CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’objectif de ce dossier est de prendre pour objet d’analyse le travail de construction de la valeur des biens d’information. Si la notion de « qualité de l’information » se présente, dans les discours profanes, savants et institutionnels, sur le mode de l’évidence, ses contours demeurent flous. La confusion entourant l’expression « journalisme de qualité » se retrouve dans l’approximation des définitions et des termes sur lesquels s’appuient ses défenseurs. Pourtant, la « qualité de l’information et du journalisme » a accédé au rang de problème public (Neveu, 2015) et fait l’objet de multiples initiatives de la part d’États et d’organisations internationales. En mars 2018, le Conseil de l’Europe a ainsi lancé un comité d’experts sur le « journalisme de qualité dans l’ère du numérique [1] », destiné à promouvoir « un environnement favorable à un journalisme de qualité ». Dans le prolongement de cette initiative institutionnelle, l’organisation non gouvernementale Reporters sans frontières, associée à l’Agence France Presse et d’autres associations d’éditeurs [2], a obtenu un financement d’un demi-million d’euros en juillet 2020 en tant que projet pilote européen pour son initiative pour la confiance dans les médias (Journalism Trust Initiative) [3]. Par le développement de standards liés au processus de production de l’information, il s’agit ainsi de « donner un avantage au journalisme de qualité [4] ». Ce dernier est alors promu comme l’envers de la lutte contre la manipulation de l’information [5], en offrant une version positive (et normative) d’un journalisme éthique, indépendant et d’investigation.

2Les justifications des lois et des dispositifs de lutte contre les « fake news » mêlent des inquiétudes à l’égard d’une supposée multiplication d’informations jugées fausses ou nuisibles, des rappels à la déontologie journalistique, des critiques de nouveaux médias (comme RT France) et de la centralité acquise par les plateformes dans la circulation de l’information. Ces dernières se voient à la fois menacées de sanctions pour des activités jugées néfastes à la qualité de l’information et reconnues comme des partenaires de premier plan pour réguler les informations circulant sur internet. Plusieurs de ces initiatives publiques ont fait l’objet de résistances de la part de professionnels et de militants qui dénoncent les actions en justice intentées à l’égard de journalistes et les nouvelles législations contraignant leur travail (comme la loi sur le Secret des affaires) [6]. Les pouvoirs publics ne sont pas les seuls à se saisir de la notion de « qualité » pour promouvoir de nouvelles régulations et normes journalistiques. Cette notion a par exemple servi à défendre une réforme des aides publiques voulue par le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, qui s’est donné pour mission lors de sa création de promouvoir le développement de l’information de qualité sur internet [7].

3La plupart du temps évoquée au singulier, la « qualité de l’information » est pourtant l’objet de définitions contrastées et même contradictoires. Le marché de l’information compte en effet parmi les marchés de « biens symboliques » et de « biens singuliers » où coexistent des critères, dispositifs et instances d’évaluation concurrents (Bourdieu, 1977 ; Duval et Parpet, 2012 ; Karpik, 2007). L’appréciation de cette qualité est l’objet de luttes symboliques mobilisant des profanes dont les voix ont gagné en visibilité avec le développement d’internet, aux côtés d’institutions et de professionnels de différents champs : journalistique bien sûr, mais aussi politique, culturel, scientifique militant. La notion de champ permet d’appréhender le journalisme comme espace de concurrence entre différentes logiques, pratiques et conceptions de l’information. Ce cadre conceptuel permet de souligner la façon dont les médias se construisent les uns par rapport aux autres, d’objectiver les types de capitaux valorisés, et partant de là, d’éclairer les principes de légitimation en vigueur dans le champ de l’information et au-delà de ses frontières (Sedel, 2019). Il invite à articuler l’étude de la structure du marché journalistique avec celle des stratégies des médias et des pratiques journalistiques et peut être associé avec diverses approches de sociologie du travail et des professions. Parmi elles, l’approche pragmatiste analyse l’autonomie sous contraintes des travailleurs de l’information, pris dans des rapports hiérarchiques qui structurent et rendent possible l’activité journalistique ainsi que leurs subjectivités (Lemieux, 2010).

