CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les legislative studies américaines se sont largement construites sur l’analyse des fonctionnalités des commissions parlementaires (Martin 2014) [1]. L’approche distributive fit valoir qu’elles permettaient à leurs membres de capturer les bénéfices de politiques publiques au profit de leurs circonscriptions (Weingast et Marshall, 1988). L’approche informationnelle prit davantage au sérieux le travail de constitution d’expertise au sein des commissions (Krehbiel, 1991). Le découpage sectoriel et la limitation du nombre de membres permettent en effet d’approfondir davantage les sujets. Enfin, les approches partisanes firent valoir que les commissions constituaient des outils efficaces de contrôle de l’action des élus de base par les dirigeants de partis (Cox et Mc Cubbins, 1993). L’institutionnalisation sectorielle des activités parlementaires peut en effet contribuer à renforcer la cohésion de la position d’un groupe parlementaire sur un sujet donné. Ces controverses classiques, et quelque peu forcées, ne doivent pas masquer le consensus assez implicite sur lequel elles se fondent, à savoir que la participation active de parlementaires à une commission se paye en avantages individualisés au profit des élus. L’énergie parlementaire, ressource rare, ne peut être captée qu’en lui assurant une forme de rentabilité. Bien souvent, celle-ci passe par des avantages procéduraux dans le cadre du vote des lois comme le droit de proposer un texte ou de déposer en premier des amendements ou encore, en fin de course, de proposer, en séance, une version « à prendre ou à laisser ». Les commissions, à lire la littérature américaine, sont des lieux où les parlementaires sont payés de leur temps, de leur effort et leur patience par un surcroît procédural d’influence.

2 La plupart des Parlements européens font place en leur sein à une commission spécialisée dans les questions de défense et de forces armées. Dans la plupart des cas et la plupart du temps, ces commissions sont sans réel pouvoir. Les questions stratégiques et militaires relèvent par essence du régalien et sont sous le contrôle de l’exécutif (Forster, 2006 ; Menon, 1996 ; Joana, 2012 ; Rozenberg, à paraître). En France, le contrôle politique des armées participa d’ailleurs à l’institutionnalisation du poste de chef de gouvernement (Rousselier, 2015). On observe certes depuis une décennie en Europe un large mouvement de réforme institutionnelle visant à associer davantage le Parlement aux affaires militaires (Irondelle et al., 2012). Cependant, le cœur de ce processus concerne l’autorisation des opérations extérieures décidées au niveau de l’hémicycle et non des commissions Défense (Wagner, 2006 ; Peters Wagner, 2014). Le contrôle parlementaire de la dimension budgétaire des questions militaires et stratégiques a également pu être renforcé mais le processus a souvent favorisé les commissions budgétaires au détriment des structures sectorielles. Ajoutons à cela que les États légifèrent peu sur les questions de défense (Brouard et al., 2009). Les accords militaires sont souvent confidentiels. Les lois de programmation sont rares. La politique d’armement requiert subsidiairement de passer par la loi (Hoeffler, 2011). Les commissions Défense sont ainsi amenées à se focaliser sur le contrôle et l’évaluation – des activités dont la portée est nécessairement plus difficile à cerner.

3 Pourquoi les parlementaires siègent-ils dans des commissions sans pouvoir réel ? Faut-il considérer, à l’inverse de la littérature américaine sur le Congrès, que les parlementaires d’Europe ne seraient pas mus par la défense de leurs intérêts ? Qu’ils siégeraient en commission, écriraient des rapports, participeraient à des missions en fonction de leurs seuls goûts personnels ? Afin de répondre à cette interrogation, nous avons suivi une démarche inductive, qualitative et compréhensive consistant à interroger certains de leurs membres actifs dans les chambres basses de quatre pays européens, en Allemagne, en Espagne, en France et au Royaume-Uni. La dimension comparative est essentielle à l’enquête dans la mesure où elle permet de penser globalement la situation du parlementarisme européen tout en offrant une certaine variation d’une assemblée à l’autre. En l’occurrence le Bundestag se distingue des autres assemblées de notre échantillon par ses prérogatives étendues en matière de défense (Beyme, 1997 ; Krause, 1998). Par contraste, les spécialistes accordent une place marginale au Parlement tant en France (Cohen, 1994) qu’au Royaume-Uni (Hopkinson, 2000) en matière de défense, l’Espagne se situant vraisemblablement dans une position intermédiaire (Dietrich et al., 2008). L’étude se fonde sur vingt-trois entretiens menés au premier semestre 2009 auprès de députés réputés actifs au sein des commissions Défense des chambres basses de quatre Parlements d’Europe occidentale, à savoir : la Commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale (soixante-dix membres, onze entretiens), le Select Defence Committee de la House of Commons britannique (quatorze membres, deux entretiens), le Verteidigungsausschuss du Bundestag allemand (trente membres titulaires et suppléants, quatre entretiens), la Commisión de Defensa du Congreso de los Diputados espagnol (trente-huit membres, six entretiens) [2].

4 L’hypothèse défendue dans cet article est double. Elle avance d’une part que les motivations des parlementaires siégeant dans les commissions Défense de Parlements européens rejoignent les résultats des approches rationalistes de l’action politique. On siège dans les commissions Défense, non pour l’amour de l’art mais pour être réélu et/ou faire carrière et/ou influencer, d’une manière ou d’une autre, l’action publique. Cependant, et c’est le second aspect, les modes de rémunération de l’investissement parlementaire se distinguent des mécanismes mis en avant dans le cas du Congrès américain au profit de deux vecteurs principaux : l’accès personnel aux décideurs d’une part, et différents types de socialisation d’autre part. En d’autres termes, la rationalité individuelle des parlementaires ne trouve pas d’écho véritable dans l’institutionnalisation d’un système d’incitation à l’expertise mais repose sur des réseaux informels d’une part et le sentiment de faire communauté d’autre part. Ces modalités européennes d’évitement du free riding parlementaire ne sont pas sans soulever des problèmes quant à la qualité démocratique du contrôle parlementaire de l’armée comme nous l’évoquerons en conclusion. Auparavant, les deux parties de l’article reprennent les deux volets de l’hypothèse touchant aux motivations des parlementaires des commissions Défense, puis à leur mode de rétribution.

