CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 On tentera dans ces réflexions d’aborder trois ensembles de questions. Tout d’abord : où va la Russie ? Vers quelle direction s’oriente son développement interne ? En première analyse, la réponse est que la Russie suit de plus en plus son chemin et de moins en moins le nôtre – on pourrait d’ailleurs suggérer qu’il s’agit d’une « troisième voie »… –, ou aussi bien qu’elle risque de s’égarer en route.

2Deuxième interrogation : que signifie ce choix d’un chemin propre pour son voisinage et pour la sécurité dans l’espace eurasien ? La réponse immédiate semble être ici que tout en demeurant relativement faible, la Russie semble aborder une nouvelle phase d’activisme extérieur, peut-être en recouvrant une sorte de confiance post-impériale en elle-même, sentiment largement dû à sa richesse énergétique.

3Enfin, que signifient ces développements pour les États-Unis et pour l’Europe ? Dans quelle mesure sommes-nous concernés par cette évolution, et que pouvons-nous faire ? Réponse évidente : nous sommes concernés au plus haut point et la voie que choisit la Russie est très importante pour notre sécurité, mais nos moyens d’action s’érodent. Le défi pour la communauté euroatlantique est donc de faire plus avec moins de moyens : avec plus de précision, de manière plus décidée et mieux coordonnée.

Une voie russe ?

4 Les 15 à 20 dernières années représentent pour la Russie une transition dynamique, mais très inachevée. Et les choses y semblent aujourd’hui précisément plus dynamiques et moins achevées.

5Il faut ici se situer dans une perspective historique large. En 1767, la Grande Catherine publiait un oukase posant les bases d’une constitution pour la Russie. Son premier article était d’une concision remarquable : « La Russie est un État européen ». Vision impressionnante, rêve étonnant pour une fille des Lumières venue de Poméranie… Mais le décret est bel et bien demeuré à l’état de rêve. La constitution de Catherine s’est heurtée à de multiples obstacles, dont les révoltes internes et les guerres extérieures. Cependant, l’affaire nous rappelle, pour la Russie et ses dirigeants, une aspiration – et un désappointement – de longue haleine.

6Si nous nous attachons plus précisément à l’époque qui commence avec Gorbatchev, la Russie a suivi une évolution positive, remarquable, et pour tout dire inattendue. Ce qui frappe d’abord, c’est l’ampleur des catastrophes évitées. Pensons à ce qui aurait pu tourner mal en 1989 (lors de la chute du Mur), en 1991 (lors du putsch, puis au moment de la dissolution de l’Union des Républiques socialistes soviétiques, URSS), en 1993 (lors de l’attaque du Parlement), en 1996 (lors de l’ébauche de comeback du communisme) ou en 1998 (au moment de la crise financière). Ainsi, la Russie a réussi à éviter les brutaux à-coups qui ont si souvent caractérisé son histoire.

7Certes, se garder du pire ne suffit pas à produire le meilleur. Mais la Russie d’aujourd’hui est sans doute la meilleure de toutes les Russies possibles, ou de celles que nous pouvions imaginer. Et plus généralement, la Russie post-soviétique semble être sur la voie de l’intégration – une intégration globale, sans doute plus qu’une intégration strictement européenne.

8En réalité, tout dépend, comme souvent, de l’objectif choisi. Si l’on s’attache aux deux ou trois dernières années, quelques tendances sont préoccupantes. Nombre de critiques pensent que la Russie de Vladimir Poutine s’est brusquement écartée de son précédent cours européen, empruntant désormais une sorte de troisième voie – non répertoriée… Et que sur cette voie, la Russie peut s’égarer et finir en État pétrolier pré-démocratique et pré-moderne, avec un sérieux tropisme post-impérial.

9Il n’est pas douteux que de profondes contradictions, tensions, divergences, traversent l’actuel développement politique et économique de la Russie. Et d’abord la contradiction entre le développement quantitatif et qualitatif du pays. L’écart est net entre l’output macroéconomique et l’input politico-économique. En un certain sens, la Russie n’est aujourd’hui que le plus brillant des États déliquescents.

10D’un côté, les succès de l’économie russe sont impressionnants à bien des égards, avec une hausse continue du produit intérieur brut (PIB) depuis 1999. La croissance a été d’environ 6 % en 2005, et devrait se maintenir à ce niveau jusqu’en 2007. Les choix macroéconomiques effectués à travers la politique fiscale et monétaire ont été prudents et efficaces. Le boom russe d’aujourd’hui est en large part dû aux exportations de pétrole et de gaz. Le pétrole est peut-être une malédiction : mais il est tout aussi bien une réalité, qui fonde ce boom économique. En janvier 2006, les réserves de la Banque centrale s’élevaient à environ 185 milliards de dollars, avec 50 milliards spécifiquement attribués au Fonds de stabilisation. Et en dépit de fuites de capitaux toujours élevées, l’aubaine des exportations de réserves fossiles s’est traduite par un arrosage très efficace qui a bénéficié à l’économie russe dans son ensemble. Le niveau de vie progresse, et la classe moyenne se développe.

