CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au début du xxie siècle, la globalisation démocratique présentée comme le sens de l’Histoire [1] se heurte encore à quelques « dictatures durables » qui refusent de disparaître. C’est le cas du Zimbabwe de Robert Gabriel Mugabe qui s’enfonce, depuis huit ans, dans une crise politique et économique sans fin.

2Établi en 1980, après une longue lutte de libération, le régime de Mugabe connaît le sort paradoxal d’avoir été célébré à ses débuts pour devenir une des faillites les plus retentissantes du continent africain [2]. La trajectoire du Zimbabwe va de la réconciliation exemplaire des ennemis blancs et noirs (accords de Lancaster House) à une dictature personnalisée, violente et sous sanctions internationales.

3À l’agenda du G8, le Zimbabwe actuel représente l’archétype de la dictature durable : réélu par une combinaison de violence et de fraude en 2008, un autocrate vieillissant maintient un régime oppressif, antidémocratique et kleptocratique aux dépens d’une population à bout de souffle, et?en dépit des oppositions interne et externe. En partant de la « configuration zimbabwéenne », on tentera ici de décrypter la mécanique de l’autoritarisme durable qui, avec les démocraties antilibérales et les tyrannies multipartites, est une des composantes du système politique international de l’après-guerre froide.

Un défi aux lois de la politique

4Le régime de Robert Mugabe est politiquement discrédité, économiquement effondré et sous pression internationale constante depuis 2000. Sa survie constitue, de ce point de vue, un véritable défi aux lois de la politique.

Un régime à bout de souffle et de plus en plus brutal

5En 2008, le parti de gouvernement au Zimbabwe est celui-là même qui est parvenu au pouvoir en 1980 après une longue lutte de libération. L’Union nationale africaine du Zimbabwe (Zimbabwe African National Union, ZANU) a été créée en 1963 par des membres dissidents de l’Union des peuples africains du Zimbabwe (Zimbabwe African People’s Union, ZAPU). Robert Mugabe fut, avec le révérend Ndabaningi Sithole et l’avocat Herbert Chitepo, un de ses membres fondateurs. La ZANU a connu l’histoire difficile des mouvements de libération nationale de cette époque, piégés dans la « guerre froide dans la guerre froide », à savoir la rivalité sino-soviétique. À partir de 1969, la ZANU s’est tournée vers la Chine qui a formé ses cadres politiques et militaires tandis que la ZAPU, le mouvement historique, était soutenue par l’Union soviétique. La lutte menée par la ZANU s’appuyait sur les théories de la guérilla maoïste et s’attacha à gagner le soutien des populations rurales noires. En 1975, Robert Mugabe prit le contrôle à la fois de la ZANU comme organe politique et de sa branche armée, l’Armée de libération nationale africaine du Zimbabwe (Zimbabwe African National Liberation Army, ZANLA). La fin de la Rhodésie et l’avènement d’un nouvel État libéré du pouvoir blanc furent donc largement imputés à l’homme fort de la ZANU qui, en 1980, après les accords de Lancaster House, devint Premier ministre. En dépit de débuts démocratiques et conciliants, Robert Mugabe consolida son pouvoir d’abord en écrasant violemment l’opposition, puis en l’absorbant.

