CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis 1963, l’Éthiopie qui, seule [1], a échappé aux colonisateurs, héberge le siège de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et de l’Union africaine (UA) à Addis-Abeba et accueille les représentations diplomatiques des États africains. Toutefois, pendant la période précédente, entre la victoire d’Adoua (1896) et à la décolonisation des années 1960, l’Éthiopie constituait une anomalie dans un continent entièrement assujetti. Elle n’y avait donc aucune représentation, alors qu’elle avait ouvert, après son entrée à la Société des nations (SDN) en 1923, des légations dans les États européens, ses voisins frontaliers. Régent et prince héritier, ras Tafari Makonnen (Haïlé Sélassié Ier en 1930) visita Djibouti, Jérusalem et l’Europe (1924) et, pendant l’occupation italienne (1936-1941), s’exila en Grande-Bretagne [2]. En outre, héritiers de l’antique royaume d’Aksoum, les Éthiopiens, juifs, chrétiens et musulmans, se tournaient vers le Moyen-Orient, creuset de leur culture, plutôt qu’en direction de l’Afrique subsaharienne. En Éthiopie dans les années 1970, on appelait les Africains en poste à l’OUA « shanqella, shanqo [3]  », sobriquets désignant les descendants d’esclaves razziés dans les périphéries lors des conquêtes de Ménélik II (1889-1913). Malgré tout, fort de sa stature internationale, le Negus, « sage de l’Afrique », imposa Addis-Abeba mais ne put empêcher les séparatistes érythréens et somalis de dénoncer le « colonialisme éthiopien » à la tribune de l’OUA.

2 Au cours des 30 dernières années du xx e siècle, l’Éthiopie subit une succession de crises qui mirent en péril son unité et son existence. Deux grandes famines (1973-1974 et 1984-1985) précipitèrent sur les routes et dans les camps des milliers d’Éthiopiens, dont beaucoup ne purent survivre. Avec la déposition, en 1974, du vieux Negus par une junte marxiste, le Derg, commencèrent les « années terribles » de la Révolution. On se battit pour ou contre la réforme agraire, la collectivisation, la villagisation et les déplacements de population. Dans la capitale, partisans et adversaires du Derg se livrèrent une guerre sans merci tandis que l’armée somalienne envahissait l’Est du pays (1977-1978). Ébranlé par la famine de 1984-1985 et lâché par ses paysans et l’URSS, le régime « socialiste » de Mengistu Haïlé Mariam s’effondra en 1991, vaincu par la coalition des fronts d’Érythrée et du Tigré. Ruinée par les conflits et privée de l’Érythrée (1993), l’Éthiopie, dirigée par un guérillero tigréen inconnu, Melles Zénawi, devint une fédération « de peuples, nations et nationalités », auxquels la Constitution de 1994 reconnaît une large autonomie, jusqu’au droit à la sécession. Sa convalescence fut interrompue par la guerre inexpiable avec l’Érythrée (1998-2000), conclue par une coûteuse victoire pour l’Éthiopie, désormais enclavée. Quand, à Durban en 2002, l’UA succéda à l’OUA, nombre de dirigeants, tel Kadhafi, prônèrent l’abandon du siège d’Addis-Abeba.

3 À l’orée du xxi e siècle, l’Éthiopie, menacée par des crises de subsistance aggravées par une forte croissance démographique, appauvrie par les conflits et déstabilisée par le fédéralisme « ethnique », cristallisait tous les maux dont souffre l’Afrique. Les médias la dépeignaient comme un musée au milieu d’un peuple misérable comptant quelques marathoniens. Or, depuis un peu plus de cinq ans, les médias célèbrent les exploits du « lion éthiopien [4] » : des barrages toujours plus hauts, toujours plus de logements, de routes, de voies ferrées, de parcs industriels, d’universités, d’églises, de mosquées et des concessions foncières toujours plus vastes, découpées au mépris des droits des peuples locaux… On examinera ici le tableau d’honneur des succès éthiopiens, puis les limites de ces succès. Enfin, l’on verra comment l’essor économique réveille pour l’Éthiopie la volonté d’accéder au rang de puissance africaine. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler que les présidents Al-Sissi et El-Béchir ont accordé sans hésiter, le 23 mars 2015 à Khartoum, au Premier ministre éthiopien Haïlé Mariam Dessalegn, le droit de construire le grand barrage sur le Nil, alors qu’à l’annonce du projet, ils lui avaient, drapés dans leurs « droits historiques », opposé un refus abrupt, assorti de menaces guerrières [5]. Pareil revirement est le signe d’un changement des rapports de puissance entre les États de la Corne et l’Afrique de l’Est [6].

