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1 Depuis les années 1990, les migrations mondiales ont pris une importance telle qu’elles constituent un enjeu central des relations internationales, tant pour la place qu’elles occupent dans les relations entre États – du Nord et du Sud ; de départ, de transit et de destination – que pour leur émergence sur l’agenda d’une gouvernance globale. Il y a en 2015 trois fois plus de migrants dans le monde qu’il y a quarante ans, avec 244 millions de personnes vivant dans un autre pays que celui de leur nationalité. Cette progression est plus rapide que la croissance de la population mondiale, même s’il ne s’agit là que d’une proportion très faible de cette population : autour de 3 % contre 5 % il y a un siècle.

2 Cette mobilité est devenue un enjeu central du débat public et électoral des pays du Nord. Au fil du débat, l’image du migrant et celle de l’immigration ont subi une profonde distorsion. En raison de l’histoire coloniale de nombre d’États européens, les migrations africaines y tiennent une place importante, particulièrement en France. La figure du travailleur immigré est associée, dans l’imaginaire public, à celle du travailleur algérien ou malien. La réalité migratoire est dès lors assimilée à un flux du Sud vers le Nord. Dans cette perspective, l’Afrique est vue comme un réservoir massif et problématique de migrants, à l’égard duquel les Européens devraient avoir des politiques de contrôle de frontière, et de développement.

3 Si l’on renverse la perspective pour considérer les migrations à partir du continent africain, la réalité paraît sous un jour nouveau, bien plus différencié. Non seulement on mesure à quel point les mobilités humaines sur le continent sont plus complexes, dans l’espace et dans le temps, qu’une simple remontée vers l’Europe. Mais c’est aussi la faiblesse relative de la place de l’Afrique dans les migrations internationales qui frappe, surtout si l’on distingue entre les types de flux. Si l’on rapporte la situation du continent aux chiffres mondiaux, l’Afrique pèse beaucoup plus dans les migrations forcées que dans les migrations dites « économiques ».

4 L’argument commun aux articles composant le dossier qui suit est celui d’une complexité du phénomène migratoire africain, qui cadre mal avec les catégories utilisées par les politiques migratoires des pays européens pour tenter de l’encadrer. Au lieu de réduire le phénomène à un flux vers le Nord, en raison d’asymétries démographiques ou économiques, il faut mieux cerner les dimensions historiques, culturelles et politiques qui structurent aujourd’hui les migrations en Afrique et qui situent les migrations africaines dans le système mondial des migrations.

Des migrations modernes qui s’inscrivent dans des mobilités anciennes et multiples

5 Très longtemps faiblement peuplée, l’Afrique a connu dans les siècles des mouvements humains et des mobilités de grande ampleur, depuis l’expansion bantoue [1], jusqu’aux migrations de travail actuelles qui s’inscrivent dans des circulations continentales et mondiales, sans omettre les déplacements parfois massifs liés aux conflits, à la traite esclavagiste ou au travail forcé.

6 Les déplacements humains de grande envergure, bantous en Afrique centrale et australe, arabes en Afrique du Nord, nilotiques à l’Est, provoquent à leur tour des processus de syncrétisme culturel ou, au contraire, de nouvelles mobilités locales pour échapper à la domination militaire, politique, culturelle ou religieuse des nouveaux arrivants, colons ou envahisseurs. Ainsi certaines populations berbères d’Afrique du Nord ont-elles échappé au processus d’arabisation des populations des plaines. Ainsi le roi Moshoeshoe a-t-il permis, au début du xix e siècle, aux populations basotho de garder leur indépendance vis-à-vis des agresseurs zoulous en les regroupant sur le territoire montagneux du Lesotho actuel. Toujours à l’extrémité sud du continent, le Grand Trek (1835-1840) a permis aux populations boers d’échapper pour quelque temps à la domination anglaise. En Afrique de l’Ouest, les populations dogons du centre du Mali actuel ont longtemps échappé à la domination du Mandé [2] puis à l’islamisation en se réfugiant dès le xiv e siècle sur la position obsidionale de la falaise de Bandiagara et du plateau Dogon.

