CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans quelle mesure les pouvoirs publics sont-ils capables d’orienter et de « modeler » les comportements individuels, notamment dans des secteurs de l’action publique qui semblent gouvernés par d’autres logiques que celles escomptées par les gouvernants ? Les dispositifs – ces assemblages d’énoncés, de règles et de calculs – dont ces derniers recommandent l’usage ont-ils des effets conformes à leurs intentions ou débouchent-ils sur des conséquences plus inattendues ? Cet article entend répondre à ces questions en prenant pour terrain d’investigation les politiques éducatives, et en s’intéressant plus particulièrement à une innovation pédagogique, la « mini-entreprise », implantée, depuis le début des années 2000, dans les établissements scolaires français, afin de promouvoir « l’esprit d’entreprise » auprès des jeunes. L’idée selon laquelle le développement des marchés et l’accroissement de la concurrence sont les plus sûrs moyens de produire et de distribuer des richesses, et les meilleurs garants du progrès et de la prospérité s’est imposée en France dans le dernier tiers du XXe siècle, comme dans la plupart des sociétés converties aux principes du libéralisme économique. Les responsables politiques se sont convaincus qu’il ne suffisait pas de mettre en place des politiques structurelles, un cadre institutionnel et un ordre légal approprié pour favoriser l’intensification de la concurrence, mais qu’il était également nécessaire de créer un climat propice au développement, au sein de la population, d’un éthos entrepreneurial – en d’autres termes, d’un certain goût du risque orienté vers la détection et l’exploitation d’opportunités de profit. Des résultats d’enquêtes, de sondages et de comparaisons internationales concluant à la faible appétence des Français pour la création d’entreprise, ont été opportunément brandis par des cercles académiques [1], politiques [2], patronaux [3], journalistiques [4] et technocratiques [5] aux vues et aux intérêts relativement convergents, pour convaincre l’opinion publique du caractère préoccupant du « problème » et de la nécessité de lui trouver une solution. Les gouvernements français, encouragés par l’OCDE [6] et la Commission européenne [7], ont, dès le début des années 2000, entrepris de « réconcilier » les Français avec l’entreprise, et de valoriser « l’entrepreneuriat [8] ». Le système d’éducation et de formation a rapidement été désigné, par les promoteurs de la cause entrepreneuriale, comme le principal responsable du faible engouement supposé des Français pour la création d’entreprise [9]. Et c’est auprès de la jeunesse scolarisée que les pouvoirs publics ont choisi de porter leurs efforts, en formalisant les échanges entre les milieux patronaux et les acteurs éducatifs [10], et en encourageant le développement de projets pédagogiques susceptibles de développer, chez les élèves, de telles dispositions.

2C’est ainsi que le ministère de l’Éducation nationale a décidé d’encourager, en 2004, le développement des mini-entreprises en milieu scolaire, en signant avec une association, Entreprendre pour apprendre, une convention destinée à en promouvoir la mise en œuvre dans le cadre du volume horaire dédié à une nouvelle matière, la « Découverte professionnelle » (DP3) [11], étendue à toutes les classes de troisième dès la rentrée 2006. Cette association, créée par le proviseur-adjoint d’un établissement scolaire de la région Picardie [12], convaincu des bienfaits de la promotion de l’esprit d’entreprise [13], et de la nécessité de développer des méthodes pédagogiques valorisant mieux les capacités des élèves [14], avait elle-même expérimenté quelques années plus tôt ce programme, qui consiste à confier à un groupe d’élèves, placés sous la direction d’un enseignant, la création d’une entreprise « miniature », afin de développer, tout au long de l’année scolaire, un véritable projet de conception, de production et de distribution d’un bien ou service depuis la création de l’entreprise jusqu’à sa clôture. Et c’est à cette même association qu’a été confié le soin d’en promouvoir le développement dans toutes les régions françaises, en coordination avec les responsables d’académies [15]. Près d’un tiers des collégiens ayant choisi comme option la « découverte professionnelle [16] » participait ainsi, en 2013, à un projet de mini-entreprise [17].

3Que sait-on, aujourd’hui, des dispositifs visant à insuffler, chez les acteurs scolaires, un état d’esprit « entrepreneurial » ? Et que sait-on plus particulièrement de ce que les mini-entreprises leur font et de ce qu’ils font des mini-entreprises ? Les chercheurs qui ont analysé, dans une perspective foucaldienne, l’impact des discours (recommandations, préconisations) et des instruments (labels, classements, outils d’évaluation, innovations managériales, etc.) ayant vocation à favoriser, dans le domaine scolaire, le déploiement de la dynamique concurrentielle, ont souligné combien le zèle bureaucratique mis au service de la « rationalité néolibérale » contribuait à vider de sens le travail des éducateurs [18]. En France, les réformes (organisationnelles, curriculaires, pédagogiques) menées par un État « entrepreneur au service des entreprises » auraient ainsi profondément entamé l’autonomie des institutions scolaires, subordonné les savoirs à la logique de « compétence » et rabaissé l’autorité des enseignants [19]. Dans les pays où les gouvernements ont été de longue date convertis aux principes néolibéraux (États-Unis, Grande-Bretagne, Australie, Nouvelle-Zélande), les réformes éducatives auraient également abouti à un enseignement plus standardisé, appauvri, aligné sur les attentes des employeurs. Elles auraient contribué à éroder la fierté d’enseignants soumis au contrôle tatillon des managers des établissements scolaires, et ravalés au rang de simples « travailleurs du savoir [20] ».

4Le regard que portent ces recherches sur les dispositifs de modelage des conduites individuelles aide indéniablement à en déchiffrer la logique, en mettant en lumière l’entrelacs de préconisations et d’incitations dans lequel elles enserrent les acteurs éducatifs. Mais l’intérêt qu’elles accordent aux ressorts globaux des phénomènes observés ou aux contraintes structurelles auxquelles font face les acteurs, plutôt qu’aux conditions concrètes d’appropriation et d’usage de ces instruments, laisse ouverte la question de la capacité de ces dispositifs à « formater » les comportements des acteurs de terrain. D’autant que la sociologie de l’action publique a montré que les finalités prescrites – qu’elles prennent la forme d’énoncés, de « scripts » ou de verrous techniques – n’ont pas grand-chose à voir avec la réalité des pratiques [21], pour des raisons qui tiennent à la fois aux cadres objectifs de l’expérience des acteurs, mais aussi aux stratégies multiformes qu’ils mettent en œuvre pour préserver leur autonomie et leurs logiques d’action. Certes, ces derniers n’ont pas toujours une claire conscience de la manière dont ces dispositifs tendent à orienter, de manière invisible et graduelle, leur conduite – l’intention ayant présidé à leur conception ne se dévoilant, bien souvent, que dans le cours même de leur usage. Mais la familiarité croissante qu’entretiennent les cadres intermédiaires et les acteurs opérationnels, depuis les années 1990, avec ce type d’instruments semble – comme le montrent des recherches récentes [22] – les avoir rendus plus aptes à en décrypter la logique. Ils recourent ainsi de plus en plus à des tactiques susceptibles d’en amoindrir l’impact, les retraduisent dans leurs propres catégories, ou les détournent afin de les conformer à leurs propres intérêts. Gardons-nous donc de penser que ces dispositifs exercent un pouvoir univoque sur les acteurs de terrain.

5Avec les mini-entreprises, on est en face d’un programme pédagogique auquel a été officiellement assigné l’objectif de promouvoir le goût d’entreprendre des élèves. Il n’a pas simplement vocation à développer chez eux des qualités (telles que la créativité, l’esprit d’initiative) dont d’autres pratiques, à caractère artistique, sportif ou associatif, pourraient tout aussi bien encourager l’expression. Il a aussi pour finalité – même si cet objectif est peu mis en avant par les promoteurs du programme de crainte de susciter la contestation – d’apprendre aux élèves à exploiter des opportunités d’affaires, et de leur donner l’idée qu’ils pourraient peut-être, plus tard, se mettre à leur compte [23]. Les enseignants qui se lancent dans la création d’une mini-entreprise ont-ils vraiment le désir de donner le goût d’entreprendre aux élèves, et de susciter chez eux des vocations « entrepreneuriales » ? On peut en douter au regard de ce que l’on sait de la propension des acteurs publics à retraduire dans leurs propres catégories d’entendement les préconisations dont ils sont la cible. D’autant que les rares recherches qui ont été menées sur les mini-entreprises (aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas) montrent qu’elles contribuent surtout à améliorer les relations interpersonnelles des élèves [24], à accroître leur sens des responsabilités et leur confiance [25], et qu’elles en viennent même, parfois, à les décourager de se lancer dans une telle aventure, en leur faisant prendre la mesure des difficultés qui les attendent [26]… Aussi s’est-on lancé dans cette recherche en se demandant si les enseignants et les élèves ne faisaient pas des mini-entreprises tout autre chose que ce qu’escomptaient leurs promoteurs.

