CAIRN.INFO : Matières à réflexion
À la mémoire de Roger Cuzin, ami des Éthiopiens et des Érythréens, en toute fraternité.

1Premier ministre d’Éthiopie depuis le 2 avril 2018, Abiy Ahmed a levé l’état d’urgence, abandonné les poursuites contre l’opposition et libéré des centaines de détenus politiques. Il a ainsi enrayé la dangereuse escalade de la violence de plus de deux années de troubles dans la capitale et dans les régions Amhara et Oromia. Les Éthiopiens ont alors afflué, enthousiastes, aux meetings qu’il a tenus tant dans les régions que dans la capitale. Dans un langage simple et imagé, en amharique, en oromo et en tigrinya, il a épinglé les blocages de la société et l’emprise des entreprises d’État liées au FDRPE (Front démocratique et révolutionnaire du peuple éthiopien), la coalition de partis « ethniques » régionaux, au pouvoir depuis 1991, qu’il a promis de réformer. Abiy s’adresse ainsi à tous les Éthiopiens, et particulièrement à la jeunesse, rappelant les opposants exilés à l’étranger, notamment le FLO (Front de libération des Oromo), brièvement associé au gouvernement provisoire (1991-1992). Lui-même chrétien évangélique, mais de père oromo musulman et de mère amhara chrétienne, il a réconcilié le patriarche en exil de l’Église éthiopienne täwahedo (monophysite [1]), déposé en 1991 par Melles Zenawi, et le patriarche élu en 2013.

2Il a pourtant surpris ses concitoyens et les médias en appelant à la reprise, sans condition, des négociations avec l’Érythrée, suspendues depuis 2000. À la stupéfaction générale, Issaias Afewerki, le président érythréen, retranché dans sa capitale, a saisi son invitation et est venu à Addis-Abeba. La frontière et les ambassades sont rouvertes, Ethiopian Airlines dessert Asmara, et des accords de coopération ont été signés. Lancée il y a trois mois, cette révolution copernicienne respecte les formes légales : d’abord élu à la tête du FDRPE, Abiy a été intronisé par la majorité des députés. Servi par son charisme et sa jeunesse (42 ans), il fait la une de la presse et est adulé par les citadins jeunes et éduqués. Mais il a pris le risque de s’adresser à un dictateur de 72 ans, rompu à l’exercice solitaire du pouvoir, d’abord dans les maquis puis dans un pays transformé en forteresse. Cette réconciliation inattendue soulève, tant en Éthiopie qu’en Érythrée, de grands espoirs, pourtant encore fragiles : de quel poids pèsent le charisme et la promesse de démocratie face à la Realpolitik d’une dictature en survie, qui enferme son peuple ? La réconciliation saura-t-elle effacer des mémoires les traumatismes de 50 ans de guerre, de guérillas, de coups de main, d’exécutions et de violence ? A-t-elle une chance de réussir ? Il est, en effet, permis de penser que l’indépendance, arrachée après 30 ans de lutte et 20 ans de paix armée, n’a pas oblitéré le souvenir d’une histoire et d’une culture communes.

3On rappellera d’abord comme la sécession de l’Érythrée, l’avant-dernier État indépendant d’Afrique, est entourée de paradoxes. Débouché maritime des hautes terres éthiopiennes, elle a – avec seulement 5 % de la population de l’Éthiopie et 10 % de son territoire –, tel David, vaincu le Goliath éthiopien, alors qu’un siècle plus tôt l’aventure coloniale italienne s’était brisée sur la résistance éthiopienne. On relèvera ensuite que l’ex-Colonia Eritrea, pourtant mince bande littorale, maintient ouverte, au point faible de la forteresse des hauts plateaux, une porte dérobée empruntée par l’expédition Napier (1868), l’armée italienne (1935) et l’offensive contre Mengistu en 1991. Enfin, nous nous demanderons comment cette réconciliation réécrit l’histoire, en principe séparée, des deux États ennemis depuis 20 ans, et donne, peut-être, une « deuxième chance » à la cohabitation, esquissée pendant la fédération (1952-1962), continuée entre 1991 et 1998, mais détruite depuis, quoique bénéficiaire aux deux parties. Cette courte analyse prendra en compte les représentations sociales et culturelles qui s’affrontent, et se rencontrent, dans les opinions tant en Érythrée qu’en Éthiopie.