7 Les conséquences des raids esclavagistes ont également eu des conséquences importantes sur les mobilités et les implantations humaines. L’esclavagisme de Rabah [3] a eu non seulement un impact sur le peuplement des zones qu’il a dominées militairement, mais aussi durablement sur la représentation des « gens du Nord » ou des « musulmans » chez les populations chrétiennes de la RCA (République centrafricaine) actuelle [4]. À l’Est du continent, les expéditions du trafiquant d’esclaves Tippo Tip depuis sa base de Zanzibar auront des conséquences humaines depuis les côtes de la Tanzanie actuelle jusqu’à l’Est de la RDC (République démocratique du Congo). À l’Ouest, la traite atlantique, que les captures d’esclaves soient directement menées par des Européens ou via la complicité des structures politiques africaines – notamment les fameux royaumes esclavagistes du Golfe de Guinée, royaume d’Oyo [5], royaume du Dahomey [6] – aura aussi des effets sur les implantations humaines. Les différentes traites esclavagistes ont non seulement produit des déplacements massifs de populations désirant leur échapper, allant vers des zones reculées ou des lieux plus faciles à défendre, mais elles ont créé des rapports de défiance et d’animosité entre communautés dont certains sont restés structurants même dans des configurations nationales actuelles. Et elles constituent également le premier mouvement de populations africaines important (il s’agit de dizaines de millions d’êtres humains) s’inscrivant à une échelle transcontinentale – même s’il ne faut pas oublier la traite interafricaine.

L’impact de la période coloniale

8 La colonisation du continent a eu de multiples impacts sur la mobilité des hommes. Les guerres de conquêtes ont remodelé les implantations humaines : par exemple aux confins du Mali, de la Guinée Conakry et de la Côte d’Ivoire actuels, du fait de la guerre entre colonisateur français et armée de Samori Touré, fondateur de l’empire Wassoulou entre 1880 et 1898.

9 Les effets de la période coloniale sur les mobilités humaines sont également liés aux déplacements forcés, pour les économies de plantations ou les activités minières d’entreprises européennes, ou pour la construction d’infrastructures de transport réclamant une main-d’œuvre importante non disponible dans les lieux d’implantation de ces activités. Jacques Barou [7] rappelle que la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934), qui relie sur quelque 500 kilomètres Brazzaville à Pointe Noire, donna lieu à des recrutements forcés de près de 130 000 travailleurs dans toute l’AEF (Afrique équatoriale française). Ces travaux, dans une zone particulièrement marquée par les maladies tropicales et les conditions proches de l’esclavage imposées à la main-d’œuvre ont occasionné une mortalité très élevée : près de 18 000 morts sur le chantier, soit 36 par kilomètre de rail construit [8]. Barou montre également [9] que le développement de l’activité minière par les Belges au Congo, dans les zones du Kassaï et du Katanga, a provoqué des déplacements importants depuis les autres zones de la colonie. Au total, à l’indépendance, plus d’un quart de la population habitait dans une zone différente de celle d’où elle était originaire. Ailleurs, en Afrique de l’Ouest, dès les années 1920, le colonisateur français organise la réquisition de main-d’œuvre au Soudan français (Mali actuel) pour des plantations de Côte d’Ivoire, alors très faiblement peuplée. Ces déplacements seront l’une des matrices des migrations de la période post-indépendance, puisque de nombreux Maliens sont ensuite partis, cette fois librement, travailler en Côte d’Ivoire.

10 Les mobilités de la période coloniale ne se font évidemment pas toutes sous le mode de la contrainte. La construction d’infrastructures de transport, l’émergence de villes où les opportunités économiques se développent dans des environnements de plus en plus monétarisés [10], génèrent des déplacements de populations importants. Des villages se déplacent vers les nouveaux axes de communication. En Mauritanie, certaines populations serviles s’installent dans les villes pour échapper à l’esclavage. À la veille des indépendances, les structures et les flux économiques des différentes colonies n’ont plus rien à voir avec ce qu’ils étaient à la période pré-coloniale, le peuplement de l’Afrique s’est ainsi, de gré ou de force, ajusté aux nouvelles configurations territoriales. Les mobilités et les flux migratoires se sont aussi développés à toutes les échelles. Les migrations saisonnières pour la récolte dans le bassin arachidier sénégalais concernent à la fois les populations sénégalaises d’autres régions et des populations du Soudan français, de la Gambie et de la Guinée Conakry (les fameux navétanes[11]). Certaines populations commerçantes sahéliennes se déploient aussi sur l’ensemble de l’AOF (Afrique occidentale française) et de l’AEF. On retrouve ainsi des commerçants maliens jusqu’au Gabon ou au Congo Brazzaville. L’une des principales communautés mauritaniennes à l’étranger se trouvait jusque dans les années 1990 en Côte d’Ivoire, massivement impliquée dans le commerce de détail. Les migrations s’effectuent parfois à l’échelle de l’ensemble de l’empire colonial, comme le montre l’installation depuis le début du xx e siècle de populations syro-libanaises en Afrique de l’Ouest. Dans l’Empire britannique, on voit des populations indiennes s’installer en Afrique, mais aussi certaines populations africaines, notamment nigérianes, se déployer dans l’ensemble de l’Empire, puis de nos jours dans le Commonwealth. Pendant la colonisation française, des migrations temporaires ou définitives des Sahéliens vers les pays du golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Ghana, Bénin…) se mettent progressivement en place, et restent structurelles après l’indépendance. Les migrations post-indépendance ne se résument donc pas, loin s’en faut, à des départs des citoyens des différents pays africains vers les anciennes métropoles coloniales.

