les femmes, elles, y sont bien souvent contraintes, car non motorisées.

53Le fait de waka dans les bureaux est pourtant revendiqué fièrement par ces demandeuses de logement, qui racontent leurs démarches comme une épopée où elles ont le rôle principal. Il s’agit là d’une signification distincte du mot waka, qui n’a pas de connotation sexuelle. La fierté dont cette activité fait l’objet insisite sur la signification de ce terme qui valorise la mobilité féminine. L’activité consistant à waka traduit une reprise en main par ces femmes de leur pouvoir de décision au sein du couple ou hors du couple. Le périple administratif offre une perspective d’autonomie familiale et conjugale pour ces femmes.

54Ces saint-laurentaises insistent sur leur désir d’être libres (frei). Aux yeux de Julia, obtenir un logement est un moyen de devenir indépendante : lorsqu’elle rêvait à ce qu’elle pourrait faire une fois son logement obtenu, elle pensait même parfois à quitter son mari, parce qu’elle ne supportait plus sa polygamie. Les démarches entreprises en son nom lui permettaient d’entrevoir la possibilité d’avoir son propre logement, alors que la maison en planches qu’elle occupait appartenait à son mari, qui l’avait construite et financée pour la plus grande partie. Tant qu’elle n’avait pas déménagé, elle ne pouvait pas envisager de séparation, par manque de ressources. Il en va de même pour Naida, qui ne s’entend plus avec son mari depuis qu’il a pris une seconde femme. Il se montre violent avec elle. Elle ne supporte plus d’être hébergée par sa belle-famille :

55

« Quand tu habites avec d’autres, tu n’es pas libre. Quand j’aurai trouvé mon logement, je mettrai mon mari à la porte. Je resterai célibataire, je ne mettrai plus d’homme chez moi, et je marcherai pendant au moins cinq ans [au sens de prendre des amants]. Puis, je me marierai. »
(Entretien avec N. Pansa, 24 juillet 2014, en ndjuka)

56Ces conflits conjugaux sont renforcés par leur situation de nouvelles habitantes de la ville : alors qu’en amont du fleuve, les femmes sont propriétaires de leur maison, ce n’est plus leur cas lorsqu’elles viennent à Saint-Laurent. Les ethnographies des sociétés marronnes rurales mentionnent que dans ce système de parenté matrilinéaire uxorilocal, les femmes étaient propriétaires de leur maison et ne résidaient pas de manière permanente avec leur mari. En ville, au contraire, ce sont souvent les hommes, arrivés en premiers, qui sont propriétaires du logement qu’ils ont construit [57]. Les femmes deviennent également plus dépendantes financièrement. N’ayant plus de champs à cultiver, ces femmes deviennent pauvres (pina) en même temps qu’urbaines. Il est alors nécessaire pour elles de trouver d’autres ressources : c’est ainsi que la quête de papiers (a pampila sani), puis la quête de logement (aosusani), deviennent leur préoccupation principale. L’enjeu de l’obtention d’un logement social à son nom est donc aussi celui de la reconquête d’une autonomie au sein du couple ou vis-à-vis des hommes.

Arrangements institutionnels et subversion de l’ordre bureaucratique

57Au cours de leurs interactions avec les agents, les demandeuses identifient peu à peu les règles à suivre et les mettent en pratique. Elles apprennent à jouer le jeu des administrations, et à adapter leurs déclarations et attitudes afin d’obtenir satisfaction. Leur bonne volonté administrative, si elle proscrit toute forme de revendications collectives, n’exclut pas des usages hétérodoxes des institutions, qui subvertissent certains attendus de l’ordre bureaucratique impersonnel.

Personnaliser les relations avec les travailleurs sociaux

58En ndjuka, la notion de lanti désigne à la fois l’État et le gouvernement : la fonction de l’État n’est donc pas distinguée des personnes qui l’exercent. Pour Monette, le refus qu’elle essuie résulte de la mauvaise volonté des agents : « Quand tu y vas, on dirait que les gens te détestent, qu’ils ne veulent même pas voir ton visage ». Monette s’indignait de ce rejet, qu’elle expliquait par une animosité personnelle, voire par le « racisme » coloriste de ses interlocuteurs – elle avait un nombre d’enfants moyen (quatre) et une ancienneté de demande comparable à d’autres attributaires. L’accès au logement social reste soumis à la bonne volonté d’un agent de l’État. Les travailleurs sociaux ont le pouvoir de « positionner » les habitants sur une liste. Dans les discussions entre habitantes, on évalue les qualités des différents assistants sociaux, identifiés personnellement par leur nom ou par leur apparence physique. Les demandeuses sont au courant des mutations – fréquentes – des agents. Les « bonnes personnes » seraient congédiées précisément parce qu’elles aident les demandeurs. Le fait que les métropolitains soient des nouveaux-venus est interprété comme un atout : « Quand ces gens-là sont tout nouveaux, ils t’aident. Mais quand ils sont ici depuis longtemps, ils les pourrissent [58] ! ». Les métropolitains fraîchement en poste seraient peu à peu « gâtés » (poli) par leurs supérieurs hiérarchiques. Les demandeuses rencontrées ont en outre une classification racialisante de ces agents, plaçant les Blancs au maximum de l’efficacité :

59

« Quand un Noir (Baakaman) est dans un bureau, il est pire que le Blanc (Weti). »
(Entretien avec M. Atoena, 21 juillet 2014)

60Ce constat, qu’elle considère comme contre-intuitif, reflète l’étonnement des habitantes que la domination de l’État bakaa ne soit pas incarnée par des personnes à peau blanche le plus durement, mais par des Noirs – en l’occurrence, il s’agit d’agents créoles francophones, accusés de mettre en œuvre des préjugés coloristes à l’encontre des Bushinengués, étrangers, non francophones.