Le GTP et le tableau d’honneur du lion éthiopien

Un plan ambitieux

4 Lorsqu’on examine dans son ensemble les objectifs du Growth and Transformation Plan (GTP) [7], la comparaison avec les plans soviétiques ou chinois vient immédiatement à l’esprit. Entre 2010 et 2015, il prévoit une augmentation annuelle du PIB entre 11 % et 15 %, nécessitant l’investissement de 75 à 79 milliards de dollars, dirigés en priorité vers les secteurs agricole et industriel. Il confirme la mise à disposition de groupes industriels de 3,2 millions d’hectares, en vue de développer les exportations de produits à « haute valeur ajoutée ». Des exemptions de taxes et d’impôts favoriseront les implantations d’usines dans des zones industrielles de pointe, et la recherche minière ainsi que l’exploitation du sous-sol seront relancées. Le réseau routier dépassera les 15 000 km et les chemins de fer modernes à voies standardisées, 2 500 km. La production hydro-électrique sera multipliée par quatre (de 2 000 à 8 000 MW) et distribuée par 132 000 km de nouvelles lignes électriques et 7 600 km de lignes reconstruites. Dans le même temps, les ressources d’énergie renouvelable seront développées [8]. De 7 millions, les abonnés au téléphone devraient passer à 40 millions – c’est-à-dire près d’un Éthiopien sur deux –, et les connexions à internet (actuellement moins de 200 000) devraient atteindre 3,7 millions. Enfin, l’Éthiopie compte adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à l’issue du plan. Aux détracteurs du grand barrage, Melles Zénawi rétorquait : « Ils ne veulent pas d’une Afrique développée ; ils veulent que nous restions sous-développés, et un musée pour leurs touristes [9]. » À la veille de l’invasion italienne de 1936, Conti-Rossini présentait bien l’Éthiopie comme un « Museo di Popoli ». Le gouvernement a certes remarqué que la publication du GTP avait amélioré l’image de l’Éthiopie dans les médias internationaux, mais ces derniers attendent les résultats…

Les exploits du lion éthiopien

5 Les bilans officiels prometteurs occultent sûrement les mécomptes dénoncés par l’opposition et discutés par les éthiopisants, et imputent les retards des chantiers aux entreprises étrangères. On ne peut toutefois parler de « chantiers Potemkine ». À Addis-Abeba, où les Chinois ont bâti la grande aérogare, le périphérique, ses échangeurs, le nouveau siège de l’UA et le tramway, s’élèvent toujours plus de tours de verre et d’acier, et de barres d’immeubles, les condominiums[10]. La fièvre du bâtiment a gagné les régions : Mekelé au Tigré, Gondar et Baher Dar dans l’Amhara, Nazret et Jimma en Oromie, Awasa dans le Kellel [région] Sud, Diré Daoua, Harar et même des villes moyennes [11]. Chaque année, de nouvelles routes asphaltées s’ouvrent, bien au-delà du réseau hérité des Italiens, et une autoroute joint désormais Addis-Abeba et Nazret.