6Les années qui suivirent la victoire de la ZANU furent marquées par de nombreuses tentatives d’assassinat contre Mugabe, tant par les nostalgiques du Rhodesian Front que par les anciens militants indépendantistes de la ZAPU. Des tensions entre Shonas et Ndébélés, les deux principales ethnies du pays, ne tardèrent pas à se manifester dès l’indépendance. D’origine shona, Mugabe y répondit par une répression féroce dans les provinces à dominante ndébélée, restée célèbre dans l’histoire zimbabwéenne sous le nom de « Gukurahundi ». Ces massacres, documentés à l’époque par l’Église catholique, firent environ 20 000 victimes dans les Midlands, le Manicaland et le Matabeleland. L’opposition ethnique ne s’apaisa qu’avec la signature de l’Accord d’unité de 1987 qui créa la Zimbabwe African National Union-Patriotic Front (ZANU-PF) et conduisit à l’intégration des dirigeants de la ZAPU dans le parti de Robert Mugabe. La même année, ce dernier abolit le collège électoral blanc et le principe des 20 députés blancs garanti par les accords de Lancaster House. Le poste de Premier ministre fut supprimé et Mugabe prit le titre de président avec des pouvoirs élargis. Au moment où l’URSS s’effondrait, le Zimbabwe était un régime d’inspiration communiste, contrôlé par un « Big Man » qui ne faisait guère parler de lui en dehors de la lutte anti-apartheid dont il était le principal soutien régional. Robert Mugabe fut réélu président en 1996 sans adversaire et les années 1990 se déroulèrent sans opposition. L’éclipse de cette dernière prit fin à l’aube du xxie siècle. Sur fond de mécontentement populaire suscité par la crise des années 1990, l’opposition connut un renouveau inattendu à travers le Mouvement pour le changement démocratique (Movement for Democratic Change, MDC) créé en 1999 par Morgan Tsvangirai. Émanation directe du Zimbabwe Congress of Trade Unions, ce parti s’appuyait, en plus de sa base syndicale originelle, sur des réseaux d’Églises, du monde étudiant, des militants des droits de l’homme ainsi que sur la diaspora. Un an seulement après sa création, le?MDC remportait 57 sièges contre 62 pour le parti au pouvoir aux élections parlementaires de 2000.

7Robert Mugabe devait répondre au défi politique du MDC en annihilant les espaces d’expression démocratique et en recourant à la violence d’État contre toute opposition.

8Une loi de contrôle des organisations non gouvernementales (ONG) fut adoptée en 2005 [3] et la presse fut muselée à force de réglementations répressives et d’intimidations quotidiennes. Le Daily News, proche du MDC, a vu ses locaux détruits mystérieusement avant d’être définitivement interdit en 2003 ; la corporation des journalistes a payé son tribut à la violence d’État [4] ; et d’autres, comme le rédacteur en chef du Daily News, Geoffrey Nyarota, se sont exilés pour poursuivre leur travail [5]. Les fraudes lors des élections de 2002 et 2005 ont été massives et des responsables de l’opposition ont été arrêtés et torturés à plusieurs reprises [6]. La violence des milices pro-Mugabe aurait fait entre février et juin 2007 environ 500 morts. Quant à l’opposition interne au régime, elle est traitée avec la même violence, instaurant une atmosphère de paranoïa dans les cercles dirigeants. La ZANU-PF est en effet divisé en deux clans – le clan Mujuru (ouvertement opposé au président) et le clan Mnangagwa. En juin 2007, le gouvernement fit savoir qu’une tentative de coup d’État avait été déjouée. Profitant de l’absence de Mugabe, un groupe de militaires de haut rang aurait tenté de prendre le pouvoir. Le mois de juillet 2007 fut le théâtre d’une chasse aux sorcières organisée par les partisans du clan Mujuru, qui liaient Mnangagwa à la tentative de coup d’État. Plusieurs hauts dignitaires furent arrêtés, des hauts responsables de l’armée assassinés [7], et les ministres surveillés.

9Outre la terreur d’État, le régime recourt aussi à la guerre économique et aux déplacements de population. L’opération « Murambatsvina » (« chasser la saleté »), mise en œuvre en avril 2005 sous des prétextes sécuritaires et urbanistiques, a rasé des bidonvilles de la capitale qui avaient « mal voté ». Condamnée internationalement, l’opération chassa de Harare près de 700 000 personnes pour priver le MDC de son électorat, et dégonfler une poche de mécontentement difficile à gérer dans la capitale. Cette politique de déplacement de la population n’est pas sans rappeler celle de Mengistu dans l’Éthiopie des années 1980 (l’ancien dictateur éthiopien étant du reste conseiller officieux de Mugabe).