L’Afrique dans les migrations internationales : une place relativement faible

11 En Afrique comme ailleurs, les migrations s’effectuent avant tout dans l’espace régional [12]. En 2015, 52 % des migrants africains se trouvaient en Afrique, l’Europe n’en recevant que 27 %. L’Afrique est donc moins concernée par les migrations internationales que d’autres continents. L’Afrique n’accueille que 8,5 % des 244 millions de migrants du monde, loin derrière l’Europe (31,15 %), l’Asie (30,75 %) et l’Amérique du Nord (22,1 %). 34 millions d’Africains sont en situation de migration internationale alors que 104 millions d’Asiatiques, 62 millions d’Européens et 37 millions de Latino-américains résident hors de leur pays d’origine [13].

12 En revanche, les Africains sont plus représentés dans les déplacements forcés. Un tiers des réfugiés sous mandat du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) étaient ressortissants d’un pays africain fin 2014, soit 4,62 millions de personnes [14]. Certaines nationalités comptent parmi les populations réfugiées les plus importantes du monde, notamment les Somaliens (1,1 million) et les Soudanais (665 000). Plus encore que d’autres types de migrations internationales, l’asile est avant tout un phénomène régional, les réfugiés ne pouvant le plus souvent pas mobiliser le temps et les ressources nécessaires pour entreprendre un voyage lointain.

13 L’Afrique est ainsi le deuxième continent d’accueil des réfugiés, après l’Asie. De même, selon l’Observatoire des situations de déplacements internes (IDMC), un tiers des 38 millions de personnes déplacées se trouvaient en 2014 en Afrique. L’Afrique, par le biais de l’Union africaine, a pris en considération le défi des déplacements internes en adoptant en 2009 la Convention de Kampala [15]. Ce traité, sans équivalent dans le monde, vise à englober l’ensemble des situations de déplacement interne. L’Afrique retrouve avec ce texte le rôle précurseur qu’elle avait eu en 1969 avec l’adoption de la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique. Ce texte élargissait la définition de réfugié, ouvrant la voie à une reconnaissance prima facie en cas d’afflux massif de personnes fuyant des conflits ou des violences généralisées [16]. L’Afrique sera suivie par l’Amérique latine [17], la question faisant toujours débat en Europe [18].

14 Le droit international saisit imparfaitement les zones grises où se situent de nombreux migrants. Vikram Kolmannskog a bien montré les effets cumulatifs de la guerre, des sécheresses, des inondations sur les déplacements internes et internationaux des Somaliens, ainsi que le pragmatisme des officiers du HCR au Kenya pour les inclure dans leur mandat [19]. De même, l’Afrique est confrontée à un phénomène général qui place les États dans une situation mixte face aux migrations. Le Soudan est à la fois un pays source de réfugiés, un pays de transit et un pays d’accueil, tout en comptant plus de 3 millions de déplacés sur son territoire [20]. Ce type de situation constitue un défi complexe qui dépasse le seul cadre africain et appelle une gouvernance internationale.

Migrations de travail et tensions xénophobes

15 Comme ailleurs, mobilités et en particulier migrations de travail peuvent provoquer des frictions épisodiques avec les populations autochtones, frictions parfois récupérées dans les discours politiques.

