CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La République démocratique du Congo (RDC) s’est dotée, le 18 décembre 2005, d’une nouvelle constitution et elle a tenu un scrutin double, présidentiel et législatif, le 30 juillet 2006, qui a mis un terme final à une transition démocratique débutée en 2003. Théâtre de la « première guerre mondiale africaine », qui a mis aux prises sept États africains et fait au minimum 2 millions de victimes entre 1996 et 2002, la RDC est la clé de la stabilité de l’Afrique centrale. Avec l’Afghanistan et la Sierra Leone, elle est aussi le théâtre d’application du projet international de réduction des failed States, selon une savante combinaison de state building, de réforme du secteur de la sécurité et de démocratisation (Fukuyama 2005).

2L’accord global et inclusif du 17 décembre 2002, signé entre les belligérants congolais, prévoyait une période transitoire de deux ans durant laquelle la RDC serait dirigée par une équipe et non par un seul homme : un président et quatre vice-présidents forment ce que l’on appelle l’« espace présidentiel ». Cette période de direction collégiale de deux ans, extensible à trois, devait être mise à profit pour élaborer les lois fondamentales et stabiliser le pays en restaurant l’autorité de l’État.

Le mandat inachevé de la transition démocratique

3L’application de l’accord de paix, négocié sous la pression de la communauté internationale en 2002 en Afrique du Sud, a été semée d’embûches. La première échéance pour l’organisation d’élections démocratiques ne pouvant être tenue (juin 2005), la transition a dû être prolongée d’un an. Malgré cette prolongation, ni la pacification du territoire ni la restauration de l’État ne sont achevées.

L’Est congolais ou la déstabilisation permanente

4Une guerre interethnique en Ituri, une agitation chronique dans l’Est congolais et les bruits de bottes des armées rwandaise et ougandaise ont vite montré que signer la paix ne signifiait pas arrêter la guerre. Les foyers d’incendie allumés dans l’Est congolais depuis 1996 ont du mal à s’éteindre. De l’Ituri au nord du Katanga, des mini-guerres résiduelles perdurent dans des poches de conflictualité, et constituent autant l’expression d’antagonismes locaux – notamment fonciers – que l’hystérésis des rébellions successives [1].

5Dotées d’un réseau complexe et fluctuant de relations de part et d’autre des frontières, des bandes armées – en langage onusien des « forces négatives » – font régner, dans tout l’Est congolais, leur loi en zone rurale. Certaines rébellions étrangères, sans lien apparent avec la RDC, tentent l’aventure d’une implantation en territoire congolais, comme l’Armée de résistance du Seigneur (Lord’s Resistance Army, LRA) à l’automne 2005 dans le Haut-Uélé. Ces « forces négatives » entretiennent des relations complexes et fluctuantes avec les autres forces en présence (Nasibu Bilali 2005). Rwandais et Ougandais, qui ont pris l’habitude de piocher librement dans les richesses (cassitérite, or, diamants, uranium, bois précieux, trafic d’armes, etc.) d’un pays « ouvert », ont sous-traité, après leur départ, leurs intérêts à des acteurs congolais. Les Banyamulenge dissidents du général mutin Nkunda sont activement soutenus par le Rwanda, où ils se replient en sécurité, tandis que les milices d’Ituri sont toujours approvisionnées via la frontière ougandaise, malgré les accusations portées par le Conseil de sécurité des Nations unies à l’égard de Kampala. Ces « forces négatives » entretiennent aussi des relations occultes, ambiguës et réversibles avec Kinshasa et les différentes factions du gouvernement de transition. Si elles sont aujourd’hui pourchassées par l’armée congolaise, les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) ont constitué pour ce dernier un auxiliaire précieux contre le Rwanda et l’Ouganda lors des guerres de 1996-1997 et de 1998 à 2003. Comme leurs équivalents dans les autres provinces, les Mai-Mai du Nord-Katanga ont été dûment sollicités – et peut-être même « suscités » – par les autorités congolaises contre l’armée rwandaise et ses velléités de s’emparer des richesses minières de la province dès 1998. Les autorités ont cependant joué un jeu dangereux avec ces milices locales, qui se sont vite révélées revendicatives [2].

