CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La fin du monde bipolaire a ouvert une ère où le rêve d’une gouvernance mondiale plus harmonieuse, participative et organisée autour des Nations unies, fut confusément pris pour réalité. Dans une même exaltation, une myriade d’institutions internationales ou d’initiatives multilatérales ont alors vu le jour, pour l’essentiel sous l’impulsion des États « vainqueurs » de la guerre froide. Dans le sillage de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de la Cour pénale internationale (CPI), du sommet de Rio sur la Terre, de la naissance du G20, des accords Start, les relations internationales offraient le visage du multilatéralisme, d’une prise de conscience collective des grands sujets d’intérêt pour la communauté internationale. Malheureusement, cet idéalisme, abondamment nourri par une société civile internationale en pleine mobilisation, faisait quelque peu abstraction du réalisme des États, et de l’irréductibilité des égoïsmes nationaux.

2Si la faillite de certaines institutions est notoire, d’autres ne doivent leur survie qu’à l’absence d’un regard public. C’est le cas notamment de la Commission internationale humanitaire d’établissement des faits (CIHEF). Cette institution est peu connue du grand public, et sa situation suggère que l’on s’y attarde un peu, car la CIHEF portait beaucoup d’espoirs, et l’ambition d’un enracinement plus solide du droit international humanitaire (DIH) dans la conduite des conflits armés dans le monde.

3Qu’en est-il concrètement de son rôle aujourd’hui ? Comment expliquer son effacement de la scène internationale, son mutisme dans les conflagrations les plus dévastatrices de notre temps ?

La CIHEF et son mandat

4La CIHEF tient son fondement légal de l’article 90 du Protocole additionnel (PA) I aux Conventions de Genève de 1949. Cet article pose ses bases légales, définit le mécanisme de son fonctionnement, ainsi que ses interactions avec les États.

5Aux termes du Protocole, la CIHEF est entrée en vigueur en 1991 après que vingt hautes parties contractantes eurent accepté officiellement ses compétences. Elle siège à Berne et la Suisse en assure le secrétariat, comme pays dépositaire des Conventions de Genève. À ce jour, environ 77 États ont déposé officiellement une déclaration de reconnaissance, acceptant les compétences de l’institution – ce qui lui assure une très large légitimité. La CIHEF a également obtenu le statut d’observateur auprès de l’Assemblée générale des Nations unies, et la reconnaissance officielle d’une organisation intergouvernementale régionale comme l’OEA (Organisation des États américains).

6La mission assignée à la CIHEF par le Protocole additionnel I de 1977 consiste à mener des enquêtes sur les allégations de violations du droit international humanitaire. Il s’agit concrètement de collecter des éléments factuels visant à établir la vérité et à formuler des recommandations à l’endroit des États belligérants qui requièrent son service. Ce rôle de clarification des faits est censé faire de la CIHEF « un mécanisme indispensable pour aider les États […] en temps de conflit armé [1] ». L’approche de l’institution est à la fois préventive, réparatrice et pédagogique. Elle vise à « faciliter, en prêtant ses bons offices, le retour à l’observation des dispositions des Conventions de Genève et du Protocole […] Cela se traduit généralement par des observations et des suggestions visant à encourager le respect des traités par les parties belligérantes [2]. »

7A priori, les conclusions de ses enquêtes ne sont pas destinées à servir de base à des poursuites pénales, mais seulement à établir la vérité des faits afin que les belligérants progressent dans leur respect du DIH. En outre, bien que les textes lui assignent une compétence dans les conflits armés internationaux, la CIHEF a exprimé son désir de mener aussi des enquêtes concernant des conflits armés non internationaux, intégrant ainsi habilement dans son champ d’action une tendance dominante de la conflictualité du xxie siècle [3]. Ce positionnement élargit son rôle et son importance, la faisant apparaître comme le complément parfait du CICR au service du droit international humanitaire [4].

8La Commission est composée de 15 membres élus par les États parties ayant reconnu formellement l’institution. Ses membres ont un mandat de 5 ans, et doivent présenter un parcours à la moralité exemplaire. Ils prêtent serment à leur prise de fonction et servent à titre personnel. Pour apporter plus de crédibilité à son travail d’enquête, la Commission propose, sous réserve de l’approbation des parties au conflit, de s’appuyer sur une Chambre composée de 7 membres (5 membres nommés par le président de la Commission, et 2 membres proposés ad hoc par les parties au conflit), qui mène les investigations sur le terrain. Les membres désignés par le président de la Commission doivent refléter une représentation équitable des régions du monde, et ne doivent avoir des liens de citoyenneté avec aucun des États parties au conflit. À l’issue de l’enquête, la Commission remet un rapport confidentiel aux parties en conflit, qui comprend ses recommandations.

