CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1Les physiciens ont coutume de dire que l’histoire des sciences est un cimetière d’idées fausses. Il en est de même avec le comportement des pays européens envers la Russie. Beaucoup d’idées ont été exprimées avec de bonnes intentions, mais la plupart ont échoué – dont nombre de concepts polonais… Leur échec est dû à ce qu’elles oscillaient très généralement entre illusions et vœux pieux : illusions sur l’appréciation de la nature même de la politique russe ; vœux pieux sur ce qui pouvait être réalisé politiquement à l’égard de la Russie en réponse aux attentes du pays. Ce balancement a marqué les deux décennies qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique, puis la réapparition de la Russie sur la scène géopolitique européenne.

Un nouveau tournant Kennan

2La situation a commencé à changer suite à l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Un changement qui n’a pas seulement concerné l’événement proprement dit, mais plus largement la nouvelle approche de Moscou vis-à-vis de l’Ouest. La forte rhétorique anti-européenne qui a accompagné l’opération russe a surpris les capitales d’Europe de l’Ouest, comme en écho d’une situation comparable, juste après la Seconde Guerre mondiale. L’allié récent de la guerre avec l’Allemagne nazie montrait soudainement les griffes, et Staline avançait la thèse de l’inévitabilité d’une guerre contre l’impérialisme. Pendant un moment, l’opinion occidentale peinait à voir dans l’aimable « oncle Joe » une menace existentielle pour le monde libre.

3Vladimir Poutine n’a pas, il est vrai, parlé d’une guerre inévitable contre l’Ouest ; mais la situation d’aujourd’hui rappelle le tournant que devait provoquer le télégramme de Kennan. Dans ce long télégramme de février 1946, Kennan suggérait en effet à sa hiérarchie que les obstacles d’alors (fin 1945-début 1946) dans les relations avec les autorités soviétiques n’étaient pas temporaires, et ne résultaient pas d’erreurs, ou de malentendus. Ils provenaient bien plutôt de la nature même d’une politique soviétique fondamentalement hostile, et activement nuisible à l’Ouest. Pour Kennan, la réponse occidentale devait consister en un endiguement, ou containment, à la fois ferme et patient. L’Ouest a adopté cette approche, ce qui s’est révélé bénéfique non seulement pour l’Occident, mais aussi pour les nations du bloc soviétique et le reste du monde. Il faut ici rappeler que la réussite occidentale a reposé sur l’endiguement pacifique de l’Union soviétique, sans recours à la force contre l’URSS ou ses alliés.

4Contrairement à ce que pensent certains, dresser une analogie entre cet après-guerre et la situation récente n’est pas sans fondement. La Russie actuelle n’est certes pas l’Union soviétique. Mais Poutine lui-même se perçoit comme l’héritier de l’Union soviétique, en déplorant l’effondrement de cette dernière. Les guerres qu’il a choisi de mener témoignent à la fois de la nostalgie de la Russie d’aujourd’hui pour l’Union soviétique, et d’une volonté de rétablir, au moins pour partie, le statut de puissance, et le respect, dont jouissait l’URSS. Poutine a, dans cette logique, mené jusqu’ici quatre guerres : en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine et en Syrie : exploits d’un politique qui affiche ainsi son instinct, son absence de scrupules, et son manque de respect du droit et des accords internationaux.

5Ceci doit être rappelé, dès qu’il est question des tentatives actuelles de dégel dans les relations avec la Russie. Nombre d’hommes politiques occidentaux pensent que l’isolement de Moscou suite à l’agression russe en Ukraine doit prendre fin, et que la Russie doit revenir dans le jeu : il serait ainsi possible de rétablir des relations plus en phase avec une logique de business as usual. Certains de ces responsables expriment même leur impatience en constatant que cela n’a pas encore été fait… On peut craindre, ou même être certain, que cette ouverture repose à nouveau sur une illusion, et est portée par des vœux pieux.

6Le contexte a certes changé, marqué par une attitude plus qu’hostile de Donald Trump envers l’Union européenne (UE), et la division de plus en plus évidente à l’Ouest. Cela ne justifie toutefois pas la tentation de contrebalancer ces dynamiques négatives par la recherche d’un accord unilatéral avec Moscou. Trump ne cache pas son admiration pour Poutine, avec qui il espérait même nouer rapidement des relations amicales ; fort heureusement, les rapports politiques internes aux États-Unis ne le lui ont pas permis. Ses calculs sur Poutine et la Russie étaient, de toute façon, basés sur la même logique que celle qui a gouverné ses avances ratées au leader nord-coréen.