Paradoxes et contradictions en Éthiopie et en Érythrée

5L’indépendance de l’Érythrée, acquise aux dépens de l’Éthiopie, égale en célébrité, comme étape de la décolonisation de l’Afrique, les grandes luttes de libération du Tiers-Monde du xxe siècle. Or, les Érythréens n’ont pas combattu une lointaine puissance européenne, mais un État voisin, auquel une partie de leur territoire a appartenu. En outre, le nouvel État immédiatement reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1993, a rétabli les frontières de la colonie italienne, avorton de l’empire dont avait rêvé le président du Conseil Crispi. En effet, bien que vainqueur à Adwa (1896), Ménélik II avait cédé aux Italiens le Käbäsa, trois districts des hautes terres, détaché du Tigray.

6Ce dernier se trouva amputé du Märäb-Mellaš (Outre-Märäb), au nord de cet affluent de l’Atbara, et perdit, en conséquence, son accès à la mer Rouge et à l’armement moderne. Jusqu’alors, l’Italie, installée à la place de l’Égypte à Massawa depuis 1885 à l’initiative des Britanniques, demeurait bloquée sur le littoral. Elle transféra donc la capitale de la Colonia Eritrea à Asmara, sur les plateaux salubres du Centre qu’elle réunit, au sud, par une étroite plaine littorale aride à Assab, acquis en 1869, et, au nord, aux montagnes et aux vallées comprises entre la mer Rouge et Kassala, demeuré soudanais.

7Alors que le Käbäsa était densément peuplé en majorité de Tigréens chrétiens locuteurs du tigrinya, les agropasteurs et pasteurs de langues couchitiques, sémitiques et nilo-sahariennes au nord, pratiquaient en majorité l’islam, comme les Afars/Danakil. En dépit d’une forte opposition en Italie, le gouverneur Martini maintint la présence de l’Italie dans la « colonie oubliée ». Elle ne se réveilla qu’avec la décision de Mussolini de s’emparer de l’Éthiopie en 1935. Encore maintenant, pour les Éthiopiens, notamment les Tigréens, la cession du Käbäsa à l’Italie entache la mémoire de Ménélik. Ce faisant, le negus (titre posté par les souverains éthiopiens) a affaibli le Tigray au profit du Choa et d’Addis-Abeba, en écartant sa dynastie du pouvoir. Il a rompu son unité, alors que ses limites coïncident avec le territoire de l’antique royaume d’Aksum, ancêtre de l’Éthiopie. Il a également enclavé le Nord de l’Éthiopie en signant avec la France le traité qui lançait la construction du chemin de fer venant de Djibouti, qui desservait dès 1902 Diré Dawa, au Harar, et atteignait Addis-Abeba, au Choa, en 1917 : régions et villes directement contrôlées par lui et son successeur ras Täfäri Mäkonnen, régent en 1916.

8C’est l’ouverture du canal de Suez (1869) qui a inscrit les rivalités géopolitiques régionales de la Corne de l’Afrique sur une échelle continentale et mondiale. Ainsi les puissances se sont-elles mêlées des conflits intérieurs aux États riverains de la mer Rouge, afin d’y chercher des « champions » pour leurs ambitions. Jusque-là « lac arabe », cette dernière fut promue d’abord voie maritime majeure vers les empires coloniaux d’Extrême-Orient, puis axe essentiel pour les échanges entre les gisements pétroliers du Moyen-Orient, les usines d’Asie du Sud-Est et les consommateurs européens. Ce bras de mer est dès lors devenu le champ clos des rivalités coloniales, puis de la guerre froide et enfin des affrontements post-guerre froide.