9Des nobles ambitions des textes constitutifs à la dure réalité de terrain, le fossé est large. Depuis sa création, la CIHEF est restée en hibernation, à l’écart du tumulte des grands conflits des trois dernières décennies, faute d’activation de son mandat. Pourtant, s’il est une constante de ces conflits, c’est bien les violations qu’y subit le droit humanitaire.

10La CIHEF est victime d’un manque total de notoriété dans l’opinion internationale, dans les médias, et même dans les hautes sphères des décisions politiques, en dépit de sa large acceptation officielle de la part des États. Après près de 30 ans d’existence, son bilan pour le moins terne pose la question de sa place dans l’architecture institutionnelle internationale. Si la promotion du DIH et sa prise en compte dans les hostilités restent plus que jamais nécessaires, la question demeure de savoir si la CIHEF, dans sa forme actuelle, répond efficacement à ce besoin. Comment expliquer le désintérêt des belligérants pour l’institution ? Par des tares de naissance, qui la rendraient inapte à accomplir sa mission ? Par l’absence de paramètres clés, qui n’auraient pas été pris en compte à sa création ? Des réajustements sont-ils imaginables ? Ou faut-il seulement se résoudre à attendre sa mort prochaine ?

La CIHEF et son bilan

11Depuis sa création en 1991, la Commission peine non seulement à trouver sa place dans l’embouteillage institutionnel des relations internationales, mais aussi à convaincre les États de l’utilité de sa mission. Nombre d’efforts de promotion de l’institution auprès des États sont restés sans résonance [5]. Ses nombreuses participations aux réunions et sessions annuelles d’organisations internationales (Union africaine, Ligue arabe, Assemblée générale des Nations unies, Commonwealth, Assemblée des États parties au Statut de Rome, etc.) n’ont apporté nul déclic.

12Dans les faits, depuis 1991 l’institution n’a reçu aucune requête d’État partie à un conflit, État membre de la Commission par déclaration d’adhésion explicite, ou l’ayant reconnue ad hoc. Pourtant, depuis cette date, plusieurs dizaines de commissions internationales ont été créées dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, ou dans le cadre d’organisations internationales régionales ou sous-régionales. Ces commissions ad hoc d’établissement des faits se sont vu assigner la même mission que la CIHEF : mener des enquêtes sur d’éventuels cas de violation du DIH [6]. Paradoxalement donc, l’ONU, qui multiplie les appels aux États pour une collaboration plus étroite avec la CIHEF, est à l’origine de la plus grande création de commissions ad hoc, dont le travail éclipse le rôle de la CIHEF [7]. Le cas le plus baroque a été celui de la mission des Nations unies en Yougoslavie en 1992 : parmi les 5 experts mandatés par le Conseil de sécurité, 2 étaient membres de la CIHEF [8], sans que l’institution elle-même ait été sollicitée. Le Conseil de sécurité de l’ONU ne semble d’ailleurs pas près d’infléchir sa politique en la matière : en 2015, dans le cas syrien, c’est de nouveau une commission ad hoc d’établissement des faits sous l’égide de l’ONU qui fut préférée à la CIHEF [9]. En 2018, dans la même logique, le Secrétaire général de l’ONU a lancé la Commission d’enquête internationale pour le Mali, conformément aux accords d’Alger. Une fois encore la CIHEF était mise à l’écart au profit d’une commission onusienne.

13Plusieurs organisations régionales reproduisent cette pratique, en initiant des enquêtes sur le terrain à travers leurs commissions permanentes internes, ou des commissions ad hoc, ce qui contribue également à faire de l’ombre à la CIHEF [10]. Des initiatives similaires sont régulièrement observées même au niveau national, à des fins judiciaires ou de réconciliation nationale à l’issue de conflit armé [11]. Le résultat de cet ostracisme systématique est que la CIHEF est progressivement tombée dans l’oubli et réduite au statut de « belle endormie [12] », occupée seulement à produire du matériel de communication et à travailler sur des documents de procédure interne.