6Comment mener l’enquête ? Il nous a paru difficilement envisageable de nous contenter de rencontrer les concepteurs du programme, d’examiner la documentation distribuée aux enseignants, ou de les interroger rétrospectivement sur ce qu’il s’était passé – tout leur travail d’interprétation et de « bricolage » des préconisations du programme nous aurait en effet échappé. Aussi avons-nous opté pour une enquête in situ, dans les établissements scolaires eux-mêmes, pour y observer concrètement, au sein des classes de « découverte professionnelle », ce que les enseignants et les élèves faisaient des mini-entreprises, et ce que ces dernières, dans le même temps, leur faisaient faire. Quatre établissements fréquentés par des élèves issus des milieux populaires et des classes moyennes (cf. encadré 1) – une population comparable à celle qui fréquente les établissements où sont implantées les mini-entreprises – ont été sélectionnés pour mener cette enquête qui s’est déroulée tout au long de l’année 2012-2013.

Encadré 1. Une enquête dans quatre établissements scolaires

Les établissements sélectionnés sont un lycée professionnel (A), implanté dans la cité scolaire d’une ville aisée de province qui recrute surtout ses élèves dans les communes, voisines ou éloignées, du département ; un collège (B) situé à la périphérie d’une métropole, au cœur d’un quartier populaire très densément peuplé ; un collège (C) situé dans une petite ville du Nord de la France, à dominante rurale et ouvrière ; et un troisième collège (D), situé dans une Zone d’éducation prioritaire (ZEP) [27] d’une métropole. L’ensemble formé par ces quatre établissements, très réduit, n’a pas de prétention à la représentativité. Mais il a été choisi afin de diversifier au maximum les caractéristiques des élèves (classes populaires versus mixtes socialement), du contexte d’implantation (zone rurale versus agglomération urbaine) et des professeurs encadrants (jeunes versus expérimentés). Nous avons accédé à ces établissements, soit en contactant directement leur administration (cas A et B), soit en passant par l’entremise de l’association Entreprendre pour apprendre (cas C et D). La démarche d’enquête, justifiée par le souhait d’étudier les conditions de mise en œuvre d’une pédagogie innovante, a été bien accueillie par les enseignants, qui nous ont ouvert les portes de leurs classes. L’enquête a été réalisée tout au long de l’année, de l’automne au printemps. Elle a été menée par l’auteure de cet article pour les établissements A et B, et par Julie Braillon (étudiante de Master en sciences de la société de l’Université Paris-Dauphine pour les établissements C et D), à laquelle ont été fournis des conseils d’enquête et des guides d’entretien afin de favoriser la comparabilité des données produites [28]. De nombreux entretiens, par ailleurs, ont été effectués avec les responsables d’une antenne locale de l’association Entreprendre pour apprendre et leurs animateurs, ainsi qu’avec les enseignants des quatre classes, et les élèves (sur le vif, dans la classe, en aparté ou en petit groupe). Et surtout de longues séquences d’observation des pratiques pédagogiques en classe ont été effectuées tout au long de l’année scolaire [29].

7Notre propos s’articulera en trois temps. On verra, tout d’abord, que l’interprétation du programme des mini-entreprises conduit à valoriser, chez les élèves, des qualités qui ne sont pas sans lien avec celles qu’apprécie le monde entrepreneurial. Mais on découvrira ensuite que la pédagogie participative sur laquelle il repose est mobilisée par les enseignants moins au service du développement du goût d’« entreprendre » des élèves qu’au profit de finalités plus strictement scolaires, et notamment de l’instauration d’une autre relation aux apprentissages. Enfin, on s’interrogera sur les fonctions latentes qu’exerce ce programme, qui, interprété au regard des préoccupations de l’institution scolaire (comment gérer les flux d’élèves ? comment distribuer les places les plus rares ? comment en justifier la répartition ?), et recodé, dans les classes, au prisme des attentes des enseignants (comment capter l’attention des élèves, comment les motiver ?) finit surtout par apparaître comme un instrument d’acclimatation des élèves de milieux populaires à leur orientation future au sein du système scolaire, et partant, à leur acceptation des places que leur réserve le système productif. Mais entrons à présent dans les classes…

Une familiarisation avec le monde entrepreneurial

8En début d’année, les élèves n’ont souvent qu’une idée imprécise du projet auquel ils vont participer. Leur professeur leur en a parlé l’année précédente. D’anciens élèves sont parfois venus témoigner de leur expérience. Certains savent qu’il s’agit de « fabriquer quelque chose », d’autres de « le vendre », d’autres encore de faire un « travail en groupe ». La plupart savent plus ou moins confusément qu’il s’agit d’une « classe pas comme les autres », où ils ne seront pas tenus de rester assis à leur place, d’écrire et d’apprendre, mais où ils feront quelque chose qui sort de l’ordinaire. L’enseignant et, le cas échéant, l’animateur de l’association Entreprendre pour apprendre ou le tuteur de l’entreprise « marraine » qui le seconde dans sa classe dissipent rapidement les interrogations en début d’année en expliquant comment on en vient à créer « une entreprise ».

Innovation et opportunités de profits

9« Pour créer une entreprise, il faut une idée originale ! C’est comme ça que vous allez démarrer votre entreprise ! », lance l’animatrice de l’association Entreprendre pour apprendre. Les élèves sont invités à se livrer à un remue-méninges pour imaginer un produit ou un service original, et à détecter des opportunités marchandes encore inexplorées. Certains suggèrent de créer un porte-clés. « Est-ce vraiment une bonne idée, interroge l’animatrice ? N’y en a-t-il sur tous les marchés, au McDo, et dans la plupart des grands magasins ? » Peut-être pourrait-on en imaginer un qui soit « extensible », suggère un élève, pour pouvoir aisément l’utiliser sans avoir à la détacher de son support ? « Peut-être pourrait-on le personnaliser ? », imagine un autre. D’autres élèves suggèrent une pochette pour téléphone portable. Le débat s’engage autour des avantages et des inconvénients des différents projets. Au terme des échanges, où la mini-entreprise est sans cesse comparée au modèle réduit d’un processus d’innovation (au sens schumpétérien du terme), c’est-à-dire comme le moyen d’acquérir un avantage compétitif en répondant aux besoins du marché, s’impose progressivement l’idée qu’une entreprise ne peut naître que d’un projet original, capable de faire « la différence ».

10Dans un deuxième temps, les élèves découvrent que l’entrepreneur « malin » ne doit pas simplement être capable de détecter une opportunité, mais qu’il doit s’assurer de sa capacité à la faire fructifier, en vérifiant qu’elle est susceptible d’attirer les clients et de rencontrer sa « demande » : « Un entrepreneur qui ferait la même chose que ce que la concurrence fait, eh bien, soutient le tuteur de l’entreprise, la concurrence ils vont s’amuser ! Il faut tâcher de se bagarrer sur des secteurs où la concurrence n’est pas déjà, de faire autre chose, de se distinguer ! » Une étude de marché s’impose : elle permet de s’assurer de l’existence d’une « demande », de vérifier que le produit ou le service sera attractif face à la concurrence et de définir un prix de transaction. Le bien envisagé par les élèves et leur professeur est dès lors rendu calculable. Ce processus de désingularisation, au cours duquel le bien est doté de propriétés objectives (une taille, une forme, un prix), fait entrer, dans la classe, la figure d’un client porteur de « besoins » quantifiables. Il tend aussi à naturaliser le « marché », qui n’est pas présenté comme le produit d’un patient travail de construction, d’enrôlement de partenaires, et de délimitation de frontières [30], mais plutôt comme une « niche » préexistante qu’il va falloir découvrir et conquérir.

Talents et aptitudes individuelles

11Les élèves sont ensuite concrètement confrontés à l’étape de production du bien ou du service choisi. Mais avant de choisir les fournisseurs et les prestataires, de définir les conditions de financement du projet et de rassembler les premiers fonds nécessaires à son lancement, il est nécessaire de répartir les différents postes de la mini-entreprise entre les membres de l’équipe, et d’en désigner tout d’abord les « chefs ». Les élèves sont ainsi invités, dans un troisième temps, à élire, parmi leurs pairs, le « Président-directeur général » (PDG) et le « directeur général » (DG). Rares sont ceux qui osent se porter candidats. Deux d’entre eux, un garçon et une fille, s’y risquent dans la mini-entreprise de l’établissement B (collège d’un quartier populaire dans la périphérie d’une métropole). Invités par le professeur à s’exprimer devant leurs camarades pour les convaincre de voter pour eux, ils se préparent tous deux à l’exercice en griffonnant quelques mots sur un papier : « J’ai quoi comme qualités, Madame ? » demande le garçon à l’animatrice d’Entreprendre pour apprendre, candidat au poste de PDG, et peinant à trouver ses mots pour préparer son discours. « Eh bien cherche ! Quand tu fais une bêtise, tout le monde te suit, quand tu fais quelque chose de bien aussi, non ? Ça s’appelle comment ? » Les deux s’avancent ensuite près du tableau (cf. encadré 2).