16 L’accueil d’une main-d’œuvre allochtone en Côte d’Ivoire date de la période coloniale, au profit des nombreuses plantations de la colonie. À l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny appelle les étrangers à s’installer pour contribuer à ce que l’on appellera le « miracle économique ivoirien [21] ». Au recensement de 1998, la Côte d’Ivoire comptait plus de 4 millions d’étrangers sur son territoire (dont 2,2 millions de Burkinabés et 800 000 Maliens), soit un habitant sur quatre [22]. Les tensions entre Ivoiriens et étrangers n’étaient pas rares. Les premières revendications d’autochtonie s’exprimèrent dès les années 1930 – en témoigne la création de l’Association de défense des intérêts des autochtones de Côte d’Ivoire (ADIACI), qui militait pour que les emplois dans l’administration coloniale soient réservés aux seuls nationaux [23]. À la fin des années 1950, une organisation nationaliste mène une campagne (finalement entendue) pour que les immigrés dahoméens (béninois) soient expulsés [24]. Xénophobie et tensions communautaires se libérèrent à partir des années 1990 pour diverses raisons. La situation économique du pays s’est nettement dégradée, le « père de la nation » Houphouët-Boigny disparaît en 1993, et l’ouverture démocratique multiplie les partis politiques, les journaux, et élargit l’expression publique. Les tensions communautaires [25] sont alors régulièrement médiatisées, utilisées par des formations qui peinent à se distinguer par leurs seuls programmes politiques et recourent donc au registre identitaire. Le successeur de Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié [26], utilisa par exemple sans vergogne la rhétorique de l’autochtonie pour tenter de retenir une base électorale qui s’érodait, faisant passer des lois allant dans ce sens, comme celle censée donner aux nationaux la priorité pour la propriété foncière [27]. Les différentes crises qui se sont succédé en Côte d’Ivoire jusqu’en 2011 sont en partie la conséquence de mobilités du temps long, qui ont nourri une réappropriation identitaire et xénophobe en temps de difficultés économiques.

17 Un schéma relativement similaire s’est manifesté en Afrique du Sud en 2008 et en 2015, lors des émeutes xénophobes qui ont coûté la vie à plusieurs dizaines de ressortissants étrangers. Les images de ces violences, qui mettaient en cause l’autorité morale de l’Afrique du Sud, souvent idéalisée, érigée en symbole de liberté et de réconciliation, ont beaucoup choqué aussi bien dans le pays qu’à travers le monde. Si la dynamique économique de l’Afrique du Sud [28] a toujours drainé une masse importante de travailleurs étrangers, le pays reste structuré par des inégalités considérables et un taux de chômage très élevé. Plus de 20 ans après la chute du régime d’apartheid, beaucoup sont encore exclus des circuits économiques ; et les populations étrangères, dont le nombre exact est parfois fantasmé, mais qui sont visibles car tenant souvent des négoces de proximité, ont été désignées coupables par une partie des Sud-africains les plus pauvres. L’ancrage historique de cette violence, associée à des ressentiments plus actuels aux soubassements économiques, a débouché sur des actes de xénophobie qui pourraient demain se reproduire en l’absence d’une amélioration sensible du sort de l’ensemble de la population. Jusqu’à présent, les partis et principaux dirigeants politiques du pays se sont gardés d’attiser le discours xénophobe. Mais si la situation économique se détériorait, ou si l’ANC (Congrès national africain) était sérieusement contestée dans les urnes, on pourrait observer un nouveau glissement, d’une rhétorique politique encore largement imprégnée de la question raciale à une rhétorique de stigmatisation des migrants étrangers.

18 Comme le rappellent Florianne Charrière et Marion Frésia [29] pour l’Afrique de l’Ouest – le constat pouvant s’étendre au reste du continent –, certains pays peuvent décider de réguler les migrations de manière radicale, avec parfois des expulsions massives comme au Ghana en 1969, au Nigeria en 1983, en Mauritanie et au Sénégal en 1989, ou en Libye à la fin des années 1980 [30]. Fin 2014, l’Angola [31] a procédé à l’expulsion de près de 3 000 étrangers en situation irrégulière après avoir organisé des rafles dans la capitale. Cette régulation brutale de la question migratoire peut-être indifférenciée, ou ciblée sur une communauté particulière. Elle doit alors être replacée dans le contexte des relations bilatérales avec le pays d’origine des expulsés : c’est en ce sens qu’il faut comprendre l’opération Bata ya Bakolo à Brazzaville au premier semestre 2014, avec l’expulsion de près de 100 000 ressortissants de la RDC voisine [32] en situation irrégulière.