4Centré sur le champ journalistique français contemporain, ce dossier examine la promotion de la « qualité » des informations et de l’« indépendance » des médias et des journalistes, ainsi que les luttes de définition et d’appropriation de ces labels comme révélatrices de la pluralité des logiques de production des biens journalistiques et de leurs tensions. La différenciation entre une presse dite « haut de gamme » tournée vers les décideurs et les affaires publiques, d’une part, et une presse « populaire », « sensationnaliste », centrée sur la vie quotidienne et le fait divers est loin d’être nouvelle. Elle recoupe ce qui, dans le monde anglo-saxon, a été qualifié de presse à un sou (penny press ou yellow press) où un primat est accordé aux « histoires » (story) par opposition à une presse « sérieuse » davantage consacrée à l’information, une stricte séparation entre le fait et l’opinion et revendiquant l’objectivité (Schudson, 1981). Dès la seconde moitié du xixe siècle, l’on retrouve, en France, cette opposition entre d’un côté, une presse dite populaire (avec notamment Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin ou Le Journal) qui privilégie le sensationnel, le fait divers, et de l’autre, les journaux d’opinion (Le Figaro, L’Intransigeant, La Justice…) qui donnent la priorité aux commentaires, aux analyses politiques et littéraires (Bourdieu, 1996). Cette structuration du marché des biens journalistiques duale entre un « pôle » de médias qui, dans une logique commerciale cherche à attirer le plus grand nombre et un autre pôle de médias à diffusion restreinte, qui s’adresse à des publics souvent plus segmentés, fait primer le jugement des professionnels sur celui des profanes et refuse l’assimilation de l’information à un produit « comme un autre » (Champagne et Marchetti, 1994 ; Marchetti, 1997) – une opposition calquée sur le champ artistique (Bourdieu, 1992) – gagnerait à être complexifiée du fait de l’encastrement du journalisme aux différents espaces sociaux, économique, politique, notamment (Duval, 2019 ; Sedel, 2019 ; Ferron et al., Champagne, 2016).

5L’essor contemporain des discours et des travaux sur la « qualité » des informations et l’« indépendance » des médias, au prisme de l’économie (Cagé et Huet, 2021 ; Benson, 2019 ; Christin, 2018 ; Lyubareva et Rochelandet, 2017), est en partie déterminée par des transformations de la structure du marché et des logiques de rentabilisation des biens journalistiques qui pèsent plus largement sur les pratiques des journalistes et les stratégies éditoriales de leurs titres. La concentration du capital des médias dominants, le développement des supports d’information, la raréfaction de financements publics et des recettes publicitaires, captées par les plateformes numériques, reconfigurent non seulement les stratégies économiques des médias, mais aussi les rapports entre institutions établies et nouveaux entrants, ainsi que les logiques de production des informations. De plus, ces dernières sont en partie soumises aux plateformes qui participent de façon structurante à la visibilité des contenus numériques d’information journalistique.

6Ce numéro montre que les conditions économiques légitimes de production et de diffusion des informations, loin d’être stables et consensuelles, sont sans cesse redéfinies et contestées par les professionnels de l’information comme par les profanes. Qu’ils refusent la publicité ou valorisent une rubrique faisant la promotion de ses financeurs, qu’ils dénoncent la dépendance des médias vis-à-vis d’entreprises d’autres secteurs ou critiquent des médias indépendants en mal d’argent, leurs discours sur l’économie des médias participent à la construction de la valeur des informations et à celle des hiérarchies journalistiques. Ainsi la tension entre la « qualité », la véracité, l’indépendance, et la rentabilisation des informations est-elle non seulement le corollaire de l’autonomie relative du champ journalistique vis-à-vis du champ économique, mais aussi le produit et l’instrument des luttes symboliques qui opposent les acteurs du monde de l’information.

7Trois articles du numéro étudient comment cette tension se manifeste à différentes échelles et à différents pôles du champ journalistique. Julie Sedel analyse la façon dont les médias en ligne se sont saisis de l’indépendance au sens large (économique, éditoriale, dans les modes de gouvernance et les pratiques), comme une alternative à la domination des groupes et des productions mainstream et ont transformé cette notion en label de qualité. Après avoir rappelé le caractère contingent de l’indépendance, puis le rôle d’un entrepreneur dans la cristallisation de cette cause, le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL), elle étudie le travail de singularisation des acteurs indépendants de l’information numérique, les conditions matérielles et symboliques d’un positionnement et les conditions de félicité d’un discours articulant désintéressement et techniques de marché. Pour finir, elle souligne la façon dont une partie de ces institutions désormais installées dans le paysage médiatique cherchent à conserver leur singularité tout en accompagnant leur croissance.

