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1La « judiciarisation » et la « juridicisation » du politique sont désormais devenues des directions de recherche obligées pour tout chercheur en sciences sociales s’intéressant aux questions de droit et de justice. Un « nouveau contexte de la recherche » (A. Vauchez, « La justice comme “institution politique”. Retour sur un objet (longtemps) perdu de la science politique », Droit et société, 63-64,2006), caractérisé par la formation d’équipes et l’organisation de séminaires et de colloques, n’y est évidemment pas étranger. Jacques Commaille et Martine Kaluszynski, qui comptent parmi les initiateurs de ce mouvement, ont ainsi dirigé, au début des années 2000, un groupe de travail autour de « la judiciarisation de la société et du politique » (ISSP-Cachan, Pacte-Greno-ble). La fonction politique de la justice peut être lu comme le prolongement et l’aboutissement de la réflexion collective menée par ce groupe. À partir d’objets et de « terrains » variés, les différentes contributions de l’ouvrage proposent trois manières (constitutives des trois parties du livre) d’appréhender cette « fonction politique de la justice ».

2La première partie (« La justice comme actrice du politique ») décrit la manière dont les professionnels du droit, principalement les magistrats, se saisissent du politique. L’analyse des magistrats instruisant les scandales des années 1990 permet à Violaine Roussel de repérer « les changements d’ethos des magistrats ». Sur une période courant du XIXe au XXe siècle, elle dessine trois figures de magistrats correspondantes « aux variations dans le temps d’un ethos judiciaire ». Si tout au long du XIXe siècle et durant une large partie du XXe siècle, les magistrats se confondent, par leur proximité sociale, avec les notables locaux, la création de l’École nationale de la magistrature, et dès lors le recrutement de magistrats issus d’origine et de parcours divers induisent, dans les années 1970, un nouveau modèle professionnel. Parmi ces « nouveaux » magistrats, ceux que l’on a dénommés les « juges rouges » occupent une place particulière. Ces magistrats n’hésitent pas, en effet, à ouvrir certains contentieux, notamment en matière sociale, mettant en cause des chefs d’entreprises. L’activité de ces magistrats se trouve ainsi profondément politique et s’inscrit dans une logique syndicale portée par le tout jeune Syndicat de la magistrature. Les magistrats des années 1990 qui révèlent les « affaires » héritent de ce modèle professionnel, tout en lui attribuant néanmoins une autre portée. Refusant « le jeu dans plusieurs mondes », ces magistrats délaissent les militantismes politique et syndical, investissent pleinement le jeu judiciaire (les règles, la procédure, la technicité, etc.) et élaborent, au final, sur leur scène professionnelle « une cause du droit » exclusive de toute autre forme d’engagement. La contribution de Liora Israël donne, quant à elle, principalement la place aux avocats. Après avoir soulevé avec pertinence les impasses des recherches habituellement convoquées pour analyser les relations entre ces praticiens du droit et la politique, elle présente un courant de recherche nord-américain, le Cause Lawyering, permettant de réinscrire l’engagement politique des avocats au cœur de leurs pratiques professionnelles. L. Israël applique ensuite son cadre analytique aux différentes mobilisations politiques du droit ayant vu le jour durant la décennie 1970 autour des associations, des syndicats et des mouvements de juristes (comme le GISTI, la revue Actes, etc.).

3Ces deux contributions nous présentent chacune une certaine expression de l’engagement des juristes – principalement des magistrats et des avocats. Les récentes réformes de la justice menées au nom de l’efficacité et de la rationalité managériale n’interdisent-elles pas aujourd’hui à ces professionnels du droit ce type d’engagement ? Si certains avocats « engagés » ont, par exemple, pleinement investi ces réformes (cf. Vauchez (A.), Willemez (L.), La justice face à ses réformateurs (1980-2006), Paris, PUF, 2007), l’avocature n’en demeure pas moins inquiète quant à leur mise en œuvre ; les instances représentatives de la profession ne manquent pas de publier rapports et synthèses mettant en garde contre le passage d’« un marché des singularités » à un « marché-prix » pour reprendre les termes de Lucien Karpik (L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007). Bref, de futures recherches devront se pencher sur la manière dont ces praticiens du droit perpétuent ou non, ajustent ou non leurs engagements face aux changements que connaît l’institution judiciaire. Dans cette optique, saisir le contenu de ces réformes et leurs enjeux constitue une première étape. Deux contributions réalisent, en partie, ce premier travail. Cécile Vigour s’attache ainsi à comparer les réformes judiciaires en France, en Belgique et en Italie. L’un des apports essentiels de cette contribution réside dans l’idée que ces réformes, notamment l’introduction d’une rationalité managériale, « favorisent une certaine euphémisation des enjeux politiques par la technique ». Il s’opère ainsi simultanément une dépolitisation et une technicisation des réformes permettant « l’atténuation des clivages politiques » et facilitant, dès lors, leur adoption. Si ces réformes émergent du champ politique, l’analyse de leur importation au sein de la sphère judiciaire, c’est-à-dire leur appropriation et leur traduction par les acteurs du jeu judiciaire, s’avère nécessaire. Dans cette optique, la recherche de Thierry Delpeuch et Margarita Vassileva sur les réformes judiciaires en Bulgarie est précieuse. Après avoir saisi les enjeux nationaux, européens et internationaux de ces réformes, les auteurs resserrent leur focale et s’intéressent à l’appropriation, par les magistrats, de ces réformes ou recommandations « importées du dehors » (des États-Unis et de l’Union européenne). En tenant compte des spécificités locales, T. Delpeuch et M. Vassileva mettent en évidence les résistances de la hiérarchie judicaire qui « fait tout son possible pour maintenir des conditions propices à la gestion patrimonialiste [c’est-à-dire pour le profit personnel et l’entretien du capital social] des juridictions ».