61Face à l’abord particulièrement difficile des bureaux, il est impératif pour les demandeuses d’établir des relations personnalisées avec eux. L’obtention du bien recherché dépend de la volonté de l’agent : c’est « s’il veut bien ». L’action de l’État a beau être obligatoire en principe, elle n’aura d’effet concret que dans le cadre d’un échange interpersonnel avec un agent, dont il faut parvenir à se faire « aimer », quel que soit leur sexe. Simona raconte que son assistante sociale les aimait, elle et sa fille, comme si elle faisait partie de la famille : elle leur rendait fréquemment visite, et était toujours contente de les voir [59]. Julia commente : « Sans elle, tu n’aurais pas pu trouver ce logement. »

62Pour favoriser cet échange personnel et se faire « aimer », les demandeuses portent une tenue vestimentaire impeccable pour « marcher », alors même que la conservation d’une tenue propre en marchant est une gageure. Il m’était particulièrement difficile de ne pas m’éclabousser en faisant claquer mes tongs sur mes talons, tachant de boue tous mes vêtements : Julia m’enseignait la façon de marcher qui permettait d’éviter ces inconvénients.

63L’amour que l’on cherche à susciter passe également par la séduction, qui peut prendre des formes différentes selon le sexe de l’agent. Certaines femmes se feraient « aimer » des agents masculins de la Guyasem au sens sexuel du terme. J’ai entendu mes interlocutrices condamner ces échanges qu’elles jugent peu conformes à la morale et risqués pour la santé. La féminité, au sens de mise en avant des attributs féminins, peut donc être une ressource dans la rencontre administrative [60]. Les employées de la Guyasem rient des femmes qui se préparent spécialement pour rencontrer le chef d’agence, un homme : « Il a droit aux poitrines qui débordent ». L’une des employées mime une femme qui pose deux énormes seins sur la table, jetant un « regard de lynx ! » au chef [61]. Les agentes nient que cette attitude ait un effet sur l’obtention d’un logement.

64Au cours des interactions avec les agents de l’État, une attitude humble est préconisée par les habitantes. Face aux agents d’accueil, les demandeuses que j’ai pu accompagner font « profil bas » (saka fasi) : elles parlent sur un ton doux, ne contestent pas les réponses obtenues et n’insistent pas en cas de rejet. L’attitude des personnes qui insultent les agents ou sont impolies est décriée : ils « pourrissent » le bureau (poli a peeshi) pour les suivants, surtout s’ils ont le malheur de porter le même nom de famille qu’un de ces faiseurs d’esclandre [62]. Au contraire, il faut parler poliment, en suppliant l’agent (begi) pour demander de l’aide. Maria raconte ainsi son interaction avec l’agent du service habitat, Nicolas : elle lui avait demandé de remplir une attestation pour elle avec une grande politesse, et il a finalement accepté. Julia approuve : « Voilà, il faut le supplier, avec du gaantangibaa (s’il-vous-plait, merci). Il ne faut pas l’insulter, sinon son cœur va se glacer et il ne va jamais t’aider ». La relation personnalisée avec les agents relève donc plus de la politesse, voire de la « supplique [63] » que d’une revendication de droits.

65En pratique toutefois, une fois qu’elle a eu accès à un travailleur social, Julia cherchait à se démarquer en se rendant particulièrement sympathique. La rencontre en face-à-face, répétée à plusieurs reprises, lui a progressivement permis d’établir une relation personnalisée avec certains agents. Julia estime ainsi que les assistants sociaux auquel elle a eu accès l’auraient aidée parce qu’ils auraient apprécié son attitude « libre » (frei) et « ouverte » (opofasi). Lors de ses visites, elle n’hésitait pas à faire des plaisanteries – se moquant par exemple de sa photo d’identité coupée en deux, ou de ses propres confusions linguistiques. Elle décrivait à grands gestes sa situation précaire, et mimait par anticipation sa joie à l’idée d’être relogée. Elle mettait en scène son engagement émotionnel comme gage de sincérité, touchant les différents assistants sociaux : l’agent métropolitain en charge de son dossier à l’ADI se souvenait parfaitement de son cas.

66La meilleure option, pour Julia, reste d’avoir affaire à un travailleur social bushinengué, qui peut comprendre ses plaisanteries. La langue commune devient une ressource pour établir un bon contact avec l’agent. « Au moins, avec l’assistante sociale du CCAS, on peut parler » : cette personne est la seule assistante sociale d’origine bushinenguée, locutrice de la langue locale. Cette configuration reste assez rare : la plupart du temps, les agents bushinengués occupent des postes subalternes, comme agents d’accueil ou de sécurité. C’est pourtant la chance que Julia a eu au service habitat : elle est arrivée au moment où l’agent d’accueil, « un garçon ndjuka », avait été chargé de remplacer sa supérieure hiérarchique et de s’occuper des demandeurs de logements. Si au départ, elle l’identifiait comme « le garçon ndjuka », elle a ensuite eu une relation plus personnalisée avec lui.

Adapter ses déclarations aux cases des formulaires

67Lors des demandes, il est nécessaire de prouver qu’on remplit les critères, de justifier la demande. Cela implique de dévoiler son histoire, d’exposer ses motifs. Les demandeuses s’efforcent de se plier à cette exigence, en contrepartie du logement. Il faut répondre patiemment aux nombreuses questions. Lors d’un entretien avec une assistante de la CAF, Naida profite d’une courte absence pour me glisser : « Elle demande beaucoup de choses ! Peut-être qu’elle va aider… », présentant ces deux propositions comme interdépendantes. Au fur et à mesure du processus de socialisation administrative, grâce aux interactions avec les agents des bureaux, les demandeuses apprennent à adapter leurs déclarations.

68La situation matrimoniale fait tout d’abord l’objet d’adaptation, des femmes mariées se présentant comme célibataires. La coutume polygame des groupes marrons n’est pas reconnue par la loi française. Une assistante sociale avait dit à Julia de ne pas renseigner l’existence de son conjoint dans ses déclarations, puisqu’il était officiellement avec une autre, pour ne pas qu’il soit considéré comme fraudeur [64]. Julia formule ainsi cette règle bureaucratique : « Les Bakaa ne comptent qu’une femme » : ici, le terme bakaa peut, entre autres, s’appliquer à des agents locaux créoles qui ne sont pas personnellement qualifiés de bakaa, terme qui est réservé aux métropolitains, mais qui sont toutefois chargés de faire rentrer leurs vies dans des formulaires étatiques français désignés comme bakaa. Ces formulaires sont conçus en fonction du droit français et de normes sociales européennes, fondées sur le modèle de la famille nucléaire hétérosexuelle monogame ayant en moyenne deux enfants, qui ne correspond pas à leur réalité.