6Même si elles mènent des guerres de basse intensité loin de la capitale, ces « forces négatives » sont des vecteurs de déstabilisation qui, par deux fois au moins, ont mis à mal la transition.

7L’hypothèque sécessionniste que représentait la « républiquette d’Ituri » a dû être levée en 2003 par la communauté internationale. Oubliée lors de la grande répartition du pouvoir congolais à Sun City, l’élite hema nourrissait un fantasme sécessionniste adossé aux intérêts ougandais ; l’Ituri aurait pu constituer un dangereux précédent pour l’unité territoriale. Trop déstabilisante, cette perspective a nécessité une intervention dans l’intervention internationale : l’opération « Artémis » qui a évité l’« iturisation » du « Grand Est », la contagion sécessionniste. La prise de Bukavu en mai 2004 par les dissidents banyamulenge a été un autre événement déstabilisateur, dont l’impact s’est ressenti jusqu’à Kinshasa. La rébellion du général Laurent Nkunda a alors illustré la difficulté d’unifier les forces combattantes dans une armée nationale – et notamment les militaires tutsis congolais du RCD-Goma (Rassemblement congolais pour la démocratie) qui considéraient ce général comme leur véritable chef [3]. Cette mutinerie a abouti à la prise temporaire de Bukavu par les troupes banyamulenge. Outre la menace du RCD-Goma de suspendre sa participation au gouvernement de transition, cette péripétie a provoqué une onde de choc dans tout le pays contre ce parti et contre les troupes de l’Organisation des Nations unies (ONU) qui avaient « lâché » Bukavu.

8Le sentiment anti-onusien a dès lors pris une ampleur considérable : des manifestations violentes ont éclaté contre la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUC) dans les grandes villes du pays. La mutinerie de Laurent Nkunda et Jules Mutebutsi a donc fait vaciller brièvement non seulement le gouvernement de transition mais aussi le garant de la transition démocratique : la MONUC.

Un state building à visée sécuritaire

9Territoire sans État (Pourtier 1997), la RDC a été diagnostiquée comme un des failed States les plus exemplaires de la planète. La fin du régime mobutiste a achevé d’informaliser un État qui avait été, pendant trois décennies, le jouet d’un seul homme ou presque et était devenu spectral (fonctionnaires non payés et invisibles, patrimoine d’État à l’abandon, budget public évaporé, etc.). Les pillages à répétition des Forces armées zaïroises (FAZ) ne témoignaient pas seulement d’une culture de prédation mais encore de l’« informalisation » du cœur de la souveraineté : l’armée. La communauté internationale a donc été contrainte de doubler son mandat en RDC : à la plus grande opération de peacekeeping en cours (17 000 hommes, plus de 1 milliard de dollars de budget annuel) s’est ajoutée l’entreprise de state building d’un pays-continent. Mais cette restauration étatique est aussi placée sous le signe de l’inachèvement.

10De la restauration de l’autorité de l’État sont toujours attendus des bénéfices en termes de sécurité (contrôle des frontières contre les infiltrations étrangères), de développement (fin de l’exploitation illégale des ressources naturelles) et d’état de droit (fin des violations massives des droits de l’homme). Le maintien de la paix et l’organisation des élections devaient être facilités par la restauration de la coercition d’État (armée et police), orientée par la « bonne gouvernance ». Un cercle vertueux state building/sécurité/démocratisation devait s’enclencher. Conformément à l’accord de Sun City prévoyant la création d’une armée intégrée (les Forces armées de la RDC, FARDC), la réforme du secteur de la sécurité a débuté en RDC avec l’armée pour s’étendre à la police, puis à la justice. Le plan stratégique de reconstitution de l’armée, rendu public en mai 2005, a sous-estimé plusieurs problèmes, et au premier chef la mauvaise volonté des acteurs.