9La « densité des paradoxes » s’est encore notablement accrue. S’inspirant de l’expédition de Napier, organisée en 1868 à partir de Bombay – avant l’ouverture du canal –, les Italiens tentèrent de nouer des relations avec Kassa, le ras du Tigray. Moyennant la fourniture d’armes, il avait facilité la pénétration des Britanniques venus délivrer les otages détenus par Téwodros II dans sa capitale. Toutefois, les Européens une fois délivrés, Napier avait rembarqué et Kassa, grâce aux armes reçues, avait éliminé ses rivaux et s’était fait couronner Yohannes IV (negusä nägäst), roi des rois à Aksum en 1872. Ayant défait les Égyptiens à Gundät (1875) et à Gura (1876), et raflé leur armement, il confia la défense du Märäb-Mellaš à ras Alula qui brisa toutes les sorties des Italiens. Ces derniers se tournèrent alors vers Ménélik, roi du Choa et rival de Yohannes, auquel ils livrèrent subsides et armements, qu’il retourna contre eux une fois couronné roi des rois en 1889. Entre-temps, ils avaient recruté des milliers de supplétifs indigènes (ascari), qui formèrent 40 % de leurs troupes à Adoua où, faits prisonniers des Éthiopiens, ils subirent le châtiment réservé aux traîtres : amputation d’un pied et d’une main.

10La « sauvagerie éthiopienne », qui horrifia l’Europe, accéléra encore le recrutement des ascari, incita les chefs tegréens à la désobéissance, moyennant subsides. Dans une colonie appartenant au « croissant aride », et donc aux ressources limitées, la préparation de l’agression contre l’Éthiopie fut une aubaine pour les Érythréens. Elle mobilisa la moitié de la population active masculine comme ascari, chauffeurs, manœuvres, terrassiers, âniers, porteurs. Ils s’engagèrent dans les bande qui traquaient les résistants éthiopiens (arbäññoˇc), brûlaient villages, églises, récoltes et fusillaient paysans, prêtres, administrateurs et cadres… De plus, l’Impero appliquait la stratégie du « diviser pour régner » : Érythréens et Somaliens bénéficiaient, en dépit des lois de protection de la race de 1938, d’un meilleur statut que les autres indigènes car ils avaient contribué à la fondation de l’Africa Orientale Italiana (AOI). Même si Haïlé Sélassié, restauré en 1941, a empêché les représailles contre les supplétifs indigènes et les Ensablés – Italiens restés en Éthiopie et y ayant fondé une famille –, leurs exactions demeurent toujours présentes dans les mémoires. Beaucoup d’Ensablés sont partis quand la Révolution nationalisa les entreprises tenues par les étrangers en 1975.

11Éthiopiens et Érythréens expriment leurs relations complexes dans des récits où se mê-lent représentations sociales, mémoires, expériences de vie… variées dans le temps et dans l’espace. Ils se sont constitués, défaits, refaits telles les paillettes lumineuses d’un kaléi-doscope qui tournerait aux vents contradictoires de l’histoire : un Érythréen de 80 ans, né sujet italien, passa en 1942 sous la British Military Administration (BMA), relayée en 1950 par l’ONU, devint citoyen de la fédération Érythrée-Éthiopie en 1952, puis sujet de l’Empire éthiopien de 1962 à 1974, puis citoyen d’une République socialiste jusqu’en 1991-1993, et enfin citoyen érythréen…

Une brèche coloniale ou une autre Éthiopie…

12La frontière de la Colonia Eritrea n’a pas interrompu les contacts entre les deux rives du Märäb, mais leur a donné une signification nouvelle. Les Italiens avaient installé des paysans sur les plateaux salubres, notamment sur les terres de l’Église, déclenchant la révolte de Bahta Hagos (1894), soutenue en sous-main par l’Éthiopie. Après Adoua, ils renoncèrent à la colonisation de peuplement, se contentant de périmètres irrigués dans les basses terres. En maintenant une frontière ouverte, ils espéraient capter les échanges avec le Tigray et les Amhara, attirés par Djibouti. En réalité, ils fournissaient une porte de sortie vers l’Éthiopie aux Érythréens éduqués dont la carrière était bloquée par la ségrégation de fait régnant dans la colonie.