69Les déclarations adaptées ont aussi une dimension stratégique : se déclarer mère célibataire à la CAF donne accès à des allocations plus importantes. En outre, « les assistants sociaux t’aident davantage quand tu n’as pas de mari [65] ». Naida ne dit pas à son assistante sociale qu’elle est hébergée chez sa belle-mère, mais chez une amie, sinon « ils ne vont pas l’aider ». La féminité, parce qu’elle est associée à la vulnérabilité, devient une ressource dans la rencontre administrative. Une assistante sociale expliquait aussi qu’elles auraient moins de répugnance que leurs maris à « demander de l’aide [66] ». La quête administrative est une affaire de femmes [67], y compris au sein d’un couple, même quand le mari est également intéressé par l’accès au logement. Le mari de Julia la déposait parfois en voiture en centre-ville, mais il ne l’accompagnait jamais dans les bureaux. Les demandeuses estiment que les travailleurs sociaux aident plus facilement les femmes que les hommes, ce qui explique que ce rôle leur revienne.

70Une autre stratégie consiste à demander un petit logement, quitte à jouer sur la composition familiale déclarée. Les demandeuses modulaient leurs préférences exprimées, demandant un batiman avec trois chambres, « parce qu’ils ne font pas plus grand » [68]. Dans la production de logements, les grands logements sont rares [69]. Sur la déclaration à la CAF de Julia ne figuraient que deux de ses enfants sur cinq : les trois aînés n’avaient pas de papiers, parce qu’elle les avait déclarés sous un autre nom que le sien. Cette situation au départ malencontreuse s’est transformée en atout lors de sa recherche de logement. Aux assistants sociaux qu’elle rencontrait, Julia ne cachait pas sa véritable composition familiale. Toutefois, un travailleur social de la commune lui explique que le fait de n’avoir que deux enfants sur sa déclaration est un véritable avantage, car il y a moins de concurrence pour les petits logements. Julia a peu à peu appris à utiliser tactiquement cet élément de son dossier : sur sa demande de logement, elle n’a déclaré que trois habitants du logement actuel, faisant de son faible nombre d’enfants un atout.

71Le motif de la demande de logement est également adapté aux attentes des administrations. Le nombre d’années de renouvellement du dossier pouvait être brandi comme un attribut personnel [70] (« j’ai huit ans de Guyasem »), car l’ancienneté de la demande était censée être prise en compte par les bailleurs et le DALO. La petitesse du logement occupé par rapport au nombre d’enfants, situation qualifiée de « sur-occupation » du logement par la loi DALO, est prise en compte dans les dossiers. Enfin, d’autres demandeurs mettent en avant le motif de l’insalubrité du logement, en soulignant les défauts du bâti de leur logement actuel ; ils ne mentionnent pas d’autres éléments de leur habitat qui motivent pourtant leur désir d’en partir, tels que les conflits de voisinage ou la stigmatisation du quartier, ou encore les conséquences quotidiennes sur leur santé. Dans sa demande, Julia ne mentionne pas les nausées provoquées par les mauvaises odeurs, car elle savait par ses amies qu’il fallait avoir un problème « grave », comme un enfant handicapé, pour qu’un argument de type médical soit pris en compte. La formulation des demandeuses et des raisons est donc adaptée aux attentes supposées des agents de l’État. Grâce au face-à-face des guichets, les demandeuses apprennent à moduler leur demande pour avoir plus de chances d’être entendues [71].

Docilité tactique et quant-à-soi critique

72Un militant ndjuka de 37 ans, président d’une association de quartier qui a adhéré en 2013 à un groupement d’associations autour de l’antenne cayennaise de l’association Droit au logement dénonçait l’achat de la loyauté politique des habitants par les politiques sociales :

73

« Là, on oblige les gens à continuer à vivre dans l’assistanat ! Ils ne seront jamais conscients. »
(Entretien avec Alain Bandai, 30 juillet 2014, en français, chez lui)

74Lui-même avait retiré sa demande de logement à la Guyasem, revendiquant un droit à la terre et à la propriété. Il disqualifie donc l’attitude des demandeuses de logements, jugée apolitique. Plutôt qu’affronter les autorités, ces demandeuses préfèrent « marcher » pour elles-mêmes, afin « d’avancer » dans leurs vies. Julia n’informait pas ses voisins de ses démarches, qui doivent rester strictement individuelles, au risque d’être rejetées par l’administration. C’est seulement après avoir obtenu son logement qu’elle a emmené ses connaissances auprès des agents qui l’avaient aidée.

75Toutefois, ces femmes formulent une critique du système français, dans l’entre-soi. Si elles se conforment en apparence aux attendus administratifs, les demandeuses n’adhèrent pas pour autant à l’ordre politique véhiculé par les institutions. Entre nous, Julia s’indignait des inégalités face aux procédures : elle dénonçait la « discrimination » dont elle faisait l’objet, tandis que Monette était scandalisée par le « racisme » des administrations. Lorsque je lui raconte une difficulté à obtenir des informations institutionnelles, Julia ne s’en étonne pas : « Ils savent que ce n’est pas bien, ce qu’ils font. Ils ont peur que tu sois de la police. » Face à l’apparente immensité des terrains disponibles en Guyane, elle demande : « Pourquoi ne construisent-ils pas des logements pour les donner aux gens [72] ? » Ces demandeuses sont donc critiques de l’ordre social établi et des choix effectués en termes de politiques urbaines par les autorités.