Encadré 2. Deux élèves de 3e en concurrence pour le poste de PDG (collège d’un quartier populaire urbain)

Fille candidate au poste de PDG (mère assistante maternelle, père « voiturier »), debout, dos au tableau devant les autres élèves : « Moi je veux être président [rires dans la classe]. Votez pour moi ! » [rires, brouhaha] – Un élève : « Oh, c’est Michelle Obama ! » – « … parce que voilà… je… j’ai envie d’être PDG, je suis plutôt sérieuse, j’ai le sens des responsabilités… mais tout le monde rigole là, arrêtez ! » [tout en riant elle-même]. Animatrice d’EPA : « Non, personne ne rigole, on t’écoute ! Alors, dis-nous, quelles sont tes qualités ? » – « Mes qualités ? Ben déjà je suis plutôt calme, je vais pas m’énerver pour tout, je suis très très patiente ». Ses copines : « Oui, c’est vrai ! » – Un élève : « Mais pourquoi tu veux devenir PDG ? » – « Parce que j’en ai envie. » [embarrassée]. Ce même élève : « Mais pourquoi ? » – Animatrice d’EPA : « Essaie de construire pourquoi tu veux être PDG, dis-nous. » – « Parce que j’en ai envie, ça m’apporterait de l’argent ! » [rires]. Animatrice d’EPA : « Ah vous ne toucherez pas d’argent ! » – « Ben… je serai fière quoi ». – Ses copines : « Oui t’auras de l’assurance ! » – « Oui de l’assurance voilà ». Animatrice d’EPA : « D’accord, merci beaucoup ! Tu peux retourner à ta place » [applaudissements].
Garçon candidat au poste de PDG (père plombier, mère sans emploi), prenant la place de sa camarade qui vient de se rasseoir : « Moi, j’ai pas eu trop le temps d’apprendre ce que je veux dire. [Ton solennel] Je souhaiterais être PDG de l’entreprise parce que ça pourrait m’apporter beaucoup de qualités dans le domaine professionnel. J’ai des facilités, enfin, je suis leader [chuchotements amusés dans la classe], c’est toujours moi qui entraîne les autres. Parfois… pour faire des bêtises c’est vrai [rires dans toute la classe]. Après j’ai… j’ai du charisme, je pense que je pourrais être un bon PDG et puis voilà, votez pour moi ! » – Une élève : « Pourquoi tu veux être PDG ? » – « Parce que ça pourrait m’apporter des compétences ». – Animatrice d’EPA : « Des compétences comment ? » – « Ben être PDG ! [rires dans toute la classe]. Enfin diriger une équipe, des compétences comme PDG ». – Tuteur de l’entreprise : « S’il y a des litiges, vous pensez que vous parviendrez à les résoudre ? » – « Quel genre de litiges ? » Un élève dans la classe : « Des bastons et tout ? » [rires]. Un autre élève : « Des terroristes ? » – « Oui je pense que j’ai les ressources pour. Je m’exprime facilement en public [rires étouffés]. J’ai un leadership. Voilà ça peut servir à beaucoup de choses, voilà, votez pour moi ! » – Une élève : « T’as des défauts ? » – « Ben oui comme tout le monde ». – Animatrice d’EPA : « C’est bien, merci beaucoup ! » [applaudissements nourris – le vote sera finalement largement favorable à sa concurrente et suscitera sa colère : « C’est des vendus, ils me disaient hier : “on va tous voter pour toi !” »].

12Les élèves adhèrent ainsi à l’image, véhiculée par les mini-entreprises, d’entrepreneurs qui doivent avant tout leur réussite à des qualités singulières, faite d’ambition, de volontarisme, de confiance en soi et d’un sens quasi naturel du « leadership ». On est loin, ici, des caractéristiques effectives des individus se lançant dans la création d’entreprise – pour lesquels l’expérience antérieure de la création d’entreprise, la possession d’un certain niveau de qualification ou la présence, dans leur entourage, de personnes installées à leur compte sont déterminantes [31] –, mais plutôt face à la mise en scène d’êtres dotés d’un potentiel qui ne demanderait qu’à s’exprimer. En outre, la phase de création tend à être présentée comme le produit d’une idée préconçue, imaginée par un individu isolé, alors que le processus de découverte et d’exploitation des opportunités marchandes est, on le sait, beaucoup plus « distribué », collectif et tâtonnant que ne le donne à penser le scénario de la mini-entreprise [32].

13Les élèves élus « PDG » et « DG » procèdent ensuite, avec l’aide de leur professeur et de l’animatrice de l’association Entreprendre pour apprendre, aux « entretiens de recrutement » destinés à répartir les différents postes disponibles (responsables financier, commercial, de communication, technique, administratif) au sein de la mini-entreprise. Leurs camarades ont été invités, pour le jour J, à réfléchir au poste qui les intéresse. Ils apportent le CV qu’ils ont rédigé et ont fait un effort vestimentaire – tout comme le professeur qui, pour marquer le caractère solennel de l’événement, arbore veste et cravate. Les filles sont les plus enclines à jouer le jeu. Ayant troqué leur habituel jean et blouson contre un tailleur et des chaussures à talon, légèrement maquillées pour l’occasion, elles exposent en riant, devant leurs camarades-recruteurs, leurs « qualités » et leurs « défauts ». Ces derniers, qui oscillent entre vouvoiement et tutoiement, passent leurs camarades au tamis de formules rituelles (« C’est quoi votre motivation ? », « Pourquoi voulez-vous travailler chez nous ? », « Merci, on vous rappellera ! ») et jaugent leur capacité à occuper les postes demandés.

La découverte d’un collectif de travail

14Enfin, dans un quatrième temps, vient la phase de fabrication du bien ou de réalisation du service. La mini-entreprise connaît alors, au cours de cette étape, une mue importante : elle ne se donne plus à voir comme une équipe dirigée par un « leader » innovant [33], capable de mobiliser une équipe au service de la réussite de son projet ; ni comme une organisation hiérarchisée (conforme à l’idéal-type de l’organisation bureaucratique), dirigée par des « managers [34] » et placée au service d’objectifs spécifiques. Elle prend plutôt la forme d’un collectif humain doté de connaissances et de savoir-faire, et voué à la production d’un bien spécifique. Il s’agit là de l’une des étapes de la vie de la mini-entreprise la plus prisée des élèves.

Savoir-faire et fabrication

15Le professeur du collège de zone rurale, conscient que les élèves affectés à de simples tâches financières, administratives ou commerciales risquent d’être frustrés de ne pouvoir utiliser les machines et travailler de leurs mains, a décidé d’instaurer, entre tous les élèves, une rotation des places aux postes techniques. Il sait, par expérience, qu’une fois que ses élèves auront goûté à la fabrication du support à clés en bois qu’ils ont imaginé, leur enthousiasme sera tel qu’il sera difficile de les en détacher : « La fabrication, affirme-t-il, c’est ce qui leur plaît vraiment. » Les élèves créent tout d’abord un prototype, puis, une fois ce dernier mis au point, se lancent dans une fabrication à plus grande échelle, en utilisant les matériaux, outils et machines qu’ils ont eux-mêmes achetés grâce aux « avances remboursables », ou ceux qui sont à leur disposition dans les ateliers de technologie : « Souvent, on est un groupe de trois-quatre sur quelque chose, donc à peindre, à scier la planche, à faire la forme. Et en fait, tout le monde passe à tous les ateliers » (fille, en 3e, PDG de la mini-entreprise, collège implanté en zone rurale).

16Jusque-là plongée dans un univers peuplé d’êtres, de procédures et de calculs liés au marché (compte en banque, étude de faisabilité, argumentaire de vente, coût de revient, seuil de rentabilité, cahier des charges, etc.) et dans un monde gouverné par des règles administratives et comptables (budget prévisionnel, bons de commande, relevés de comptes, factures) [35], la mini-entreprise bascule alors du côté de ceux sans lesquels les « PDG », les « DG », ne seraient rien : c’est-à-dire du côté des élèves (les plus nombreux) qui, par leur travail, leurs astuces, leur imagination, leur intelligence technique et leur sens du collectif, contribuent à la production de la valeur. Et ces derniers apprécient : on peut « apprendre à se servir de ses mains » (garçon se destinant à un CFA boucherie), « Je préfère plus la technologie, je préfère plus travailler sur les objets, tout ça, en construction. Comptable, tout ça… ça m’intéresse pas trop » (garçon, collège rural). Et même si l’asymétrie des relations managers-employés et le caractère subordonné de la relation de travail sont largement passés sous silence par les animateurs d’Entreprendre pour apprendre et par les professeurs – n’évoquant à aucun moment la question du salaire, des conditions de travail ou d’éventuels conflits –, même si la mini-entreprise tend à être présentée comme un collectif uni autour de valeurs communes – « Y’a des ouvriers. Y’a le directeur, et puis ceux qui l’aident. Ils travaillent pour des autres gens, pour vendre leurs services » (garçon, service « administratif », collège rural) –, ce sont bien les élèves « employés » qui, après une longue phase ayant donné la part belle aux « directeurs », reprennent le contrôle des opérations et font avancer la mini-entreprise.