Des motivations ordinaires

5 Policy, office or vote : le triptyque condense les motivations prêtées aux dirigeants politiques par une littérature s’inscrivant dans la version rationaliste du néo-institutionnalisme (Strom et Müller, 1999). Policy désigne la volonté de modifier l’action publique ; office le désir de faire carrière et vote l’impératif de réélection. Si l’on admet généralement que ces visées peuvent coexister chez une même personne, Kaare Strom (2012) en propose une hiérarchisation logique : un élu cherche d’abord à le rester, c’est-à-dire à être réélu, puis à faire carrière, puis à changer les choses. Les entretiens menés avec les membres des commissions Défense indiquent que ces trois types de motivation sont effectivement présents. Nous les considérons successivement.

Avantager sa circonscription

6 L’entrée dans la commission de Défense peut répondre au souhait des députés concernés de défendre les intérêts de la circonscription dont ils sont élus. Le souci de préserver ou de développer des installations industrielles ou militaires liées au secteur de la défense dans la circonscription des élus est un élément d’incitation à rejoindre ses rangs. De nombreux travaux ont été menés dans le cas du Congrès américain. Ils conduisent souvent à nuancer le poids de la pratique du pork barrell qui désigne le fait d’« arroser » sa circonscription (Lindsay, 1991 ; Kennet, 1991). En France ou au Royaume-Uni, des travaux ont mis en lumière la dimension localiste des activités parlementaires en matière de défense (Dorman, 2006 ; Hopkinson, 2000 ; Guisnel, 1990). Nos entretiens confirment la présence de ce type de préoccupation dans l’ensemble des commissions considérées.

7 Au sein du Defence committee, son président, tout en soulignant le caractère marginal du phénomène, est néanmoins capable de citer le cas de trois élus – sur quatorze – pour lesquels la présence d’intérêts liés au secteur de la défense sur leur circonscription est un élément déterminant (R1) [3]. De même un député allemand évoque l’importance des intérêts locaux pour rendre compte du comportement de ses collègues (A1). Dans certains cas, la prise en compte de ces enjeux peut décider de l’adhésion à une commission dont les activités attirent peu les élus par ailleurs. C’est le cas de cette député allemande socialiste, présente au sein de la commission depuis 1998, qui explique que ce type de considérations a été déterminant dans son entrée au sein de celle-ci : « À l’époque je n’y connaissais pas grand-chose. C’est un collègue qui m’a proposé de postuler pour cette commission, en me disant que ma région serait beaucoup touchée par les restructurations à l’œuvre dans le secteur de la défense. » (A2). Pour certains élus, l’appartenance à la commission est perçue comme une prescription sociale du fait de la présence dans leur circonscription de troupes ou d’entreprises liées au secteur de la défense. Ainsi ce député français, à qui on demande les raisons qui l’ont poussé à entrer dans la commission, cite d’emblée la présence dans sa circonscription de sites rattachés au ministère de la Défense (F3). Un autre député français, ancien président de la commission, estime à un tiers la proportion de ses collègues animés principalement par un souci localiste :

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« Dans la commission, il y a trois sortes de députés. Un tiers, vous ne les voyez pas, ce sont les maires des grandes villes, les présidents de conseil général ou de conseil régional, les grands notables de province. Un gros tiers a des circonscriptions avec un arsenal, un régiment, une base aérienne, une usine.. Ils viennent pour défendre leur circonscription. [...] Ils viennent sans cesse vous voir : “la base machin avait dix-huit avions elle n’en a plus que seize”. Ils connaissent bien leur sujet. Et puis il y a un tiers, un petit tiers, plutôt un quart d’ailleurs, de gens qui sont capables de parler de façon compétente d’à peu près tous les sujets de défense. Ce sont les généralistes sur lesquels reposent les débats budgétaires. » (F2).

9 Interrogés, les parlementaires reconnaissent volontiers leur rôle de défenseur d’intérêts locaux. Ils s’efforcent cependant d’en relativiser la portée électorale. Ainsi, un membre de la commission de Défense française, pourtant issu d’une circonscription caractérisée par la présence de troupes, exprime ses doutes quant à l’intérêt, notamment électoral, que présente son activité au Parlement :

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« J’en parle un peu à mes électeurs, j’essaie de diffuser les rapports. Je les envoie à tous les maires de ma circonscription. Mais ce serait plus intéressant pour moi que je laboure ma circonscription. La semaine passée, j’ai passé deux jours à Chalon pour une visite sur place. Je me suis levé tôt, ça fait de grosses journées. Et au final les gens disent que je me promène ! » (F5).

11 De la même façon en Espagne, la plupart des députés rencontrés soulignent le manque de « culture » sur les questions de défense qui caractérise la population. Un élu du groupe catalan, qui se revendique pourtant de l’approche localiste mise en œuvre par son parti, au travers d’une attention particulière à la réaffectation des anciennes installations militaires, évoque le manque d’intérêt auquel il se heurte dès lors qu’il tente de communiquer dans sa circonscription à propos de son activité de commissaire :

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« Je n’évoque jamais mes fonctions au sein de la commission lorsque je suis dans ma circonscription. Par exemple, je suis député de X, et à proximité il y a des radars de contrôle de navigation qui ont un rôle extrêmement important. Mais il n’y a aucune perception citoyenne de l’importance de ces installations. » (E6).