76En dépit de ces critiques, la mobilisation collective est proscrite dans le cadre de l’humilité prônée. Julia s’abstient par exemple de se joindre au rassemblement organisé devant la mairie par l’association Droit au logement à la fin du mois de février 2013 [73]. Julia et sa voisine Maria prennent acte des échecs successifs des revendications collectives passées : « À chaque fois, le maire nous “couillonne” (koli). » En 2014, un nouveau blocage de la rue a eu lieu dans leur quartier, pour revendiquer un relogement :

77

« Nous avons tous fait la grève. Nous avons bloqué la route pendant deux jours. On a refusé d’ouvrir la route le premier jour parce qu’on nous a dit que le maire n’était pas là. Le deuxième jour, il est arrivé. Il a bien parlé avec nous, jusqu’au bout, et ils ont rouvert. Il a promis qu’au 27 juin, cinq personnes du quartier seraient relogées. Mais la date est passée et il n’a toujours pas dit les noms. Il a menti, il nous a couillonnés (a koli wi). »
(Entretien en ndjuka avec M. Atoena, 21 juillet 2014, chez elle)

78Ces femmes critiquent le maire pour ne pas tenir les nombreuses promesses individuelles de logement qu’il avait faites aux unes et aux autres. Elles sont par conséquent très méfiantes vis-à-vis des associations politiques dont les présidents (hommes) avaient initié ces mouvements, jugés naïfs voire malhonnêtes d’accepter ces négociations.

79Bien qu’elles ne soient pas dupes du système, la revendication auprès des bailleurs est également condamnée par ces demandeuses : l’option de « casser une porte » pour occuper un logement social encore vide a pourtant été choisie par une personne, qui a investi un logement Guyasem avec ses huit enfants. Cette personne était classée prioritaire DALO et revendiquait son droit à être relogée : le préfet est donc intervenu d’urgence pour lui attribuer un logement [74]. L’issue favorable de cette histoire n’est pourtant pas connue de Julia. Elle condamne ce mode d’action pour des raisons stratégiques : il ne permettrait pas d’avoir l’eau et l’électricité, et la confrontation directe au bailleur serait trop risquée.v

Accommoder l’institution

80V. Dubois analyse les formes diffuses par lesquelles les visiteurs « accommodent l’institution et s’accommodent à elle [75] ». Apprendre à « jouer le jeu » de l’administration ne signifie pourtant pas que l’on s’y soumette entièrement. Dans les interactions avec les agents de l’État, l’attitude humble des demandeuses n’exclut pas des formes de résistance. James Scott souligne ainsi les résistances cachées derrière la déférence affichée des dominés qui jouent le jeu de la domination sans s’y prendre totalement [76]. L’injonction de parler français dans les administrations est ainsi contournée. Durant sa quête, Julia a compris qu’il fallait manifester son désir de parler français, au moins pour les premières phrases de l’interaction avec les agents des administrations. « Quand ils veulent t’aider, ils disent qu’il faut parler français [77]. » Un agent du service habitat de la mairie, Nicolas Saïfa, considérait qu’en échange des logements et de l’aide de la CAF, les demandeurs doivent formuler leur demande en français :

81

« On vous donne un logement, la CAF vous aide, donc vous pouvez au moins parler français. Si, moi, je constate que vous ne parlez pas bien le français, je vais me mettre à un niveau que vous puissiez me comprendre et vice-versa. Mais il faut pas tout de suite, parce que c’est un Bushinengué, “Fa a e go, Mi de, Mi be kon ja teke a pampila[78]”, non ! J’arrête tout de suite, stop ! »
(Entretien avec N. Saïfa, 27 mars 2013, en français)

82Ces principes affirmés en discours correspondent à l’idéal du fonctionnaire impersonnel, sur lequel il doit particulièrement insister en raison de sa propre identification comme Bushinengué. Spontanément, il pratique le ndjuka dans les interactions avec Julia. Il n’exige de fait qu’un respect formel de cette obligation de parler français, réduite aux salutations.

83Dans la pratique, les demandeuses non francophones parlent dans leur langue aux agents des bureaux non ndjuka. Elles ne disposent ni du capital culturel nécessaire à l’apprentissage très scolaire du français lors des « stages » obligatoires, ni des occasions de pratiquer le français dans une ville où la langue véhiculaire est le bushinengué : l’échange en français tourne vite court. Elles supposent que leurs interlocuteurs institutionnels saint-laurentais comprennent les bases de leur langue, et les accusent de mauvaise volonté : « Les créoles ne veulent pas parler » [79]. Louisa Forest fait face à l’incrédulité des habitants quand elle leur dit qu’elle ne parle pas taki-taki [80]. En sortant d’un entretien avec une assistante sociale récemment arrivée de France hexagonale, Naida exprime toutefois sa conviction que les métropolitains devraient apprendre la langue du pays où ils viennent, puisque la réciproque est vraie : « Quand on va en France, on fait l’effort d’apprendre leur langue ». Sa pratique du ndjuka est appuyée sur une idée décoloniale selon laquelle « chez nous, ce n’est pas la France ». La persistance des demandeuses à parler dans leur langue, qui n’est pas nécessairement choisie dans la mesure où elles ne maîtrisent pas le français, est aussi une forme de résistance à l’injonction à parler la langue officielle.

84Ces pratiques langagières des habitantes ont des effets sur celles des agents institutionnels. Les agentes de la Guyasem dénoncent l’« assistanat » de leurs homologues qui auraient donné la mauvaise habitude aux demandeurs d’être reçus en « taki-taki ». L’agente d’origine guadeloupéenne, S. Prignac, ressent à Saint-Laurent une pression selon laquelle « vous devez parler le taki-taki [81] », à laquelle elle dit chercher à s’opposer. Malgré ce principe affiché à la Guyasem du français comme seule langue, la langue véhiculaire urbaine est présente au quotidien. Certains de leurs collègues, qui sont en poste à Saint-Laurent depuis au moins vingt ans, voire « natifs », parlent parfaitement le ndjuka, parmi les agents techniques, leur compétence est utilisée pour mettre en porte-à-faux les demandeurs qui « mentiraient [82] ». Les agents originaires de Cayenne, des Antilles ou de France hexagonale, qui ne parlent pas la langue, peuvent aussi faire appel à des traducteurs officieux, comme c’est le cas à l’ADI, au CCAS et dans les différents services sociaux où des employés subalternes bilingues peuvent jouer ce rôle. Les institutions bakaa doivent donc, à la marge, adapter leurs pratiques linguistiques à celles des demandeurs.