Les multiples facteurs des mobilités modernes

19 Les stratégies économiques des États indépendants (mise en place d’un front pionnier agricole, développement national d’activités minières, ou du secteur de la pêche), ainsi que les politiques d’ajustement structurel des institutions internationales génèrent des mobilités, nationales ou internationales.

20 L’impact des crises climatiques est un autre soubassement de ces mobilités : la sécheresse des années 1970 et 1980 a conduit le gouvernement sénégalais à faciliter l’installation de populations du Nord et du Centre du Sénégal dans la région la plus méridionale et la plus épargnée par la sécheresse, la Casamance. Cette installation constituera l’un des facteurs de la crise casamançaise.

21 La migration de nombreux nationaux, loin d’être un problème pour les pays africains de départ, est parfois vue par leurs gouvernants comme un atout. Dans nombre de pays, à l’image du Cap Vert, les mandats des migrants sont la première ressource financière du pays, devant les aides publiques au développement. La diaspora est donc à la fois pourvoyeur de devises et acteur du développement à travers de multiples projets d’entreprises dans le pays d’origine. Certains pays tentent d’encadrer ces initiatives dans ce que l’on pourrait qualifier de stratégie d’exportation de la main-d’œuvre.

22 Les projets migratoires peuvent être individuels, mais ils impliquent souvent une solidarité familiale pour réunir le pécule qui permet de franchir les frontières. Les migrations s’inscrivent souvent dans des stratégies familiales de diminution des risques : dans certaines sociétés rurales, les entités familiales, sensibles au risque de tout miser sur une activité agricole aux résultats disparates d’une année à l’autre, peuvent investir d’autres activités localement (transport, artisanat…), ou déléguer des membres de la famille vers d’autres espaces économiques nationaux et/ou internationaux. Jean Barou montre excellemment [33] comment des villages soninké du nord-ouest du Mali utilisent la migration depuis des décennies pour assurer la survie des communautés, notamment en veillant à ce que les hommes partis en France puissent se marier avec des femmes des villages de départ, et à « choisir parmi les enfants ceux qui, nés en France mais élevés dans la cellule traditionnelle, et ayant eu accès à un bon niveau d’éducation, pourront perpétuer le système migratoire tout en permettant le retour au pays de la génération précédente ».

23 La migration n’est pas seulement une fuite de « damnés de la terre », mais aussi l’investissement d’un groupe dans des individus prometteurs, par leur background scolaire ou leur esprit d’entreprise. Les parcours migratoires sont donc souvent une promesse d’ascension sociale, et une figure de la réussite. L’écrivain sénégalais Fatou Diome, dans son roman Le Ventre de l’Atlantique[34], montre d’ailleurs que quelle que soit la situation matérielle et psychologique du migrant, il devient, installé à destination, une figure enviée et fantasmée pour la communauté de départ, un privilégié qui doit s’acquitter d’une dette infinie vis-à-vis de ceux qui l’ont aidé à partir, à tel point qu’il lui est presque impossible de leur avouer les difficultés, de leur parler d’échec… L’absence de visite au pays, de cadeaux, de mandats, est immanquablement interprétée comme une rupture avec le groupe. Le migrant devient alors la figure de « la personne sur qui on ne peut plus compter »…

24 Les migrations sont donc en elles-mêmes un facteur reproduisant les flux. La présence d’un groupe immigré dans un pays permet de préparer l’arrivée de nouveaux immigrés. Des relations de solidarités transnationales se tissent à travers le monde, qui se nourrissent d’un « imaginaire migratoire » et de la valorisation culturelle de l’expérience de migrer.

L’obsession migratoire de l’Europe, le silence de l’Afrique

25 La multiplicité des facteurs des mobilités africaines s’insère difficilement dans les politiques migratoires des pays de destination. C’est particulièrement le cas des politiques européennes, qui exportent leurs objectifs internes vers l’Afrique. La dimension externe des politiques d’asile et d’immigration devient ainsi une priorité de l’Union européenne au Conseil européen de La Haye de novembre 2004 [35]. L’UE entend soutenir « les efforts déployés par les pays tiers pour améliorer leur capacité à gérer les migrations et à protéger les réfugiés [36] », ce qui laisse peu de place à un dialogue sur les opportunités de migration légale des Africains. L’approche globale de la question des migrations et de la mobilité [37] (AGMM) adoptée par l’Union européenne après les printemps arabes tient plus compte des aspirations migratoires des ressortissants de pays tiers ; mais elle souffre de l’illisibilité de ses cadres de partenariat, et du manque d’engagement des États membres, avant tout préoccupés du contrôle des flux [38].