6 Des lignes à haute tension relient les barrages hydroélectriques géants aux villes puis aux campagnes, à Djibouti et bientôt au Kenya [12]. De 2013 à 2015, des entreprises chinoises, turques et indiennes ont tracé 1 500 km de voies ferrées électrifiées, reliées à Tadjourah et à Djibouti, et remplaçant le vétuste chemin de fer ex-franco-éthiopien fermé depuis 2004. Entre 2005 et 2010, l’Éthiopie est devenue le 2e producteur africain, après le Kenya, de fleurs coupées sous serres, exportées par avion vers l’Europe [13]. Depuis 2009, d’immenses fermes monoculturales, produisant pour l’exportation et concédées à des firmes éthio-séoudiennes, indiennes et coréennes, couvrent des milliers d’hectares dans les basses terres de l’Ouest [14]. Entre la capitale et Debre Zeit, s’alignent sur 60 km, de chaque côté de la route venant de Djibouti, des entrepôts, des ateliers, des usines textiles, des bureaux de firmes étrangères (asiatiques) et de joint-ventures éthio-étrangères. Longtemps limité à Addis-Abeba, hormis quelques antennes provinciales, l’enseignement supérieur est désormais dispensé dans plus de 20 universités, non seulement dans les capitales régionales mais encore dans les villes moyennes. Attirées par une main-d’œuvre réputée docile et bon marché, des firmes textiles internationales comme H&M annoncent leur départ d’Asie du Sud-Est pour l’Éthiopie. Des entrepreneurs éthiopiens, souvent issus de la diaspora présente aux États-Unis, prospectent les marchés d’exportation de l’habillement et du cuir.

Le GTP plus l’électricité

7 Le pari d’une modernisation à marche forcée ne peut être tenu sans une augmentation rapide et constante de la production d’énergie à bon marché. Actuellement, une noria de camions chargés de carburant parcourt, jour et nuit, la route de Djibouti à Addis-Abeba, afin d’approvisionner les transports, les industries et les logements. Les foyers urbains ont pourtant toujours recours aux bougies pour s’éclairer et au charbon de bois, vendu sur le bord des routes, pour cuire les repas. En fin de saison sèche (décembre-avril), les coupures de courant dues à la baisse du niveau des barrages hydroélectriques contraignaient, même à Addis-Abeba, les citadins à s’équiper de groupes électrogènes, et les industries à interrompre leur production. Entre 2005 et 2010, le gouvernement dirigé par Melles Zénawi a décidé d’un plan, établi sur 25 ans, de construction d’une douzaine de barrages géants, qui délivrera les Éthiopiens de la hantise des coupures, permettra la vente de courant aux États voisins, et équilibrera, enfin, la balance commerciale du pays.

8 Les capitaux proviennent de montages financiers complexes, parfois obscurs, et de dons et prêts où domine l’apport chinois. L’entreprise italienne Salini a remporté la majorité des marchés de construction des plus grands ouvrages aux dépens de firmes chinoises minoritaires, et les turbines sont fournies par Alstom. Le plus important champ d’éoliennes d’Afrique, situé au Tigré, est équipé de matériel français. Melles Zénawi a habilement manœuvré l’opinion nationale, indignée par les violentes critiques à l’encontre du « barrage du millénaire » sur le Nil bleu [Abbay]. Il l’a renommé « Barrage de la Renaissance éthiopienne », en accusant les étrangers égoïstes de vouloir empêcher les Éthiopiens de bénéficier du progrès. Il a ouvert, dans le pays et dans les ambassades, une souscription populaire afin de réunir les 3 milliards de dollars nécessaires au chantier, et cette collecte est d’ores et déjà un succès. Les nouvelles lignes de chemin de fer (1 500 puis 5 500 km) seront électrifiées, abaissant ainsi considérablement les coûts de transport des marchandises importées et exportées. Une alimentation en énergie, abondante, régulière et bon marché, ne manquera pas d’attirer les implantations industrielles et apportera une plus grande sécurité aux liaisons téléphoniques et à internet.

Les ombres du tableau

Éthio-sceptiques, éthio-optimistes

9 La presse internationale s’extasie [15] devant la croissance économique annuelle « à deux chiffres [16] » de l’Éthiopie. Elle s’est pourtant demandée si la Shining Ethiopia[17] survivrait au décès de Melles, mais paraît rassurée par son successeur Haïlé Mariam Dessalegn. Elle doute cependant de la sincérité des scrutins de 2010 et 2015, où un seul opposant a été élu. Elle déplore également quelques ombres au tableau : répression violente des émeutes suite aux élections législatives contestées de 2005, expulsions violentes des autochtones, éleveurs et agriculteurs, dans les basses terres de l’Ouest et à Ambo et au Wellega en mai 2014. Pour les médias, ces incidents « ethniques » (sic), ne seraient que les rechutes d’une maladie, congénitale à l’Afrique, mal soignée par le fédéralisme ethnique [18] mais soluble dans la croissance économique. Les éthio-optimistes présentent l’Éthiopie comme le meilleur élève de la Chine en Afrique, qui appliquerait avec succès ses recettes au bénéfice de sa population. Après les errements socialistes de Mengistu, un État « développementaliste » inspiré du « modèle chinois » utiliserait ses pouvoir régaliens afin d’administrer d’en haut le progrès économique.