Un pays en banqueroute

10Comme Bond et Manyanya [8] l’ont remarqué, cette évolution politique est indissociable de l’évolution économique du pays. Si le programme d’ajustement structurel des années 1990 a alimenté le mécontentement populaire qui a fait le succès du MDC, la réponse économique du gouvernement depuis 2000 a été désastreuse. Le pays s’enfonce inexorablement dans le marasme socio-économique, comme l’indique l’évolution du taux de change de la monnaie nationale, passé de 8 dollars zimbabwéens à 10 milliards de dollars zimbabwéens pour 1 dollar américain entre 1996 et 2008 : de 59 % en 1999, le taux d’inflation est passé à 7 500 % en août 2007 – un record mondial. 80 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le taux de chômage dépasse 60 %. La disette a fait son retour dans un pays qui était encore à la fin des années 1990 exportateur de produits alimentaires (un tiers de la population vit de l’aide alimentaire internationale).

11Déjà affectée par le programme d’ajustement structurel, l’économie zimbabwéenne a été déstabilisée par la réforme agraire de 2000. Pour reprendre l’avantage politique et répondre aux revendications foncières des anciens combattants de la lutte de libération, Mugabe a déclenché une réforme agraire accélérée (fast-track reform programme, FTRP) redistribuant les terres des quelque 4 000 fermiers blancs – représentant 70 % des zones arables du pays. Dirigées par Chenjerai Hunzvi, des milices « d’anciens combattants » s’emparent alors des terres, faisant 12 morts parmi les fermiers blancs et un nombre inconnu de victimes parmi les populations noires installées sur ces exploitations. La brutalité de la réforme provoque l’exode de la quasi-totalité des propriétaires terriens blancs, remplacés par environ 7 200 nouveaux propriétaires africains qui, faute de capitaux et de compétences, se révèlent incapables de prendre la relève. La production agricole s’effondre dans plusieurs secteurs clés [9] et la réforme agraire a pour effet direct le déplacement de 200 000 ouvriers agricoles, la réduction des exportations et de la sécurité alimentaire de la population [10]. La désorganisation du secteur primaire est donc la première des mesures anti-économiques du gouvernement qui a aussi engagé :

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  • une politique de black empowerment controversée ;
  • un changement de monnaie, dicté par le taux d’inflation de plus de 1 000 %, imposé en août 2006 dans des conditions extrêmes pour la population ;
  • un gel des prix pour endiguer l’hyperinflation en 2007. L’objectif avoué de l’opération « Dzikisa Mitengo » (« réduire les prix ») était de stabiliser de façon artificielle et forcée les prix au taux de change de juin 2007. Pour ce faire, le régime met en place une police obligeant les commerçants à vendre les marchandises à des prix imposés sous peine de saisie.

13En moins de trois mois, plus de 7 500 personnes sont arrêtées par cette police des prix. D’où de graves pénuries de produits de première nécessité dans un pays dont près de 25 % de la population est partie à l’étranger chercher ses moyens de subsistance (essentiellement en Afrique du Sud), et dont l’espérance de vie est maintenant de 36 ans.

Un régime sous pression internationale

14Les élections de 2002 ont été dénoncées à la fois par le Commonwealth et l’Union européenne (UE), rejoints par l’Union africaine (UA) pour le scrutin de 2008. Le Zimbabwe est suspendu du Commonwealth en 2003. L’UE, les États-Unis avec le Zimbabwe Democracy Act et l’Australie imposent à leur tour des smart sanctions – gel des avoirs et interdiction de déplacement – aux barons du régime (actuellement, 131 citoyens zimbabwéens sont sur la liste des sanctions européennes). Par ailleurs, le Zimbabwe ne reçoit plus d’aide au développement des principaux bailleurs institutionnels, qui l’ont convertie en aide humanitaire. Les investissements directs étrangers stagnent, les investisseurs présents se retirant (comme la société américaine Heinz) ou suspendant tout investissement dans l’attente d’une hypothétique amélioration.

La gouvernance autoritaire durable

15Malgré une opposition interne, une politique anti-économique et des sanctions internationales, Robert Mugabe a infligé un démenti à tous ceux qui, depuis 2000, annoncent un départ négocié, un compromis avec l’opposition ou l’effondrement du régime. Sa durabilité s’explique par le dynamisme interne de la dictature et les divisions structurelles des oppositions interne et externe. Au-delà d’une apparente rigidité, la dictature s’est adaptée au défi démocratique en réorganisant son système de pouvoir – financier, idéologique, organisationnel, social et international.