11La fusion des ex-belligérants en une armée nationale, loyale et disciplinée, implique que tous les signataires de l’accord de paix acceptent de se priver de leur force de frappe, d’abandonner leurs armes et leurs troupes. Rares sont ceux qui ont joué le jeu de l’« armée intégrée » (Wolters et Boshoff 2006). Le processus d’intégration militaire s’est heurté à deux problèmes majeurs :

  • la comptabilité militaire a été un motif de dissension dès le début de la réforme. Lors de l’accord de Sun City, les belligérants avaient déclaré environ 220 000 soldats, chiffre qui avait « évolué » jusqu’à 340 000 avant d’être révisé à 240 000 par le Conseil supérieur de la Défense en 2004. Deux recensements étrangers (réalisés par l’Afrique du Sud et l’Union européenne [UE]) ont conclu que le gouvernement gonflait ses effectifs d’au moins 50 % afin d’engranger une sérieuse plus-value sur le financement de troupes, réévaluées à 100 000 hommes. En novembre 2005, les ambassadeurs du Comité international d’accompagnement de la transition (CIAT) ont dû taper du poing sur la table pour savoir ce qu’il advenait des 8 millions de dollars déboursés chaque mois pour des salaires qui n’atteignaient pas leurs destinataires…
  • la répartition du pouvoir militaire a donné lieu à un véritable exercice diplomatique. La création de l’état-major intégré a été la plus facile (il a suffi de dupliquer au niveau militaire la composition du gouvernement de transition). En revanche, le déploiement d’états-majors régionaux intégrés a demandé des compromis longs, souvent houleux, et qui parfois sont mal « passés » sur le terrain. Loin de jouer le jeu de l’armée intégrée, les partis au pouvoir se sont efforcés de maintenir des chaînes de commandement parallèles.
Le plus préoccupant reste sans nul doute le bilan comportemental des FARDC. Promptes à la désertion, mises à l’épreuve dans un premier temps en Ituri, ces forces ont été envoyées au combat sans logistique, et elles ont remplacé les milices dans l’exploitation illégale des mines aurifères de Mongwalu. La corruption des militaires, de l’homme du rang à l’officier, est un phénomène d’une ampleur peu commune, dont la militarisation de l’activité minière est le meilleur symbole. Ainsi, au Katanga, les autorités ont-elles décidé en octobre 2005 de démilitariser la cité minière de Tenke Fungurume pour prévenir un affrontement généralisé entre policiers et militaires (ces derniers aidaient les creuseurs clandestins sur un périmètre de la société Tenke Fungurume Mining et allaient être expulsés par la police des mines, dont certains agents furent « arrêtés » par les militaires). En RDC, les « hommes en uniforme » apportent l’insécurité, et se comportent comme une armée d’occupation dans leur propre pays. L’armée congolaise, reformée mais impayée, retourne à ses vieux démons (rackets, pillages, violences), forçant les donateurs impliqués dans sa reconstitution à faire le siège de la présidence pour que les soldats soient tout simplement nourris et payés.

12La réforme du secteur de la sécurité en RDC ne se heurte pas simplement à des intérêts acquis et à des tentatives de subversion. Elle s’oppose à une informalisation généralisée et entropique qui a fini par devenir la seconde nature de l’économie et de la politique congolaises. Le célèbre « article 15 » (« débrouillez-vous ») a pris la force d’un habitus, et pour qui s’intéresse à l’envers des choses, le state building à la mode congolaise ressemble plus à un « replâtrage » qu’à une refondation.

13Le double retard de la restauration de l’autorité de l’État et de la pacification se heurte au calendrier de la transition qui fait du 30 juillet 2006 une date butoir. L’agenda des Nations unies (sécuriser les points de passage frontaliers les plus poreux, neutraliser les forces négatives des Kivus et d’Ituri, désarmer, démobiliser et réinsérer les miliciens qui veulent l’être) ne peut être réalisé d’ici cette date. Les conditions de déroulement des scrutins présidentiel et législatif ont donc toutes chances d’être périlleuses. Les Nations unies ont trouvé un expédient en sollicitant l’appui militaire de l’Union européenne pour sécuriser ces élections à haut risque : tandis que la MONUC renforce ses effectifs dans l’Est congolais, une mission militaire de l’UE (European Union Force, EUFOR) a assuré la sécurité du siège des institutions à Kinshasa. Cet arrangement ONU/UE, qui permet d’éviter le dépassement de la période de transition, met en lumière l’inachèvement de l’agenda de la reconstruction : au lendemain de l’élection, on risque de se trouver face à une démocratie sans démocrates