85Les agents des administrations ménagent des critiques et peuvent faire de légères entorses aux règles administratives, notamment pour les appliquer aux formes locales de parenté pratique. Sandrine Prignac explique qu’il lui arrive de « couvrir » la « tromperie » des hommes, en recevant sans broncher le même homme avec deux femmes différentes [83]. Elle tolère de fait les coutumes polygames, même si elle les qualifie en termes monogames d’infidélité. Il en va de même pour les familles nombreuses : les agents regrettent parfois de ne pas pouvoir contourner la règlementation qui fixe le seuil minimal de 9 mètres carrés par personne pour attribuer un logement. Lorsque Naida se rend dans le bureau de l’assistante sociale de la CAF, son interlocutrice refuse dans un premier temps l’idée de la positionner sur un T4 avec ses sept enfants : « légalement, on ne peut pas » s’il n’y a pas 72 mètres carrés (8 x 9 mètres carrés). Naida insiste : l’assistante qu’elle avait rencontrée l’année précédente lui avait dit qu’elle aurait pu demander un trois chambres (T4), et mettre des lits superposés. À la fin de l’entretien, l’assistante sociale accepte de chercher un T4. Les administrations s’accommodent donc des pratiques des habitants, tolérant leur langue véhiculaire, leurs pratiques polygames et les familles nombreuses.

86Le regard de ces saint-laurentaises donne donc à voir un État bakaa, caractérisé par sa blancheur postcoloniale et incarné par des agents et des formulaires porteurs de normes culturelles et bureaucratiques spécifiques. Contrairement à une conception abstraite des démarches comme un prérequis à l’attribution impersonnelle d’un logement sur des critères généraux, elles sont ici investies d’un sens particulier : l’obtention du logement, pensée dans le cadre d’une relation interpersonnelle avec un agent de l’État, suppose en contrepartie de « marcher ». Ces démarches demandent un investissement majeur, engageant le corps et les émotions de la personne sur la durée. Grâce au face-à-face avec les agents de l’État, et aux pratiques diffusées entre demandeuses, ces femmes identifient l’attitude préconisée vis-à-vis des agents de l’État, mêlant humilité et séduction, sans faire d’esclandre. Sans être locutrices du français, elles développent un sens pratique des administrations très aiguisé : leur présence répétée et assidue, ou encore l’aptitude à produire les bons documents aux bons moments, peut leur permettre d’obtenir satisfaction. L’activité de marcher, en ce qu’elle prend le contre-pied des stéréotypes sur les « assistés », les pauvres, les Bushinengués ou les femmes apparaît en outre comme un démenti aux stigmatisations en termes de classe, de race et de genre.

87L’analyse de ces quêtes quotidiennes s’inscrit dans une sociologie de l’État comme institution prise dans des relations sociales. Timothy Mitchell invite à se départir de la vision de l’État qui surplombe et transcende à la fois les gouvernants et les gouvernés : cette fiction résulte de pratiques concrètes des agents des administrations [84]. Comme Veena Das et Deborah Poole, je m’intéresse aux stratégies quotidiennes qui le subvertissent à ses marges [85] : l’ordre social bakaa qui s’exerce dans la rencontre administrative n’est pas directement remis en question par les demandeuses bushinenguées. Pourtant, les efforts fournis par ces demandeuses pour se conformer aux normes institutionnelles n’empêchent pas des formes de quant-à-soi critique vis-à-vis des représentants de l’État, de leurs politiques ou de leurs manières de traiter les administrés. Plus encore, au cours de leur « marche », elles négocient des arrangements institutionnels. Elles obligent les administrations à un bricolage permanent, loin de l’idéal bureaucratique impersonnel, du français comme langue officielle, et des normes familiales qui sous-tendent les politiques de logement. Dans le face-à-face personnalisé du guichet, leur affirmation de soi, de leur langue ou de leurs formes de parenté conduit les agents des institutions à s’en accommoder.