7C’est certes le rôle de la politique que de rechercher les opportunités d’améliorer les situations difficiles – et surtout concernant les relations avec des pays importants pour nous, en particulier nos voisins. C’est aussi la responsabilité des politiques que de dialoguer, et de rechercher des accords et une coopération au titre de la sécurité et des relations économiques, fût-ce avec des partenaires compliqués. On se souvient à cet égard du triptyque de Charles de Gaulle : « Entente-Détente-Coopération » avec l’Union soviétique et le bloc communiste. Ma thèse de doctorat lui a été consacrée, et je pense toujours que les tentatives de de Gaulle furent importantes, même si l’on connaît aujourd’hui le sort réservé à son initiative. En dépit de nombreuses critiques en Pologne même, j’ai apporté mon soutien à des tentatives similaires de certains gouvernements polonais en direction de la Russie après l’effondrement du communisme.

8L’Ouest n’a jamais manqué de bonnes intentions ni d’initiatives en direction de la Russie. La Russie et ses leaders successifs ont parfois été des mascottes à l’Ouest, vus avec admiration et comme portant de multiples espoirs. En dépit des interrogations récurrentes sur les questions de sécurité, ou des calculs purement économiques, comprendre la Russie a toujours été un impératif. Nous avons tout d’abord essayé de prendre la mesure de son choc après la disparition de l’Union soviétique, c’est-à-dire d’un empire où d’autres nations étaient comme prisonnières. Puis nous avons tenté de comprendre son désir évident de grandeur, son aspiration au statut de puissance, fût-ce aux dépens des autres.

9Pour toutes ces raisons, et bien d’autres, l’Ouest a tenté d’établir dès les années 1990 un dialogue avec la Russie, de la traiter comme une alliée potentielle, ou tout au moins comme un partenaire stratégique. Pour apaiser les tourments de Moscou suite à l’entrée de trois pays européens dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), l’Alliance a conclu en 1997 avec elle l’Acte fondateur sur les relations entre l’OTAN et la Russie. Moscou a également été invitée à participer au G7, en dépit du fait qu’elle ne remplissait pas les critères d’affiliation à ce groupe. La Russie a également été invitée à rejoindre le Conseil de l’Europe. Et le Concept stratégique adopté au Sommet de Lisbonne de l’OTAN en 2010 mentionne le partenariat stratégique avec la Russie, ce qui montre bien que l’Alliance souhaitait considérer la Russie comme un partenaire, pour le meilleur et pour le pire.

10Les pays européens n’ont pas ménagé leurs marques de considération et de rapprochement avec la Russie. L’Union européenne a signé dès 1995 un accord de partenariat et de coopération avec Moscou et, depuis 1999, leurs relations mutuelles sont censées être une « alliance stratégique ». Les contacts ont prospéré, en dépit d’un dialogue de sourds sur des sujets importants pour l’UE, notamment les droits de l’homme ou les réformes pro-démocratie et pro-marché. Les pays de l’Union européenne ont malgré tout approché la Russie de bonne foi, un bon exemple étant le partenariat énergétique qui a entraîné une dépendance croissante à l’égard des livraisons de gaz russe. Ceci, alors même que de multiples voix dénonçaient l’exportation des ressources énergétiques russes comme un instrument de politique étrangère aux mains de Moscou (voir le cas de l’Ukraine). Des leaders européens, en premier lieu Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, n’ont également pas ménagé leurs efforts – même si les motivations de ce dernier étaient peut-être plus d’ordre pécuniaire. La question parfois posée à l’Ouest : « Qui a perdu la Russie ? », ou « Comment avons-nous perdu la Russie ? » est par conséquent dénuée de sens. La Russie est trop grande et trop autonome pour que quiconque ait pu la « gagner », ou la « perdre ».

11La Russie est souvent soutenue par une école réaliste des relations internationales, qui blâme… l’Ouest pour le comportement de Moscou. John Mearsheimer, l’un des gourous contemporains de cette école, souligne par exemple que l’agression de 2014 de la Russie contre l’Ukraine était une réaction à l’élargissement de l’OTAN et de l’UE, et motivée par le besoin de sécurité. Cette position est à la fois anachronique et amusante, en ce qu’elle contredit totalement la réalité. L’OTAN et l’UE n’avaient en effet pas ménagé leurs efforts pour resserrer la coopération avec la Russie, et en 2014 la question de l’entrée de l’Ukraine dans ces organisations n’était pas à l’ordre du jour. La seule rationalité sous-jacente à l’action russe était la volonté de maintenir le statut de vassal de l’Ukraine, et d’annexer des zones que Moscou considérait siennes. Staline a fait à peu près la même chose à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On ne peut pourtant en revenir à des pratiques connues depuis le xixe siècle, ou actives pendant la guerre froide, même si cela est sans aucun doute l’objectif de Poutine.