13Le régent Täfäri (Haïlé Sélassié en 1930) leur offrit des postes enviables dans son administration et son gouvernement : Abba Jérôme [2] le conseilla et Loränso Taezaz fut ministre des Affaires étrangères en 1936. Des bataillons d’ascari désertèrent, et le futur général Aman Mikael Andom s’engagea dans la résistance éthiopienne. Pis, deux Érythréens lancèrent la grenade qui blessa le vice-roi Graziani, qui ordonna des représailles mettant à feu et à sang Addis-Abeba. Défilant à Rome devant le monument aux soldats italiens tombés à Dogali, un fonctionnaire colonial érythréen, Zäray Därräs, manifesta publiquement sa réprobation à la vue de la statue du lion de Juda transférée depuis Addis-Abeba. En revanche, des aristocrates adversaires du negus – soit tigréens soit amhara tel ras Haylu du Gojam – servaient l’AOI, ainsi que des intellectuels cherchant, tel l’écrivain-diplomate Afä Wärq Gäbrä Iyäsus, à moderniser le pays. Ces ralliements de notables étaient précieux car ils entraînaient avec eux partisans et clients.

14Création coloniale, l’Érythrée, par la brèche qu’elle a ouverte, a fait entrer les Italiens et leur technique en 1935-1936, recueillant en prime une territorialité et une temporalité modernes des périphéries au cœur de l’Éthiopie : en fait une autre Éthiopie, une Éthiopie de rechange. Mais le propos de Marcel Griaule, soutien du negus en 1936, demeure pertinent : « L’Érythrée est une sorte d’Éthiopie en miniature […] le cap nord de sa mère l’Éthiopie. Mêmes terres, mêmes sangs. » L’AOI, qui avait ouvert le marché éthiopien à l’industrie et aux compagnies de transport érythréennes, entraîna un vigoureux essor de l’économie de la colonie, à laquelle les Italiens ajoutèrent le Tigray et le territoire des Afar pour constituer une grande Érythrée.

15En 1941, Asmara tombait aux mains des troupes du Commonwealth qui, en mai, à Addis-Abeba, rejoignaient les contingents venus de Somalie. Prise de guerre, la Corne de l’Afrique sous la British Military Administration donnait aux Britanniques la possession de territoires allant du Cap au Caire. Contraints par Roosevelt d’abandonner leur protectorat de fait sur l’Éthiopie, ils entendaient en redessiner les frontières : ils avaient promis l’ouest de l’Érythrée au Soudan, le Käbäsa à l’Éthiopie, et réuni Tigray et Érythrée pour y établir un foyer national juif. Puis ils avaient aidé Haïlé Selassié à réprimer la révolte des Wäyyané au Tigray, après l’avoir suscitée (1942-1943). Certains d’entre eux soutenaient l’indépendance, réclamée par la forte minorité italienne, les confréries musulmanes et les fidèles des missions catholiques et protestantes, tandis que Haïlé Selassié finançait le Parti unioniste organisé par l’Église täwahedo.