Réorganisation du système répressif

16Très classiquement, Robert Mugabe s’est adapté à la crise actuelle en militarisant le pouvoir et en créant des structures parallèles de surveillance et de répression.

17Mugabe a rétabli le Joint Operation Command (JOC) en en faisant le centre du pouvoir. Héritage de la Rhodésie de Ian Smith, le JOC est un organe de sécurité qui réunit la Défense, la police, la Central Intelligence Organisation, le directeur de la Banque centrale et les vétérans. Officiellement organe de décision en matière de sécurité, il a, de fait, remplacé le Conseil des ministres, et approuve les politiques avant qu’elles ne soient exposées en conseil (les opérations « Murambatsvina » et « Dzikisa Mitengo » ont été conçues par le JOC). Cette militarisation du gouvernement s’accompagne d’une militarisation des institutions jugées stratégiques, comme la Compagnie nationale d’électricité, la Compagnie des chemins de fer, la Compagnie pétrolière, la Commission de régulation de l’agriculture ou la Commission de délimitation des circonscriptions électorales, toutes dirigées par des militaires. Dans ce système de pouvoir personnalisé, trois hommes jouent un rôle clé pour le président. Le ministre de l’Intérieur occupe une position prédominante au sein de la ZANU-PF. Le ministre de la Défense surveille l’armée autant qu’il la dirige et contrôle la force supplétive des vétérans. Enfin, le directeur de la Banque centrale, Gideon Gono, est le grand argentier du président.

18Néanmoins, Mugabe reste soupçonneux à l’égard d’un appareil d’État dont certains segments sont aux mains de ses opposants de la ZANU-PF. La vice-présidente actuelle, Joyce Mujuru, est l’épouse d’un ancien commandant des forces armées zimbabwéennes, devenu un riche commerçant, opposant déclaré à Robert Mugabe qui bénéficie du soutien de l’armée de l’Air. De fait, le président a mis en place une administration parallèle qui s’appuie sur les anciens combattants, constitués en réserve sous l’autorité du ministre de la Défense et qui reçoivent à ce titre un salaire mensuel. Ce sont eux qui ont constitué la « force de frappe » pour la réforme agraire, et ils jouent un rôle important dans la surveillance des campagnes, tout comme les jeunesses du parti ont un rôle clé dans la stratégie répressive du pouvoir [11]. La montée en puissance de ces structures partisanes permet non seulement de réprimer l’opposition hors des organes de répression d’État, mais de surveiller le parti et l’armée.

Renouvellement des ressources du régime

19La durabilité singulière de la dictature zimbabwéenne repose aussi et surtout sur la permanence de ses ressources. Il convient ici de distinguer l’économie nationale des ressources du régime, qui ne sont que partiellement liées. L’autoritarisme économique de l’équipe dirigeante mène le pays à la ruine mais il permet d’amplifier la captation des ressources, donc de développer les réseaux clientélistes et de satisfaire les revendications de certains éléments clés du régime.

20La politique de contrôle de l’économie inaugurée avec la réforme agraire a ouvert une ère de prédation sans précédent. En août 2007, un journal d’opposition dénonçait l’enrichissement du clan de la vice-présidente Mujuru fondé sur l’exportation illégale de denrées alimentaires vers la République démocratique du Congo (RDC) contre des diamants. Quelque temps auparavant, des dirigeants de l’armée étaient accusés d’exporter illégalement du maïs vers la Namibie et l’Angola. La réforme agraire avait d’abord permis aux barons du régime d’acquérir de nombreuses propriétés agricoles en contradiction avec la politique affichée : « one farm, one man ». Et l’actuelle politique de contrôle des prix s’est transformée en une vaste opération de prédation par les agents de l’État sur les biens de luxe et de consommation usuelle. Fort de leur pouvoir de confiscation à l’encontre des entreprises récalcitrantes, les fonctionnaires se livrent à de nombreux abus, qui permettent au régime en banqueroute de rémunérer ses agents à peu de frais. L’hyperinflation n’est d’ailleurs pas une mauvaise nouvelle pour tout le monde : elle procure un enrichissement immédiat et artificiel à ceux qui ont accès aux réserves de la Banque centrale. En vendant des dollars au taux du marché noir et en les rachetant au taux officiel, certains barons du régime se constituent des fortunes. D’une façon générale, l’élite de la ZANU-PF bénéficie de larges possibilités d’enrichissement légal créées par la politique de contrôle économique, tout en étant impliquée dans le système de marché noir et de contrebande devenu le quotidien de l’économie zimbabwéenne.