10 Au contraire, les éthio-sceptiques et l’opposition relayée par la diaspora accusent Melles Zénawi d’avoir recyclé les idées à la mode pour se concilier les donateurs et les gouvernements étrangers afin de garder le pouvoir coûte que coûte. Il a certes engagé la modernisation de l’Éthiopie, mais l’agenda caché du GTP aurait été la consolidation de son pouvoir et celui de l’EPRDF [19], la coalition au pouvoir.

Le mirage technicien dans l’agriculture

11 L’Éthiopie ne dispose que de très peu d’atouts susceptibles d’attirer les investisseurs internationaux : une population certes jeune et réputée docile, mais démunie, mal nourrie et d’un faible niveau d’instruction. Aucune ressource minière notable n’est connue et l’essentiel des rentrées de devises provient des exportations de produits agricoles, tributaires des aléas climatiques (café, cuirs et peaux, fleurs coupées, céréales, oléagineux). Mais, assez préservée en Afrique à cet égard, l’Éthiopie bénéficie de la stabilité politique et d’un encadrement administratif efficace. Ainsi les services officiels ont-ils réussi à contenir en 2008 l’augmentation des prix des céréales et à prévenir les troubles qui ont affecté tant de villes africaines [20]. Effrayées par les désordres politiques au Kenya, les firmes floricoles asiatiques et européennes se sont en conséquence installées autour d’Addis-Abeba et de son hub aérien assuré par Ethiopian Airlines. Dès 2010, 20 000 ha de serres avaient créé 100 000 emplois – souvent précaires, insalubres et à 70 % féminins [21].

12 Le gouvernement et les entreprises internationales agro-industrielles cherchèrent alors à reproduire en grand la greffe technique. En 2009, soit avant la publication du GTP, une agence officielle avait proposé 3,5 millions d’hectares de terres « vacantes » ou « sous-utilisées » dans les régions périphériques peu peuplées, pour la monoculture industrielle d’exportation. Melles expliquait : « Là où ne sont pas exploitées des terres pouvant servir à des fermiers commerciaux, il est normal pour nous d’encourager le secteur privé commercial à développer à développer ces terres [22]. » À l’Ouest (Gambella, Benishangul-Gumuz et Oromie), d’énormes concessions – jusqu’à 100 000 hectares – sont accordées à des groupes indiens (Karuturi), coréens, éthio-saoudiens, chinois (marginalement), et également à des entrepreneurs éthiopiens sur des surfaces plus réduites – inférieures à 1 000 hectares.

13 L’expulsion des agro-éleveurs a provoqué des incidents violents parmi les Anuak et les Nuer à Gambella, même lorsque l’on a promis de les réinstaller ou de les indemniser. Wondirad Wondifraw, le ministre des Fermes déclarait : « [Les agro-éleveurs] doivent abandonner leur ancien mode de vie [23]. » Le ministère de l’Agriculture dément que les étrangers aient obtenu la gratuité des loyers ainsi qu’une exemption des droits de douane et de l’impôt foncier pour les premières années. Autorités et concessionnaires annoncent, en échange de baux emphytéotiques, des créations d’emplois, l’ouverture de routes, la construction de maisons et d’écoles et l’adduction de l’eau et de l’électricité [24]. Alors que des opposants éthiopiens, de l’intérieur et de la diaspora, protestent contre le land grab et que des éthiopisants s’alarment de la priorité donnée à l’exportation et des déplacements des peuples autochtones, le gouvernement rétorque qu’en tant que propriétaire supérieur du sol, il a le droit de le concéder en cas de mauvais usage ou de sous-utilisation.

La bulle immobilière

14 À Addis-Abeba, les autorités ont argué de la nationalisation des terres urbaines, édictée en 1975 par le Derg, pour expulser des milliers d’habitants de quartiers spontanés et précaires du centre, à des fins de rénovation. Les expulsés sont certes indemnisés, mais ils réalisent combien on les a lésés dès lors qu’ils comparent leur modique indemnité aux prix de vente et aux loyers des bureaux et appartements où vivent étrangers et nouveaux riches. Cette rénovation autoritaire s’étend aux capitales régionales, où poussent pêle-mêle tours, hôtels, centres commerciaux, barres d’immeubles des condominiums, écoles, universités, et même cathédrales.