12Ceci explique qu’après de nombreux actes et initiatives de bonne volonté, on en soit revenu à la case départ. Et les leaders d’Europe de l’Ouest regardent à nouveau vers Moscou, poussés par divers calculs, qui vont d’un simple désir de normalisation ou de défendre des intérêts commerciaux, aux enjeux géopolitiques impliqués par les politiques américaine et chinoise. Poutine en est conscient. Il pense que sa stratégie d’enchères dans les relations avec l’Ouest et avec la Chine commence à porter ses fruits. Dans ce contexte, il faut espérer que les politiques français, allemands ou italiens élaborent une stratégie – s’il s’agit de stratégie et non d’un simple opportunisme de circonstance – basée sur une connaissance précise de la situation, et des bénéfices et des risques qu’il y aurait d’accorder à eux-mêmes et à Poutine une nouvelle chance. Espérons qu’ils ne deviendront pas otages de leur propre désir de nouer de nouvelles relations avec la Russie au détriment de l’ensemble de l’Europe.

13On doit ici garder deux aspects à l’esprit. Tout d’abord, la rationalité spécifique, et héritée de l’histoire, de la politique étrangère russe. Elle diffère de celle qui s’est constituée en Europe après la Seconde Guerre mondiale, et particulièrement dans le cadre de l’Union européenne. Cette rationalité russe repose sur un réflexe néo-impérial et – c’est capital – sur la capacité à assumer les conséquences des ambitions qui en découlent. L’Ukraine en a récemment été victime. La logique russe vise également à peser sur la situation globale en Europe, et si possible à co-décider des directions de la politique européenne – comme ce fut notamment le cas avec le tsar Alexandre 1er. D’où l’accord recherché par Poutine avec Paris et Berlin, alors qu’il ignore l’Union européenne en tant que telle, celle-ci constituant un obstacle à ses plans néo-impériaux.

14L’UE se trouve à cet égard dans une situation particulièrement difficile : intimidée à la fois par Washington et par Moscou. Avec Washington, il s’agit pourtant d’un problème particulier, largement lié à l’hôte de la Maison-Blanche ; alors que dans le cas du Kremlin, la question n’est pas seulement géopolitique, mais aussi culturelle, voire civilisationnelle. L’Europe reste culturellement étrange aux yeux de Poutine ; il la perçoit comme hostile, mais en même temps ressent un complexe de supériorité vis-à-vis d’elle. Serrer la main des leaders occidentaux ne lui interdit pas d’être derrière une guerre idéologique contre l’Europe, qu’elle emprunte la forme de cyberattaques, de désinformation, ou de soutien à des partis nationalistes hostiles à l’Europe unie. L’Union soviétique faisait au demeurant la même chose au temps de la détente : l’objectif est bien d’affaiblir l’Europe en sapant son unité.

15Une autre caractéristique de long terme de la politique russe est l’absence de bonne foi (bona fides), peut-être plus encore aujourd’hui qu’au temps de la Russie tsariste, l’héritage bolchévique ayant été absorbé par la Russie actuelle. Ce principe de bonne foi est l’un des fondements de la civilisation latine et européenne, ce qui n’est pas le cas de la civilisation russe. À l’instar de Lénine, qui fut l’un de ses gourous, Poutine suit la règle du « qui gagne quoi », qui recherche quoi, qui déjoue les plans de qui ?, etc. Il peut accepter quelque chose tactiquement, son acquiescement n’étant pas stratégique. C’est le cas pour les accords de Minsk, qu’il a adoptés, dès le départ, en toute mauvaise foi. Le chef du Kremlin considère la disposition au compromis comme une faiblesse, et plus il reçoit plus il demande. Dans le même temps, la Russie de Poutine ne montre guère d’attitude positive quant à l’ordre international dans son ensemble, ou sur les problèmes particuliers faisant l’objet d’une préoccupation internationale – qu’il s’agisse de droits de l’homme, de protection climatique ou de sécurité. La Russie semble avoir choisi une position de fauteur de troubles dont elle essaie de tirer autant de profit que possible, et dont les autres doivent tenir compte même si elle complique la résolution des problèmes.