21Par ailleurs, l’assiette des ressources du régime vient de s’étendre récemment avec le boom du diamant. Depuis 2006 et les nouvelles découvertes dans le district de Marange (province du Manicaland), plusieurs sociétés sud-africaines et israéliennes négocient avec les autorités zimbabwéennes pour développer le secteur, alors que la contrebande a déjà pris une ampleur considérable grâce à des complicités en haut lieu [12]. Soucieux de remplacer ses partenaires économiques anglo-saxons, Robert Mugabe a conçu une « Look East Policy » annoncée avec force publicité à la fête de l’indépendance d’avril 2005. Cette politique vise à substituer les investisseurs d’Extrême-Orient aux investisseurs occidentaux. Dans ce cadre, la Chine est très rapidement devenue un partenaire de substitution intéressant. Elle prend une place croissante en tant que développeur et investisseur : avec 275 millions de dollars d’échanges en 2006, elle est désormais le deuxième partenaire commercial après l’Afrique du Sud, et le premier acheteur de tabac zimbabwéen. En échange de produits agricoles et miniers, Pékin fournit des prêts à taux préférentiel, des équipements militaires, des usines de ciment et des infrastructures publiques. L’appui chinois permet au gouvernement zimbabwéen de réaliser le peu d’investissements industriels et publics qu’il peut encore se permettre et donc de sauver la face vis-à-vis de sa population [13].

22Le renouvellement des ressources du régime lui permet enfin de fidéliser certains groupes stratégiques de la société zimbabwéenne, tels les chefs traditionnels, les militaires (augmentés de 900 % en juillet 2007) et les vétérans. Même si l’économie est en chute libre, le régime a donc encore les moyens de son clientélisme répressif.

Retour aux sources idéologiques

23Depuis le début de la crise politique, le régime de Mugabe a effectué un retour aux sources idéologiques. Comme l’indiquent ses discours, le président semble s’être figé dans un temps politique dépassé. Il considère qu’il mène une troisième chimurenga (« lutte »), dans la continuité de la lutte de libération nationale [14]. La crise actuelle ayant débuté par la question foncière et le refus de la Grande-Bretagne d’honorer ses promesses de compensations financières, Robert Mugabe estime que son pays est de nouveau victime de l’ancienne puissance coloniale qui tente de le déstabiliser et a coalisé les puissances occidentales contre lui. L’opposition entre Harare et Londres est décrite en termes économiques (sabotage de l’économie zimbabwéenne), politiques (le MDC est une « cinquième colonne » de Londres) et militaires (l’armée zimbabwéenne a été récemment mise en alerte pour faire face à d’éventuelles attaques britanniques). Le discours du régime fait du Zimbabwe une forteresse assiégée, et de la Grande-Bretagne un ennemi obsessionnel qui veut recoloniser le pays. L’opposition entre Harare et Londres devient d’ailleurs le symbole d’un antagonisme Nord/Sud remontant à l’époque coloniale, réinterprété dans le cadre du nouvel ordre mondial. Robert Mugabe recycle l’idéologie de la lutte de libération et la transforme en un ultranationalisme tiers-mondiste qui, bien que caricatural, trouve un écho favorable dans les masses populaires à la recherche d’explications. Grâce à l’aura de « père de la nation » et de héraut de la lutte anti-apartheid de Mugabe, ce discours a une crédibilité historique qui en fait un appareil de légitimation puissant et permet au régime de retrouver une seconde jeunesse idéologique, comme en témoigne la mobilisation des anciens combattants.