8La construction et l’appropriation du label de l’indépendance par une fraction des médias en ligne se heurtent néanmoins aux discours de journalistes d’autres titres, comme le constatent Jérôme Pacouret et Alan Ouakrat dans leur étude des divisions des journalistes au sujet du financement de leur activité. Ce travail montre que l’autonomie professionnelle des journalistes, tout en favorisant la promotion d’une fraction des médias pour leur indépendance, fonde la légitimité relative de la dépendance économique des médias vis-à-vis des entreprises et institutions d’autres champs. Les appréciations contrastées et contradictoires des diverses sources de revenus des médias s’expliquent aussi par les concurrences économiques, symboliques et politiques qui les opposent. Dans ces luttes, des médias légitimes comme Le Monde et Mediapart promeuvent non seulement l’indépendance, mais aussi la rentabilité des entreprises de presse comme condition et gage de la qualité des informations.

9Ces deux articles montrent ainsi que les notions d’indépendance des médias et de qualité des informations servent aussi bien à critiquer qu’à légitimer les logiques capitalistes structurant l’activité journalistique. La même ambivalence s’observe dans l’article qu’Élise Ho-Pun-Cheung consacre aux modalités et conséquences de la mise en œuvre de nouveaux dispositifs de financement de la presse sur le travail journalistique au sein du plus prestigieux titre français. La séquence « Cities » du Monde, financée par des grands groupes privés en accord avec la régie publicitaire et le rédacteur en chef chargé de la diversification éditoriale, est un dispositif révélateur d’une progression des « rationalités économiques » qu’implique la diversification croissante des sources de revenu des médias de presse. Alors même que ce dispositif a été créé pour capter les financements d’acteurs de l’urbanisme dont il assure la promotion, et contraint les journalistes qui le mettent en œuvre à des tâches plus propres aux métiers de la communication, sa légitimité dépend de la valorisation de ses vertus journalistiques et de la défense, au moins rhétorique, de l’indépendance des journalistes.

10Par ailleurs, la qualité de l’information met également en jeu les catégories de jugements du public, la façon dont il s’oriente, évalue, sélectionne l’information. Les travaux sur les publics et la réception des biens d’actualités ont produit des résultats féconds (Goulet, 2010 ; Granjon, Le Foulgoc, 2011 ; Comby, Devillard et al., 2011) qui nécessitent d’être actualisés à l’aune du développement des réseaux sociaux et autres plateformes d’actualités. Ainsi, à travers l’analyse de commentaires, Manon Berriche s’intéresse aux opérations ordinaires de raisonnement et de jugement critique que les individus mettent en œuvre lorsqu’ils sont exposés via Facebook à des informations sur les vaccins.

11La notion de « qualité de l’information » a tendance à aplanir la ­représentation d’un espace professionnel où les positions, les ambitions et les projets des acteurs restent marqués par une grande hétérogénéité. Ces conceptions plurielles du rôle et des missions de l’activité journalistique s’adossent à des modalités de production et de diffusion de l’information distinctes et distinctives, dans un espace en transformation où se reproduisent également des divisions irréconciliables.

Notes

  • [1]
    Sous l’autorité du Comité directeur sur les médias et la société de l’information (CDMSI), MSI-JOQ. https://www.coe.int/fr/web/freedom-expression/msi-joq
  • [2]
    Les principaux partenaires de RSF sont notamment l’Agence France Presse (AFP), l’Union Européenne de Radio-télévision (UER) et le Global Editors Network (GEN).
  • [3]
    Le projet pilote s’intitule « Approfondir la qualité des médias en récompensant les sources fiables : construire à partir du cas d’étude des standards du journalisme “JTI” » (Journalism Trust Initiative) (notre traduction). Il a été sélectionné dans le cadre d’une action ayant pour but d’offrir un soutien au journalisme d’investigation, indépendant et collaboratif dans les États membres de l’Union Européenne en participant à la promotion de la liberté des médias à travers l’Europe et à un journalisme éthique et de qualité en faveur de la démocratie.
  • [4]
    Voir le bandeau de la page d’accueil du site de la Journalism Trust Initiative, https://jti-rsf.org/fr/, page consultée le 13 avril 2021.
  • [5]
    La vérification de l’information (fact-checking) a aussi pour but de distinguer les sources fiables de celles jugées douteuses ou soumises à caution, à l’instar de ce que propose par exemple Le Décodex du Monde, NewsGuard ou l’association à but non lucratif à l’origine du Global Disinformation Index (GDI). Ces projets, basés sur différents critères, ont en commun d’établir un score ayant pour but d’évaluer les risques de désinformation et/ou la qualité des sources.
  • [6]
    Cf. Table ronde, « Les conditions du travail journalistique face à l’opacité des pouvoirs », Conférence Médias et transparence de la vie publique, Observatoire de l’éthique publique, 13/06/2019.
  • [7]
    « Manifeste pour un nouvel écosystème de la presse numérique », Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, 19 octobre 2012.