Faire carrière par la défense

13 L’apport du passage en commission Défense dans une carrière politique dépend largement du prestige de celle-ci. En la matière, les commissions allemande et britannique bénéficient d’une valorisation particulière. La commission du Bundestag bénéficie ainsi d’un prestige particulier auprès des députés. Son statut constitutionnel et les prérogatives élargies dont elle dispose en font une des commissions importantes de l’assemblée. Elle est en effet souvent citée comme la deuxième, après celle du budget qui est considérée comme la commission reine (Irondelle et al., 2012). Entrer dans la commission de Défense est d’ailleurs considéré comme un bon moyen de préparer l’accès à celle du Budget. C’est le cas de ce membre de la commission du Budget, ancien membre de la commission de Défense, pour qui son passage par cette dernière a été un moyen d’acquérir un crédit particulier qu’il réinvestit dans ses nouvelles fonctions en assurant le suivi du budget du ministère de la Défense (A1). Le Select Defence Committee de la House of Commons est aussi particulièrement recherché par les élus. À chaque session le nombre de ceux qui souhaitent y entrer est plus important que celui de sièges offerts. L’intérêt que suscitent les questions liées à la défense dans l’opinion et l’image politique « lisse » que permet d’acquérir le travail au sein d’une instance où la recherche du consensus est privilégiée sont considérés comme des atouts importants pour la suite d’une carrière politique (R1). Les approches comparées relatives aux questions parlementaires confirment que la défense intéresse davantage les députés au Royaume-Uni qu’en France (Foucault et Irondelle, 2009).

14 La commission Défense de l’Assemblée nationale française fait l’objet d’appréciation nuancée de la part de ceux qui y siègent. Elle est parfois considérée comme une « commission noble » (F8) du fait de la nature des questions qui y sont abordées et l’on y trouve moins de primo-député qu’ailleurs – commissions des Finances et des Affaires étrangères exceptées (Riaux, 2014). Cependant, la commission est faiblement utile pour faire carrière. Elle est moins prestigieuse que celle des Affaires étrangères et moins active que la commission des Finances ou la commission des Lois. En dehors du cercle des spécialistes défense, elle est peu convoitée par les députés et constitue parfois un deuxième, voire un troisième choix. C’est d’ailleurs ce qui fait son intérêt pour certains. Entrer à la commission de Défense est alors un moyen de faire reconnaître une spécialisation technique dans un domaine où la concurrence est moindre que dans d’autres. Un député socialiste, membre de la commission depuis 1997, explique ainsi : « Je savais qu’il fallait se spécialiser et je savais qu’on ne viendrait pas me chercher noise sur ce terrain. » (F9). Au-delà de la commission, ce sont en général les questions liées à la défense qui font l’objet d’un certain désintérêt mimétique dans le monde politique français. Le fait est particulièrement relevé par des élus socialistes :

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« Si vous êtes rapporteur des Affaires sociales au groupe socialiste, c’est très bien, si vous êtes rapport Défense, c’est beaucoup moins bien. Ce sont des sujets dont on ne veut pas parler. Dans mon parti, très peu de gens s’y intéressent. C’est un peu différent à droite. » (F2).

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« Je me souviens avoir travaillé avec Paul Quilès, avec Alain Richard quand ils étaient ministres [4]. On travaillait, il y avait un tas de travail utile, peu appréhendé par le parti et par le groupe. Je le dis comme je l’ai senti. C’est un peu moins le cas maintenant. » (F11).

17 La situation au sein du Congreso est comparable. Le désintérêt des électeurs et des médias, limite considérablement les ressources que les élus estiment pouvoir retirer d’une participation aux activités de la commission. Dès lors, les ressources que les députés estiment pouvoir en retirer sont avant tout exploitables vis-à-vis de leurs pairs ou au sein des organisations politiques auxquelles ils appartiennent. C’est le cas de cet élu catalaniste, porte-parole de son groupe pour les questions de défense, qui tout en soulignant le caractère limité de son expertise en matière de défense, explique qu’elle peut néanmoins présenter un intérêt pour la suite de sa carrière politique :

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« Je crois qu’en termes d’expertise, il est intéressant d’être porte-parole [5] des Affaires extérieures ou de Défense. L’an prochain il y aura des élections en Catalogne, et nous allons tenter de revenir au gouvernement catalan. Mes connaissances en matière de défense et de politique extérieure pourront être très utiles dans un cadre gouvernemental. Pour un électeur rationnel comme l’électeur catalan, il n’y a pas d’armées, mais il y a des questions de sécurité, de forces de police, qui peuvent être importantes. » (E6).

19 La rentabilité du passage par la commission Défense dépend également des logiques qui président au recrutement et à la promotion de ses membres. Aux Communes, où la commission ne comporte que quatorze membres, les spécialistes sont favorisés. Ainsi le président du Defence Committee souligne la continuité de sa trajectoire politique. Après avoir été un frontbencher du parti conservateur sur les questions de défense, il a ensuite été Minister of State for Defence de 1994 à 1997, avant d’être désigné comme Chairman alors qu’il était membre de l’opposition (R1). De même, Paul Quilès, ministre de la Défense au milieu des années 1980 devint président de la commission en 1997. Dans bien d’autres cas cependant, l’expertise technique dont peuvent se prévaloir ces élus est de peu de poids face à d’autres types de ressources. Un ancien député socialiste espagnol, longtemps membre de la commission à l’expertise reconnue, évoque ainsi le cas du président en exercice de la commission :

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« X n’est pas un spécialiste, c’est la première fois qu’il est chargé de ces questions. Il y a longtemps qu’il est député, il a été un politique de poids du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), il a été longtemps secrétaire national chargé de l’Organisation, mais il n’a pas d’expérience de la Défense. Cela fait trois ou quatre mois qu’il est dans la commission. » (E3).