16Or, membre fondateur de l’ONU et victime de l’Axe, l’Éthiopie exigeait des compensations territoriales de la part de l’Italie qui venait de renoncer, par le traité de Paris (1947), à ses possessions coloniales. Le Conseil de sécurité de l’ONU obtint de la Grande-Bretagne qu’elle lui confiât l’avenir de l’Érythrée. Après des enquêtes de terrain, par un vote il décida de la fédérer à l’Éthiopie. Elle conservait toutefois sa Constitution, son administration, sa législation, son drapeau et ses langues officielles. Une alliance inédite se noua entre fidèles de l’Église – à l’exclusion des catholiques et des protestants –, la Ligue musulmane de l’Ouest et le monde économique pour accepter, par vote, la fédération en 1952. Ce courant majoritaire entendait revenir aux frontières de l’Impero, sans les Italiens toutefois, pour bénéficier du marché éthiopien, et aussi diriger la modernisation du vieil Empire. Or il était inconcevable pour le vieux souverain élu de Dieu, d’ailleurs en accord avec la Cour, l’aristocratie et la haute administration, que, son royaume, un territoire habité par une population gâtée par l’esprit des étrangers, bénéficiât d’un statut particulier, de plus démocratique. Au contraire, les Érythréens, formés aux techniques modernes, se sentaient investis de la mission de conduire la modernisation de l’Éthiopie. Les représentants du negus trouvèrent dans la classe politique divisée [3] les complicités nécessaires pour affaiblir les institutions de la fédération, et pour les abolir par un vote sous état d’urgence, à Asmara en 1962. À part les États arabes, nul ne protesta contre cette violation d’une décision de l’ONU. En effet, Haïlé Selassié entretenait de bonnes relations avec les États-Unis, auxquels il avait concédé la base de Kagnew, proche d’Asmara, tout comme avec l’URSS et avec les non-alignés en assistant à la conférence de Bandoeng.

Une guerre de 30 ans, ou de 50 ans ?

17Les premiers maquis étaient déjà actifs dès 1958, dans les confins soudanais parmi des éleveurs musulmans, les Beni-Amer, qui ne voulaient pas appartenir à un État « chrétien » proche d’Israël. Des Érythréens chrétiens et musulmans exilés au Caire fondèrent le Front de libération de l’Érythrée (FLE), sur le modèle du Front de libération nationale (FLN) algérien, pour libérer un État « arabe ». Il s’attaqua d’abord aux postes de police, puis aux garnisons et aux employés chrétiens des plantations de la vallée du Barka. À la fin des années 1960, ses raids s’étendirent aux plateaux chrétiens du Käbäsa, provoquant l’intervention de l’armée et la paralysie de l’économie. Des étudiants en majorité chrétiens, à Addis-Abeba ou à l’étranger, gagnés par le marxisme, rejoignirent le FLE qui les envoya se former en Chine (Isayyas) et au Moyen-Orient. Après de longs débats et des affrontements armés, ils quittèrent le FLE pour former le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), sur le modèle du front populaire de libération de la Palestine de Georges Habbache. L’assassinat, par le Derg (gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste) en 1974 à Addis-Abeba, du général Aman Mikaél Andom, successeur du negus, et l’envoi de l’ex-Garde impériale, entraînèrent le basculement de l’Érythrée dans la rébellion en 1975.

18Jimmy Carter décida d’un embargo sur l’armement destiné à l’Éthiopie, mais l’aide soviétique massive permit à Mengistu de lancer ses offensives « définitives », tandis que le FPLE éliminait le FLE des maquis et des camps de réfugiés. Les défaites de l’armée régulière éthiopienne (1988) et l’alliance avec le Front populaire de libération du Tigray (FPLT [4]) entraînèrent l’effondrement du régime de Mengistu en 1991. Avec la bénédiction des deux Grands, de l’ONU, de l’OUA et de la Ligue Arabe, Melles Zenawi prenait le pouvoir à Addis-Abeba et Issayas Afewerki à Asmara. Le président du FPLE a exigé et obtenu l’indépendance dès avant la tenue du référendum de 1993, dont le résultat était attendu.