15 Une fois la pompe de la spéculation immobilière amorcée, la bulle s’enfle jusqu’à menacer d’éclater à tout moment. Qui finance cette éruption de constructions qui déferle même sur des villes moyennes ? Sans doute les Éthiopiens de la diaspora qui ont obtenu un statut fiscal favorable et investissent dans l’édification des quartiers de villas plus ou moins fermés de l’Ouest de la capitale, où ils se retirent. La diaspora éthiopienne n’a toutefois pas l’étoffe financière des Chinois d’outre-mer ou des Libanais. On évoque des Arabes du Golfe – notamment le cheikh Al-Amoudi, millionnaire éthio-saoudien, président du groupe Mohammed International Development Research and Organization Companies (MIDROC) et ami de Melles… Il est exclu que le budget de l’État puisse financer de tels chantiers car il dépend encore largement de l’aide internationale, prioritairement européenne, et de prêts consentis par la Chine, la Banque africaine de développement, des banques du Golfe et parfois des dons. Il est principalement consacré aux infrastructures de transports, sans quoi les productions agricoles ne pourraient être exportées, et les importations ne parviendraient pas à une population passée de 42 millions (avec l’Érythrée) en 1984 à 98,1 millions (sans l’Érythrée) et estimée à 165 millions pour 2050.

16 Pour mieux saisir l’urgence à laquelle les autorités ont à faire face en la matière, il faut rappeler que 80 % de la population est installée sur les hautes terres arrosées et salubres – au-dessus de 1 800-2 000 m – de l’Éthiopie, soit environ un tiers de sa superficie, sur des plateaux où se pressent près de 200 habitants au km2, avec des poches atteignant les 600 habitants au km2. La taille moyenne des exploitations est passée d’1,5 hectare en 1988 [25] à 0,8 hectare [26]. La capitale, qui regroupe avec ses extensions récentes vers Nazret plus de 4 millions d’habitants, et la plupart des villes – hormis Dirré Dawa, la 2e du pays – sont à plus de 2 000 m d’altitude [27].

tableau im1

Des mesures prises dans l’urgence

17 Depuis plus d’un siècle, à l’instar des États qui s’opposèrent à la domination des pays industriels, l’Éthiopie cherche à s’approprier le progrès industriel pour le retourner contre ses adversaires ou ses compétiteurs, et échapper ainsi à la sujétion étrangère. La première greffe de la modernisation, sous Ménélik II et Haïlé Sélassié Ier, n’a pas vraiment pris, comme le montra la défaite face à l’armée motorisée italienne. Portée par une administration à la forte capacité d’encadrement, elle pénétra, après la restauration du Negus en 1941 et la révolution de 1974, chez les élites éduquées à l’étranger ou habituées à la culture technique. La masse de la population, qui la finançait par ses impôts et ses redevances, la subit comme un surcroît d’exigences difficilement supportables. Les progrès de l’instruction et l’essor des transports, les nouveaux vecteurs de l’information, l’urbanisation, les migrations et les expatriations, ont enraciné jusqu’au niveau local les germes d’une profonde transformation de la société, sans que la population soit jamais consultée sur les moyens, les objectifs et les finalités.

18 Les mesures regroupées dans le GTP ont été prises dans la précipitation, mais Melles se situe dans la continuité des gouvernements précédents : « C’est bien une guérilla de culture marxiste qui, après avoir redécouvert les comportements politiques de ses anciens rois des rois, s’est fixé le devoir de mener l’Éthiopie sur la voie du libéralisme, de la modernité et, peut-être, de la démocratie [28]. » Les guérillas sont rarement des écoles de la démocratie, en Éthiopie comme ailleurs ; Melles, toutefois, y a appris à hiérarchiser les objectifs de la lutte. Face au rendez-vous inévitable avec Malthus, il a pris les recettes éprouvées du développement économique et, comme le médecin qu’il voulait être, il les a administrées comme une médication de choc. Il a minimisé et négligé l’impact économique, social et géopolitique de l’accaparement des terres. Les fermes agro-industrielles produisent pour l’exportation, mais le cours des matières premières agricoles, objet de spéculation, se décide hors d’Éthiopie, dans les bourses internationales. On pratique dans ces exploitations mécanisées une agriculture extractive qui ne crée pas d’emploi et accélère un exode rural que seule une agriculture familiale intensive pourrait contenir.