Une société contre la guerre et une opposition divisée

24Après un début fulgurant, le MDC, qui regroupe plusieurs forces (syndicats, étudiants, ONG, Églises) dont le seul lien est leur volonté commune de voir Robert Mugabe quitter le pouvoir, a connu entre 2005 et 2007 une période de querelles internes. En 2005, le MDC s’est scindé en deux – faction de Tsvangirai et faction de Mutambara (du nom d’un ancien leader étudiant) – et n’a retrouvé son unité que sous le coup de la répression et dans la perspective des élections de 2008. Cette division de l’opposition rappelle aussi à la société zimbabwéenne qu’un changement de régime comporte le risque d’une guerre civile. Les fractures sont en effet nombreuses dans le corps social zimbabwéen : fracture savamment entretenue par le pouvoir entre urbains et ruraux, fracture générationnelle entre vétérans de la lutte de libération et enfants de la post-indépendance, surtout fracture ethnique entre Shonas et Ndébélés avec le souvenir traumatique de la guerre de 1983. Le MDC, qui a réalisé ses meilleurs scores électoraux dans le Manicaland et le Matabeleland, n’est pas sans connotation ethnique. Un changement de régime brutal pourrait sonner l’heure de la revanche des Ndébélés, dont les provinces s’estiment non sans raison marginalisées ; et nombreux sont les Zimbabwéens qui, se souvenant du Gukurahundi, préfèrent ne pas prendre le risque d’ouvrir la boîte de Pandore ethnique. Le traumatisme de la guerre civile est pour beaucoup dans l’acceptation par la grande masse de la population du régime de Mugabe.

Condamner sans isoler

25La pression internationale n’est pas unanime et n’isole pas le Zimbabwe. Elle a pour origine les pays anglo-saxons, qui incarnent la ligne dure. Cette ligne n’est pas revendiquée par tous dans l’UE, et elle a même créé des tensions à l’occasion du sommet UE-Afrique qui s’est tenu au Portugal en décembre 2007 (le Premier ministre britannique boycottant le sommet après le refus portugais de ne pas inviter Mugabe). Mais à la suite des violences de l’élection de 2008, la ligne dure a fini par s’imposer à l’UE. L’UA et la Communauté de développement de l’Afrique australe (Southern African Development Community, SADC), saisie du dossier depuis plusieurs années, mènent une politique de tolérance passive. Divisées entre pro et anti-Mugabe, elles sont embarrassées tant pour condamner que pour ne pas condamner ses agissements. Dans le premier cas, elles sont accusées de faire le jeu des grandes puissances et notamment de l’ancienne colonie ; dans le second, de négliger l’état de droit et les exigences de la démocratie. Il est révélateur qu’elles aient toujours demandé la levée des sanctions contre le Zimbabwe et appuyé ses demandes de compensations financières à l’égard de la Grande-Bretagne, tout en confiant un rôle de médiateur à Thabo Mbeki. Si certains pays africains traditionnellement proches de Londres et de Washington (Rwanda, Angola, Zambie [15]) ont osé critiquer le régime de Harare, il aura fallu attendre les élections violentes et frauduleuses de 2008 pour que l’UA et la SADC se prononcent contre Harare. La tolérance dont bénéficie Mugabe a pourtant été confirmée lors du G8 au Japon où les représentants africains ont résisté aux appels à une plus grande sévérité contre le gouvernement zimbabwéen.

26Cette attitude est aussi celle du premier partenaire économique du Zimbabwe, l’Afrique du Sud. Considéré comme médiateur naturel [16], le gouvernement sud-africain mène depuis 2000 une politique de négociations en coulisses dénommée « Quiet Diplomacy », qui consiste à jouer les bons offices entre le MDC et la ZANU-PF, sans jamais critiquer le gouvernement de Harare, et sans jamais remettre en cause son soutien économique. Très décriée en Afrique du Sud, cette « Quiet Diplomacy » illustre la bienveillante neutralité de l’environnement régional du Zimbabwe. À cette dernière s’ajoute la protection d’une grande puissance mondiale bien placée au Conseil de sécurité des Nations unies : la Chine. Le droit de veto chinois a évité au gouvernement zimbabwéen plusieurs résolutions du Conseil de sécurité et s’accompagne d’un soutien économique et militaire non négligeable [17].