4Cependant, la fonction politique de la justice ne saurait se saisir comme une donnée établie ad vitam aeternam. Elle apparaît être davantage négociée, l’objet d’enjeux entre les acteurs des champs politiques et judiciaires. Une analyse en termes de configurations se trouve alors pleinement justifiée. Claire de Galembert opte pour une telle perspective d’analyse. En étudiant le rôle politique du juge administratif via la carrière juridique du foulard islamique, cet auteur distingue trois séquences. La première (1989-1994) correspond à une dépolitisation et une judiciarisation du « problème du foulard » par l’entrée en scène du Conseil d’État qui élabore une solution jurisprudentielle. La deuxième séquence (1994-1997) voit cette solution jurisprudentielle mise à l’épreuve du ministre de l’Éducation, de « l’opinion publique » et des juges de juridiction administrative (dont certains ont développé une véritable « dissidence juridique »). La dernière séquence voit la politisation et la déjudiciarisation de ce problème, qui se marquent par une dépossession du juge au profit du législateur (loi de 2004). C. de Galembert analyse ainsi, de manière convaincante, « le passage d’une arène de fabrique du droit » à une autre, et tout le travail de (re) traduction du problème et de (re) construction de l’autorité du juge et du législateur que cela implique.

5La deuxième partie de l’ouvrage (« La société comme actrice politique de la justice ») propose une autre manière de saisir la fonction politique de la justice. Le regard se centre ici sur l’appréhension du droit par les mouvements sociaux. Il importe aux différents auteurs d’étudier, certes, les diverses utilisations du droit par les associations ou syndicats, mais aussi d’analyser comment ces utilisations trouvent leur place au sein d’un répertoire d’action plus large, et influencent la « cause » défendue. Étudiant l’usage du droit par les mouvements de femmes au Canada, Anne Révillard part d’un constat en apparence simple : comment expliquer que ces mouvements ont investi l’arène judiciaire au Canada anglophone, alors qu’ils ont privilégié une stratégie de réforme législative au Québec ? L’explication spontanée, nous dit-elle, consisterait à penser que « les mouvements adoptent naturellement la stratégie juridique la plus adaptée au système juridique dans lequel ils évoluent », soit le système du Common Law pour le Canada anglophone, et celui du droit civil pour le Québec. Écartant cette explication, A. Révillard conjugue judicieusement les apports de la sociologie du droit et de la sociologie des mouvements sociaux (autour des trois grands courants théoriques que sont la mobilisation des ressources, le processus de cadrage et les opportunités politiques) afin, notamment, de restituer « la dimension proprement politique de la régulation juridique ». Elle conclut à la simultanéité entre la stratégie d’investissement de l’arène judiciaire et la conquête des droits fondamentaux pour le mouvement des femmes canadiens, lequel compte de nombreux (et nombreuses) juristes. Au Québec, le mouvement des femmes rassemble, au contraire, peu de juristes (mais prend davantage « appui sur une assise populaire »), développe une posture nationaliste et se saisit des opportunités politiques favorables à une stratégie de réforme législative.

6L’analyse de Jérôme Pélisse sur les rapports des syndicats (principalement la CGT et la CFDT) à l’institution judiciaire apporte un deuxième éclairage. En centrant avant tout ses recherches sur les conseils de prud’hommes, J. Pélisse nous rappelle d’abord que la justice du travail a contribué, non sans heurts, à la « structuration du mouvement ouvrier ». Il démontre dans un deuxième temps, avec finesse, le poids du droit au sein des stratégies syndicales, avant de conclure sur les effets, en retour, qu’implique un tel poids sur les syndicats eux-mêmes. À partir d’une recherche comparative (Canada, Suisse et États-Unis) sur l’impact des décisions judicaires en matière de procréation médicalement assistée, Christine Rothmayr et Audrey L’Espérance tentent de répondre aux mêmes questions que les deux précédents auteurs. L’originalité de leur article réside dans l’idée que « l’impact des décisions judiciaires sur les politiques publiques » reste tributaire des contextes et traditions nationales des pays étudiés.