Une acculturation démocratique manquée

14Selon le projet international de traitement des failed States, la transition démocratique représente le temps de mise en place de l’infrastructure institutionnelle de la démocratie et de l’émergence d’une gouvernance plus normée – à défaut d’être « bonne ». Dans le cas de la RDC, ces trois années ont révélé une forte résistance, aussi bien par le haut que par le bas, à l’institutionnalisation des bonnes pratiques de gouvernance.

Le mobutisme sans Mobutu

15Censé être l’acteur principal de la restauration étatique – du state building ?, le gouvernement de transition n’a pas rompu avec la gouvernance opaque de l’ère mobutiste. La culture politique mobutiste reste très prégnante : organismes occultes, coups tordus et affairisme débridé ont été omniprésents durant la transition.

16Si tous les partis s’efforcent de maintenir des chaînes de commandement parallèles aux FARDC, le président Kabila a poussé cette logique un peu plus loin en créant sa « Maison militaire ». Sous ce vocable s’abrite l’état-major personnel du président, mis sur pied pour contourner les organismes de sécurité traditionnels (renseignement, police et armée) dont la direction est partagée entre les partis de l’espace présidentiel. Cette Maison militaire permet au président de diriger sa garde présidentielle et de contrôler, voire de bloquer, l’action des autres structures de sécurité du pays. Elle est donc une manifestation de défiance à l’égard des forces traditionnelles – défiance logique de la part d’un homme dont le père a été abattu par un de ses gardes du corps à la suite d’un complot de palais, défiance cohérente avec toute l’histoire congolaise. Lors de la négociation sur la structure de la future armée, Joseph Kabila a d’ailleurs insisté pour se doter d’une très conséquente garde présidentielle, que lui a finalement refusée le Parlement. Cette logique de personnalisation des forces armées s’oppose directement à la reconstruction d’une armée intégrée.

17Acteur divisé qui poursuit des objectifs assez peu congruents avec le manuel de la bonne gouvernance, l’« espace présidentiel » est un véritable gouvernement des ombres où pullulent milices personnelles, émissaires secrets et clans familiaux dans une ambiance de conspiration permanente, de course au pouvoir et d’affairisme. Lors de la première visite du président Kabila à Kisangani en octobre 2004, sa garde dut désarmer les troupes du RCD-Goma, qui se trouvaient en ville, « par sécurité » ; en 2003 le vice-président Ruberwa affirma avoir fait l’objet d’une tentative d’assassinat à Kinshasa. Durant ces trois années, les moments de tension et les actes malveillants n’ont donc pas manqué dans la vie politique congolaise, témoignant de la vivacité de la tradition putschiste [4]. Le jeu politique congolais est resté ce jeu d’ombres qu’il était sous Mobutu et Laurent-Désiré Kabila : la corruption et l’affairisme y font bon ménage avec la violence comme l’ont montré l’« étrange rébellion de Kilwa » et la signature de nombreux contrats miniers.

18Ville minière du Katanga, Kilwa a été « prise » le 14 octobre 2004 par un très inconnu et circonstanciel « Mouvement révolutionnaire pour la libération du Katanga » (MRLK). La « libération » de Kilwa se déroula sans violence, les troupes locales du colonel Ademar Ilunga n’ayant pas opposé de résistance ; deux jours plus tard, elles reprenaient brutalement la ville, tuant entre 70 et 100 personnes. Cette rébellion « spontanée » a toutes les apparences d’une manipulation liée à un accord de protection qui aurait tourné court [5].