17Cette expérience modifie-t-elle l’appréhension que les élèves ont des entreprises ? Les conduit-elle à adhérer à la vision, relativement héroïsée, d’un « entrepreneur » défiant les risques, bousculant les conventions, et affrontant avec confiance l’incertitude ? Certes, les élèves se familiarisent avec la détection d’opportunités d’affaires, avec le défi qui consiste à agencer des ressources disponibles dans un tout cohérent, et s’inscrivent dans une logique de « projet [36] », caractéristique d’une société qui a fait de la concurrence interindividuelle un nouvel art de gouverner. Mais, au final, ils font peu le lien entre leur projet et le monde des entreprises en général – dont ils n’ont, souvent, qu’une vision floue et lointaine, et ne connaissent que des figures familières (l’épicier du quartier, l’entreprise de plomberie dans laquelle le grand frère a fait un stage) ou valorisées par les groupes de pairs (les grandes entreprises de marques de vêtement ou de restauration collective). Si les élèves issus des strates supérieures des professions intermédiaires, des milieux commerçants et artisans, et (plus rarement) des classes supérieures, s’identifient volontiers à la figure du chef d’entreprise, en revanche les élèves d’origine populaire ou issus des petites classes moyennes que nous avons rencontrés (les plus nombreux) s’identifient plutôt aux fonctions secondaires ou aux postes plus subalternes. L’idée qu’ils puissent un jour se mettre à leur compte en créant leur propre affaire ne semble même pas leur venir à l’esprit.

Organisation et relations d’interdépendance

18Ce qui frappe ces derniers, c’est non seulement le caractère formel et hiérarchisé de la mini-entreprise, mais aussi la complexité de la division du travail qui y règne, et les relations d’interdépendance que génère le processus de production : « Une mini-entreprise, explique ainsi une élève, ça nous apprend qu’on a besoin de tout le monde pour avancer, parce que s’il y en a un qui ne travaille pas, ça retarde tout le monde » (fille, 1re pro, responsable de la communication, lycée professionnel) ; « C’est savoir travailler en groupe tout en avançant sans problème » explique un autre (garçon, DG, collège ZEP). Mais cette appréhension, inédite, de la dimension organisationnelle des relations de travail, loin d’intimider les élèves, semble au contraire les rasséréner. Ils savent, en effet, par « procuration » – au travers de l’expérience de leurs parents ou de leurs frères et sœurs plus âgés – les difficultés du monde du travail, et redoutent d’y être confrontés. Leur participation à la mini-entreprise leur permet d’entrevoir certaines des contraintes auxquelles ils seront ultérieurement exposés : être en concurrence avec d’autres sur les mêmes postes, devoir négocier avec les attentes et les intérêts d’autres individus, respecter la division formelle du travail, se soumettre à une hiérarchie. Elle leur donne ainsi le sentiment de disposer, avant les autres, de repères facilitant leur orientation dans le monde du travail :

« On apprend beaucoup de choses. Les métiers aussi, je ne savais pas que ça existait tout ça, je ne savais pas qu’il y avait une personne pour ceci, une personne pour cela, et donc on voit que si on aime bien ce métier, on pourra le faire plus tard, on saura déjà comment ça fonctionne » (fille, en 3e, père « dans le gardiennage », mère sans emploi, collège d’un quartier populaire).
« [Dans la mini-entreprise,] j’ai appris que… déjà, l’avenir, ça allait pas être facile comme on le pensait, que pour trouver du travail, ce sera plus difficile que ce qu’on pensait, et qu’il va falloir se motiver à fond pour réussir ce qu’on veut faire. J’ai appris… ben, j’ai appris plein de trucs sur l’avenir » (fille, en 3e, collège de zone rurale à dominante ouvrière).
La mini-entreprise ne fait pas que leur ouvrir les yeux sur le monde du travail. Elle contribue surtout à transformer leur rapport au savoir et à l’institution scolaire. Car les enseignants y voient surtout un projet dont la pédagogie participative peut leur permettre de restaurer le lien distendu entre les jeunes et l’école, et de leur redonner le goût des apprentissages.

Un autre rapport aux apprentissages

19La mini-entreprise, en effet, offre des marges de liberté et d’autonomie inédites qui rompent avec l’ordinaire des relations scolaires. Elle semble, de ce point de vue, moins être mise au service des attentes des acteurs entrepreneuriaux qu’au service des aspirations des acteurs éducatifs – et notamment des professeurs, trop heureux de pouvoir mobiliser d’autres méthodes, de « rendre moins visibles les difficultés des élèves [37] » et d’échapper, pendant un temps, au carcan de la forme scolaire [38] : « Pédagogiquement, je trouve cela absolument magique et c’est immédiat », explique ainsi un professeur.

Liberté, autonomie et esprit coopératif

20Les élèves apprécient tout d’abord la liberté dont ils jouissent et la confiance que leur accordent les enseignants : « Tout à l’heure, elle [le professeur] m’a laissé dans la salle pendant qu’elle était descendue, ça nous donne plus envie. » Leur parole a de l’importance : « Les idées, elles sont venues de nous-mêmes » (fille, en 3e, responsable administrative, collège de ZEP) ; « On peut s’exprimer comme on veut, comme on pense. Il n’y a pas de tabou sur ce qu’on dit » (fille, en 2de, responsable administrative, lycée professionnel). Ils peuvent se regrouper par affinités, circuler d’un point à un autre de la classe en fonction de leurs activités : « En classe, tu travailles, tu travailles beaucoup, [alors] que dans la mini-entreprise, en fait, t’es libre. C’est toi-même… Tu pars dans tous les sens, tu vas de gauche à droite » (fille, classe de troisième, directrice du service technique, collège de ZEP). Les élèves peuvent plus facilement prendre la parole – quand l’école incite plutôt à l’adoption d’une posture d’écoute passive. Ils s’autorisent à interpeller l’enseignant, davantage vu comme un animateur que comme le dépositaire d’un savoir : « Y’a pas de cassure entre l’élève et le prof, y a pas de limite sur la pensée, sur l’expression. On peut exprimer ce qu’on veut, dire ce qu’on pense » (garçon, PDG, terminale pro, lycée professionnel). Le travail collectif, fortement encouragé, permet à chacun de trouver sa place et d’avoir le sentiment de contribuer à la production d’une œuvre commune. L’entraide et la coopération, valorisées, tranchent avec l’esprit de concurrence auquel les oblige, en temps ordinaire, la compétition scolaire : « Y’a pas quelqu’un de bête, ou d’intelligent, on est tous pareils ici, on est dans le même wagon, et… tout le monde est là pour chacun. Tandis qu’en classe, c’est chacun pour soi » (fille, responsable administrative, collège de ZEP). Bref, comme le disent sans détour les élèves : « On a envie d’y aller, c’est pas comme dans un cours » (Idem).

Des savoirs pratiques

21Les différentes phases du projet permettent également de mettre en pratique, dans des situations concrètes, les apprentissages scolaires. La vente des « avances remboursables » (euphémisme désignant les actions) donne lieu à des calculs relativement simples, lors des opérations avec des fractions. « L’étude de marché », qui repose sur une enquête auprès d’un échantillon contrasté de clients potentiels, recrutés dans l’entourage scolaire, amical et familial, permet de tester les savoirs rédactionnels (lors de la confection du questionnaire) ainsi que les savoirs mathématiques relatifs aux répartitions des effectifs en pourcentage (lors de la synthèse des résultats). La rédaction de la lettre de motivation sollicite également les compétences rédactionnelles. Tout comme les nombreux comptes rendus de séances réclamés aux élèves par les professeurs pour garder une trace des activités réalisées. La tenue des comptes de l’entreprise familiarise les élèves avec des notions fondamentales de comptabilité : « Je suis dans la finance, membre du service financier, on compte l’argent qui rentre et on essaie de voir combien d’argent on a dépensé, c’est moi qui est responsable de l’argent […] avant, j’étais en compta donc je sais comment faire » (garçon, élève de 1re, lycée professionnel). La rédaction de l’argumentaire de vente repose également sur des techniques de vente enseignées aux élèves de bac pro se destinant à la vente et au commerce : « On a appris pour l’argumentaire de vente la méthode du Soncas, les lettres elles veulent toutes dire un truc : le S c’est sympathie, le O orgueil, le N nouveauté, C c’est confort, A c’est argent et S sécurité » (fille, 3e, employée commerciale, collège de quartier populaire urbain). Enfin, la recherche de ressources extérieures auprès des entreprises du bassin d’emploi ou auprès des commerces situés aux alentours sollicite également le sens du contact, le culot relationnel et la débrouillardise des élèves.