Influencer la politique de défense

21 En dépit de la domination des exécutifs sur la politique de défense, de nombreux membres des commissions Défense cherchent à l’influencer. Compte tenu de la rareté des activités législatives, les moyens de contrôle et d’enquête sont perçus comme autant de façons d’alerter le gouvernement, voire l’opinion, sur tel ou tel aspect de la politique défense en misant sur les effets possibles de ces alertes. Selon les styles institutionnels et la position du groupe parlementaire, les interventions et prises de position des membres de la commission Défense se distinguent en fonction de leur degré de publicité et de conflictualité vis-à-vis du pouvoir.

22 Les centres d’intérêt des parlementaires en matière de défense sont divers. Ils évoquent les trois types de défenseurs de causes identifiés par Donald Searing (1994) : les idéologues, les généralistes et les spécialistes. Concernant les idéologues, les commissions abritent parfois des élus pacifistes, soucieux de limiter les interventions armées et l’emprise du secteur de la défense sur la société. En Allemagne, un élu du parti Die Linke se définit comme un « activiste pacifiste » (A3). Il explique qu’il a abondamment recouru à la procédure des questions spontanées pour « piéger le gouvernement » (Rozenberg et al., 2011). Un autre motif idéologique tient à la volonté de développer un contrôle démocratique de questions réputées peu transparentes. Le terrain britannique est à cet égard marqué par la tenue de la guerre d’Irak, six ans plus tôt, et par les soupçons de mensonge, voire de manipulation de la part de l’exécutif. Un député britannique explique ainsi son choix du Defence Committee en 2005 : « Je voulais cette place dans la commission pour pouvoir influer sur les opérations en Irak et maintenant en Afghanistan. » (R2). Ses espoirs ayant été largement déçus du fait des faibles moyens de la commission, il a développé différentes initiatives personnelles :

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« Je suis allé trois fois en Afghanistan par mes propres moyens. J’y ai vu bien autre chose que lors de mes visites avec le ministère. Le ministère nous montre ce qu’il veut et on ne découvre jamais de grande vérité lors des missions qu’il organise. Les experts sont à Londres et ils ne peuvent pas non plus être sur le terrain. Pour ma part, je consulte aussi un expert es military et es intelligence pour mon propre compte. »

24 L’exemple est rare mais pas unique puisqu’en France, un député du Nouveau centre explique organiser des missions sur les théâtres d’opérations extérieures, là aussi souvent à ses frais (F5). En outre, il multiplie les visites dans les installations militaires « pour mettre des réalités derrières les chiffres ». Les commissions Défense abritent, en plus grande proportion, des généralistes qui s’intéressent de façon globale aux questions militaires. Ceux-là ont souvent plusieurs centres d’intérêt inclus dans ce vaste secteur. Pour beaucoup, l’investissement dans la commission est lié à un intérêt pour les aspects stratégiques ou géopolitiques globaux de celle-ci. C’est le cas de cette député allemande, membre de la commission depuis plus de dix ans, qui se déclare particulièrement intéressée par les problèmes au croisement de la politique étrangère et de la politique de défense, par les questions sociales au sein des forces armées et beaucoup moins par les programmes d’armement « qui [l’]intéressent mais ne constituent pas une priorité » (A2). De même, un membre de la commission de la Défense et des Forces armées explique-t-il être « plus passionné par les questions géostratégiques que par le comptage des boutons de guêtre et le dernier programme militaire en vogue » (F9).

25 Enfin, certains élus se spécialisent non seulement sur les questions défense mais, en leur sein, sur un ou deux aspects précis qui leur tiennent à cœur. Les députés français rencontrés offrent ainsi un inventaire disparate des sujets possibles de spécialisation – ce qui laisse penser que l’expertise tend à palier la faible influence de la chambre. Un parlementaire réserviste et médecin se montre prolixe sur le sujet du service de santé aux armées (F1). Un de ses collègues, ancien ingénieur de l’armement et conseiller en stratégie d’entreprise, s’est particulièrement investi dans le groupe d’étude sur les partenariats public/privé (F7). Il explique vouloir sensibiliser le ministère et les forces armées aux bénéfices qui peuvent en être retirés. Enfin, un autre député est particulièrement intéressé par la question de l’exportation de l’armement (F6). Il estime avoir eu quelques influences en la matière par le biais d’une mission que lui avait confié le gouvernement :

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« C’est moi qui ait sollicité Michèle Alliot-Marie [6] pour faire une mission sur les exportations d’armement, seul moyen de faire toutes les investigations requises. J’ai fait modifier assez sensiblement les procédures d’agrément données par la CIEMG [7] dans le sens de la simplicité et de la rapidité. J’ai fait créer un organisme au niveau interministériel qui regroupe les ministres concernés [...]. J’ai la faiblesse de penser que le redressement extrêmement sensible de nos exportations de défense est pour une part significative lié à cela, en plus de la volonté politique du président de la République ».

27 Pour conclure cette première partie, le constat a été établi que les motivations des parlementaires siégeant dans les commissions Défense considérées recoupaient les catégories identifiées dans la littérature : la défense d’intérêts locaux, la conduite d’une carrière personnelle et la volonté d’infléchir les politiques menées, sous des modalités différentes selon le profil d’idéologues, de spécialistes ou de généralistes des élus. La comparaison fait apparaître certaines spécificités nationales. La dimension locale est particulièrement présente lorsque le scrutin majoritaire ou uninominal est utilisé. Les commissions allemande et britannique sont plus prestigieuses. L’histoire politique et la culture partisane jouent également un rôle comme l’illustrent les parlementaires identifiés comme idéologues. Au-delà de ces différences, les parlementaires rencontrés témoignent de motivations renvoyant aux grandes catégories de l’action politique. Si les motivations sont en quelque sorte classiques, il reste à identifier comment elles sont satisfaites.