19Malgré l’ambiance générale d’insécurité dans le pays, le gouvernement de transition n’a pas été avare de signatures de contrats miniers durant ces trois années : partenariat entre la Gécamines et la société Kinrosse/Forrest sur la mine de Kamoto à Kolwezi, joint venture entre la Gécamines et Global Entreprises Corporate Ltd relative à l’exploitation de la mine à ciel ouvert de Kamoto, Oliveira et Virgule (KOV), et des gisements de Kananga et de Tilwezembe, attribution du gisement de cuivre de Tenke Fungurume à la société Phelps Dodge, attribution du gisement d’or de Mongwalu à la société Ashanti Gold Fields, etc. Les signatures de contrats miniers n’ont pas cessé pendant la transition. Il aurait pourtant été logique qu’en attendant les conclusions de la commission Lutundula, le gouvernement de transition gèle les attributions de concessions ; il a, au contraire, hypothéqué 70 % des réserves de cuivre connues dans le pays. La commission Lutundula a d’ailleurs demandé en 2006 l’extension de son mandat aux contrats signés pendant la période de transition, au motif que « le gouvernement de transition n’a pas fait mieux que ceux qui ont exercé le pouvoir d’État pendant la période de 1996-1997 et de 1998. Bien au contraire, l’hémorragie des ressources naturelles et autres richesses du pays s’est amplifiée sous couvert de l’impunité garantie par la Constitution aux gestionnaires gouvernementaux. »

20En matière de corruption, la liste des scandales serait fastidieuse, mais deux « affaires » sont particulièrement significatives de la période de transition : en janvier 2005, six ministres ont été limogés pour corruption et, en octobre 2005, des gestionnaires des deux principales régies de l’État, qui avaient organisé un réseau de détournement des crédits d’impôts (18 millions de dollars avaient disparu des caisses de l’État), ont été arrêtés.

21En d’autres termes, l’État kleptocratique perdure et, pendant ces trois années, l’« espace présidentiel » a plus souvent fait partie du problème que de la solution, étant lui-même l’incarnation de l’informalisation du politique. Alors que les scrutins n’annoncent que peu de renouvellement, on peut se demander ce que peut promettre pour l’avenir une classe politique formée d’ex-miliciens transformant l’élection présidentielle en « marché aux voix [6] », se faisant livrer des voitures personnelles en pleine grève des enseignants [7] et tentant des coups de force en plein Parlement [8].

La logique sociale de l’informalisation

22La résistance de la culture de l’informel se manifeste aussi par le bas. Ainsi, les conditions objectives de la production milicienne sont-elles intactes : une économie exsangue, une jeunesse nombreuse et en déshérence, de nombreuses armes en circulation, etc. Les rapports de l’ONU soulignent à satiété que les milices actives en Ituri, aux Kivus et au Katanga ont surtout des raisons économiques de « résister à la paix » (Nations unies 2002). Les seigneurs de guerre prolongent le conflit pour s’enrichir et monnayer leur capacité de nuisance, c’est-à-dire négocier au mieux leur intégration dans les structures politique ou militaire du nouvel État congolais ; d’autre part, leurs troupes trouvent, avec leurs fusils, de quoi vivre au jour le jour. Dans la même milice et selon une implacable hiérarchie sociale, certains mènent une guerre de profit tandis que d’autres mènent une guerre de survie. En RDC comme en Côte-d’Ivoire, en Somalie ou en Sierra Leone, les milices sont formées d’une jeunesse acculée à des stratégies de survie et qui n’a d’autre expérience sociale que la violence. Dans ces poches de conflictualité résiduelles, il n’y a plus d’affrontements entre groupes armés, seulement des exactions quotidiennes, des razzias perpétrées par les miliciens contre les populations civiles – et plus particulièrement les maillons faibles que constituent les femmes et les enfants. En Ituri, les affrontements entre milices ethniques ont cessé depuis 2004, laissant place à des exactions contre les populations civiles et à des accrochages avec les troupes gouvernementales opérés par une coalition des ennemis d’hier – Hemas et Lendus rassemblés au sein d’un improbable « Mouvement révolutionnaire congolais » (MRC). En RDC, cette véritable prise en otage des populations est facilitée par l’immensité du territoire et par l’absence d’axes de communication : les milices « ferment » littéralement des portions du territoire pour s’y livrer en toute quiétude à leurs exactions et poursuivre l’exploitation illégale de certaines ressources. Ce n’est donc plus l’État qui est prédateur et pratique une « politique du ventre », mais des milices simplement installées sur ses ruines et dans ses mauvaises habitudes. De ce point de vue, l’échec « exemplaire » de la paix négociée des FDLR en 2005 est à méditer [9].