Notes

  • [1]
    Tous mes remerciements aux coordinatrices de ce numéro pour leurs remarques, ainsi qu’aux relecteurs de Politix. Ce texte est issu d’une communication à l’AFSP pour la section thématique 17, « Les gouvernés aux prises avec l’action publique. Variation des représentations et inégalités des pratiques », 22 juin 2015. Merci aux organisateurs, Alexis Spire et Lorenzo Barrault et à Yasmine Siblot pour leurs commentaires sur la version antérieure de ce texte, ainsi qu’à Benoît de l’Estoile, Anne Gotman, Caroline de Saint-Pierre, Alice Sarcinelli, André Dumans Guedes, Elsa Favier, Pascal Mulet, Doris Buu-Sao et Diana Ospina pour leurs conseils. Obrigada pour les chercheurs du Museu Nacional de Rio de Janeiro pour leurs commentaires sur ma présentation du 20 mai 2014, notamment Olivia Da Cunha, Federico Neiburg et Rogério Brittes.
  • [2]
    Finch-Boyer (H.), « Des Français comme les autres ? », Genèses, 95, 2014 ; Gautier (A.), « Les politiques familiales et démographiques dans les départements français d’Outre-Mer depuis 1946 », Cahiers des sciences humaines de l’ORSTOM, 24 (3), 1988.
  • [3]
    Thabouillot (G.), Un projet politique et administratif pour l’arrière-pays de la Guyane française : le territoire de l’Inini (1930-1969), thèse pour le doctorat en histoire, Université Paris 4, 2012.
  • [4]
    Ibid., p. 334 et p. 448.
  • [5]
    Ce rêve n’est pas partagé par tous à Saint-Laurent : d’autres habitants lui préfèrent l’habitat dans une maison avec terrain, malgré le fait que ces constructions soient considérées comme illégales, pour ceux qui n’ont pas les moyens financiers et culturels d’acheter le titre de propriété du terrain.
  • [6]
    Le taux d’emploi est de 23,9 % pour les femmes de 15 à 64 ans de Saint-Laurent-du-Maroni, contre 36,5 % pour les hommes (Insee 2013).
  • [7]
    Dubois (V.), La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999.
  • [8]
    Le processus de racialisation, qui consiste à interpréter des marqueurs physiques comme les signifiants d’une altérité radicale et héréditaire, ancrée dans le biologique, est toujours articulé avec d’autres hiérarchies sociales, cf. Fassin (D.), Fassin (E.), dir., De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte, Paris, 2006. Les catégories socio-raciales étant des constructions sociales, elles ne sont jamais figées, mais connaissent diverses déclinaisons en fonction des contextes : Pap Ndiaye a analysé les hiérarchies coloristes à l’œuvre aux Antilles françaises, où une « élite métisse » ne s’identifie pas à la noirceur attribuée aux classes populaires. Ndiaye (P.), « Questions de couleur. Histoire, idéologie et pratiques du colorisme », in Fassin (D), Fassin (E.), De la question sociale à la question raciale ?, op. cit., p. 37-54.
  • [9]
    Ces personnes appartiennent à des groupes issus de la traite négrière et du marronnage depuis les plantations surinamaises, vivant depuis le XVIIIe siècle dans l’amont des fleuves de l’Amazonie française et hollandaise (Surinam). En français, le terme bushinengué est appliqué à l’ensemble des six groupes marrons, incluant les trois groupes du Maroni (aluku, ndjuka et paamaka) et les trois groupes du fleuve Suriname (saamaka, kwinti, matawai). En njduka toutefois, il a un sens plus restrictif que nous retiendrons ici, ne s’appliquant qu’aux groupes Maroni, par opposition aux groupes du Surinam locuteurs du saamaka. Pour leur part, les Saamakas ne s’identifient pas toujours comme des Bushinengés (Richard Price, communication personnelle). Mon enquête n’ayant pas permis un travail prolongé avec des Saamakas, je me concentrerai ici sur des personnes originaires du Maroni.
  • [10]
    En Guyane, le terme créole renvoie aux descendants d’esclaves affranchis lors de l’abolition de l’esclavage par la France, auxquels se sont agglomérées d’autres groupes créolisés. Il n’existe pas de groupe de descendants de colons se percevant comme Blancs tels les Békés de Martinique, les personnes perçues comme blanches sont originaires d’Europe, cf. Jolivet (M.-J.), « Races, ethnies et communautés : la Guyane et Saint-Domingue en miroir », Nuevo Mundo, 2009 [en ligne : http://nuevomundo.revues.org/57385, consulté le 21 novembre 2015].
  • [11]
    Ici, comme ailleurs, la blancheur est une construction sociale qui désigne une position dominante à l’intersection de processus de domination de race, de classe, de nationalité, cf. Kebabza (H.), « (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et “race” », Cahiers du Cedref, 14, 2006. Je prends ici au sérieux l’injonction de Colette Guillaumin lorsqu’elle invite à analyser non seulement les minorités racisées, mais aussi les majorités racisantes, car l’une et l’autre sont interdépendantes, cf. Guillaumin (C.), L’idéologie raciste : genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972.
  • [12]
    Dubois (V.), La vie au guichet, op.cit. ; Spire (A.), Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008.
  • [13]
    En l’absence de statistiques ethniques, l’impression d’évoluer dans une ville bushinengué est un lieu commun des habitants et visiteurs de Saint-Laurent-du-Maroni. En outre, les langues nenge jouent le rôle de langue véhiculaire, cf. Léglise (I.), « Langues frontalières et langues d’immigration en Guyane française, pratiques et attitudes d’enfants scolarisés en zone frontalière », Glottopol, 4 (s. d.), p. 115.
  • [14]
    Selon la responsable du principal bailleur social de la ville, 80 % des attributaires sont des femmes.
  • [15]
    Siblot (Y.), « Les rapports quotidiens des classes populaires aux administrations. Analyse d’un sens pratique du service public », Sociétés contemporaines, 58 (2), 2005.
  • [16]
    Ce terme, étymologiquement rattaché aux langues Efik et Ibo en Afrique de l’Ouest où le terme mbakara signifie « celui qui gouverne ou entoure », est employé sous des formes diverses dans la Caraïbe pour désigner les Blancs et/ou les colons (bakra en Jamaïque et aux Barbades, Békés en Martinique…), cf. Alleyne (M. C.), The Construction and Representation of Race and Ethnicity in the Caribbean and the world, Kingston (Jamaïque), University of the West Indies Press, 2002, p. 230.
  • [17]
    Siblot (Y.), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006, p. 75.
  • [18]
    Toutes les personnes mentionnées sont anonymisées. Je cite généralement le seul prénom des interlocutrices dont j’étais la plus proche, par contraste avec le nom et le prénom des personnes interviewées une seule fois.
  • [19]
    J’ai analysé ailleurs les manières d’habiter simultanément de part et d’autre du fleuve dans des configurations de maisons transfrontalières, cf. Léobal (C.) « Transborder ways of dwelling and changing identifications in lower Marowijne », communication au colloque “The 3-G Network Celebrates the Guyanas”, Amsterdam, 1er-3 octobre 2015.
  • [20]
    Anini Amakanaini et Julia Abakamofou, 11 février 2013, entretien en ndjuka.
  • [21]
    Sur le fonctionnement de ces commissions dans le contexte de la France hexagonale, cf. Weill (P.-E.), « L’exercice collectif du pouvoir discrétionnaire. Les commissions Droit au logement opposable (DALO) », Politix, 112 (4), 2015.
  • [22]
    Selon Mathilde Beausoleil, DRJSCS, 3 avril 2013, entretien en français.
  • [23]
    De même, à Brasilia, les habitants comme les hommes politiques partagent une croyance en la possibilité d’obtenir des biens publics via un système d’échanges de biens et de services, cf. Borges (A.), « Sobre pessoas e variáveis : etnografia de uma crença politica », Mana, 11 (1), 2005, p. 87.
  • [24]
    Réunion de quartier des Sables-Blancs dans le cadre du contrat local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) du 27 février 2013, en français et ndjuka.
  • [25]
    Sur le système politique électoral reposant sur des relations personnalisées mis en place par le maire, voir Guyon (S.), Du gouvernement colonial à la politique racialisée. Sociologie historique de la formation d’un espace politique local (1949-2008). Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane, thèse pour le doctorat en science politique, Université Paris I, 2010.
  • [26]
    Isabelle Jean-Baptiste, 11 avril 2013, siège de la Guyasem à Cayenne, entretien en français.
  • [27]
    Le positionnement d’enquête, aux côtés des habitantes, ne m’a pas permis d’accéder aux données des bailleurs nécessaires à un tel décompte, sur le modèle des études sur la discrimination au logement.
  • [28]
    Sur 8 311 demandes de logement déposées au 1er janvier 2012, 1,2 % ont été satisfaites en 2012. Audeg, Observatoire de l’habitat, Le logement social en Guyane : objectifs, occupants, accès, note 2, janvier 2013, p. 2.
  • [29]
    Cette tendance rejoint l’évolution récente du droit au logement en France, qui devient depuis les années 1990 un droit assistanciel, « tutélaire » et minoré, parce qu’un certain nombre d’aides et de prêts ne sont accessibles que sur prescription sociale, avec l’intervention de médiateurs qui éloignent les locataires des bailleurs, selon René Ballain et Élisabeth Maurel in Le logement très social : extension ou fragilisation du droit au logement ?, La-Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002, p. 132-139.