26 L’année 2015 a exacerbé les craintes des Européens. En mars 2015, le directeur général de Frontex avertissait qu’entre 500 000 et 1 million de personnes étaient prêtes à embarquer sur les côtes libyennes [39]. Mais c’est d’abord de Turquie que sont partis les migrants. Avec, parmi eux, peu de ressortissants africains. Les Érythréens, nationalité africaine la plus représentée en 2015, comptaient pour 4 % du million de personnes arrivées sur les côtes européennes [40]. Il est cependant probable que les Africains feront les frais de ce qui va devenir l’unique objectif des Européens : une réduction significative des flux migratoires, comme l’a affirmé le Premier ministre néerlandais en prenant la présidence de l’Union européenne [41]. Certes, les États européens et africains ont pris à La Valette, en novembre 2015, l’engagement de promouvoir des canaux réguliers de migration et de mobilité pour les Africains [42]. Mais il s’agit de vœux maintes fois proclamés, secondaires par rapport aux objectifs de lutte contre l’immigration irrégulière, et de retour.

27 Jean-Pierre Cassarino s’interroge sur la place, apparemment centrale, de la question de la réadmission dans les relations euro-africaines [43]. Une culture publique du contrôle migratoire semble s’être imposée dans les discussions de part et d’autre de la Méditerranée, les mêmes répertoires lentement accumulés depuis deux décennies s’imposant désormais, en associant contrôle des frontières et développement. Formalisé par l’Agenda international pour la gestion des migrations (AIGM), le même cadre se reproduit par évidence et effets d’ornière, et un lexique « gestionnaire » s’est stabilisé (« bonne gouvernance », « sécurité », « flux mixtes », « migrants économiques », « faux demandeurs d’asile », « approche équilibrée », etc.) pour décrire la réalité migratoire. Les clauses de réadmission se répandent dès lors dans les relations euro-africaines, sous forme d’accords de réadmission de divers types. De 12 accords entre l’UE et les États africains en 1994, on est passé à 72 en 2014. Derrière cette rapide expansion, Cassarino relève de nombreuses ambiguïtés propres aux relations entre les pays partenaires du Nord et du Sud. Ce qui paraît central dans leurs relations constitue plutôt « un moyen parmi d’autres, de consolider un cadre de partenariat bilatéral comprenant d’autres questions plus stratégiques (voire vitales) que la lutte contre l’immigration irrégulière ».

28 Là encore, le décalage entre objectifs de contrôle des frontières des pays de destination et dynamiques migratoires est important. Des travaux ont clairement montré que si les politiques des frontières des pays européens étaient moins restrictives et libéraient la circulation entre le Sud et le Nord, une majorité des migrants rentreraient dans leur pays d’origine. Or depuis les années 1990, on mesure une corrélation entre la baisse des migrations de retour et la sécurisation des politiques migratoires au Nord, qui contribue à sédentariser les migrants en Europe. Ajoutons que les « retours forcés » organisés dans le cadre d’accords entre pays d’origine et de destination restent très minoritaires par rapport aux retours spontanés préparés par les migrants eux-mêmes [44].

29 Les Européens ont annoncé au sommet de La Valette la création d’un fonds pour la stabilité et la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et des déplacements internes en Afrique, doté de 3,6 milliards d’euros. À ce jour, les contributions s’élèvent à 1,8 milliard d’euros pour la Commission européenne et à 81,41 millions d’euros pour les États membres [45]. De plus, soutenir le développement et la bonne gouvernance des pays africains pour réduire à court terme le risque migratoire relève d’une erreur d’analyse. Les Nations unies rappellent que la majorité des migrants viennent de pays à revenus moyens [46], où les ressources pour entreprendre un projet migratoire sont accessibles à un plus grand nombre.

30 Les Européens font face à des interlocuteurs silencieux. Les États africains n’ont ni vision ni propositions communes susceptibles de rééquilibrer les termes de la relation migratoire Europe-Afrique. Ce silence est pourtant dénoncé avec de plus en plus de force par la société civile africaine, qui interpelle ses dirigeants pour leur propre responsabilité dans la multiplication des tragédies migratoires [47].