Le retour à Ménélik II

« L’Éthiopie tendra les mains vers Dieu » (Ps. 68:32)

19 L’urgence ne peut expliquer seule le recours, depuis plus d’un siècle, au même arsenal de mesures imposées par un pouvoir qui, jusqu’en 1974, venait de Dieu et dont les élites se sentent toujours investies, à la fois sur le plan politique et religieux [29]. Comme Jean Gallais l’écrivait : « L’État [éthiopien] n’est pas par nature soucieux du bonheur des individus. Il est quelquefois le simple instrument de pillage au service d’un individu, d’une dynastie, d’un groupe social ou ethnique. Il n’atteint la dignité que dans la fonction de la défense d’une culture, ce qui est déjà œuvrer pour une condition du bonheur individuel. Penser que cette condition n’est pas suffisante est affaire des valeurs propres à chaque civilisation [30]. » À peine couronné, Ménélik II envoya aux Européens en 1891 une lettre où il affirmait : « Je n’ai point l’intention d’être spectateur indifférent si des Puissances lointaines se portent avec l’idée de se partager l’Afrique [31]. »

20 Pour soutenir cette prétention, affirmée à Adoua, l’Éthiopie entra à la SDN et compta parmi les fondateurs de l’ONU en 1945. Elle participa, dès la guerre de Corée en 1950, aux opérations de maintien de la paix et obtint le siège de l’OUA. Après avoir recouru à des conseillers étrangers, elle forma ses diplomates en Europe et aux États-Unis [32]. Sous Mengistu, elle perdit ce rôle d’intermédiaire entre le continent et le reste du monde, pour le retrouver quand Melles la représenta au G20. Mais pour peser, il faut un rapport de force favorable. En 1999, au plus fort conflit érythréen, comme la SDN en 1935, le Conseil de sécurité décréta l’embargo sur les armes à destination des deux belligérants. Or cette décision « neutre » désavantageait l’Éthiopie, enclavée et dépourvue d’industrie : elle ne pouvait plus importer d’armes ni les fabriquer. De plus, comment un pays qui, tout au long du xx e siècle était pris dans « l’étau de Malthus », pouvait-il prétendre au rang de puissance ?

L’Éthiopie n’est plus enclavée dans la Corne

21 Le gouvernement actuel attend de l’intensification de la production, de la mise en culture de nouvelles terres et d’achats de denrées alimentaires sur les marchés mondiaux, que s’éloigne la menace de disette. Si l’Éthiopie réussit à la nourrir, sa population en forte croissance deviendra un atout géopolitique de taille. Des millions de producteurs, d’épargnants et de consommateurs attireront les États côtiers, notamment Djibouti dont le terminal pétrolier et de conteneurs de Doralé serait désert sans le transit éthiopien. Comme le prévoyait Molvaer, l’Éthiopie a pu se passer du débouché érythréen : « La perte de l’Érythrée constitue une chance de se développer hors de l’influence perturbatrice de l’héritage colonial [33]. » Addis-Abeba, hub aérien d’Afrique de l’Est, est relié à Djibouti, depuis juin 2015, par un chemin de fer électrifié à voie normale, première étape d’un réseau qui atteindra, dans moins de cinq ans, le Kenya, le Sud-Soudan et le Soudan. Le couloir ferroviaire et routier qui part de Djibouti et de Tadjourah pour rejoindre le Kenya et le Sud-Soudan par le Rift, rend caduc le corridor Lamu-Southern Sudan-Ethiopia Transport (LAPSSET) qui projette de desservir le Sud-Soudan et l’Ouganda à partir du port kenyan de Lamu.