Un retour à l’esprit de la CSCE ?

16Tout cela veut-il dire que la question des relations avec la Russie est sans espoir ? Pas nécessairement. Il est important de parler avec la Russie, mais il faut savoir à qui l’on parle et connaître les limites de la discussion. Il serait déraisonnable d’en revenir à un dialogue avec la Russie en oubliant les expériences anciennes ou plus récentes, et en jetant l’oubli sur les actions de Poutine de ces dernières années : il n’a pas changé et ne changera pas, mais la Russie, elle, changera peut-être un jour.

17Il est difficile de trouver une formule adaptée au cas présent. Peut-être pourrait-on s’inspirer de l’expérience et de la logique de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Après tout, son objectif était la normalisation et le développement des relations entre l’Ouest et l’Union soviétique et l’ensemble du bloc communiste – ce qui correspondait plutôt aux idées de de Gaulle. L’Occident savait alors qui était Leonid Brejnev. Le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique était responsable, entre autres, de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Nul ne se faisait d’illusion sur lui pendant les négociations. Et pourtant, c’est lui qui a signé l’Acte final d’Helsinki. En dépit des difficultés, les discussions se sont poursuivies après 1975, avec une remarquable réussite. Elles ont été suspendues quelque temps après l’application de la loi martiale en Pologne, ou après l’invasion de l’Afghanistan, puis le dialogue a repris, et d’autres accords ont été conclus, avec les successeurs de Brejnev.

18Il ne s’agit pas d’en revenir au schéma et aux options de la CSCE, et pas davantage d’utiliser l’OSCE – qui a pris la suite de la CSCE – pour des discussions avec la Russie ; ce serait inutile. L’objectif est plutôt de retrouver l’esprit et la logique de la CSCE et, plus précisément, d’Helsinki. Si Poutine se pense comme héritier de l’URSS, il devrait trouver la formule de la CSCE intéressante. Avec quelle implication ? D’abord : avancer ensemble et vérifier systématiquement le respect des obligations de chacun. Le dialogue, les accords, ne peuvent pas être sélectifs ; nous ne pouvons nous limiter à des contrats lucratifs et à des feux d’artifice diplomatiques – ce que les Russes aiment. Poutine peut traiter les leaders occidentaux avec faste : ce n’est pas ainsi que nous l’impressionnerons ou pourrons l’« adoucir ». Les Russes ont l’art de séduire, ou de tromper, les Européens de l’Ouest. La subversion idéologique, la corruption de politiques occidentaux, les fournitures d’armes et les actions de sensibilisation de l’opinion, elles, continuent.

19Pour cette raison, le dialogue doit être global et transparent. Il doit couvrir simultanément les questions politiques, les questions liées à la sécurité, aux droits de l’homme, à l’économie, à l’énergie, etc. La relation ne doit jamais s’écarter de ces sujets. Elle peut adopter la souplesse nécessaire, mais ne doit pas pour autant ignorer les questions « difficiles et sensibles », ce qui est trop souvent le cas avec la Russie : « pour ne pas irriter Moscou »… Faute de quoi le dialogue perdrait sa vision stratégique et serait voué à l’échec. On ne peut permettre à Poutine de choisir un dialogue servant exclusivement le rétablissement de la Russie comme puissance hégémonique sur un territoire qu’elle considère comme sien (l’ex-Union soviétique moins les États baltes), tout en limitant les gains de l’Ouest à des contrats intéressant seulement certains pays.

20Un développement de la relation avec les Européens selon l’esprit et la logique de la CSCE devrait être attrayant pour Moscou. L’autre option impliquerait une aggravation du malaise dans les relations avec le voisin le plus important de la Russie : l’Europe entière (j’insiste sur « entière »). Les conséquences des mauvaises relations avec l’Europe sont déjà de plus en plus perceptibles. Elles impliquent en particulier pour Moscou une relation très asymétrique avec une Chine beaucoup plus puissante. Pékin commence à traiter la Russie en semi-colonie réservoir de matières premières, et cette tendance ne peut que se renforcer. Le partenariat avec l’Europe, initié et porté par l’Europe, constitue pour Moscou une bien meilleure option que celle de devenir une partenaire junior de la Chine.