  • [30]
    Saint-Laurent-du-Maroni connaît, selon l’Insee, une croissance de sa population de 3,5 % par an entre 2007 et 2012 [en ligne: http://www.insee.fr/fr/themes/dossier_complet.asp?codgeo=COM-97311, consulté le 26 avril 2016].
  • [31]
    L. Forest et S. Prignac, 16 mai 2013, Agence Guyasem de Saint-Laurent-du-Maroni, entretien en français.
  • [32]
    Les Guyaniens sont les ressortissants du Guyana, ancienne Guyane britannique, parfois appelés « Anglais » en Guyane française.
  • [33]
    Ce type de récits, sans détails personnels, émanait d’habitantes comme d’agents institutionnels qui disaient être au courant de ces types d’échanges.
  • [34]
    Par exemple, le scandale de la sous-préfecture en 2012, où le secrétaire général a été mis en examen pour viol puis suspendu de ses fonctions : « Guyane. Un haut fonctionnaire écroué et mis en examen pour viols », France-Soir, 14 mars 2012 ; « Suspension confirmée pour Christian Dorival, France-Guyane, 25 février 2014.
  • [35]
    Jolivet (M.-J.), « Du “sauvage” à l’“étranger” ou les difficultés de l’identification guyanaise », NuevoMundo, 2013 [en ligne : http://nuevomundo.revues.org/65361, consulté le 21 mars 2016].
  • [36]
    Les politiques publiques de logement depuis 1990 en France ont été analysées comme des politiques « assistantielles » définissant une population-cible des « défavorisés », plutôt qu’appliquant un droit impersonnel du droit au logement, Ballain (R.), Maurel (E.), Le logement très social, extension ou fragilisation du droit au logement, op. cit.
  • [37]
    La lecture de Marcel Mauss peut être étendue aux prestations non marchantes de toutes sortes, y compris celles qui relient la sécurité sociale et ses bénéficiaires, cf. Weber (F.), « L’Essai sur le Don : vers une ethnographie des prestations sans marché », in Mauss (M.), Essai sur le don, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
  • [38]
    Borges (A.), « Sobre pessoas e variáveis… », art. cit., p. 87.
  • [39]
    Cf. De L’Estoile (B.), « Présentation : Un regard ethnographique sur la politique », Genèses, 93(4), 2014.
  • [40]
    Cf. Sigaud (L.), « Les paysans et le droit : le mode juridique de règlement des conflits ». Social Science Information 38 (1), 1999 et « La lutte des classes en deux actes. Un cycle de grèves dans les plantations sucrières du Nordeste brésilien », Politix, 2 (86), 2009.
  • [41]
    Cf. Quirós (J.), Vommaro (G.), « Usted vino por su propia decisión: repensar el clientelismo en clave etnográfica », Desacatos, 36, 2011.
  • [42]
    Borges (A.), Tempo de Brasília: Etnografando Lugares-eventos da Política, Rio de Janeiro, Relume-Dumará, 2003, p. 16.
  • [43]
    Dumans Guedes (A.), O Trecho, as Mães e os Papéis. Movimentos e Durações no Norte de Goiás, thèse de doctorat en anthropologie, Universidade Federal do Rio de Janeiro, Museu Nacional, Programa de Pós-Graduação em Antropologia Social, 2011, p. 31-32.
  • [44]
    Vommaro (G.), Regards croisés sur les rapports des classes populaires au politique en Argentine. Retour sur la question du « clientélisme », thèse de doctorat en sociologie, École des hautes études en sciences sociales, 2010, chapitre 8.
  • [45]
    Olivier Allard a travaillé cette notion de performativité à propos des listes de noms réalisés par les agents administratifs dans des villages du Vénézuela. Allard (O.), « Bureaucratic anxiety: Asymmetrical interactions and the role of documents in the Orinoco Delta, Venezuela », HAU: Journal of Ethnographic Theory, 2, 2012.
  • [46]
    Antoine Brossard, entretien en français, 29 mars 2012.
  • [47]
    Borges (A.), « Sobre pessoas e variáveis… », art.cit., p. 76 (traduction personnelle).
  • [48]
    Y. Siblot a mis en lumières des compétences inégales en matière de classement des papiers administratifs, regroupés dans des réceptacles variés, cf. Siblot (Y.), Faire valoir ses droits…, op. cit, p. 35 et s.
  • [49]
    Atelier « gestion budget global » du 3 juin 2013, CCAS.
  • [50]
    Maria Atoena et Julia Abakamofou, 21 juillet 2014, entretien en ndjuka.
  • [51]
    Dumans Guedes (A.), O Trecho, as Mães e os Papéis…, thèse. cit., p. 31-32, relève cette règle : « Si tu ne cours pas, tu ne reçois rien ».
  • [52]
    Vommaro (G.), Regards croisés sur les rapports des classes populaires au politique en Argentine. Retour sur la question du « clientélisme », thèse cit. ; Borges (A.), Tempo de Brasília…, op. cit, p. 16.
  • [53]
    Dumans Guedes (A.), O Trecho, as Mães e os Papéis…, thèse. cit., p. 31-32.
  • [54]
    Ibid., p. 149.
  • [55]
    Clyde Alwanahi, 25 juillet 2014, entretien en français.
  • [56]
    Migge (B.), « Communicating gender in Eastern Maroon languages », in Bussmann (H.), Hellinger (M.), eds, Gender across Languages : the linguistic Representation of Women and Men, vol. 1, Amsterdam-Philadelphia, John Benjamins Publishing, 2001.
  • [57]
    Selon Diane Vernon, communication personnelle, et Hurault (J.), Africains de Guyane. La vie matérielle et l’art des Noirs Réfugiés de Guyane, La Haye-Paris, Mouton, 1965, p. 38.
  • [58]
    M. Atoena et J. Abakamofou, entretien cité.
  • [59]
    Simona Asalobi et Julia Abakamofou, entretien en djuka, 29 avril 2013.
  • [60]
    La féminité est donc un atout très relatif puisque c’est la masculinité qui est valorisée par le système de genres. Skeggs (B.), Des femmes respectables : classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2014, p. 55.
  • [61]
    L. Forest et S. Prignac, entretien cité.
  • [62]
    M. Atoena et J. Abakamofou, entretien cité.
  • [63]
    Fassin (D.), « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aide d’urgence », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55 (5), 2000.
  • [64]
    Cela correspond à ce que Sandrine Garcia appelle des situations de « fraude forcée » dans divers secteurs d’activité où la précarisation conduit les agents à ne pas déclarer certains revenus, Garcia (S.), « La fraude forcée », Actes de la recherche en sciences sociales, 118, 1997.
  • [65]
    S. Asalobi et J. Abakamofou, entretien cité.
  • [66]
    L. Forest et S. Prignac, entretien cité.
  • [67]
    Siblot (Y.), Faire valoir ses droits…, op. cit., a également noté ce rôle des femmes dans les familles, qui gèrent les démarches.
  • [68]
    M. Atoena, 23 avril 2013, entretien en ndjuka.
  • [69]
    Cela résulte de normes de mixité résidentielle imposées aux constructions de logements sociaux par la direction de l’écologie, de l’aménagement et du logement : les programmes doivent inclure petits et grands logements. Ces normes ne sont pas pensées en fonction de la situation locale où, selon l’Insee, 32 % des familles ont 4 enfants et plus à Saint-Laurent-du-Maroni, soit dix fois la moyenne nationale de 3,7 % (Insee, 2013).
  • [70]
    Comme les habitants de Brasilia à la recherche d’un lopin qui mettent en avant leur « temps de Brasilia », Borges (A.), « Sobre pessoas e variáveis…», art. cit.
  • [71]
    Ces stratégies ne sont pas le propre des classes populaires : les contribuables à l’impôt sur la fortune ont par exemple tendance à sous-évaluer la valeur de leurs biens, sans que cela ne soit considéré comme frauduleux par l’État, cf. la thèse en cours de Herlin-Giret (C.), Gérer son patrimoine, entre expertise professionnelle et encadrement public, thèse pour le doctorat en science politique, Université Paris-Dauphine.
  • [72]
    A. Amakanaini et J. Abakamofou, entretien cité.
  • [73]
    « Mobilisation bruyante pour le droit au logement », France-Guyane, 2 mars 2013.
  • [74]
    M. Beausoleil, DRJSCS, 3 avril 2013, entretien en français.
  • [75]
    Dubois (V.), La vie au guichet, op. cit., p. 293.
  • [76]
    Scott (J.), La domination et les arts de résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
  • [77]
    M. Atoena et J. Abakamofou, entretien cité.
  • [78]
    « Bonjour [salutations rituelles], je suis venue chercher mon papier. »
  • [79]
    R. Pikientoe, entretien cité.
  • [80]
    L. Forest, entretien cité.
  • [81]
    Nom donné en français à la langue bushinengué ou ndjuka, souvent péjoratif.
  • [82]
    S. Prignac, entretien cité.
  • [83]
    L. Forest, entretien cité.
  • [84]
    Timothy Mitchell nomme ce processus « encadrement » (enframing) de la réalité : Mitchell (T.), « Everyday Metaphors of Power », Theory and Society, 19 (5), 1990.
  • [85]
    Poole (D.), Das (V.), « State and Its Margins : Comparative Ethnographies », in Poole (D.), Das (V.), eds, Anthropology in the margins of the state, Delhi, Oxford University Press, 2004, p. 20. Elles s’intéressent « aux façons dont les limites conceptuelles de l’État sont étendues et re-fabriquées dans le processus de survie ou de quête de justice au quotidien » (« ways in which the conceptual bounderies of the state are extended and remade in securing survival or seeking justice in the everyday »).
Français