22 Dans la course à l’exportation du pétrole du Sud-Soudan, l’Éthiopie et Djibouti ont pris une forte avance sur le Kenya, visé par les représailles des Shabaab – précisément dans l’hinterland de Lamu, port à construire de toutes pièces. Même si l’Éthiopie n’a pas reconnu officiellement l’indépendance du Somaliland, Ethiopian Airlines dessert Hargeisa, et le MIDROC est chargé de la réfection de la route qui relie Jigjigga, en Éthiopie, à Hargeisa, en Somalie, et au port de Berbera, concurrent de Djibouti. Nairobi abrite, certes, le commandement de l’East Brigade de la Force africaine en attente (FAA), mais les Forces armées éthiopiennes, réformées et professionnalisées [34], fournissent les plus gros contingents des opérations de maintien de la paix (OMP) de l’ONU/UA en Somalie, au Darfour et à Abiyé – à la frontière des deux Soudan. Longtemps, l’Éthiopie a envoyé de nombreux réfugiés chez ses voisins : elle en accueille désormais 660 000 – elle est ainsi au 5e rang africain –, affirmant encore son rôle de puissance régionale [35].

23 * * *

24 Force est de constater que, dans la Corne de l’Afrique et bientôt en Afrique de l’Est, l’Éthiopie, par son poids démographique, son dynamisme économique, ses réseaux de communication et de fourniture d’énergie, a acquis une position plus forte que ses proches concurrents kenyan et soudanais. Ménélik II verra-t-il se réaliser, plus d’un siècle après sa lettre aux puissances, ses prétentions au leadership régional, voire même continental, en faisant de l’Éthiopie « le pilote de l’Afrique [36] » ? Des dirigeants et des hommes d’affaires éthiopiens, notamment proches des pentecôtistes [37], espèrent que le pays appartiendra bientôt au groupe des émergents. L’Afrique du Sud, dont le rang est contesté par le Nigeria, paraît cependant pour le moment indépassable, à moins que ne perdurent l’instabilité politique dans l’Afrique centrale et australe, les difficultés nées de la reconversion des industries extractives et le lourd héritage de l’apartheid.