21Vladimir Poutine a choisi la voie de la confrontation avec l’Occident bien avant que les sanctions imposées suite à l’agression contre l’Ukraine n’affectent la Russie : dès 2012, alors qu’il était redevenu président. Il a ensuite décidé de montrer qu’il disposait d’une alternative avec la Chine. S’il n’était motivé que par les intérêts de la Russie, bien au-delà de ses seules ambitions contrariées, il serait bien conscient que la Russie est plus en phase avec l’Europe qu’avec Pékin. Quant aux Européens, ils ne doivent pas imiter Poutine en se tournant vers Moscou parce qu’ils ne parviendraient pas à établir de bonnes relations avec Washington. Ce serait une approche de courte vue. La construction d’une « maison européenne commune » avec la Russie, ou d’un « espace commun de Lisbonne à Vladivostok » (Mikhaïl Gorbatchev) n’est qu’une illusion.

Le moment gaullien, ou «l’Europe d’abord »

22L’Europe a les atouts nécessaires pour cultiver des relations de bon voisinage avec la Russie – si ce voisin reste différent mais n’est pas une menace, ne joue pas double jeu, n’essaie pas de détruire l’unité de l’Union européenne. Les pays de l’Union développeront leurs relations avec la Russie ; c’est nécessaire et normal. Mais ils doivent toujours garder à l’esprit la logique de l’Europe, de son unité, de son identité internationale, de sa position. Il ne s’agit pas d’oublier leurs propres intérêts nationaux dans leurs relations avec la Russie, mais au contraire de comprendre qu’une Europe unie et cohérente aide à porter ces intérêts. Préférer l’affirmation bilatérale de ces intérêts sur une démarche européenne serait une erreur. Il n’est pas souhaitable d’imiter le président Trump, qui privilégie l’approche bilatérale pour renforcer sa main et arranger les affaires au profit des seuls États-Unis, ou à son profit propre. C’est une approche assez semblable à celle de Poutine. Les pays européens ne peuvent s’aventurer sur un tel chemin, qui conduit à terme à l’échec.

23L’idéal de Poutine, dans les relations avec l’Europe, serait la création, façon xixe siècle, d’un concert de puissances dans lequel, au vu de la taille de la Russie et de sa puissance militaire, Moscou pourrait dominer. C’est du moins ainsi que l’hôte actuel du Kremlin voit les choses. Une telle logique nous ramènerait tout droit à une politique des puissances dans notre partie du monde : un cadre dans lequel Poutine, héritier de la tradition russe et soviétique, se sentirait particulièrement à l’aise. Il faut toutefois d’abord se rappeler que la Russie du xixe siècle était un empire européen – Varsovie était à l’intérieur de ses frontières… L’Union soviétique, avec le bloc communiste et les chars sur l’Elbe, était également plus impliquée dans les questions européennes que ne l’est la Russie d’aujourd’hui. Et ne nous faisons aucune illusion : nul grand pays européen ne peut seul se mesurer aux exigences de la politique de puissance dans laquelle évoluent les États-Unis, la Chine, ou la Russie – la Turquie se fourvoie à essayer de le faire.

24Depuis quelque temps maintenant, on discute plus largement de la nécessité, pour l’Union européenne, de se doter d’une véritable logique géopolitique [1]. L’idée va a priori à l’encontre de la nature même de la Communauté européenne, mais semble paradoxalement désormais une condition essentielle à la survie de l’Union comme acteur mondial respecté, pour son projet politique singulier, ainsi que pour sa capacité à défendre les intérêts de ses États membres. La France le comprend. Zaki Laïdi parle d’un « moment gaullien » pour l’Union européenne, qui doit être vu comme impératif pour son autonomie internationale. Mais à rebours d’une vision strictement gaullienne (« l’Europe des nations »), ce nouveau « moment » nécessite l’approfondissement de l’intégration dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité : ses défis ne peuvent être relevés que par une Union européenne consolidée et unie.

25Cela n’est évidemment possible que si les États membres ont l’assurance que certains d’entre eux, c’est-à-dire les puissances européennes, ne donneront pas priorité à leurs propres intérêts sur ceux de la Communauté sur la scène internationale. Seul ce type d’Union peut « civiliser » les règles de la politique de puissance au profit de tous les pays européens. Les Européens peuvent se protéger, éviter de devenir victimes de cette politique de puissance en travaillant raisonnablement ensemble. Toute autre option serait pire, même pour la Russie, qui resterait prisonnière d’un héritage qui ne permet pas sa modernisation politique ou économique.