7La troisième partie (« La justice comme nouvelle méta-raison du politique ») est, sans conteste, la plus hétérogène de l’ouvrage, deux thèmes la rythment néanmoins. Le rôle initiateur de l’institution judiciaire dans la mise en pace de réformes constitue le premier thème. Gakuto Takamura analyse ainsi la réforme de la justice au Japon. Si, nous dit-il, la Confédération des barreaux et des juristes et l’Association de patrons des entreprises perçoivent l’importance de réformer la justice, leurs intérêts quant à leurs mises en œuvre divergent toutefois. Parce que ces deux organisations et leurs membres partagent néanmoins un « sens commun réformateur » (au sens de Christian Topalov), un compromis s’avère possible autour notamment de la démocratisation de la justice. Le gouvernement japonais alors en fonction se saisit de ce pré-travail et investit les réformes judiciaires comme « le dernier stade de la réforme néolibérale », l’institution judiciaire devant répondre à terme aux demandes du marché économique. L’originalité de cet article est ainsi de démontrer l’instrumentalisation, toujours possible, des réformes de la justice. Rodrigo Uprimny Yepes explore ce même thème pour la Colombie. Après avoir dégagé les convergences et divergences sociales, politiques, économiques et judiciaires de la Colombie d’avec les autres pays de l’Amérique latine, R. Uprimny Yepes met en exergue quelques exemples convaincants de judiciarisation. La dernière partie de sa contribution, portant sur « les potentialités et les risques démocratiques de la judiciari-sation », laisse néanmoins songeuse car, pour l’essentiel, spéculative. Le deuxième thème de cette partie renvoie à la justice internationale. Pierre-Yves Condé se focalise sur la justice pénale internationale et saisit les enjeux de la constitution d’une telle juridiction, tandis que S. Lefranc s’intéresse aux « commissions vérité et réconciliation » et montre l’usage multiple et polysémique de la justice restaurative.

8Ces trois parties sont encadrées par une introduction et une conclusion signées respectivement par M. Kaluszynski et J. Commaille. M. Kaluszynski analyse les phénomènes de judiciarisation et de juridicisation de 1789 jusqu’à nos jours. Sans entrer ici dans les détails de ses conclusions, notons que cette dernière nous rappelle les vertus d’une démarche socio-historique. J. Commaille esquisse, lui, une théorie de la sociologie politique de la justice. Après avoir défini les transformations structurelles de l’institution judiciaire (correspondantes à un contexte général de « détraditionalisation »), il montre que deux logiques (appelées « néolibéralisation » et « démocratisation ») en tension coexistent dans ce contexte et concourent à la définition des rapports entre justice et politique.

9Par-delà ce compte-rendu au plus près des contributions, une autre lecture de cet ouvrage est possible. Ce livre peut en effet se concevoir comme des mélanges offerts à J. Commaille. Deux directions de recherche mises à l’épreuve durant toute la carrière de cet auteur majeur de la sociologie du droit et la justice coexistent au sein de ce livre. La première tend à appréhender le droit comme la justice en tant qu’instance de régulation sociale. À cette conception macro-sociologique s’ajoute celle, davantage microsociologique, s’attachant aux acteurs du jeu judiciaire. Cet ouvrage nous présente finalement une possible manière d’appréhender le droit et la justice, teintée de nombreuses références anglo-saxonnes – que l’on pense par exemple à L. Israël introduisant en France le Cause Lawyering ou à J. Pélisse utilisant, dans son travail de thèse, les apports des Legal Consciousness Studies.

10Malgré les nombreux apports de cet ouvrage, deux regrets peuvent être formulés. Le premier renvoie aux terrains de recherche mobilisés par les différents auteurs. Il est en effet regrettable qu’aucune contribution n’investisse cette question des rapports entre droit et politique au prisme des « profanes » du jeu judiciaire au lieu de se focaliser, comme c’est le cas ici, sur les acteurs professionnellement engagés sur les espaces judiciaire et juridique. Le deuxième regret tient à l’absence de juristes – mis à part l’avocat colombien R. Uprimny Yepes – parmi les contributeurs de l’ouvrage. Si les sociologues et les politistes ont réinvesti les recherches sur le droit et la justice en disputant aux juristes leur emprise intellectuelle sur ce champ, rien ne serait plus dommageable que de se priver de leurs apports en la matière.

Jean-Philippe Tonneau
CENS – Université de Nantes
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2009
https://doi.org/10.3917/pox.081.0203
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