14L’attaque d’un hôpital où intervenait Médecins sans frontières (MSF) à Kunduz (Afghanistan) le 3 octobre 2015, et qui a coûté la vie à 42 personnes avec des dizaines de blessés, a pourtant relancé le débat sur le mandat de la CIHEF. La présidente internationale de MSF, Joanne Liu, a rapidement réclamé une enquête indépendante : « Aujourd’hui, nous souhaitons que l’investigation sur l’attaque de Kunduz soit menée par la Commission d’enquête internationale humanitaire. Cette commission a été établie dans le cadre des Protocoles additionnels aux Conventions de Genève, et elle est l’unique mécanisme spécialement établi pour enquêter sur les violations du droit international humanitaire. Nous demandons aux États signataires de saisir la Commission pour que la vérité soit faite, réaffirmant ainsi leur attachement au statut protégé des hôpitaux en zones de guerre [13]. » Cet appel n’a eu hélas aucune résonance internationale, et la pétition lancée par MSF n’a pas plus réussi à vaincre les résistances, les parties au conflit n’ayant manifesté aucune inclination à solliciter les services de la CIHEF. En fin de compte, MSF dut se contenter du rapport de 3 000 pages présenté par le Pentagone, qui concluait à l’erreur humaine et non à un crime de guerre, administrant au passage quelques sanctions disciplinaires [14]. Cette séquence a révélé l’impuissance de la CIHEF à se saisir des dossiers les plus brûlants pourtant directement dans son champ de compétences.

15Une faible lueur d’espoir perça en 2017 lorsque l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), suite à un incident survenu en avril 2017 dans l’est de l’Ukraine contre son équipe de monitoring, a sollicité les services de la CIHEF [15]. Rappelons ici néanmoins que l’OSCE n’est pas partie au conflit, et que cette première demande ne peut être interprétée comme une activation de l’article 90 du PA I [16]. La base légale de cette implication de la CIHEF est au demeurant impossible à établir, le cadre procédural de l’art. 90 du PA I se fondant essentiellement sur la notion de « partie au conflit ». Cette anomalie est brillamment exposée par Azzarello et Niederhauser qui concluent à une mission ad hoc de la CIHEF, conduite principalement dans le but d’accroître la visibilité de l’institution [17].

16La situation actuelle de la CIHEF est donc peu brillante, avec peu de perspectives d’amélioration pour les prochaines années, à moins d’une réforme profonde de l’institution.

Une renaissance de la CIHEF ?

17Les pesanteurs de l’institution sont apparues dès sa création et renvoient aux débats houleux, et aux divergences profondes entre participants à la conférence diplomatique de mai 1977 sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés [18]. Après une féroce bataille doctrinale encadrée par les clivages idéologiques de l’époque, l’article 90 finalement adopté cherchait l’équilibre, ménageant les positions antagonistes des États représentés. D’où la naissance d’une institution éviscérée, dépourvue de moyens coercitifs, sans droit d’initiative et soumise au consentement préalable des États en conflit pour entreprendre tout travail d’enquête, même dans les cas de violation massive du DIH.

18Ces handicaps originels connus, le texte constitutif de la CIHEF aurait dû intégrer de manière pragmatique et réaliste les appréhensions des États et mieux préciser ses ambitions. Les appréhensions des États sont l’écho du caractère sensible de la question de la violation du DIH, qui suscite en général un vif intérêt dans l’opinion, avec une demande de justice. Pour nombre d’États, la question est simple et lancinante : quel est l’intérêt d’un établissement des faits sans conséquences judiciaires ? Dès lors, la CIHEF doit se positionner clairement par rapport à la question de la justice pénale. Cet élément majeur du débat – élément même existentiel pour la CIHEF – est malheureusement éludé par l’article 90.

19La CIHEF opère dans un environnement concurrentiel, où les commissions onusiennes d’établissement des faits prolifèrent, avec le plus souvent une orientation explicitement répressive. Le rôle répressif des commissions onusiennes, qui ne font nul mystère des fins judiciaires de leurs investigations (ex : Yougoslavie, Rwanda, Darfour, etc.) contribue à l’amalgame présentant la CIHEF comme une institution de répression des atteintes au DIH. Mais si les commissions onusiennes ont les résolutions contraignantes du Conseil de sécurité des Nations unies pour base légale de déploiement, la CIHEF n’a pas de moyen coercitif, et ne déclenche son action que sur le consentement des parties au conflit. La CIHEF doit donc mener un effort de clarification de son rôle, si elle veut dissiper toute confusion auprès des États et se distinguer des commissions onusiennes [19]. Dans cette optique, l’article 90 du PA I devrait être amendé pour préciser clairement que la CIHEF ne poursuit aucune ambition judiciaire. Quelques tentatives de clarification sont apparues dans les documents de communication de l’institution [20], mais elles restent insuffisantes, le texte constitutif lui-même étant silencieux sur ce point central. Parallèlement, d’autres communications publiques font de la CIHEF un outil de répression des violations du DIH, alimentant insidieusement la réticence des États à collaborer avec l’institution [21].