Notes

  • [1]
    L’expansion bantoue désigne un vaste mouvement humain et culturel sur plus d’un millénaire. Les grandes migrations de populations bantoues, originaires d’une zone aujourd’hui située au sud du Cameroun, vers l’est et le sud du continent ont abouti à la situation actuelle. Le terme bantou concerne des populations que l’on retrouve du Cameroun au sud du Kenya et aux Comores, du Kenya à l’Afrique du Sud et du Cameroun à l’Angola en recouvrant tout le territoire de la RDC. On compte, selon les différents experts, entre 450 et 600 langues bantoues.
  • [2]
    Ou Empire du Mali.
  • [3]
    Ou Rabih Az-Zubayr ibn Fadl Allah, seigneur de guerre soudanais et trafiquant d’esclaves qui ravagea des zones aujourd’hui situées au sud du Tchad et au nord de la RCA.
  • [4]
    Comme l’a montré Andrea Ceriana Mayneri, anthropologue et chercheur affilié à l’IMAF-Aix lors d’une conférence sur la crise centrafricaine organisée à l’Ifri le 1er juin 2015.
  • [5]
    Sud-ouest du Nigeria actuel et sud-est du Bénin.
  • [6]
    Appelé également royaume du Danhomè ou royaume Fon, sud du Bénin actuel.
  • [7]
    « Migrations et travaux forcés en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale », Hommes et migrations, n° 1228, novembre-décembre 2000 : « L’héritage colonial, un trou de mémoire », pp. 52-61.
  • [8]
    Sans compter les nombreux décès durant le transport entre le lieu de la « réquisition » et le lieu du chantier.
  • [9]
    Op. cit. p. 56.
  • [10]
    L’exigence d’impôt en argent ayant été plus efficace que l’institution du travail forcé pour l’intégration des populations à l’économie coloniale.
  • [11]
    P. David, Les Navétanes. Histoires de migrants saisonniers de l’arachide en Sénégambie des origines à nos jours, Dakar, Les Nouvelles éditions africaines, 1980.
  • [12]
    À l’exception cependant de l’Amérique latine, des Caraïbes et de l’Amérique du Nord.
  • [13]
    Chiffres 2015 de la division Population du département des Affaires économiques et sociales des Nations unies disponibles sur : <www.un.org>.
  • [14]
    14,39 millions de réfugiés étaient sous la protection du HCR fin 2014, hors réfugiés palestiniens au Proche-Orient qui relèvent du mandat de l’UNRWA. Voir les statistiques du HCR disponibles sur : <www.unhcr.org>.
  • [15]
    Voir dans ce numéro l’article d’Alexandra Bilak.
  • [16]
    G. Okoth-Obbo, « Thirty years on: a legal reviex of the 1969 Convention governing the Specific Aspects of Refugee Problems in Africa », Refugee Survey Quaterly, vol. 20, n° 1, 2001.
  • [17]
    Déclaration de Carthagène de 1984.
  • [18]
    L’Union européenne n’a pas souhaité élargir la définition de réfugié qui résulte de la convention du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés. Elle a créé en 2001 un statut de protection temporaire, octroyé collectivement en cas d’afflux massif de personnes déplacées. Cette protection n’a jamais été appliquée, y compris en 2015 lorsque l’Union a fait face à une arrivée sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale de personnes fuyant leur pays.
  • [19]
    V. Kolmannskog, « Climate Change, Disaster, Displacement and Migration: Initial Evidence from Africa », New issues in refugee research, Research paper n° 180, UNHCR, décembre 2009, p. 5-10.
  • [20]
    Sur les flux mixtes en Afrique, voir North Africa Mixed Task Force, « Conditions and Risks of Mixed Migration in North East Africa », novembre 2015.
  • [21]
    Les deux premières décennies de l’indépendance ont été, pour la Côte d’Ivoire, une période de croissance économique très forte.
  • [22]
    C. Bouquet, « Le poids des étrangers en Côte d’Ivoire », Annales de Géographie, t. 112, n° 630, 2003. pp. 115-145.
  • [23]
    S. Bredeloup, « La Côte d’Ivoire ou l’étrange destin de l’étranger », Revue européenne des migrations internationales, vol. 19, n° 2, 2003.
  • [24]
    F. Hervieu-Wane, « Comment est née l’ivoirité », Jeune Afrique, 11 avril 2004.
  • [25]