Notes

  • [1]
    Le Liberia eut longtemps un statut semi-colonial.
  • [2]
    Voir A. Gascon, « Le ras Tafari, prince homme d’affaires », in « L’ascension du ras Tafari & la naissance de l’Éthiopie moderne », Pount. Cahiers d’études sur la Corne de l’Afrique et l’Arabie du Sud, n° 7, 2013.
  • [3]
    Termes amhariques signifiant « négro » (témoignage personnel).
  • [4]
    Le roi des rois était le « lion triomphant de la tribu de Juda » (Bible, Apocalypse de Saint-Jean, chapitre 1).
  • [5]
    A. Gascon, « Hydroélectricité, pouvoirs et frontières : un GAP pour l’Éthiopie ? », Bulletin de l’association de géographes français, vol. 92, n° 2, juin 2015, p.151-163.
  • [6]
    V. Defait, « L’Éthiopie, “la future Chine de l’Afrique” », La Croix, 15 juillet 2015, disponible sur : <www.la-croix.com>.
  • [7]
    « Ethiopia’s Growth and Transformation Plan (GTP) At-A-Glance » et « National Growth and Transformation Plan », disponibles sur : <http://mofed.gov.sl/>.
  • [8]
    L. Caramel, « Les Éthiopiens veulent se développer sans polluer », Le Monde, 25 mai 2015.
  • [9]
    New Business Ethiopia, 11 août 2011.
  • [10]
    Barres d’immeubles destinés aux « classes moyennes ».
  • [11]
    Bezunesh Tamru, Villes et territoires en Éthiopie, Paris, L’Harmattan, 2013.
  • [12]
    A. Gascon, op. cit.
  • [13]
    Voir A. Gascon, « Les fleurs ne donnent pas de paille : les serres florales autour d’Addis-Abeba, la “nouvelle fleur” », in B. Charlery de la Masselière et B. Thibaud (dir), Territorialités rurales des Suds en question, Presses universitaires du Midi, Toulouse, 2013, p. 49-61.
  • [14]
    Voir A. Gascon, « À l’Ouest, du nouveau. La ruée vers les terres “vierges” périphériques en Éthiopie », Bulletin de l’association des géographes français, vol. 89, n° 3, septembre 2012, p. 389-398.
  • [15]
    É. Wuilbercq, « Le colosse d’Abyssinie (sic) », Le Monde, 14 juin 2014.
  • [16]
    8,5 % en 2014 (L. Caramel, op. cit.).
  • [17]
    A. Gascon, « Shining Ethiopia : l’Éthiopie post-communiste du nouveau millénaire », Autrepart, n° 48, 2008, p. 142-152.
  • [18]
    D. Turton (dir.), Ethnic Federalism. The Ethiopian Experience in Comparative Perspective, Oxford/Athènes/Addis-Abeba, J. Currey Ltd/Ohio UP/AAUP, 2006.
  • [19]
    Ethiopian People’s Revolutionary and Democratic Front (Front démocratique et révolutionnaire du peuple éthiopien).
  • [20]
    Voir A. Gascon, « Oublier Malthus : Éthiopie, la crise alimentaire surmontée ? », Hérodote, n° 131, 4/2008, p. 73-91.
  • [21]
    Voir A. Gascon, « Les fleurs ne donnent pas de paille : les serres florales autour d’Addis-Abeba, la “nouvelle fleur” », op. cit.
  • [22]
    M. Fitzgerald, « Gambella, Ethiopia the New Breadbasket for the Greed », The Irish Times, 30 janvier 2010.
  • [23]
    J. Vidal, « Ethiopia at Centre of Land Grab », The Guardian, 22 mars 2011.
  • [24]
    Voir A. Gascon, « À l’Ouest, du nouveau. La ruée vers les terres “vierges” périphériques en Éthiopie », op. cit.
  • [25]
    Voir J. Gallais, Une géographie politique de l’Éthiopie. Le poids de l’État, Paris, Économica LSF, 1989.
  • [26]
    Atlas of the Ethiopian Rural Economy, Washington D. C./Addis-Abeba, IFPRI/CSA, 2006.
  • [27]
    Bezunesh Tamru, op. cit.
  • [28]
    M. Fontrier, « L’ethno-fédéralisme. Retour à un état ancien », in A. Rouaud (dir.), Les Orientalistes sont des aventuriers, Saint-Maur, Éditions Sépia, 1999, p. 215-222.
  • [29]
    Voir A. Gascon, Sur les hautes terres comme au ciel. Identités et territoires en Éthiopie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
  • [30]
    J. Gallais, op. cit., p. 199.
  • [31]
    I. Brownlie, African Boundaries. A Legal and Diplomatic Encyclopedia, Londres, C. Hurst & Co., 1979. Voir également A. Gascon, « Ménélik, traceur de frontières dans la Corne de l’Afrique », colloque BRIT XIV, novembre 2014.
  • [32]
    Voir J. H. Spencer, Ethiopia at Bay. A Personal Account of the Haile Selassie Years, Algonac, Reference Publications Inc., 1987.
  • [33]
    R. K. Molvaer, Socialization and Social Control in Ethiopia, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1995.
  • [34]
    Voir P. Ferras, Les Forces de Défense nationale éthiopiennes : un instrument de puissance régionale au service du pouvoir civil fédéral, thèse, IFG-Paris 8, 2011.
  • [35]
    Courrier international, n°1289, 16-22 juillet 2015.
  • [36]
    J. et J. Ouannou, L’Éthiopie, pilote de l’Afrique, Paris, Maisonneuve & Larose, 1962.
  • [37]
    S. Dewel, Mouvement charismatique et pentecôtisme en Éthiopie : identité et religion, Paris, L’Harmattan, 2014.
Français

Longtemps seul pays d’Afrique à avoir échappé à la colonisation, l’Éthiopie a, ces dernières décennies, subi une succession de crises économiques, une violente révolution et la sécession de l’Érythrée. Le gouvernement actuel a lancé un gigantesque plan de développement qui commence à porter ses fruits. Analyses optimistes ou sceptiques s’affrontent, mais l’Éthiopie pourrait bien, dans l’avenir, assumer un nouveau leadership en Afrique, à l’échelle régionale voire continentale.

Mots clés

  • Éthiopie
  • Afrique
  • Corne de l’Afrique
  • Développement
Alain Gascon
Alain Gascon est professeur émérite à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris 8 et ancien chargé de cours à l’INALCO.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/12/2015
https://doi.org/10.3917/pe.154.0105
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