20Préciser la nature non-judiciaire des ambitions de la CIHEF dans l’art. 90 ne suffira certes pas à dissiper les craintes des États. Il faudra ensuite se pencher sur la question de l’exploitation des conclusions de l’enquête par les parties au conflit. L’art. 90, par. 4, let. b mentionne que « tous les éléments de preuve seront communiqués aux Parties concernées qui auront le droit de présenter leurs observations à la Commission ». L’art. 90, par. 5, let. a, ajoute : « La Commission présentera aux Parties concernées un rapport sur les résultats de l’enquête de la Chambre avec les recommandations qu’elle jugerait appropriées. » Les parties belligérantes pourront donc accéder pleinement aux preuves accusant l’une ou l’autre de violation du DIH, et établies par une Commission internationale permanente spécialisée et indépendante.

21Des faits d’une telle gravité, étayés par les enquêtes d’une institution légitime et crédible, ont une valeur probante particulièrement précieuse dans une poursuite judiciaire ; et bien que le par. 5, let. c, souligne, dans un effort d’apaisement, que « la Commission ne communiquera pas publiquement ses conclusions, à moins que toutes les Parties au conflit le lui aient demandé », il n’est pas garanti que les États parties au conflit n’utiliseraient pas ces conclusions comme moyen de pression les uns envers les autres. Le risque d’une exploitation judiciaire d’un tel rapport par le camp ennemi dissuade donc les belligérants de soumettre des requêtes à la CIHEF. Pour résoudre ce problème, il est nécessaire que l’art. 90 pose des conditions à la remise du rapport aux parties requérantes ; ou peut-être que la CIHEF introduise en amont, dans les termes de référence de ses missions, des restrictions d’accès à certains contenus sensibles de ses rapports. Ainsi par exemple, seules les parties fautives et identifiées comme telles à l’issue des investigations, pourraient avoir accès aux preuves de leur violation du DIH, et recevraient les recommandations nécessaires pour rétablir le respect des normes. Les États incriminés devraient alors eux-mêmes réprimer les infractions en interne, adopter les sanctions appropriées au cas par cas, dans le sens d’un retour au respect du DIH. Ces réaménagements du texte pourraient renforcer la confidentialité du travail de la CIHEF, améliorer la confiance des États dans l’institution, tout en renforçant la mission éducative et préventive de la CIHEF.

22Une autre préoccupation concerne le respect par la CIHEF de ses propres règles. La survie de l’institution et la confiance des États en ses offres de bons offices, dépendront du respect strict de ses règles de fonctionnement par l’institution elle-même. Malheureusement, pour l’heure cette rigueur n’est guère de mise, comme le montre le premier dossier soumis par l’OSCE. En l’espèce, la règle de confidentialité ne semble pas bien respectée. Le par. 5 de l’article 90 soumet la communication publique du rapport d’enquête à l’approbation de toutes les parties au conflit, supposées être aussi les requérantes. Or dans le cas du dossier ukrainien, l’OSCE n’est pas partie au conflit, mais la CIHEF a néanmoins rendu public le rapport dans le cadre de sa restitution à l’OSCE. Ce choix n’est pas véritablement en ligne avec l’esprit du paragraphe 5, et pourrait dissuader nombre d’États en conflit de recourir à l’institution pour mener des investigations.