Bibliographie

  • Benson R., Hessérus M., Neff T., Sedel J., How Media Ownership Matters, Oxford Press (à paraître).
  • En ligneBenson R., « How Media Ownership Matters in the US: Beyond the Concentration Debate », Sociétés contemporaines, 2019, vol. 1, n° 113.
  • En ligneBourdieu P., « La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n° 13.
  • Bourdieu P., Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Seuil, « Libre examen », 1992.
  • Bourdieu P., Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, Seuil, « Raisons d’agir », 1996.
  • Cagé J., Huet B., L’information est un bien public, Seuil, 2021.
  • Champagne P., La double dépendance. Sur le journalisme, Raisons d’agir, 2016.
  • En ligneChampagne P. et Marchetti D., « L’information médicale sous contraintes », Actes de la recherche en sciences sociales, 1994, n° 101-102.
  • En ligneChristin A. « Les sites d’information en ligne entre indépendance et course au clic : une comparaison franco-américaine », Sociétés contemporaines, 2018, n° 111.
  • En ligneComby J.-B., Devillard V., Dolez C. et al., « Les appropriations différenciées de l’information en ligne au sein des catégories sociales supérieures », Réseaux, 2011, n° 170.
  • En ligneDuval J., Garcia-Parpet M.-F., « Les enjeux symboliques des échanges économiques », Revue Française de Socio-Économie, 2012/2, n° 10.
  • En ligneDuval J., « L’autonomie sous contrainte du journalisme et du cinéma », Biens Symboliques/Symbolic Goods, 2019, n° 4.
  • En ligneFerron B., Comby J.-B., Souanef K., Berthaut J., « Réinscrire les études sur le journalisme dans une sociologie générale », Biens Symboliques/Symbolic Goods, 2018, n° 2.
  • Goulet V., Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations, INA, « coll. Médias essais », 2010.
  • En ligneGranjon F., Le Foulgoc A., « Penser les usages sociaux de l’actualité », Réseaux, 2011, n° 170.
  • Karpik L., L’Économie des singularités, Gallimard, 2007.
  • En ligneLafarge G., Marchetti D. « Les hiérarchies de l’information », Sociétés contemporaines, 2017, vol. 106, 2017.
  • En ligneLemieux C. (dir.). La subjectivité journalistique : Onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information, Éditions de l’EHESS, 2010.
  • En ligneLyubareva I., Rochelandet F., « Modèles économiques, usages et pluralisme de l’information en ligne. Les nouveaux enjeux du pluralisme de l’information à l’ère des plateformes numériques », Réseaux, 2017, n° 205.
  • Marchetti D., Contribution à une sociologie des transformations du champ journalistique dans les années 80 et 90. À propos d’« événements sida » et du « scandale du sang contaminé ». Thèse de doctorat de sociologie, EHESS, décembre 1997.
  • En ligneNeveu E., Sociologie politique des problèmes publics, Armand Colin, coll. « U », 2015.
  • En ligneSedel J., « Les dirigeant·e·s de médias. Sociologie d’un “espace carrefour” », Sociétés contemporaines, 2019, n° 113.
  • Schudson M., Discovering the News. A Social History of American Newspapers, Basic Books, 1981.
Julie Sedel
Université de Strasbourg, SAGE (UMR 7363)
Alan Ouakrat
Université Sorbonne Nouvelle, IRMECCEN (EA 7546)
Jérôme Pacouret
CESSP (UMR 8209) et IRMECCEN (EA 7546),
Camille Noûs
Cogitamus
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/10/2021
https://doi.org/10.3917/pdc.016.0005
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Grenoble © Presses universitaires de Grenoble. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...