23Toutes les conditions sont réunies pour que les miliciens-délinquants se transforment en simples délinquants. Le programme national de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) va en effet jeter sur le marché du travail de jeunes ex-combattants qui ne trouveront pas à s’y employer et verront dans la délinquance une reconversion plus efficace. Selon un scénario bien rodé, une croissance exponentielle de la délinquance risque de prendre le relais de la guerre.

24***

25Les élections « finales » ne sont qu’une étape stratégique. La RDC confirme une leçon politique connue depuis la démocratisation des années 1990 : la difficulté d’importer la démocratie quand ses fondamentaux économiques, politiques et sociaux sont absents. Mais la RDC est aussi porteuse d’une leçon politique propre : la restauration de l’autorité de l’État dépend de la demande intérieure d’institutions. Là où cette demande fait défaut, le state building a toutes chances de s’enliser et de rester superficiel, voire d’être détourné de ses finalités. Comme le montre au quotidien la RDC, le parachutage de « bâtisseurs d’administration et de systèmes politiques, d’experts en démocratie et en technocratie » (disons de « techno-démocrates ») ne saurait être la recette magique pour les failed States, surtout si l’État y reste un concept abusif et conflictuel.

26En outre, une élection présidentielle ne fait pas la démocratie, et le mécontentement des perdants ajouté à l’héritage des problèmes politiques, économiques et sécuritaires non résolus pendant ces trois années rendront la RDC post-électorale encore plus fragile que celle de la transition. Si la communauté internationale souhaite que le scrutin présidentiel inaugure la phase d’instauration de la démocratie dans un pays qui n’en a qu’un vague souvenir datant des années 1960, l’ONU devra maintenir une force de stabilisation et les grands donateurs leur engagement dans le state building. Mais, pour consolider le futur pouvoir et réussir l’acculturation démocratique, la communauté internationale devra changer certains paramètres de son action et admettre que la trajectoire de sortie de crise, ici comme au Liberia, à Haïti ou en Afghanistan, sera plus longue que prévu. Il lui faudra notamment :