27***

28La durée n’est pas l’apanage des seules démocraties, l’autoritarisme peut aussi durer : le prouvent le Zimbabwe, la Guinée Conakry, la Guinée Équatoriale, le Soudan, l’Angola, l’Éthiopie, l’Érythrée, la Syrie, la Birmanie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Iran, etc. Les dictatures durables sont un nouveau modèle de gouvernance autocratique du temps de l’après-communisme. Apparemment anachroniques et sans avenir, elles se maintiennent dans un environnement international démocratique, trouvant de nouvelles ressources de légitimité, de pouvoir et de financement. Leur persistance n’est pas une anomalie politique mais le résultat de mécanismes identiques, du Zimbabwe à la Birmanie :

29

  • le contrôle quasi total d’une économie de rente par l’État et l’usage de l’économie comme outil de domination politique,
  • l’accaparement du pouvoir d’État par une coterie ou un clan familial,
  • le repli identitaire et le retour aux archives idéologiques,
  • la constitution d’une base sociale du régime par la redistribution, et la mise en opposition de certains groupes sociaux,
  • la création d’un « ennemi obsessionnel » pour justifier une coercition interne renforcée et la dénonciation d’un ordre international oppressif,
  • un système de pouvoir paranoïaque caractérisé par une violence institutionnelle et extra-institutionnelle.

30Ces éléments forment la structure d’une « gouvernance autoritaire durable » qui déploie, de l’Asie à l’Afrique, le même répertoire politique et les mêmes techniques de coercition. Idéologiquement démunies en cette période post-communiste, les dictatures vont chercher leur légitimité dans un nationalisme paranoïaque qui se fixe sur l’« ennemi obsessionnel », et puisent leurs ressources dans un système de rente étroitement contrôlé qui, sous pression politique, aboutit à une économie administrée (ressources minières et en hydrocarbures en Angola, en Guinée, au Soudan, en Birmanie, au Turkménistan, en Iran, etc.). À grand renfort de nationalisme, de clientélisme et de redistribution sélective, ces régimes réussissent à se constituer une base sociale et à susciter une forme tacite d’adhésion – autre des facteurs clés de leur durabilité. À ce titre, la personnalisation et souvent la militarisation du pouvoir ne peuvent dissimuler les ancrages et compromis sociaux qui les sous-tendent. La plus ou moins forte imbrication de ces facteurs (adhésion sociale, contrôle économique, ressources financières, légitimité idéologique, etc.) détermine le degré de résistance du régime autoritaire à la démocratisation, tandis que sur l’arène internationale les?pressions des démocraties donnent lieu à la dénonciation d’un « impérialisme démocratique » et conduisent les régimes autoritaires à se solidariser. Après la vague démocratique des années 1990, le début du nouveau siècle se caractérise par une polarisation grandissante entre la « coalition des dictatures » et la « coalition des démocraties » – au point qu’un candidat à la présidence américaine peut appeler à la formalisation diplomatique de cette dernière.