Des rémunérations hétérodoxes

28 Avant d’identifier les diverses modalités de rémunération de l’investissement parlementaire, il faut souligner que celle-ci est ni parfaite ni systématique. Dans un contexte où les effectifs et équipements des armées européennes tendent partout à diminuer depuis vingt ans (King, 2011), le lobbying des parlementaires au profit du maintien de casernes ou d’usines en circonscription porte rarement ses fruits. De même, les espoirs de bien des membres des commissions Défense de faire carrière sont souvent douchés. Pour ne prendre qu’un exemple, les critères entrant en jeu dans la composition du gouvernement sont si nombreux et incommensurables que la spécialisation sectorielle ne saurait constituer un vade mecum. Enfin, presque tous les élus rencontrés se sont plaints en entretien de la difficulté à influencer ou même contrôler l’exécutif et l’armée. Les élus du Bundestag, réputés pourtant mieux lotis ont également fait part de leur insatisfaction, face au gouvernement ou à la commission budgétaire du Bundestag, ce qui laisse penser que la frustration parlementaire est relative à chaque système institutionnel.

29 Les parlementaires sont donc souvent déçus, quelles que soient leurs attentes. Il en résulte des formes de désinvestissement, via l’absentéisme, ou d’investissement a minima, via la délégation des activités parlementaires aux fonctionnaires et assistants des assemblées. Reconnaissons que notre dispositif d’enquête qui vise les parlementaires les plus intéressés tend à minimiser ces phénomènes qui pourtant existent bel et bien. Cependant, deux formes de rémunération de l’activité parlementaire au sein des commissions Défense ont été identifiées. On les a qualifiées d’hétérodoxes dans la mesure où les leviers offerts par la commission permettent rarement de satisfaire aux motivations exposées précédemment. Ils y contribuent cependant indirectement en offrant un accès au gouvernement d’une part, et en développant auprès des élus le sentiment de faire partie de la communauté des acteurs de la défense d’autre part.

Les contacts informels

30 La rémunération de l’investissement des congressmen par un surcroît d’influence, évoquée en introduction, est moins affirmée en Europe, surtout lorsqu’il s’agit d’activités de contrôle. Tout se passe comme si à l’influence directe via des procédures formelles se substituait en Europe un mécanisme d’influence indirecte, via le contact personnel avec les décideurs. En siégeant à la commission Défense, les parlementaires gagnent rarement le droit d’amender en priorité un texte. En revanche, les réunions, auditions et déplacements constituent autant d’occasions de rencontrer « ceux qui comptent » – le ministre, son cabinet, les responsables civils et militaires du ministère, les industriels de la défense, etc. – et de tenter, par la discussion et la persévérance, de les influencer. Dit autrement, les commissions parlementaires offrent d’efficaces ressources de lobbying aux parlementaires.

31 On l’a dit, les préoccupations des élus peuvent être focalisées sur des enjeux locaux. Un député français explique ainsi s’être longuement battu sur le dossier du redéploiement de la carte militaire (F8). Il a rencontré le directeur de cabinet du ministre, et le ministre lui-même à trois ou quatre reprises, pour plaider la cause de son département où était établie une garnison susceptible d’être réaffectée. Il a finalement obtenu gain de cause et estime que c’est largement son statut de membre de la commission qui lui a permis d’accéder au ministre et de faire valoir ses vues. Si dans son cas, le fait d’appartenir à la majorité a certainement favorisé les choses, l’appartenance à la commission peut aussi être un atout pour les membres de l’opposition. Le souci du ministre d’éviter la critique de la part d’élus de l’opposition reconnus comme spécialistes peut constituer une corde sur laquelle certains parlementaires savent jouer. Un député français d’opposition, qui s’est lui aussi battu lors de la réorganisation des bases de défense dans sa région, explique ainsi que l’attention à laquelle il estime avoir droit de la part du ministre est une contrepartie à l’activisme qu’il développe au sein de la commission :

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« J’ai été dire ça à X [membre important du cabinet du ministre] : “Je ne le dirai pas dans le journal, mais je le dis à vous, cabinet, parce qu’il me semble normal que je vous le dise. À tel endroit, j’ai senti des gens malheureux. Pour le moment je ne le dis pas dans le journal parce que je pense qu’il est plus utile de le dire aux gens qui sont susceptibles d’infléchir la décision. Il est bien clair que si j’ai le sentiment qu’à un moment donné tout ça n’a servi à rien...” Je l’ai dit à X : “Je suis un modeste parlementaire d’opposition, pour autant je ne continuerai pas à m’investir comme je le fais sur des rapports, sur des budgets, et cetera si ça va dans ce sens”. » (F11).

33 L’extrait d’entretien, dont la transcription offre une idée imprécise, est révélateur d’une certaine passion animant cet élu dans la défense des intérêts de son territoire. Le fait de rejouer devant nous une partie de l’entretien qu’il a pu avoir avec le membre de cabinet, en y mettant le ton, indique assez l’importance qu’il accorde à ce type de rencontres et en définitive sa conviction de leur caractère crucial.

34 L’accès personnel aux décideurs en matière de défense n’est pas seulement mis au service d’intérêts locaux. En Espagne, le porte-parole du groupe populaire met en avant les échanges réguliers qu’il a avec la ministre du gouvernement socialiste sur une question spécifique, en l’occurrence le statut judiciaire de pirates somaliens détenus :

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« J’étais à Rome pour les soixante ans de l’OTAN et j’ai dû parler de cette affaire quinze fois avec la ministre ! Moi, pour lui faire part de mes préoccupations et dire que je croyais que les choses avaient été mal faites. Elle pour expliquer ce que l’Espagne était en train de faire. Finalement, nous avons été en discussion permanente. Je crois que nous avons la garantie de pouvoir discuter et de nous confier. » (E5).