26Nous ne pouvons pas compter sur l’européanisation de la politique russe. Mais si nous ne travaillons pas ensemble, la menace pourrait être inverse, d’une « russification » de la politique de certains pays de l’Union. La politique étrangère de certains des pays pourrait ainsi se faire fortement pro-russe, au détriment de la cohésion et de la puissance de l’Union sur la scène internationale, et dans ses relations avec la Russie. Une russification des systèmes étatiques et des cultures politiques pourrait suivre (impliquant un éloignement des normes démocratiques) – un phénomène déjà visible en Europe centrale, notamment en Hongrie et en Pologne. L’identité et la cohésion de l’Union européenne s’en trouveraient naturellement brouillées.

27Les États membres de l’UE ne doivent donc pas délaisser l’Union dans le développement de leurs relations avec la Russie. L’ensemble de l’Union doit être entièrement impliqué, et dans l’intégralité du processus. Ni Paris ni Berlin ne doivent arbitrer les relations de l’Union et de ses États membres avec la Russie. Le président du Conseil européen et le vice-président de la Commission européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité doivent pouvoir activement superviser l’ensemble du processus et, avec les États membres, définir notre dénominateur commun vis-à-vis de Moscou. Certes, cela implique de limiter certaines ambitions personnelles, d’abdiquer le faux privilège de « comprendre la Russie » et les relations dites privilégiées, d’abandonner la perspective de bénéfices provisoires, et le mythe de la construction d’un nouvel ordre international avec la Russie. Nous savons quelle sorte d’ordre Poutine a à l’esprit. Nul dans l’Union européenne ne doit y contribuer. Doit-on rappeler à Paris, Berlin, Vienne ou Budapest les termes de la Stratégie globale de l’Union européenne adoptée en juin 2016 ?

28Si l’Occident a pu gagner à travers le processus de la CSCE, c’est que, en dépit de sa diversité, il jouait en équipe vis-à-vis de l’Union soviétique. C’était bien sûr alors plus facile ; on pouvait compter sur le leadership des États-Unis. La polarisation Est/Ouest était incomparablement plus dure, et la menace de l’Est beaucoup plus forte. Dans une telle situation binaire, il est plus aisé de rester unis. Cela semble plus difficile à réaliser aujourd’hui, bien que ce soit tout aussi nécessaire. Mais si nous sommes incapables de maintenir notre unité face aux tentatives de désintégration de la Russie, comment pourrions-nous être unis vis-à-vis de la Chine ou des États-Unis ? Si la Chine veut acheter l’Europe, la Russie et les États-Unis, eux, souhaitent la diviser.

29Poutine et les Russes doivent se souvenir que l’Occident n’a pas gagné la guerre froide grâce à la CSCE. C’est l’Union soviétique qui a perdu la confrontation du fait de ses propres déficiences, des limites de son système. Il était trop tard pour lancer les réformes. La Russie actuelle ne pourrait que bénéficier du développement de bonnes relations avec l’Union et ses États membres, selon le modèle européen qui aiderait à sa modernisation intérieure. Ceci doit être bien reconnu par les Européens : en essayant de trop « comprendre la Russie », ils deviennent ses faux amis. Les enjeux sont considérables des deux côtés. Il est capital de comprendre les enjeux de la partie. Et de ne pas la perdre.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple : R. Kuzniar, Europe in the International Order, Berlin, Peter Lang, 2018.
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Il faut entretenir un dialogue avec la Russie. Mais en sachant qu’elle hérite d’une culture politique différente de celle des pays occidentaux ; et que son dirigeant actuel a des objectifs de puissance peu compatibles avec les nôtres. Il serait utile de redécouvrir le concept de la CSCE, c’est-à-dire d’échanges sur l’ensemble des domaines qui nous concernent, avec une Union européenne délaissant les logiques bilatérales pour manœuvrer solidairement, sur des perspectives définies en commun.

Mots clés

  • Russie
  • Union européenne
  • CSCE
  • Pologne
Roman Kuzniar
Ancien directeur de l’Institut polonais des relations internationales (PISM), et ancien conseiller pour les Affaires étrangères du président Komorowski, Roman Kuzniar dirige le Département des études stratégiques et de sécurité internationale de la Faculté de Science politique de l’université de Varsovie.
Traduit de l’anglais par
Philolingua
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2020
https://doi.org/10.3917/pe.201.0093
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