Estime de soi et reconnaissance

22Ces activités sont appréciées des élèves se destinant à la filière professionnelle, qui y voient une opportunité de modifier l’image dépréciée dont elle souffre : « Les généraux [élèves inscrits dans la filière générale du lycée] nous voient comme des gens qu’on sait pas quoi faire, comme des incultes alors que loin de là ! Ils ne se mélangent pas à nous par fierté et par réputation, il y a toujours un mauvais œil sur le pro, on les répulse soi-disant » (garçon, PDG, élève de seconde pro, ville moyenne). Et pour ces élèves, l’activité à laquelle ils participent est l’assurance d’une fierté retrouvée : « Ils voient bien maintenant ce qu’on peut faire et ce qu’on sait faire » (fille, directrice de communication, seconde professionnelle). Ils trouvent ainsi dans cette expérience le moyen de se distinguer aux yeux des autres élèves et de gagner en reconnaissance. Leur appartenance à la filière professionnelle n’est pas éprouvée comme une relégation, mais comme un choix revendiqué, un moyen de défendre leur autonomie, à l’instar des garçons de milieux populaires qu’avait rencontrés Paul Willis [39] : « Moi je vois bien, mes copines, en général [filière générale], elles sont un peu perdues. Elles ne sont que dans la théorie, pas dans la pratique. C’est parce que les parents ils leur ont dit : “tu fais ça”. Mais ça ne leur va pas. Les patrons, eux, la formation qu’ils attendent, c’est de la pratique. Au final, on a plus de qualification qu’eux » (idem). Quant aux élèves qui se destinent à la filière générale, ils découvrent tout le plaisir, sensoriel et intellectuel, d’un travail technique qui les mobilise totalement [40] : « On s’est rendu compte que ceux qui sont intellos et qui ont de bonnes notes s’épanouissaient plus en faisant des choses techniques. Ça, c’est bien et dommage à la fois, parce que c’est quelque chose qui n’est pas valorisé par le système scolaire » (professeur d’histoire-géographie, collège d’un quartier populaire urbain). Et comme les conditions de notation classique sont, dans le cadre de la mini-entreprise, complètement suspendues — « Je note en plein, pas en creux » explique-t-il ; « il faut qu’ils se sentent récompensés » explique un autre professeur (de sciences physiques), les élèves développent un rapport moins anxiogène à l’expérience scolaire.

23La mini-entreprise contribue donc à réconcilier des élèves avec l’école. Mais elle les conduit toutefois, dans le même temps, à accepter les places que le système scolaire – et partant, le monde social – leur réserve. Car les mini-entreprises qui, en principe, sont ouvertes à tous les élèves, sont, dans les faits prioritairement réservées à certains d’entre eux.

Un instrument implicite de sélection scolaire et sociale

24Tout d’abord, les créneaux horaires auxquels sont programmés les enseignements de « découverte professionnelle » coïncident généralement avec ceux des matières les plus sélectives – telles que le latin, le grec ou les langues vivantes à horaire renforcé. La « découverte professionnelle » apparaît ainsi comme le pendant, pour les élèves faibles scolairement, des matières destinées aux « très bons ». Depuis la création du collège unique (en 1975), le système scolaire français a progressivement substitué à une gestion différenciée des élèves par les structures, une gestion différenciée des élèves par le recours à des « classes de niveau » et à des contenus pédagogiques spécifiques [41]. La « découverte professionnelle », et les projets de mini-entreprises qui y sont développés, apparaissent ainsi comme une pièce supplémentaire de ce mécano complexe d’options, sans cesse raffiné depuis une quarantaine d’années, qui autorise le « tri » des élèves en fonction de leur niveau et de leurs chances supposées de réussite scolaire. Les professeurs que nous avons rencontrés le reconnaissent à demi-mot. La « découverte professionnelle » et les mini-entreprises sont avant tout destinées aux élèves en difficulté scolaire et constituent une voie de préorientation en filière professionnelle : « S’il y a un élève qui a… qui s’oriente vers une seconde générale, avec une moyenne élevée, c’est peut-être pas forcément évident ou utile de le mettre en DP3 » confie l’un d’entre eux (professeur de sciences physiques, collège rural). Les élèves eux-mêmes ne s’y trompent pas. Les jeunes plutôt faibles ou moyens scolairement, qui envisagent de poursuivre leur scolarité dans un lycée professionnel entrevoient, plus ou moins confusément, que la « découverte professionnelle » leur est surtout destinée. À l’inverse, dans les établissements plus aisés, la mini-entreprise est considérée comme une parenthèse dans le cursus scolaire, comme une simple fenêtre ouverte sur une réalité méconnue – certains parents ayant jugé le terme de « professionnel » embarrassant au point de demander que la « découverte professionnelle » soit rebaptisée « découverte du monde de l’entreprise ».

Le choix d’élèves « sérieux »

25Autre marque du caractère à la fois sélectif et ségrégatif de ce programme scolaire : la mini-entreprise n’est pas ouverte à tous ceux qui souhaitent en faire partie. Les places sont contingentées. Et les élèves y font l’objet d’une sélection non dite, qui n’échappe à personne : « Faut quand même être un minimum sérieux, explique ainsi une élève (PDG dans la classe du collège rural), parce que quand même, quand on fabrique, y a des objets dangereux, donc faut être sérieux, faut pas faire le bazar. » Parmi les quatre établissements étudiés, un seul (le collège de ZEP), a fait le pari de la mixité scolaire et sociale (en mélangeant élèves de SEGPA [42], de filière générale « normale », et de classes « bilangues ») [43]. Les trois autres établissements ont fait le choix d’un recrutement plus homogène en termes de niveau scolaire (mélangeant élèves faibles et moyens). Tous les quatre, en revanche, ont fait du « sérieux » des élèves leur critère privilégié de recrutement. La désignation des élèves s’est globalement moins faite sur l’appréciation des résultats scolaires que sur celles de leur capacité à se conformer aux normes scolaires (ponctualité, assiduité, maîtrise de soi, engagement minimal dans les activités collectives), des qualités dont la maîtrise précoce constitue, aux yeux de ces enseignants qui estiment l’école insuffisamment ouverte sur les « réalités » du monde social, une garantie d’insertion professionnelle : « On nous demande de plus en plus de former des travailleurs, explique l’un d’entre eux (professeur d’histoire-géographie, collège d’un quartier populaire), pas que des élèves qui réfléchissent, ils sont quand même destinés à aller dans le privé » ; « Dès qu’ils vont arriver dans un climat professionnel, par exemple devant un patron, ils vont devoir s’adapter, peut-être en 10 minutes, un quart d’heure, donc [la mini-entreprise permet de] leur enseigner ce changement d’attitude » (professeur de sciences physiques, collège rural). La mini-entreprise apparaît donc moins comme le creuset de vocations entrepreneuriales que comme un lieu d’apprentissage des normes comportementales valorisées par les employeurs, et par là même, d’une certaine forme de docilité sociale.

Une distribution des postes socialement hiérarchisée

26La répartition des élèves entre les différents postes offerts par la mini-entreprise, une fois qu’ils y sont admis, contribue également à réactiver les différenciations et les hiérarchies sociales. En effet, les postes les plus élevés (ceux de directeurs plutôt que ceux d’employés), et les fonctions les plus nobles (financières ou commerciales plutôt qu’administratives ou techniques) sont plutôt affectés aux élèves réputés meilleurs scolairement (même s’ils sont « moyens »). La répartition des élèves dans la mini-entreprise apparaît, de ce point de vue, comme le décalque, dans l’univers scolaire, des couples binaires et des polarisations symboliques de l’espace social (intellectuels/manuels ; conception/exécution ; abstrait/concret). Témoin de la force de ces oppositions : la répartition des postes est autant le produit du jugement porté par les élèves-recruteurs (PDG et DG) sur leurs camarades, que celui de l’ajustement des élèves les plus marginalisés scolairement aux attentes de l’institution scolaire. Car ces derniers émettent souvent des vœux ajustés à leur position scolaire (comme ces cinq élèves de SEGPA demandant initialement à être affectés au service technique), ou finissent par se conformer à ce qu’on attend d’eux (cf. encadré 3).