36 Outre son efficacité potentielle, l’entretien de contacts informels est considéré par les élus comme un moyen efficace pour contourner les logiques de conflit entre majorité et opposition. Il permet aux élus qui soutiennent le gouvernement de formuler certaines critiques sans déroger aux règles de la discipline partisane. Un député français de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), membre de la majorité parlementaire, qui suit le dossier des retards du programme A400M [8] déclare ainsi : « Je veux faire passer des messages sur le dossier. En même temps, je me vois mal poser une question orale en séance à Hervé Morin [9] sur le sujet, sous les yeux de l’opposition. » (F7). Pour les députés de l’opposition, les contacts informels avec le ministre et son cabinet dans le cadre de la réalisation de mission permettent également de s’extraire de la logique d’affrontement partisan. Un député français, socialiste, explique ainsi que le rapport qu’il a réalisé en 2006 sur les transformations de l’industrie des armements terrestres s’est accompagné de discussions régulières avec le cabinet du ministre :

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« Du temps d’Alliot-Marie, j’ai fait un rapport d’information dans le cadre d’une mission d’information. À chaque fois qu’on revenait d’un déplacement local, on faisait le point avec le cabinet du ministre pour faire remonter l’information. Et ce n’était pas en vain. On a décalé des choses, l’exécutif a tenu compte d’un certain nombre de paramètres, des miens et de ceux des autres... » (F11).

38 Siéger à la commission Défense et y être actif offre ainsi aux parlementaires de la majorité mais aussi de l’opposition un accès informel aux décideurs et aux représentants de l’exécutif. Les élus les plus actifs tendent à développer une conception du contrôle qui, indépendamment de la possibilité d’imposer des choix au ministère ou de sanctionner les décisions prises, insiste sur les vertus d’une coopération informelle et informée.

L’initiation à un monde fermé

39 Au-delà du diagnostic qu’ils font quant à leur capacité personnelle ou celle du Parlement à infléchir la politique de défense, les membres de la commission Défense rencontrés insistent sur l’enjeu que représente à leurs yeux leur admission au sein du monde de la défense fait de responsables civils du ministère, de militaires et d’industriels de l’armement.

40 Le monde fermé auquel les députés ont le sentiment d’appartenir est d’abord celui du collège qu’ils forment avec les autres membres de la commission et en particulier ceux qui y sont le plus actifs. Dans cette perspective, ils soulignent volontiers le caractère très exclusif de ce groupe. Les députés absents font l’objet de critiques ; ceux qui s’intéressent uniquement aux répercussions pour leur circonscription également. Souvent, le faible nombre de députés mobilisés est présenté comme un gage de qualité du travail fourni. Pour un député français, la commission de la Défense nationale est ainsi « la commission qui rassemble le moins de députés, mais le plus d’experts » (F3). Un autre met également en avant le niveau d’expertise de ses collègues :

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« Nous avons des débats soutenus sur l’actualité ainsi que sur des questions de plus long terme. On n’est pas trop nombreux aux réunions. Le noyau dur est de vingt ou trente députés. Ce n’est pas un problème parce que les gens qui sont présents sont compétents. On ne découvre pas les dossiers au cours de réunion comme à la commission des Affaires sociales. On travaille vite, on est dans l’expertise. Personne ne va demander ce c’est que l’A400M par exemple. » (F7).

42 La cordialité des débats, liée au petit nombre d’élus mobilisés, est également appréciée. Un ancien membre de la commission de Défense espagnole déclare : « Au sein de la commission, les députés qui s’intéressent aux questions de défense sont peu nombreux et se connaissent bien. Il y a une relation personnelle forte qui se crée : quand il y a de bonnes relations personnelles, c’est plus difficile de s’insulter. » (E3). Ce sentiment de collégialité se manifeste également dans le cadre de l’exercice du contrôle, à l’encontre d’autres instances du Parlement. En Allemagne, où plusieurs députés soulignent volontiers les discussions très libres qu’ils entretiennent avec leurs collègues, les conflits naissent régulièrement entre les membres de la commission de Défense et ceux de la commission du Budget. Une députée sociale-démocrate évoque ainsi les mauvaises relations entretenues avec ces derniers : « On se dispute beaucoup. » (A2). Ces réactions n’épargnent les élus réputés les plus imperméables au consensus qui caractérisent les débats comme cet élu Die Linke se plaignant lui aussi de l’emprise de la commission budgétaire (A3).

43 Le monde fermé auquel les membres de la commission ont le sentiment d’appartenir va bien au-delà de ses seules frontières. Il concerne d’abord les industriels de la défense. Dans les quatre pays, les membres des commissions de Défense reconnaissent aisément les contacts qu’ils entretiennent avec des représentants du secteur de l’armement et les réactions du type de ce député socialiste français, qui explique qu’il ne se rend jamais aux invitations qui lui sont adressées « pour garder son indépendance » (F9), restent exceptionnelles. Les rencontres avec les industriels font partie intégrante de la mission que les membres des commissions estiment avoir à remplir. Un député français de la majorité détaille ainsi les nombreuses visites qu’il lui arrive de faire dans de grandes entreprises du secteur :

44

« Ce matin, on avait des gens d’EADS qui nous ont parlé de l’A400M. Je vais souvent chez EADS, Thalès, la Snecma. En revanche, je n’ai jamais été invité chez Dassault ! Je suis aussi invité deux fois par mois chez Boeing, dont un des dirigeants français est un ancien député, mais je n’y vais jamais, par attachement à notre industrie nationale. Mais par rapport à ces pressions des industriels nationaux notre rôle n’est pas de nous opposer. » (F8).

45 Comme d’autres, il explique ainsi que l’objectif de ces rencontres est à la fois d’améliorer sa connaissance des enjeux et de relayer les messages des industriels auprès du ministère. En Espagne, un ancien président de la commission valorise également son bilan en la matière : « J’avais des contacts assez étroits avec l’industrie de défense et j’ai introduit pour la première fois la formule consistant à faire venir l’association des industries de défense. » (E4).