19On a cru, entre 1991 et 1998, que la fraternité d’armes des deux fronts faisait revivre la communauté de territoire et de culture des héritiers directs du royaume d’Aksum. L’Érythrée, indépendante mais liée par une alliance militaire, partageait avec l’Éthiopie la même monnaie (le birr), les mêmes ports, et Ethiopian Airlines. Hormis aux postes élevés, beaucoup de fonctionnaires conservèrent leurs postes une fois la paix revenue : ainsi les nombreux Érythréens pilotes civils ou même militaires. Il semblait que l’Éthiopie, dont la Constitution ethnofédérale accorde à « chaque peuple, nation et nationalité » le gouvernement de son territoire jusqu’au droit à la sécession, l’appliquait à son ancienne province. Au contraire, Issayas, président et chef des armées, bâtissait en Érythrée un État unitaire où la lutte pour l’indépendance avait fondu les différentes langues et religions. À la tête du parti unique, le Front populaire pour la justice et la démocratie (FPJD) – nouveau nom du FPLE –, il prolongeait jusqu’en 2018 l’état d’urgence et reportait les élections. Il obligeait l’Église érythréenne monophysite à rompre avec l’Église éthiopienne, dont le patriarche avait été déposé par le FDRPE en 1991.

20La guerre de 1998-2000, qui interrompit soudainement cette « cohabitation », a surpris les peuples, les médias et même l’ambassadeur d’Érythrée à Addis-Abeba. Un différend était, certes, apparu au sujet du transit éthiopien : l’Érythrée exigeait d’être payée en devises afin de soutenir le cours de sa nouvelle monnaie nationale, le naqfa [5]. D’après les observateurs, Issayas a attaqué l’Éthiopie alors qu’elle n’avait pas encore rénové son armée vaincue par le FDRPE en 1991. Il s’agissait d’ébranler le régime ethnofédéral, afin de détacher le Tigray des territoires et peuples conquis par Ménélik, et pour lesquels il avait cédé l’Érythrée aux Italiens.

21La guerre de 1998-2000 résulte surtout du rejet brutal de la greffe, au cœur de l’Éthiopie, d’une colonie d’un État européen, né du mouvement des nationalités, et qui a ravivé la vieille blessure des affrontements entre le Tigray marginalisé et les provinces, plus au Sud, des Amhara et des Oromo. Il s’est ainsi créé une rupture dans le temps et l’espace inscrite sur le cours du Märäb. Ce conflit a changé de nature : ce ne sont plus des fronts séparatistes ou irrédentistes qui se combattent, mais les armées régulières de deux États, engagés dans un choc frontal qui fit des milliers de victimes. En 1999, à la reprise de Badmé, on manifesta à Addis-Abeba aux cris de : Yä Adwa del bä Badmé tädäggäma (« La victoire d’Adwa s’est répétée à Badmé »), assimilant les Érythréens aux Italiens. En 2000, Melles refusa, contre l’avis des généraux, que l’armée éthiopienne prît Asmara. C’était une mesure politique habile vis-à-vis de l’ONU, mais aussi un choix délibéré pour préserver l’édifice ethnofédéral : « La perte de l’Érythrée constitue une chance de développement en dehors de toute interférence perturbatrice d’un héritage colonial [6]. »

22Le régime érythréen prit alors la tête du syndicat des opposants irréductibles à l’Éthiopie dans la Corne, à l’ONU, à l’OUA/UA et dans toutes les organisations interétatiques. Il noua tour à tour, puis rompit, les alliances les plus étranges avec le Soudan, le Yémen, les Chébabs, l’Iran, l’Arabie Saoudite, les Émirats, et affronta le Yémen et Djibouti… Méfiant vis-à-vis de sa propre armée, il s’est entouré d’une garde prétorienne surarmée et surpayée, composée de Tigréens du Démhet (Mouvement populaire et démocratique du Tigray) opposés au FPLT en Éthiopie. Deux États, pourtant très proches par leur fondation maquisarde, l’origine régionale et sociale, et le parcours de ses dirigeants, s’affrontent quant à leur territorialité et leur temporalité. L’Éthiopie ethnofédérale célèbre et assume l’héritage d’un temps long de 2 000 ans où le centre du pouvoir n’est plus au Tigray, tandis que l’Érythrée unitaire exalte le temps court de 30 ans de lutte où un seul peuple est dirigé par un Tigréen, le seul et le même depuis 35 ans.