Encadré 3. Une session de recrutement (collège d’un quartier populaire urbain)

Recruteurs : des élèves qui viennent d’être élus PDG (une fille, père assistante maternelle, père « voiturier ») et DG (un garçon, père plombier, mère sans emploi) par leurs pairs. Ils sont secondés par l’animatrice de l’association Entreprendre pour apprendre.
Contexte : le rendez-vous a lieu derrière un paravent dressé dans un coin de la salle de classe, autour d’un bureau.
– Élève DG : « Suivant ! » – Arrivée de l’élève candidat [garçon assez timide, plutôt faible scolairement, père manutentionnaire, mère au foyer] : « Bonjour ». – Élève DG : « Bonjour, vous postulez pour quoi ? » – « Pour le service financier ». – DG : « Et pourquoi vous et pas quelqu’un d’autre ? » – « Eh bien, parce que… [embarrassé] c’est pas pour paraître prétentieux, mais parce que je m’y vois bien, j’aime bien les chiffres ». – PDG : « Oui, c’est pas plutôt pour être avec votre petite amie, non ? » – « Ah euh… non » [rires] ! – PDG : « Et vous voulez pas être autre part ? » – « Ben… peut-être le service technique ». – DG : « Vous savez faire quoi ? » – « Je peux dessiner, faire des dessins ». – DG : « D’accord, bon ben merci beaucoup, on vous recontactera ! » – Animatrice : « Ah eh bien c’est rapide ! » – DG : « Ah oui… »
– Discussion entre les recruteurs (une fois le candidat parti) : Animatrice : « Vous le voyez où ? » – DG : « Dans le financier oui ». – PDG : « Moi, je pense pas qu’il soit bien pour le service financier » – Animatrice : « Il a dit qu’il aimait bien le service technique aussi. Vous pouvez peut-être le mettre sur le technique, sur le créatif ? » – DG : « En tant que directeur ou en tant qu’employé ? » – Animatrice : « Je pense que vous pouvez faire un encart créatif-technique rien que pour lui [dans l’organigramme] » – PDG : « Moi, je pense qu’il faut pas le mettre dans le financier parce que même s’il le dit, il n’est pas fort en chiffres ». – DG : « Bon alors on le met quoi, en service technique ? » – PDG : « Ben oui. » – Animatrice : « Et vous le mettez en tant que quoi, directeur ou employé ? » – DG : « Ben plutôt employé. Voilà. Suivant ! »
Les deux recruteurs et l’animatrice : « Bonjour ! » – Nouvelle candidate [réputée plutôt sérieuse, moyenne scolairement, père travaillant « dans la logistique », mère puéricultrice] : « C’est moi ! » [rires] – Animatrice : « Ça commence bien ! » [ton complice]. – « Bonjour, on peut se serrer la main ? »… – Élève PDG : « Vous vous présentez ? » – « Ben je m’appelle L. J’habite à G. Je serais intéressée pour le service commercial. En tant que directrice. Voilà ça m’intéresse beaucoup de vendre des projets » – Élève PDG : « Et c’est quoi vos qualités ? » – « Ben je pense que j’aime bien le contact, je pense être fonceuse. Puis ça m’intéresse beaucoup de vendre des produits… » – Élève DG : « Oui, mais pourquoi ce serait vous et pas quelqu’un d’autre ? » – « Ben parce je ne suis pas timide ! » – Animatrice : « Y’en a d’autres qui ne sont pas timides hein… » – « Ben oui, mais moi je peux parler facilement avec les autres, enfin voilà. » – Élève DG : « T’es décontractée » – « Voilà ». Élève DG : « Tu veux ajouter autre chose ? » – « Non » – L’animatrice : « Et tu te verrais dans un autre service ou pas ? » – « Mmh… ben après peut-être que le marketing, je me verrais bien. » – Élève PDG : « Directrice, tu te verrais bien ? » – « Ben oui, directrice ça me dirait bien ». – Élève DG : « Plutôt marketing ou commercial, alors ? » – « Ben plutôt commercial vu que je suis venue pour commercial ». – Élève DG : « Bon ben merci beaucoup. On vous recontactera ! » – « Merci à vous. Au revoir ! »
– Discussion entre les recruteurs (une fois la candidate partie) : PDG : « Bon, on la met en quoi ? » – DG : « Ben marketing ? » – Animatrice : « Attention, si vous lui dites que vous la mettez à un endroit, il faut pas la mettre ailleurs… » – Élève DG : « Oui, mais on ne peut pas mettre n’importe qui n’importe où ». – Animatrice : « Vous choisirez une fois que vous aurez vu tout le monde. Peut-être qu’elle peut être à la fois en commercial et en marketing. »

27Le processus de recrutement tend ici tout autant à valoriser les connaissances reconnues collectivement (comme la maîtrise des « chiffres ») que des qualités singulières appréciées des employeurs [44] – la capacité à écouter, à s’exprimer, à se présenter, à s’adapter à des situations variées, à travailler en équipe. Si la mini-entreprise entretient l’image relativement enchantée d’un marché du travail accessible à tous, où nul n’est évincé de la course à l’emploi, où chaque demandeur trouve un poste à sa mesure, elle réactive, dans le même temps, toute la violence des rapports sociaux, en s’appuyant sur des critères scolaires qui fonctionnent comme autant de rappels au respect des divisions et des hiérarchies propres au monde social.

Un bénéfice cognitif incertain

28La sociologie de l’éducation a depuis longtemps montré, à l’instar de Jean-Pierre Terrail [45], que les enseignants placés face à des élèves d’origine populaire avaient tendance à s’ajuster au niveau supposé de leurs élèves, en modérant leurs exigences scolaires, et en faisant du cours moins un moment de transmission de savoirs qu’un moment visant à favoriser l’expression et la créativité des élèves. On peut se demander, à la lumière des observations que nous avons faites en classe, si l’usage des mini-entreprises par les enseignants ne tend pas à renforcer cette inclination. Certes, l’engagement des élèves dans des activités peu codifiées, sans cesse négociées, requérant de leur part désir, imagination et coopération, contribue indéniablement à accroître leur estime de soi – « on a mûri, je sais pas… je sais pas pourquoi, j’ai l’impression ! » dit un élève –, et facilite probablement l’instauration d’un rapport plus heureux aux apprentissages [46]. Des recherches menées outre-Manche ont ainsi montré que le succès des mini-entreprises s’expliquait en grande partie par l’attrait qu’exerçait, sur les enseignants, leur pédagogie active, répondant mieux que les méthodes traditionnelles aux aspirations des élèves [47]. Mais comme c’est moins la dimension cognitive du travail en classe qui est visée que le renforcement de la « motivation » des élèves, on peut s’interroger, au terme de cette expérience, sur la réalité de leurs acquis. Certains élèves avouent d’ailleurs s’être « ennuyés », en cours d’année, et ne pas avoir appris grand-chose : « Moi, je croyais pas que c’était ça, c’est pas que je suis déçue, mais je conseillerais pas trop [aux élèves de 4e] de faire ça » (fille, 3e, collège en périphérie urbaine). Certes, les exercices auxquels se livrent régulièrement les élèves sont l’occasion de mobiliser des savoirs disciplinaires et de les transférer dans une activité extrascolaire – capacité qui, si l’on en croit les comparaisons internationales [48], n’est pas le fort des élèves français. Mais, là encore, c’est la dimension instrumentale, opératoire, des savoirs disciplinaires (calculer pour mesurer d’éventuels besoins, écrire pour interroger des individus, rédiger pour convaincre, etc.) qui est ici valorisée, et non l’importance que ces savoirs revêtent pour l’acquisition d’habitudes de pensée et de modes de raisonnement permettant aux élèves de mieux appréhender la société dans laquelle ils vivent, de s’y situer et de gagner en distance critique. Aussi peut-on se demander si cette pédagogie douce, requérant peu d’efforts de la part des élèves, ne risque pas, à terme, de les desservir. Les professeurs semblent globalement convaincus de ses bienfaits – « Ils s’expriment mieux à l’oral, ça leur fait vraiment du bien » (professeur du collège en périphérie urbaine), « On les amène à progresser en termes de savoirs, savoir-faire, savoir-être » (professeur du collège de ZEP) –, mais certains d’entre eux se prennent à en douter (« Finalement, ils sont assez fidèles à ce qu’ils sont en cours », idem), au point de s’interroger sur le sens de leur métier : « Être un bon prof maintenant, c’est savoir canaliser sa classe, j’ai l’impression que notre métier, ce n’est plus que ça, et que la connaissance, c’est la cerise sur le gâteau » (professeur de commerce et vente, lycée professionnel).