46 Au-delà des contacts avec les industriels, l’identification à un monde fermé passe aussi par une proximité avec les militaires. On croise souvent des gradés dans les couloirs des assemblées, qui attendent un rendez-vous. Les déplacements dans les casernes ou dans le cadre d’opérations extérieures sont également l’occasion de nouer des liens. Les élus se montrent attentifs au fait d’entretenir des relations de confiance dont atteste la capacité à maîtriser divers secrets d’une part, et à relayer les préoccupations de l’armée de l’autre. Un député socialiste français, antimilitariste au début de sa carrière, explique :

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« Le lien de confiance est fondamental. Quand vous êtes intégré au monde militaire, quand ils ont compris que le parlementaire X ne veut pas casser la boutique mais plutôt l’aider, ça se passe très bien et les informations circulent bien, très bien même. [...] Cette relation de confiance, sachant que vous n’égarerez pas les informations dans la presse, c’est très important. Il faut bien comprendre que le monde de la défense, c’est comme une boule de pétanque. C’est difficile à saisir, mais quand vous intégrez la sphère, c’est très différent. Une fois dans la sphère, une fois que vous êtes reconnu, adoubé par vos pairs, là l’information circule bien, très bien. » (F2).

48 Significativement, cet élu utilise le mot « pair » pour parler du monde militaire, cette « sphère » à laquelle il se sent, après plusieurs années, faire partie. Un de ses collègues tient des propos tout à fait similaires :

49

« On voit des gradés, ils viennent nous voir, on a des contacts réguliers [...]. À partir du moment où on travaille sur les dossiers, où on écoute, il y a une situation de confiance qui s’établit. On n’est pas là pour faire – comment dire ? – de la politique politicienne. » (F11).

50 En Espagne, la relation avec les militaires est plus distanciée, la question de la neutralité politique de l’armée demeurant encore sensible. La porte-parole du groupe du parti populaire évoque l’attitude « très hiérarchique et respectueuse du pouvoir législatif » (E5) de la part des militaires, tandis qu’un des membres de son groupe souligne les difficultés des élus de l’opposition à entrer en contact avec des militaires d’active en dehors des auditions (E2).

51 Le sentiment d’intégrer un monde fermé se traduit par la valorisation dont fait l’objet le secret qui peut entourer les activités de la commission. Pour les députés qui en font partie, le fait d’être associé à ce secret constitue une rétribution importante de leur action. Ce secret est d’abord celui qui peut entourer les délibérations de la commission elle-même. Dans le cas de la commission du Bundestag dont les séances se font à huis clos, sans que leur ordre du jour ou les comptes rendus des débats ne soient publiés, les députés se félicitent volontiers de la situation. Y compris lorsque cette confidentialité peut aller à l’encontre de la conception du contrôle qu’ils développent par ailleurs. Un député allemand évoque ainsi positivement « le jeu réciproque d’influence entre médias et activités parlementaires » mais vante le caractère non public des séances de la commission qui permet selon lui que l’on puisse y « parler plus clairement et librement » (A3). Mais le secret peut aussi concerner la nature même des dossiers soumis aux membres de la commission. En Espagne, l’accès à des documents classifiés est limité aux députés qui disposent d’une habilitation officielle. Cependant leurs collègues qui occupent des positions institutionnelles particulières, comme les porte-parole des groupes, bénéficient de briefings « discrets, mais pas secrets » (E6) au ministère de la Défense. En France, la mission d’information sur le Rwanda de 1998, présidée par le président de la commission de Défense d’alors, a marqué les esprits (F3 ; F9 ; Quilès, 1998 ; Le Pape, 1998). Elle fut l’occasion pour ses membres d’accéder à des centaines de documents classifiés et de procéder à l’audition à huis clos des militaires concernés. De manière plus générale, les députés insistent sur le fait que l’activité qu’ils déploient, parfois à titre personnel, et les contacts qu’ils ont noués leur permettent de dépasser l’information officielle et d’obtenir des données plus confidentielles ou stratégiques (F9).

Conclusion

52 L’analyse des entretiens menés avec des députés membres de la commission Défense en Allemagne, Espagne, France et Royaume-Uni fait apparaître que si leurs motivations sont classiques en regard de celles établies par les legislative studies, les façons de les satisfaire le sont moins. La rétribution est d’une part individualisée et concrète. Les députés actifs au sein de la commission bénéficient d’un accès personnel fréquent au ministre et à son entourage. Outre le contact, les députés peuvent être d’autant plus entendus qu’ils ont acquis une réputation et un réseau dans le cadre de leurs activités. Le second type de rétribution est plus diffus, et en ce sens moins directement assimilable par le paradigme rationaliste : il s’agit du sentiment de faire partie du cercle des acteurs de défense et d’y être reconnu. Comme secteur de politique publique, la Défense possède à cet égard de précieux avantages comparatifs pour mobiliser l’énergie des élus : le secret qui y règne, la gravité des décisions, l’idée que ce qui s’y joue relève, par excellence, de l’intérêt national et sans doute le rôle de l’honneur, de la réputation et de la parole donnée dans la régulation des rapports interpersonnels. Ces spécificités des affaires de défense concourent à diffuser le sentiment, pour reprendre les termes d’un député français, de siéger dans « une commission pas tout à fait comme les autres » (F11).

53 Au final, on peut souligner que les deux modes de rétribution de l’investissement parlementaire contribuent certes à la mobilisation des élus face à la tentation du free riding mais qu’ils ne sont pas neutres en termes de type d’activités parlementaires privilégiées. L’un comme l’autre favorisent en effet la coopération feutrée et consensuelle sur l’affrontement partisan et la controverse publique. Comme le dit le Chair du Defence Committee, par ailleurs membre de l’opposition : « Le sujet que nous traitons n’est pas très politique. Et nous travaillons pour produire du consensus. Nous évitons de critiquer le ministre de la défense. » (R1). L’économie de la mobilisation parlementaire au sein des commissions Défense contribue à encourager davantage ceux qui perçoivent leur rôle comme un relais de l’armée et honnissent la confrontation politicienne. Les armées disposent ainsi au cœur du pouvoir législatif d’une structure amie qu’elles veillent d’ailleurs à bien traiter, lors des déplacements par exemple. D’une certaine façon, ce relais parlementaire compense quelque peu la relégation progressive des militaires au sein des espaces publics nationaux européens. En France par exemple, Bercy compte d’un tel poids dans les négociations budgétaires que l’appui de la commission Défense de l’Assemblée n’est, du point de vue du ministère de la Défense, pas de trop.