  • à l’Est, compléter l’option sécuritaire actuelle avec une conciliation des intérêts économiques transfrontaliers. Une paix durable est à ce prix dans les Grands Lacs, où la concentration des problèmes est liée à la concentration des intérêts économiques. Cette conciliation ne pourra pas seulement être réalisée au niveau étatique ; elle exigera aussi et surtout l’implication des milieux d’affaires de chaque pays ;
  • inverser les processus d’informalisation de l’État et plus particulièrement de l’armée. En RDC, la reconstruction doit donner une plus grande place au capital humain qu’au bâti. Il faudrait investir davantage dans les hommes que dans les choses, investissement que les donateurs sont prêts à consentir. Mais il faut, en plus, investir dans des dispositifs de contrôle et dans l’appropriation de ces dispositifs par les Congolais, à commencer par les structures de sécurité. Dans le cadre de la reconstitution de l’armée et de la police, cela implique de mettre l’accent sur la formation déontologique, la réalisation d’un code de bonne conduite, la justice militaire, un service d’inspection et des systèmes de transparence et de contrôle des budgets – en d’autres termes, de privilégier la démocratisation des forces de sécurité. Cela implique aussi d’investir dans les contre-pouvoirs externes à ces structures (notamment tous les contrôles civils, administratifs, parlementaires, etc.), et d’être attentif au développement de comportements organisationnels et déontologiques adéquats dans les corporations militaire et policière. In fine, les bénéfices d’un système formel (régularité des salaires, reconnaissance sociale, etc.) doivent l’emporter sur ceux de l’informel si on veut contrecarrer l’informalisation généralisée des institutions ;
  • mettre fin à l’oubli de l’économie réelle qui a caractérisé jusqu’ici la transition. Dans les processus de paix, la question économique est souvent traitée comme un élément secondaire, une phase ultérieure conditionnée par la paix. En RDC, l’interventionnisme économique du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale s’est focalisé sur la maîtrise de l’hyperinflation et la conception d’un budget à peu près réaliste (Clément 2005). Or cette primauté chronologique du politique sur l’économique est préjudiciable au règlement du conflit : organisations de prédation et d’exploitation, les milices persistent et persisteront tant qu’elles ne feront pas l’objet d’un traitement économique en plus d’un traitement sécuritaire – c’est-à-dire tant que la stratégie de pacification ne comportera pas en position centrale un volet économique de reconstruction/développement qui permettra la réinsertion effective et durable des ex-combattants.
Jusqu’à présent, le souci de l’économie dans le plan de paix ne dépasse pas le traitement social et temporaire des combattants dans le cadre du programme DDR. Idéalement, dans ce programme, les combattants sont pris en charge pendant un certain temps, formés, dans le meilleur des cas, à un métier, et ensuite renvoyés dans l’univers civil avec un pécule de quelques dollars pour recommencer leur vie. De ce fait, le DDR est davantage un sas pour « re-civiliser » de jeunes guerriers qu’une véritable alternative économique : il agit sur la demande de travail là où il faudrait stimuler l’offre. Faute de s’intéresser à l’économie locale et de se demander tout simplement si elle tourne, on prépare les combattants à une vie civile qui souvent ne voudra pas d’eux. La stimulation de l’économie réelle est donc nécessaire pour créer un contexte local capable d’éponger durablement la masse combattante. Cette stimulation peut être réalisée par une combinaison de relance agricole et de travaux à haute intensité de main-d’œuvre, géographiquement et stratégiquement ciblée (à la différence des plans nationaux de reconstruction de la Banque mondiale, cohérents sur le papier mais fort longs à mettre en œuvre). Du côté des donateurs, cette pacification par l’économie réelle implique de dépasser la béance qui sépare l’urgence humanitaire des actions de développement.

27Mais avec la double élection de juillet, un élément clé du contexte congolais a changé : la RDC va être dotée d’un gouvernement auréolé de la légitimité des urnes, et le régime de souveraineté limitée, actuellement en vigueur, est voué à disparaître (Vircoulon 2005). Du nouveau type de relations qui s’instaurera entre ce gouvernement et les donateurs dépendra l’avenir du state building et de la pacification finale ? si les deux options de la communauté internationale pour la RDC sont des perspectives réalistes.