23Privée des ports érythréens, l’Éthiopie n’a plus d’accès direct à la mer, mais son économie en plein essor depuis 15 ans ne paraît pas trop en souffrir avec les progrès des transports et des réseaux immatériels, la pénétration des investissements étrangers (IDE) et l’attraction exercée sur les États portuaires des besoins de 105 millions d’Éthiopiens. Même si cette réconciliation n’est qu’une ultime ruse de régimes aux lendemains incertains, c’est pour la population une éclaircie, un espoir, dans une séquence historique particulièrement sombre. Elle a bouleversé la donne géopolitique de la Corne, et nul ne pourra encore déclarer l’état d’urgence en excipant de l’imminence d’une menace extérieure. Un bref séjour en Éthiopie début octobre, et les réactions d’Érythréens ordinaires de la diaspora emportent la conviction sur ce point. Les deux peuples n’ont pas besoin d’être réconciliés : ils n’ont jamais été complètement fâchés. Il reste que ces remarques souffrent d’un manque d’observation directe en Érythrée où seuls peuvent entrer les zélateurs du régime.

Notes

  • [1]
    L’Église éthiopienne se déclare « orthodoxe », alors qu’à l’instar des Églises copte, arménienne, syriaque et syro-malabare, elle a refusé les décrets du Concile de Chalcédoine (451) ratifiés par Rome et Constantinople.
  • [2]
    1881-1983, prêtre catholique défroqué, collaborateur de la mission Dakar-Djibouti de 1931 à 1933.
  • [3]
    Ainsi Tädla Bayru, président de l’exécutif, nommé ambassadeur d’Éthiopie et qui rejoignit le FPLE.
  • [4]
    Communément appelé Wäyyané en mémoire de la révolte du Tigray (1942-1943).
  • [5]
    Naqfa est une place forte du nord de l’Érythrée sur laquelle se brisèrent les offensives éthiopiennes.
  • [6]
    R. K. Molvaer, Socialization and Social Control in Ethiopia, Wiesbaden, Harrassowitz, 1995.
Français

Il faut, pour comprendre les chaotiques relations entre l’Éthiopie et l’Érythrée – avant-dernier État indépendant d’Afrique –, remonter au début du xxe siècle et aux conséquences des actions multiples des grandes puissances dans la région. Guerre de trente, ou de cinquante ans, l’opposition entre Addis-Abeba et Asmara semble désormais muer en dialogue. L’héritage d’une histoire et d’une culture communes suffira-t-il à garantir la paix, en dépit du caractère dictatorial du régime érythréen ?