Notes

  • [1]
    Voir F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1993.
  • [2]
    Jeune Afrique consacrait un numéro au Zimbabwe en juillet 2008, en titrant « Une faillite africaine ».
  • [3]
    Le Non Governmental Organisations Act interdit les financements étrangers pour les ONG nationales, limite les conditions de leur création, interdit aux ONG internationales de s’impliquer dans des questions de gouvernance, renforce le contrôle de l’État à travers un conseil national des ONG où les représentants de l’État sont majoritaires, etc.
  • [4]
    Edward Chikombo, cameraman suspecté d’être à l’origine des images de militants de l’opposition brutalisés diffusées sur CNN et la BBC en 2007, a été retrouvé sans vie après avoir été enlevé par des hommes armés ; Abel Mutsakani, directeur d’un site Internet d’informations basé en Afrique du Sud, a été blessé par balles en 2007 à Johannesburg.
  • [5]
    Voir son autobiographie Against the Grain. La presse en exil comprend de nombreux sites Internet et deux journaux publiés en Grande-Bretagne : The Zimbabwean et The New Zimbabwe.
  • [6]
    En février 2007, durant les violents affrontements entre forces de l’ordre et partisans de MDC, un commando de la police anti-émeute tente d’assassiner le leader de l’opposition. En mars 2007, Morgan Tsvangirai, David Coltart et un député de l’opposition sont battus par la police lors d’une manifestation. L’avocate Beatrice Mtetwa et le chargé des relations avec la presse du MDC, Luke Tamborinyoka, ont aussi été torturés par la police.
  • [7]
    Le brigadier général Armstrong Gunda, soupçonné d’avoir fait partie des putschistes, est tué dans un accident de voiture suspect.
  • [8]
    P. Bond et M. Manayanya, Zimbabwe’s Plunge: Exhausted Nationalism, Neoliberalism and the Search for Social Justice, Harare, Weaver Press, 2002.
  • [9]
    La production de maïs, produit de base de l’alimentation zimbabwéenne, a chuté de 1,7 à 1 million de tonnes entre 1995 et 2004 ; celle du blé a chuté de 20 % sur la même période ; et celle du tabac, produit d’exportation, est passée de 200 000 à 65 000 tonnes sur la même période, voir L.M. Sachikonye, « The Land is the Economy », African Security Review, vol. 14, n? 3, 2005.
  • [10]
    Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimention et l’agriculture (FAO), en 2007 environ 1 million de personnes auraient été confrontées à des pénuries alimentaires.
  • [11]
    L’usage des jeunesses de la ZANU-PF comme vivier de recrutement des escadrons de la mort a été révélé récemment par des repentis qui se sont enfuis dans des pays voisins.
  • [12]
    L. M. Sachikonye, Diamonds in Zimbabwe, A Situational Analysis, Johannesburg, Southern Africa Resource Watch, mai 2007.
  • [13]
    Le renouvellement de la flotte de bus de la compagnie nationale et la construction du nouveau Parlement sont rendus possibles par un prêt chinois, tout comme la création d’une usine de production de verre et de cimenterie.
  • [14]
    La première chimurenga luttait contre le pouvoir colonial, le deuxième contre le régime de Ian Smith.
  • [15]
    Lors de la dernière réunion des chefs d’État de la SADC, le président zambien, Levy Mwanawasa, avait assimilé la situation du Zimbabwe à celle du « Titanic qui sombre et dont les passagers sautent par-dessus bord pour sauver leur vie ».
  • [16]
    L’Administration Bush considère Thabo Mbeki comme le Point Man pour la question du Zimbabwe (Graham, 2007) et la SADC lui a confié un mandat de médiateur entre le MDC et la ZANU-PF.
  • [17]
    Entre les deux tours du scrutin de 2008, la Chine a essayé de livrer des armes et des munitions à Harare par l’Afrique du Sud. Le transfert sud-africain de cette livraison – révélé par la presse – a été interdit. Officiellement, la livraison n’a pas eu lieu.
Français

L’évolution autoritaire du régime de Robert Mugabe (répression accrue, fraudes électorales, déplacements de populations votant « mal »...) est indissociable de son échec économique. Elle s’appuie sur une militarisation du pouvoir, la création de structures parallèles de surveillance et de répression, le maintien d’un système clientéliste de captation des ressources du pays. Toutes recettes suivies, ici ou là, par plusieurs régimes devenus des « dictatures durables ».
politique étrangère

Mots clés

  • Zimbabwe
  • Union africaine
  • Sanctions internationales
  • Dictature durable

Références bibliographiques

  • Alden, C. (2007), China in Africa, Cape Town, David Philip.
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Marc-André Lagrange
Marc-André Lagrange, spécialiste de l’urgence humanitaire, a travaillé pour Médecins sans frontières au Zimbabwe avant l’élection de 2008.
Thierry Vircoulon
Thierry Vircoulon, expert en gouvernance, était en poste en Afrique australe au début de la crise zimbabwéenne.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/10/2008
https://doi.org/10.3917/pe.083.0653
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