54 Cependant, la proximité entre Parlement et armée soulève le problème de la qualité et de l’adéquation des activités parlementaires. Qualité d’abord puisque les parlementaires tendent à se comporter en lobbyistes plus qu’en contrôleurs des armées. Les controverses fréquentes relatives à l’armée – vétusté ou inadaptation du matériel, dérapage financier, impréparation, erreurs stratégiques.. – sont ainsi rarement issues de travaux parlementaires. Le second problème tient à une certaine inadéquation entre les activités des commissions Défense et les débats dans l’hémicycle relatifs aux opérations extérieures. Suite à différentes réformes constitutionnelles et au passif des guerres des années 2000, ces débats sont, on l’a dit, plus nombreux. Ils sont également plus controversés comme l’illustrent tant l’opposition des socialistes français à la guerre en Afghanistan à partir de 2009 que l’interdiction faite au Premier ministre britannique d’attaquer la Syrie en 2013. Dans plusieurs démocraties européennes, tout indique que la sanctuarisation des questions de défense a vécu. Dans cette perspective, l’union sacrée des commissions Défense sera vue par certains comme un contrepoids d’autant plus nécessaire et par d’autres comme un anachronisme rétif au pluralisme. Quoi qu’il en soit, l’écart grandissant entre la discussion confidentielle des spécialistes de défense et le débat partisan n’est sans doute une bonne nouvelle ni pour les Parlements ni pour les armées d’Europe.

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’une recherche collective dirigée par Bastien Irondelle ayant donné lieu à différentes publications (Rozenberg et al., 2011 ; Irondelle et al., 2012). Nous le dédions à Bastien qui avait travaillé à sa première version.
  • [2]
    La liste suivante précise les attributions des personnes interviewées lorsqu’il ne s’agit pas de députés membres de la Commission défense. Les entretiens en Espagne (E1 à E6) ont été réalisés par Jean Joana auprès de Cipria Ciscar (président de la Commission, 18/12/2008), Ignacio Cosido Gutierrez (13/05/2009), Jordi Marsal Muntala (ancien député, 17/12/2008), Alejandro Muñoz-Alonso (ancien président de la Commission, 12/05/2009), Béatriz Rogriguez Salmones (13/05/2009) et Jordi Xucla i Costa (13/05/2009). Les entretiens en France (F1 à F11) ont été réalisés par Olivier Rozenberg, Catherine Hoeffler et Bastien Irondelle auprès de Jean-Claude Beaulieu (9/06/2009), Jean-Michel Boucheron (ancien président de la Commission, 3/06/2009), Bernard Cazeneuve (3/06/2009), François Cornut-Gentille (8/07/2009), Philippe Folliot (10/06/2009), Yves Fromion (3/07/2009), Michel Graal (10/06/2009), Christophe Guillotteau (27/05/2009), François Lamy (6/07/2009), Jean Michel (7/07/2009) et Jean-Claude Viollet (15/07/2009). Les entretiens en Allemagne (A1 à A4) ont été réalisés par Catherine Hoeffler auprès de Jürgen Koppelin (ancien membre de la Commission aujourd’hui suppléant, 30/06/2009), Ursula Mogg (12/02/2009), Paul Schaefer (27/01/2009) et Rainer Stinner (9/01/2009). Les entretiens au Royaume Uni (R1 à R2) ont été réalisés par Olivier Chopin auprès de James Arbuthnot (président de la Commission) et d’un autre député.
  • [3]
    L’ensemble des références aux entretiens est annoté de la sorte : R1 = premier entretien au Royaume Uni. À est utilisé pour l’Allemagne, E pour l’Espagne et F pour la France.
  • [4]
    Tous deux socialistes, Paul Quilès fut ministre de la Défense de 1985 à 1986 et Alain Richard de 1997 à 2002.
  • [5]
    La position de porte-parole sectoriel au sein de chaque parti, appélée « portavozi », fait l’objet d’une certaine institutionnalisation en Espagne.
  • [6]
    Ministre de la Défense de 2002 à 2007.
  • [7]
    Commission interministérielle des exportations des matériels de guerre.
  • [8]
    Gros porteur militaire développé par Airbus. Le programme connaît notoirement d’importantes difficultés.
  • [9]
    Ministre de la Défense de 2007 à 2010.

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Olivier Rozenberg
Sciences Po
Professeur à Sciences po, Centre d’études européennes
olivier.rozenberg@sciencespo.fr
Olivier Chopin
Sciences Po
Chargé de cours à Sciences Po, chercheur associé au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA-EHESS)
olivier.chopin@sciencespo.fr
Catherine Hoeffler
ESPOL, Université catholique de Lille
Maître de conférences à l’École européenne de sciences politiques et sociales (ESPOL), Université catholique de Lille et chercheure associée au Centre d’études européennes, Sciences Po
catherine.hoeffler@univ-catholille.fr
Bastien Irondelle
Sciences Po
Professeur à Sciences Po, chercheur au Centre de recherches
internationales (CERI)
Jean Joana
Université de Montpellier
Professeur des universités en science politique, Université de Montpellier, Centre d’études politiques de l’Amérique latine (CEPEL)
jean.joana@univ-montp1.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/10/2015
https://doi.org/10.3917/poeu.048.0178
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