29Doit-on appréhender la création de mini-entreprises en milieu scolaire comme un instrument de production d’un nouvel éthos entrepreneurial ? Comme un moyen d’inculquer à la jeunesse scolarisée des réflexes de pensée et d’action lui permettant d’être plus innovante, plus autonome et plus responsable ? Comme un moyen de s’adapter aux exigences d’une société encourageant chacun à se prendre davantage en charge soi-même ? L’enquête que nous avons menée auprès de quatre établissements dans lesquels ont été créées et développées des mini-entreprises montre que ces projets, loin d’acclimater les élèves à des réflexes de pensée et d’action entrepreneuriaux, ont surtout pour effet de les conduire à accepter les divisions et les hiérarchies du monde scolaire, et dans le même temps, à accepter les places que leur réserve le système productif. La mini-entreprise apparaît en effet, par le jeu de sa programmation dans l’emploi du temps des élèves (qui interdit de facto aux « meilleurs » de s’y inscrire), par la sélection à laquelle elle donne lieu (qui écarte les plus rebelles [49]), et par la pédagogie expressive sur laquelle elle s’appuie, comme un instrument d’aiguillage des enfants des milieux populaires et des « petites » classes moyennes réputés les plus « sérieux » vers les filières professionnelles, là où ils ne risquent pas de concurrencer les autres élèves (ceux des strates supérieures des classes moyennes et des classes supérieures) dans l’accès aux places les plus rares et les plus convoitées des lycées. L’objectif, cher aux promoteurs des mini-entreprises, de « pédagogie économique [50] » et d’ouverture vers un « entrepreneuriat » présenté comme une autre voie de salut social, est ainsi retournée par le système scolaire en une logique de préparation subjective des enfants des milieux populaires et des strates inférieures des classes moyennes à l’occupation des places subalternes offertes par le salariat. La mini-entreprise apparaît ainsi comme un révélateur, en creux, des contradictions du système d’enseignement secondaire français qui s’interdit (depuis la mise en place du collège unique) de pratiquer une différenciation précoce des élèves, mais qui n’a cessé, dans les faits, d’inventer des instruments permettant de réinstaurer l’homogénéité des classes à laquelle aspirent les familles des catégories sociales supérieures, en évinçant précocement les autres élèves du lycée fréquenté par leurs enfants. On le voit, la volonté des décideurs publics et les moyens qu’ils mobilisent pour influer sur l’état d’esprit et les conduites des individus sont de peu de poids face aux logiques d’un système institutionnel relativement autonome. Les changements escomptés ont peu de chances d’advenir, surtout quand ils s’appuient sur des dispositifs labiles que les acteurs de terrain peuvent facilement s’approprier au service de finalités qui leur sont propres.