23De même, sur le site officiel de la Commission, on peut lire un rappel solennel des fondamentaux de son mandat : « […] elle doit exercer ses fonctions de manière indépendante et impartiale, conformément aux exigences d’une procédure équitable posées par le droit international et sur la base du consentement des Parties [22] ». Le consentement des Parties est donc posé comme un principe fondamental de l’action de l’institution. Or sur cette même page, la CIHEF exprime son souhait d’obtenir des mandats des organes de l’ONU, si possible avec contrainte : « Au regard des spécificités du droit international humanitaire, il paraîtrait approprié que, par exemple, le Secrétaire général, le Conseil de sécurité ou l’Assemblée générale des Nations unies, demandent instamment aux Parties au conflit de donner leur consentement, voire que le Conseil aille plus loin en exigeant qu’une enquête soit effectuée sur la base du chapitre VII et de l’article 103 de la Charte des Nations unies [23]. » De telles contradictions ne sont pas de nature à rasséréner des États déjà suspicieux et velléitaires dans leur engagement vis-à-vis de la CIHEF. Une ligne de communication sempiternellement confuse est d’ailleurs une des grandes faiblesses de l’institution.

24Enfin, un autre handicap au succès de la CIHEF semble être dans sa complexe procédure financière. Le mécanisme de financement proposé pour les missions d’enquête est sans doute ce qu’il y a de plus rebutant pour un État désireux de solliciter les services de la CIHEF. Selon les dispositions de l’art. 90 : « La ou les Parties au conflit qui demandent une enquête avanceront les fonds nécessaires pour couvrir les dépenses occasionnées par une Chambre, et seront remboursées par la ou les Parties contre lesquelles les allégations sont portées à concurrence de cinquante pour cent des frais de la Chambre. » Proposition problématique à plus d’un titre. Tout d’abord, elle fait porter le poids financier de la mission d’enquête à l’État demandeur, ce qui en soi est dissuasif, et ne tient pas compte du cas particulier des pays très pauvres, aux moyens limités. Deuxièmement, l’État qui s’engage à ouvrir la procédure doit en outre s’assurer que le camp ennemi est disposé à rembourser les dépenses de la chambre d’enquête à hauteur de 50 %, ce qui dans le cadre d’un conflit armé apparaît peu réaliste. De même, la CIHEF ayant étendu ses compétences aux conflits armés non internationaux, qu’en sera-t-il des acteurs non étatiques parties au conflit lorsqu’ils sont demandeurs ? Il est parfaitement illusoire d’espérer un tel engagement financier de la part d’un groupe rebelle ou d’une milice locale en conflit avec un gouvernement.

25Au-delà de ces difficultés, l’indépendance et l’impartialité des enquêtes ne deviennent-elles pas sujettes à caution lorsqu’un État partie au conflit avance lui-même les fonds couvrant l’ensemble des dépenses de la mission d’enquête ? Autant de questions qui restent sans réponse dans l’art. 90, et que ni le règlement intérieur, ni les nombreuses communications écrites de la CIHEF n’ont pu clarifier. Sur le financement des missions d’enquête, il serait plus judicieux de transformer le fonds de réserve de l’institution en un fonds permanent, consolidé par une contribution annuelle des États membres. Ce fonds permettrait de financer les enquêtes afin d’éviter les longs délais de tractation. À défaut d’un fonds permanent et stable, l’on pourrait lancer une demande de souscription spéciale à l’ensemble des pays contributeurs de l’institution, à chaque ouverture d’enquête. Ceci aurait l’avantage, non seulement de ne pas faire dépendre les enquêtes de l’accord financier des parties au conflit, mais de garantir l’indépendance de la mission et d’accélérer la procédure de déploiement des équipes sur le terrain.

26***

27La Commission internationale humanitaire d’établissement des faits est une institution dont la mission est capitale dans le monde du xxie siècle. L’effort d’humanisation des conflits armés, engagé avec le gigantesque travail de codification du DIH, doit se poursuivre. Les règles, les mécanismes et les institutions s’agencent progressivement pour constituer un corps cohérent et efficace, en intégrant les enseignements de la jurisprudence, les innovations de la doctrine, et les situations particulières non prévues par les instruments internationaux existants. Le parcours des deux derniers siècles, loin d’être linéaire, a pourtant permis de développer un ordre juridique régissant aujourd’hui la conduite des hostilités. Il faut cependant demeurer lucide sur l’évolution de cet ensemble, pour que des choix inconsidérés ne dévoient pas les ambitions, n’entament pas les acquis de ce long progrès.

28Le libellé de l’art. 90 du Protocole additionnel I semble postuler la bonne foi des États, leur volonté de collaborer sans réserve avec la CIHEF, occultant ainsi avec beaucoup de candeur les réticences profondes. Il est urgent d’en revenir à une conception plus réaliste des interactions entre la CIHEF et les États, en s’inspirant des résistances qui se sont manifestées à l’origine de l’institution.