Si les modes de gouvernement de l’État français s’appuient sur des catégorisations des habitants, ces derniers ne sont pas passifs face aux institutions. Cette enquête au guichet a été réalisée non pas aux côtés d’agents institutionnels, mais de demandeuses de logement saint-laurentaises, définies ethniquement comme bushinenguées. Elles associent l’État à une blancheur postcoloniale qualifiée de « bakaa », bien qu’il soit incarné par des agent.e.s d’origines diverses. La socialisation institutionnelle de ces demandeuses combine la revendication d’un droit au logement avec l’idée que l’État « donne » ces logements, en contrepartie de l’action de « marcher », c’est-à-dire d’effectuer personnellement et physiquement des démarches actives et répétées. Cette « marche » vers le logement va à l’encontre des stéréotypes de classe, de race et de genre sur la passivité de ces personnes. Lors de leurs interactions avec les agents, ces femmes se conforment d’un côté aux attendus bureaucratiques bakaa, mais en subvertissent de l’autre certains codes. Elles négocient des arrangements institutionnels, loin des idéaux bureaucratiques.

Clémence Léobal
Clémence Léobal est doctorante en sociologie au Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS) de l’Université Paris-Descartes, et également rattachée à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) de l’École des hautes études en sciences sociales. Sa thèse porte sur la rencontre entre des modes d’habiter transfrontaliers sur le Bas-Maroni, et des politiques urbaines postcoloniales de logement et de délogement à Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane). Elle a publié en 2013 un ouvrage intitulé Saint-Laurent-du-Maroni : une porte sur le fleuve, Paris, Ibis Rouge.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/03/2017
https://doi.org/10.3917/pox.116.0163
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