Notes

  • [1]
    Notamment la London School of Economics et le Babson College (États-Unis), dont un collectif de chercheurs publie chaque année, depuis 1999, le « Global entrepreneurship Monitor » (GeM). L’École de management de Lyon est partenaire du projet, pour le volet français de l’étude, depuis ses débuts.
  • [2]
    Le rapport du Haut Comité Éducation-Économie remis au ministre de l’Éducation nationale (René Monory), en 1987, préconisait déjà un renforcement des relations entre l’école et les entreprises.
  • [3]
    Cf. entre autres, MEDEF (Mouvement des entreprises de France), Contribution au débat sur l’avenir de l’école, 16 février 2004.
  • [4]
    Notamment la presse économique et financière, cf. Duval (J.), Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Paris, Le Seuil, 2004.
  • [5]
    La direction générale « Entreprises » de la Commission européenne réalise sur ce thème des enquêtes – déléguées à la DG « Éducation et culture » – depuis 2000, avec son « baromètre européen sur l’entrepreneuriat ». La France s’y classe régulièrement dans le groupe des pays réputés les plus averses aux risques, et les moins enclins à tirer profit des échecs.
  • [6]
    Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), Stimuler l’esprit d’entreprise. La stratégie de l’OCDE pour l’emploi, 1998.
  • [7]
    Commission européenne, DG Entreprises, Vers la création d’une culture entrepreneuriale. Promouvoir des attitudes et des compétences entrepreneuriales au travers de l’éducation. Guide de bonnes pratiques, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2004 ; Commission européenne, DG for Enterprise and Industry, Best Procedure Project. Mini-Companies in Secondary Education, 2005.
  • [8]
    Abdelnour (S.), « L’entrepreneuriat au service des politiques sociales. La fabrication du consensus politique sur le dispositif de l’auto-entrepreneur », Sociétés contemporaines, 89 (1), 2013.
  • [9]
    La responsabilité du système scolaire français a par exemple été d’emblée pointée par le Global Entrepreneurship Monitor : « L’enseignement primaire et secondaire ne constitue guère un terreau fertile à l’entrepreneuriat : le système éducatif primaire et secondaire n’encourage pas l’esprit de créativité et d’initiative ; il ne dispense pas les notions nécessaires à la compréhension de la vie des affaires ; et les élèves ne sont pas suffisamment sensibilisés à l’entrepreneuriat », cf. Volery (T.), Servais (I.), Rapport sur l’entrepreneuriat en France, 2000, p. 7.
  • [10]
    Telles que la « semaine école-entreprise » ou l’opération « Les boss invitent les profs » du MEDEF, cf. Rozier (S.), « Agir par et pour l’entreprise sur le terrain scolaire : le cas de l’action collective patronale dans le domaine de la production, de la transmission et de la certification des savoirs », in Offerlé (M.), dir., L’espace patronal français : acteurs, organisations, territoires, rapport de recherche DARES (direction de l’animation, de la recherche et des études statistiques), ministère du Travail et des Relations sociales, 2011.
  • [11]
    Dite « DP3 », car assortie d’un volume horaire de trois heures par semaine. La feuille de route pédagogique adressée aux enseignants indique qu’elle a vocation à faire « découvrir [aux élèves] des métiers et des activités professionnelles, des organisations, et des lieux et des modalités de formation », cf. « Texte national d’orientation pédagogique », Annexe de l’arrêté du 14 février 2005.
  • [12]
    Il explique avoir répondu positivement, en 2000, à la proposition d’un père d’élève de créer une mini-entreprise dans son établissement. Il a ensuite adhéré à l’association qui en était la promotrice (association Jeunes entreprises, émanation de la fédération du même nom qui se donnait pour objectif, depuis 1987, de construire des passerelles entre le milieu scolaire et les milieux économiques). Puis il a décidé de pérenniser cette expérience, en créant l’association Entreprendre pour apprendre, dont il a pris la présidence. Il a rapidement été rejoint par un ancien économiste-urbaniste, alors responsable d’une structure locale d’aide à la création d’entreprise, qui est devenu le trésorier de l’association. Cette dernière a adhéré au réseau international « Junior Achievement Young Enterprise mini-company », une ONG d’origine américaine, Young Enterprise Project (YEP), dont la branche européenne revendique aujourd’hui plus de trois millions d’élèves et d’étudiants, à travers une quarantaine de pays ; cf. Sukarieh (M.), Tannock (S.), « Putting School Commercialism in Context : a Global History of Junior Achievement Worldwide », Journal of Education Policy, 24 (6), 2009.
  • [13]
    « Si on a des créateurs de richesses, des gens bien dans leur peau, on aura un dynamisme et des solidarités plus grandes encore », entretien 12 juin 2008, Amiens. Ce point de vue rappelle la théorie libérale dite du « ruissellement », qui part de l’idée que l’enrichissement des plus riches finit par profiter au plus grand nombre.
  • [14]
    « La grande force du programme c’est qu’on fait faire, on n’est pas seulement dans le discours, les jeunes ne sont pas uniquement en position de recevoir, d’écouter, d’emmagasiner, mais ils apprennent par la pratique, et ça c’est la plus belle des pédagogies », ibid.
  • [15]
    Les mini-entreprises ont été plus rapidement adoptées par des établissements privés, en quête d’expériences pédagogiques innovantes, que par les établissements publics (même si elles sont désormais majoritaires dans ces derniers). Elles ont ensuite gagné les centres de formation en apprentissage et les filières post-bac à finalité professionnelle.
  • [16]
    15 % environ des collégiens de 3e choisissent cette option. Extrapolation à partir de données fournies par : Billet (J.C.), Cahuzac (R.), Un enseignement optionnel des classes de troisième au collège, la « découverte professionnelle 3 heures ». État des lieux et propositions, Rapport à M. le Ministre de l’Éducation nationale, n° 2009-054, juin 2009.
  • [17]
    Les deux autres tiers se voient proposer d’autres activités (faites de découverte de « fiches métiers » ou de visites d’entreprise).
  • [18]
    Peters (M.), « Education, Enterprise Culture and the Entrepreneurial Self. A Foucauldian perspective », Journal of Educational Enquiry, 2 (2), 2001 ; Laval (C.), L’école n’est pas une entreprise : le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public, Paris, La Découverte, 2003 ; Dardot (P.), Laval (C.), La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
  • [19]
    Laval (C.), Vergne (F.), Clément (P.), Dreux (G.), La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011. En ligne
  • [20]
    Ward (S. C), Neoliberalism and the Global Restructuring of Knowledge and Education, New York-London, Routledge, 2012.
  • [21]
    Lipsky (M.), Street Level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Services, New York (N. Y.), Russel Sage, 1980 ; Spire (A.), « Histoire et ethnographie d’un sens pratique. Le travail bureaucratique des agents de contrôle de l’immigration », in Fournier (P.), Hatzfeld (N.), Lomba (C.), Muller (S.), dir., Observer le travail, Paris, La Découverte, 2008 ; Llobet (A.), « La neutralisation de la réforme de l’éducation prioritaire », Gouvernement et action publique, 3, 2012.
  • [22]
    Pour une revue de la littérature sur le sujet : Le Bourhis (J.-P.), Lascoumes (P.), « Les résistances aux instruments de gouvernement. Essai d’inventaire et de typologie des pratiques », in Halpern (C.), Le Bourhis (J.-P.), Lascoumes (P.), dir., L’Instrumentation de l’action publique, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [23]
    « L’un des objectifs c’est de développer l’esprit entrepreneurial, l’esprit d’entreprise. On espère que plus tard ils créeront des richesses en créant des entreprises, mais ce peut être aussi une démarche créatrice au niveau associatif ou dans l’entreprise elle-même, sous forme d’intra-entrepreneuriat » (président de l’association Entreprendre pour apprendre), entretien, 12 juin 2008, Amiens. Les critiques (notamment syndicales) adressées à ce programme ont conduit ses promoteurs à étendre la création de mini-entreprises à la sphère de l’économie sociale et solidaire, et à gommer ses aspects les plus mercantiles (par exemple, les « actions » nécessaires à la constitution du capital de la mini-entreprise ont été rebaptisées « avances remboursables »).
  • [24]
    Williamson (H.), « Mini-Enterprise in Schools : The Pupils’ Experience », British Journal of Education and Work, 3 (1), 1989.En ligne
  • [25]
    Lapointe (C.), Labrie (D.), Laberge (J.), Les effets des projets entrepreneuriaux à l’école sur la réussite scolaire et personnelle des jeunes : l’expérience québécoise, Rapport de recherche, Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire, Université Laval, mai 2010.
  • [26]
    Oosterbeek (H.), van Praag (M.), Ijsselstein (A.), « The Impact of Entrepreneurship Education on Entrepreneurship skills and Motivation », European Economic Review, 54 (3), 2010.En ligne
  • [27]
    Nous reprenons ici les termes des enseignants bien que les ZEP formellement n’existent plus depuis 2006-2007 et aient été remplacées par d’autres dispositifs dont les dénominations ne cessent de varier.
  • [28]
    Braillon (J.), Quelle place pour l’entreprise dans l’école française ? Enquête sur deux mini-entreprises en classe de troisième, Mémoire de Master 1 de Sciences de la société, Université de Paris-Dauphine, juin 2013.
  • [29]
    Cf., sur un terrain similaire, Pepin (M.), « Vers l’émergence d’une culture entrepreneuriale en milieu scolaire : un regard ethnographique », Revue canadienne des jeunes chercheur(e)s en éducation, 3 (1), 2010 ; « L’éducation entrepreneuriale au primaire et au secondaire : gros plan sur la micro-entreprise scolaire », Revue canadienne de l’éducation, 34(3), 2011 ; « L’entrepreneuriat en milieu scolaire : de quoi s’agit-il ? », Revue des sciences de l’éducation de McGill, 46 (2), 2011.
  • [30]
    Callon (M.), Akrich (M.), Dubuisson-Quellier (S.), Grandclément (C.), Hennion (A.), Latour (B.), Mallard (A.), Méadel (C.), Muniesa (F.), Rabeharisoa (V.), Sociologie des agencements marchands. Textes choisis, Paris, Presses des Mines, 2013.
  • [31]
    Barruel (F.), Penaud (N.) et Thomas (S.), « Créations et créateurs d’entreprises. Premières interrogations 2010 : profil du créateur », INSEE Résultats, 58, juillet 2012.
  • [32]
    Baker (T.), Nelson (R. E.) « Creating Something from Nothing : Resource Construction through Entrepreneurial Bricolage », Administrative Science Quarterly, 50 (3), 2005.
  • [33]
    Schumpeter (J.), Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris, Dalloz-Sirey, 1999 [1911].
  • [34]
    Chandler (A. D.), La main visible des managers, Paris, Economica, 1988.
  • [35]
    Comme l’explique cette élève PDG de la mini-entreprise du collège rural (C) : « Une entreprise, c’est composé de plusieurs personnes, dirigeant chacun un atelier. Y’a pas que de la fabrication, y a des papiers aussi à faire. C’est pas que “je vais travailler, et hop ! je fabrique, je m’en vais”, non. Faut tenir des tableaux de comptes, et tout et tout ».
  • [36]
    Boltanski (L.) et Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • [37]
    Comme le souligne Stéphane Bonnery à propos des raisons pour lesquelles le travail en petit groupe, et plus généralement, les pédagogies mettant l’accent sur l’autonomie dans la construction du savoir, exercent un attrait sur les enseignants, cf. « D’hier à aujourd’hui, les enjeux d’une sociologie de la pédagogie », Savoir/Agir, 17, 2011, p. 16.
  • [38]
    Vincent (G.), dir., L’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994.
  • [39]
    L’esprit rebelle et de résistance virile à la culture scolaire, qui les vouait rapidement à rejoindre l’usine, et constituait le plus sûr « carburant » de l’acceptation future de leur subordination sociale, était sur le moment vécu avec allégresse et fierté. Cf. Willis (P.), L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, 2011.
  • [40]
    Tanguy (L.), « Changements techniques et recompositions des savoirs enseignés aux ouvriers : des discours aux pratiques », Sociologie et sociétés, 23 (1), 1991, p. 78.
  • [41]
    Duru-Bellat (M.), Mingat (A.) « La constitution de classes de niveaux dans les collèges ; les effets pervers d’une pratique à visée égalisatrice », Revue française de sociologie, 38 (4), 1997.
  • [42]
    « Sections d’enseignement général et professionnel adapté », réservées aux élèves en grande difficulté scolaire, au sortir de l’école primaire.
  • [43]
    Un traitement indifférencié qui ne s’est pas fait sans résistance de la part des élèves : « [Le professeur] m’a forcée à participer à la mini-entreprise, […], mais en fait je voulais pas » (élève de SEGPA) ; « Sincèrement, la première fois qu’on s’est vu, je dois avouer que c’était pas glacial […], mais c’était un peu séparé, et puis [les élèves de SEGPA] se sont rapprochés au fur et à mesure […]. Aujourd’hui, on s’entend très bien » (élève DG, collège de ZEP).
  • [44]
    Ropé (F.), Tanguy (L.), dir., Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, Paris, L’Harmattan, 2003.
  • [45]
    Terrail (J.-P.), De l’inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002.
  • [46]
    Jellab (A.), « Les enseignants de lycée professionnel et leurs pratiques pédagogiques : entre lutte contre l’échec scolaire et mobilisation des élèves », Revue française de sociologie, 46(2), 2005.
  • [47]
    Harris (A.), « Teaching Approaches in Enterprise Education : a Classroom Observation Study », British Journal of Education & Work, 8 (1), 1994.
  • [48]
    Baudelot (C.), Establet (R.), L’élitisme républicain. L’école française à l’heure des comparaisons internationale, Paris, La République des idées / Seuil, 2009.
  • [49]
    Willis (P.), L’école des ouvriers…, op. cit.
  • [50]
    Gayon (V.), Lemoine (B.), « Pédagogie économique », Genèses, 93 (4), 2013.
Français

Cet article analyse les conditions d’appropriation et d’usage d’une innovation pédagogique (la « mini-entreprise ») ayant vocation à développer les compétences entrepreneuriales des élèves en milieu scolaire. À rebours des analyses d’inspiration foucaldienne, appréhendant ce type de pédagogie comme un instrument de production d’un nouvel éthos ajusté aux exigences d’un monde valorisant la concurrence interindividuelle, l’article montre, en s’appuyant sur une enquête menée dans des établissements scolaires, que ces projets, surtout destinés aux élèves de milieux populaires et de classes moyennes, sont avant tout mobilisés au service des finalités de l’institution scolaire, et tendent moins à acclimater les élèves à des réflexes de pensée et d’action entrepreneuriaux, qu’à les familiariser avec les places que leur assigne le système scolaire et, partant, avec celles que leur réserve le système productif.

Sabine Rozier
Sabine Rozier est politiste, chercheuse à l’IRISSO (Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales, UMR 7170) à l’Université de Paris-Dauphine. Ses travaux portent sur les instruments de gouvernement et de régulation des conduites individuelles dans les domaines culturel, social (fiscalité incitative) et éducatif (éducation économique). Elle a récemment publié « Les générosités obligées. Mutations des politiques sociales et mécénat des entreprises dans la France des années 1990 », in Hély (M.), Simonet (M.), Le travail associatif, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013 ; « La culture à l’encan. Politique culturelle et culture du résultat » (L’État démantelé, dirigé par Laurent Bonelli et Willy Pelletier, Paris, La Découverte, 2010), « Une “piqûre d’économie”. Une enquête sur les activités d’un cercle de grandes entreprises » (Savoir/agir, 10, 2009)
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/08/2014
https://doi.org/10.3917/pox.105.0163
Pour citer cet article
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