29Certaines analyses placent leur optimisme dans le nombre sans cesse croissant d’États qui déposent des déclarations de reconnaissance, arguant que cet élargissement crée un cercle vertueux d’obligation mutuelle des hautes parties contractantes à collaborer avec la CIHEF [24]. Les États demeurent pourtant réticents à solliciter la CIHEF ; et les adhésions au traité, les reconnaissances déposées, ne changeront pas cet état de fait, à moins de réformes significatives.

Notes

  • [1]
    Commission internationale humanitaire d’établissement des faits, « La CIHEF en quelques mots », disponible sur : <www.ihffc.org>.
  • [2]
    Voir la brochure de la Commission internationale humanitaire d’établissement des faits, disponible sur : <www.ihffc.org>.
  • [3]
    Entre 1989 et 2015, le nombre de conflits armés non internationaux s’élève à 881, contre 27 pour les conflits armés internationaux. Voir UPPSALA Conflict Data Program, « World: Total Armed Conflicts by Type », 11 octobre 2019, disponible sur : <https://knoema.com>.
  • [4]
    Voir le lien vers la brochure en note 2, « Compétences de la Commission ».
  • [5]
    Plusieurs résolutions des Nations unies sont demeurées sans écho. Par exemple, voir Assemblée générale des Nations unies Res. 55/148, Status of the Protocols Additional to the Geneva Conventions of 1949 and Relating to the Protection of Victims of Armed Conflicts, 19 janvier 1999 ; Secrétariat général des Nations unies, Recommendation 11 ; paragraphe 29, Letter to the President of the Security Council, S/2016/722, 18 août 2016. On peut citer aussi National Committees on International Humanitarian Law of Commonwealth States, Generating respect for IHL: A Commonwealth Perspective, 4th Meeting of Representatives, Swakopmund, 14 au 15 juin 2017. Voir également Union européenne, Lignes directrices de l’Union européenne concernant la promotion du droit humanitaire international, Journal officiel de l’UE, 2005/C 327/04), pgh 15 (a), 23 décembre 2005.
  • [6]
    Les archives du Conseil de sécurité présentent une longue liste de commissions dont les plus significatives sont : United Nations Special Commission (UNSCOM) established pursuant to resolution 687 on Iraq (1991) ; Commission of Experts established pursuant to resolution 780 to examine reported violations of international humanitarian law in the former Yugoslavia (1992) ; Commission of Experts established pursuant to resolution 935 concerning Rwanda (1994) ; Commission of Experts to Review the Prosecution of Serious Violations of Human Rights in Timor-Leste (1999) ; International Commission of Inquiry for Darfur (2004), pour ne citer que ces exemples. Pour une lecture plus large, voir M. Nicolas, « Dossier : Les commissions d’enquête/les missions d’établissement des faits sur le droit international des droits de l’homme et le droit humanitaire », Institut international de recherche sur la conflictualité, Fondation Université de Limoges, 30 mars 2017.
  • [7]
    Ce fort engouement pour les commissions d’établissement des faits s’explique peut-être par le regain d’intérêt de l’ONU pour le DIH au sortir de la guerre froide, ce que Dominique Turpin nommait le « zèle des convertis récents ». D. Turpin, « L’ONU et le droit international humanitaire », Revue québécoise de droit international, vol. 8, n° 1, 1993, p. 78-87.
  • [8]
    Il s’agit de Frits Kalshoven et de Torkel Opsahl.
  • [9]
    On peut ici évoquer le cas de la mission de vérification en Syrie d’août 2015 : « United Nations and OPCW (Organization for the Prohibition of Chemical Weapons) Joint Investigative Mechanism on Syria », Resolution 2235, 7 août 2015.
  • [10]
    Conseil de l’Union européenne/Cour européenne des droits de l’homme, « Mission d’enquête internationale indépendante sur le conflit en Géorgie », septembre 2009. Voir aussi Union africaine/Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Rapport de la Commission sur la situation au Moyen Orient et en Palestine, Johannesbourg, 7-12 juin 2015, 25e Session ordinaire, Assembly/AU/9 (XXV).
  • [11]
    République de Côte d’Ivoire/Commission nationale d’enquête, « Rapport d’enquête sur les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire survenues dans la période du 31 octobre 2010 au 1 mai 2011 », Abidjan, juillet 2012.