Notes

  • [1]
    En Ituri, les milices ethniques répètent un affrontement ancien entre deux tribus, dorénavant enveloppé dans l’ombre du génocide rwandais ; au Nord-Kivu, les rebelles de la National Army for the Liberation of Uganda (NALU) sont encore actifs ; estimés à 8 000 ou 15 000, les rebelles hutus rwandais du Front démocratique de libération du Rwanda (FDLR) et les Banyamulenge dissidents du général Laurent Nkunda constituent le principal abcès de fixation ; au Sud-Kivu, le FDLR côtoie des groupes de combattants Mai-Mai ; au Nord-Katanga, des milices Mai-Mai non incluses dans l’accord de Sun City s’opposent aux autorités gouvernementales et leurs chefs se succèdent dans une sorte de génération spontanée du « mal ».
  • [2]
    Un accord signé en 2003 entre les autorités congolaises et les chefs Mai-Mai du Nord-Katanga nommait ces derniers à des postes de responsabilité dans l’administration locale. Il n’a jamais été honoré.
  • [3]
    En février 2004, plusieurs caches d’armes du RCD-Goma étaient découvertes, d’où des accrochages avec des officiers partisans de ce mouvement. Ce dernier exigea qu’un de ses officiers, le major Kasongo, qui avait été arrêté et envoyé à Kinshasa pour jugement, soit relâché et rapatrié au Sud-Kivu. L’establishment militaire des Kivus étant à cette époque encore très largement sous l’influence du RCD-Goma, deux officiers supérieurs (Laurent Nkunda, général au Nord-Kivu, et Jules Mutebutsi, colonel au Sud-Kivu) n’eurent aucun mal à convaincre leurs troupes banyamulenge de se mutiner et de mettre à sac Bukavu.
  • [4]
    Pas moins de quatre tentatives ont eu lieu entre 2003 et 2005 : le 28 mars 2004, les éléments du Groupe spécial de sécurité présidentielle (GSSP) et de la police ont empêché une tentative de déstabilisation des institutions à Kinshasa ; le 11 juin 2004, une tentative de putsch menée par des militaires de la garde présidentielle, qui s’emparèrent de la radio-télévision et annoncèrent la « suspension des institutions de la transition », a tourné court ; le 3 mars 2005, un accrochage a opposé à Kinshasa les gardes du corps du président du Mouvement de libération du Congo (MLC), Jean-Pierre Bemba, et des hommes de la sécurité présidentielle, après la découverte d’une cache d’armes ; le 9 mai 2005, le gouvernement a affirmé avoir déjoué fin mars une « tentative de sécession » au Katanga, orchestrée par André Tshombe. L’affaire était apparemment suffisamment sérieuse pour que le président se déplace en personne au Katanga, après une vague d’arrestations dans les milieux d’affaires et militaires locaux.
  • [5]
    Les troupes locales protégeaient les opérations d’une compagnie minière australienne, Anvil Mining, qui négociait trop âprement les prix (ICG 2006).
  • [6]
    Les 32 candidats enregistrés pour l’élection présidentielle ont dû débourser 50 000 dollars non remboursables afin de pouvoir « concourir ». Loin d’être tous présidentiables, la majorité d’entre eux entendent revendre leurs voix avec une plus-value aux « grands candidats ».
  • [7]
    En pleine grève nationale de l’enseignement, les parlementaires sont allés prendre livraison de 620 jeeps neuves pour lesquels ils avaient économisé sur leurs salaires de députés. Dénommée « opération Condor » (la marque des véhicules), cette livraison a suscité l’indignation de la presse congolaise.
  • [8]
    Le député du MLC Thomas Luhaka a tenté, le 2 mars 2006, de remplacer de force le président du Parlement, Olivier Kamitatu, sous prétexte qu’il avait été exclu du MLC.
  • [9]
    Les FDLR se sont engagées en avril 2005 à « cesser la lutte armée et à transformer leur lutte en combat politique » après des négociations avec les autorités congolaises sous l’égide de la communauté catholique San’Egidio. La base – en fait le commandement militaire – n’a pas suivi et a désavoué le président du mouvement, démontrant qu’une négociation de paix réussie suppose que l’« intérêt de paix » de quelques-uns surpasse l’« intérêt de guerre » de la majorité.
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Résumé

L’État congolais demeure sous le coup de menaces multiformes de déstabilisation : dissidences, échec à unifier les forces de sécurité, survie d’un « mobutisme sans Mobutu », etc. Dans ce contexte, la logique de l’informel devient nécessaire à la survie d’une part croissante de la population. Les élections ne résolvent rien en elles-mêmes si elles ne sont pas accompagnées pas d’une stratégie de reconstruction économique et d’une inversion du processus d’informalisation de l’État.

Mots-clés

  • République démocratique du Congo
  • state building
  • secteur informel
  • réforme du secteur de sécurité

RÉFÉRENCES

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Thierry Vircoulon
Thierry Vircoulon, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA), a travaillé en Afrique pour le Quai d’Orsay et la Commission européenne sur les questions de transition politique et de gestion post-conflits. Il est l’auteur de L’Afrique du Sud démocratique ou la réinvention d’une nation (Paris, L’Harmattan, 2005).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.063.0569
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