    Nous utilisons le terme « communautaire », car les tensions avec les étrangers se doublent de tensions entre Ivoiriens du Sud et du Nord, ces derniers, qui appartiennent à des ethnies présentes par exemple au Burkina Faso ou au Mali, sont parfois considérés, au Sud, comme des étrangers, beaucoup nourrissant le sentiment amer d’être des citoyens de seconde zone.
  • [26]
    Qui assure la fin du mandat président d’Houphouët-Boigny après la mort de celui-ci, et est élu en 1995.
  • [27]
    A. Babo, « Conflits fonciers, ivoirité et crise sociopolitique en Côte d’Ivoire », Note de l’Ifri, Paris, Ifri, 2009.
  • [28]
    Voir, dans le dossier qui suit, l’article de Zaheera Jinnah.
  • [29]
    L’Afrique de l’Ouest comme espace migratoire et espace de protection, 2008, UNHCR, disponible sur : <www.unhcr.fr>.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    RFI, « Angola : rafle de plus de 3 000 étrangers à Luanda », 22 décembre 2014.
  • [32]
    Les villes de Kinshasa et de Brazzaville sont voisines, simplement séparées par le fleuve Congo.
  • [33]
    J. Barou, « La famille à distance. Nouvelles stratégies familiales chez les immigrés d’Afrique sahélienne », Hommes et Migrations n° 1232, juillet-août 2001.
  • [34]
    F. Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003.
  • [35]
    Conseil européen, Espace de liberté, de sécurité et de justice : le programme de La Haye, Bruxelles, 4 et 5 novembre 2004.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    Commission européenne, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Conseil économique et social et au Comité des régions – Approche globale de la question des migrations et de la mobilité, COM (2011) 743 final, Bruxelles, 18 novembre 2011.
  • [38]
    Sur la dimension externe de la politique d’asile de l’UE, voir : M. Tardis, « Le droit d’asile, histoire d’un échec européen », Les études de l’Ifri, Paris, Ifri, août 2015, p. 26-30.
  • [39]
    En savoir plus sur : <www.lejdd.fr>.
  • [40]
    En savoir plus sur : <http://data.unhcr.org>.
  • [41]
    En savoir plus sur : <www.politico.eu>.
  • [42]
    Voir le plan d’action adopté lors du sommet disponible sur : <www.consilium.europa.eu>.
  • [43]
    Voir, dans ce dossier, l’article de Jean-Pierre Cassarino.
  • [44]
    M.-L. Flahaux, C. Beauchemin, B. Schoumaker, « De l’Europe vers l’Afrique : les migrations de retour au Sénégal et en République démocratique du Congo », in Population & Sociétés, no 515, octobre 2014, p. 2 ; voir également C. Beauchemin, L. Kabbanji, P. Sakho, B. Schoumaker (dir.), Migrations africaines : le codéveloppement en question, Paris, Armand Colin/Ined, 2013.
  • [45]
    Voir l’état des contributions au 27 janvier 2016 sur : <http://ec.europa.eu>.
  • [46]
    157 millions selon la division de la population des Nations unies. Op. cit. note 13.
  • [47]
    En savoir plus sur : <www.madenetwork.org>.
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Français

Les causes des déplacements de populations africaines, dans leurs pays, sur le continent, ou vers l’Europe, sont anciennes et multiples. Le terme de « migrations » recouvre des situations, et des implications, internes et internationales, très diverses. Les facteurs de la mobilité doivent être analysés finement. On ne peut répondre à la complexité du problème par la simple gestion des frontières, ou l’externalisation de la question, comme semble tentée de le faire l’Union européenne.

Mots clés

  • Afrique
  • Migrations
  • Déplacements internes
  • Union européenne
Alain Antil
Alain Antil est responsable du programme Afrique subsaharienne de l’Ifri.
Christophe Bertossi
Christophe Bertossi est directeur du Centre Migrations et Citoyennetés de l’Ifri.
Victor Magnani
Victor Magnani est chargé de projets au programme Afrique subsaharienne de l’Ifri. 
Matthieu Tardis
Matthieu Tardis est chercheur au Centre Migrations et Citoyennetés de l’Ifri.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/03/2016
https://doi.org/10.3917/pe.155.0011
Pour citer cet article
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