  • [12]
    Expression empruntée au professeur Frits Kalshoven, membre et premier président de la CIHEF (1991-2001) : « The International Humanitarian Fact-Finding Commission: A Sleeping Beauty? », Humanitäres Völkerrecht Informationsschriften, vol. 4, n° 2, 2002, p. 213-216.
  • [13]
    J. Liu, « Même la guerre a ses règles », Médecins sans frontières, Genève, 7 octobre 2015, disponible sur : <www.msf.ch>.
  • [14]
    Garamone, « Centcom Commander: Communications Breakdowns, Human Errors Led to Attack on Afghan Hospital », Département de la Défense des États-Unis, 29 avril 2016, disponible sur : <https://dod.defense.gov>. Voir aussi, B. Starr et R. Browne, Pentagon: U.S. bombing of Afghanistan Hospital not “a War Crime”, CNN, 29 avril 2016, disponible sur : <https://edition.cnn.com>.
  • [15]
    L’OSCE a alors sollicité la CIHEF pour une enquête dont les conclusions lui seront remises conformément aux protocoles et termes de référence de la mission. Nous sommes là hors du cas où des parties au conflit solliciteraient la CIHEF pour conduire une enquête d’établissement des faits, dont les recommandations pourraient servir à un plus grand respect du DIH dans la conduite des hostilités.
  • [16]
    Voir par exemple les modalités financières prévues par l’art. 90 (5) dans le cadre des enquêtes. Ces dispositions prouvent que la procédure n’est établie que pour les demandes émanant des parties au conflit.
  • [17]
    C. Azzarelo et M. Niederhauser, « The Independent Humanitarian Fact-Finding Commission: Has the “Sleeping Beauty” Awoken? », Humanitarian Law and Policy, 9 janvier 2018.
  • [18]
    F. Kalshoven, « The International Humanitarian Fact-Finding Commission: its Birth and Early Years » in C. Greenwood et T. L. H. McCormack (dir.), Reflections on the Law of War, vol. 17, chap. 35, International Humanitarian Law Series, Leyde, Martinus Nijhoff Publisher, 2007, p. 793-808.
  • [19]
    La CIHEF n’a pas encore affirmé une ligne claire sur cette distinction, comme en témoigne un rapport d’avril 2016 qui entretient la confusion avec les commissions onusiennes : « Indépendamment de l’art. 90 PA I, la Commission peut intervenir sur la base d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée au titre du chapitre VII. » G. Perren-Klingler, « La CIHEF fête ses 25 ans, bilan et perspectives », avril 2016, disponible sur : <www.ihffc.org>.
  • [20]
    Comme par exemple cette formule : « La Commission est un organe d’investigation et non une cour de justice ou autre organe judiciaire : elle rédige des rapports sur les faits qu’elle a établis et émet des recommandations aux parties. » Voir sur : <www.ihffc.org>.
  • [21]
    United Nations Security Council, Res. 1265, 17 septembre 1999, p. 3 (§ 6).
  • [22]
    Commission internationale humanitaire d’établissement des faits, « Le principe et son application », disponible sur : <www.ihffc.org>.
  • [23]
    Commission internationale humanitaire d’établissement des faits, « La compétence de la Commission », disponible sur : <www.ihffc.org>.
  • [24]
    L. Condorelli, « La Commission internationale humanitaire d’établissement des faits : un outil obsolète ou un moyen utile de mise en œuvre du droit international humanitaire ? », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 83, n° 842, juin 2001, p. 396, disponible sur : <www.icrc.org/fr>.
Français

Presque trente ans après sa création, la Commission internationale humanitaire d’établissement des faits (CIHEF) peine à accomplir sa mission, en dépit de sa large reconnaissance par les États. Les raisons en sont multiples : erreurs sur l’orientation, sur le positionnement dans le paysage institutionnel, ou insuffisances du traité constitutif lui-même. On détaille ici ces obstacles, en suggérant quelques pistes pour revigorer une institution dont le rôle est plus que jamais crucial.

Mots clés

  • Droit international humanitaire
  • Conflits armés
  • CIHEF
  • ONU
Mérick Freedy Alagbe
Mérick Freedy Alagbe, docteur en sciences politiques et relations internationales de l’université de Lyon III, contribue à l’Observatoire des questions humanitaires de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2020
https://doi.org/10.3917/pe.201.0161
Pour citer cet article
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