Mots clés

  • Éthiopie
  • Érythrée
  • Corne de l’Afrique
  • Colonisation

Références bibliographiques

  • Tafla B., « Eritrea in Retrospect. An Excerpt from the Memoirs of Fitawrari Mika’el Hasama Rakka », Africa, 2005, p. 1-64.
  • Bureau J., Éthiopie, un drame impérial et rouge, Paris, Ramsay, 1987.
  • Erlich H., Ras Alula and the Scramble for Africa. A Political Biography: Ethiopia and Eritrea 1875-1897, Lawrenceville-Asmara, The Red Sea Press, 1996.
  • Fontrier M., La Chute de la junte militaire éthiopienne (1987-1991), Paris, L’Harmattan-Aresæ, 1999.
  • Gaim K., Eritrea. A Dream Deferred, Woodbridge, James Currey-N.A.I., 2009.
  • Gascon A., « Partager une Terre Sainte. Érythrée unitaire, Éthiopie fédérale », J. Bonnemaison, L. Cambrézy, L. Quinty-Bourgeois (dir.), Le Territoire, lien ou frontière ? Paris, L’Harmattan, 1999, t. 2, p. 185-209.
  • En ligneGascon A., Sur les hautes terres comme au ciel. Identités et territoires en Éthiopie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
  • Gascon A., « La sécession de l’Érythrée : la coupure coloniale au cœur de l’Éthiopie », Aquilon, n° 9, 2013, p. 42-48.
  • Griaule M., La Peau de l’ours, Paris, Gallimard, 1936.
  • Guazzini F., « La geografia variabile del confino eritreo-etiopico tra passato e presente », Africa, 1999, p. 309-348.
  • Guida d’Italia della Consociazione Turistica Italiana, Africa Orientale Italiana, Milan, 1938.
  • En ligneJeangène Vilmer J.-B. et Gouéry F., Érythrée. Un naufrage totalitaire, Paris, PUF, 2015.
  • Kutschéra C., Érythrée-Eritrea, Paris, EDIFRA, 1994.
  • Le Houérou F., Éthiopie-Érythrée. Frères ennemis de la corne de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • Palma S., L’Italia coloniale, Rome, Editori Riuniti, 1999.
  • Plaut M., Understanding Eritrea. Inside Africa’s Most Repressive State, Londres, Hurst, 2016.
  • Roig R., « L’Érythrée, naissance d’une nation, faillite d’un État ? », Travaux et documents sur l’Éthiopie et la Corne de l’Afrique, université Paris 1, CEMAF/CFEE, avril 2009.
  • Rouaud A., Afä Wärq 1868-1947. Un intellectuel éthiopien témoin de son temps, Paris, CNRS Éditions, 1991.
  • Spencer J. H., Ethiopia at Bay: A Personal Account of the Haile Selassie Years, Algonac, Reference Publications Inc., 1987.
  • Taddia I., L’Eritrea-coloniale 1890-1952: paesaggi, strutture, uomini del colonialismo, Milan, 1986.
  • Tekeste N., Eritrea and Ethiopia. The Federal Experience, Piscataway, Transaction Publishers, 2005.
  • Tekeste N. et Tronvoll K., Brothers at War. Making Sense of the Eritrean-Ethiopian War, Athens, Ohio University Press, 2001.
  • Tesfatsion M., Eritrea. Dynamics of a National Question, Amsterdam, B.R. Grüner, 1986.
  • Uhlig S. et Bausi A. (dir.), Encyclopaedia Aethiopica, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2003-2014.
  • Vascon A., « Eritrea - Bademmè e la questione dei confini con l’Etiopia », Il Corno Dafrica, février 2004, disponible sur : <www.ilcornodafrica.it>.
  • Gardner T., Davison W. et Norbrook N., « The Abiy Effect », The Africa Report, n° 104, 2018, p. 24-33.
  • Ma’ekäl Mermeren Sädan ’Éretra [Centre d’investigation d’Érythrée], Kwinate ’Ityopya antsare ’Éretra [La guerre de l’Éthiopie contre l’Érythrée], Sabur Printing Services, Asmara, 2000.
  • Lucarelli C., La Huitième vibration, Paris, Métailié, 2010.
  • A. Gascon et A. Turco, « Carlo Lucarelli, La Huitième vibration », POUNT, n° 6, 2012, p. 187-199.
  • Lucarelli C., Albergo Italia, Paris, Métailié, 2016.
  • Lucarelli C., Le Temps des hyènes, Paris, Métailié, 2018.
Alain Gascon
Alain Gascon est professeur émérite à l’Institut français de géopolitique, université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/12/2018
https://doi.org/10.3917/pe.184.0147
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Institut français des relations internationales © Institut français des relations internationales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...