11La Russie réelle pèse parmi les marchés globaux en émergence. Dans une étude de référence [1], les analystes de Goldman Sachs l’ont admise au nombre des quatre marchés émergents les plus importants, avec le Brésil, l’Inde et la Chine. Ces BRICs seraient susceptibles d’intégrer le G7 en termes de PIB dans les deux prochaines décennies, si l’on s’en tient à des modèles économétriques constants.

12Il existe certes une autre représentation de la Russie. Une Russie qui semble être l’« homme malade de l’Europe » – si toutefois elle fait, une fois de plus, partie de cette Europe. À en juger par les critères démographiques ou sanitaires, elle est d’ailleurs au sens propre un pays malade. La population russe diminue, avec une trop faible espérance de vie, et elle est largement exposée aux maladies de toutes sortes. Elle est cernée de problèmes environnementaux. La Russie a peut-être un État central très fort, mais ses institutions de gouvernance sont désespérément faibles, tout comme son État de droit, ou sa réglementation de la propriété. La Russie est le royaume de la corruption rampante : à une échelle massive et jusqu’aux plus hauts niveaux de la société. Elle semble manquer totalement de conscience civique, et être ce que Francis Fukuyama qualifie de société à « faible crédibilité » [2]. La Russie semble s’éloigner de ce que nous identifions comme une société ouverte : et de fait, la société civile russe semble aujourd’hui en voie de « renationalisation ». Les médias sont bâillonnés, les partis neutralisés, et le nationalisme s’affirme sans fard.

13Cette sombre Russie, on imagine mal son avenir tant elle peine à se distancier de son passé de stalinisme et de goulag. Si elle veut devenir un pays normal, elle doit se confronter à ce passé. Son développement, comme celui de tout autre pays, sera fait d’éléments matériels et immatériels, mais ces derniers sont peut-être décisifs. D’une certaine manière, elle se trouve face à une crise d’identité nationale : il lui reste à se purger de ses démons.

14Et le problème est naturellement de savoir si ces deux Russies peuvent se réconcilier.

L’énigme Poutine

15 L’ambivalence, ou l’ambiguïté, russe débouche directement sur ce qu’on pourrait nommer l’énigme Poutine : qui est-il vraiment, quelles sont ses intentions, que cherche-t-il finalement ?

16Fin 1999, quand V. Poutine fut promu Premier ministre, puis président intérimaire, le président Bill Clinton demanda au National Security Council (NSC) de répondre à ces questions sur le personnage. Son ascension était rapide et surprenante, et ses réalisations minces. Notre analyse hésitait à l’époque entre trois personnalités : il pouvait être un « costume vide » – après tout il manquait par trop d’expérience –, un tchékiste classique – là il avait une vraie expérience, auprès des services de sécurité –, ou un jeune modernisateur – il pourrait peut-être se montrer pragmatique et ouvert aux idées nouvelles.

17Ce qui est impressionnant, c’est que cinq ans plus tard, nous n’en savons guère plus et son image est toujours aussi brouillée. Les mêmes arguments demeurent, au service de chacune de ces assertions. Et le bilan global suggère d’amalgamer les trois identités – en quelque sorte les frères Karamazov ramassés en un seul personnage.

18La Russie est un immense pays, beaucoup plus vaste que Poutine et le premier cercle de son entourage, et il faut donc éviter de personnaliser l’analyse de façon excessive. Mais Poutine demeure néanmoins un personnage central, un pivot, qui reste très complexe à interpréter.

19Dans ses années au Kremlin, il semble avoir glissé d’un Poutine I, modernisateur pragmatique même si parfois erratique, à un Poutine II, rétrograde et brouillon, dont les fautes ne sont masquées ou atténuées que par le boom des exportations de pétrole et de gaz. En d’autres termes, il a mieux démarré qu’il n’était espéré, mais la détérioration de la situation a confirmé les peurs initiales. Cet étrange glissement renforce les interrogations sur sa véritable nature. Comment expliquer ce changement ? Est-il fondamentalement pervers ? Déplorablement ductile ? Ou seulement médiocre ? Pourrait-il encore se transformer ? Et un Poutine III pourrait-il demain se révéler meilleur ?

20Au bilan, il semble que Poutine cherche à produire des résultats « modernes », mais en utilisant des méthodes qui le sont fort peu. Or les méthodes comptent pour produire cette modernité. Il est peut-être pragmatique, mais son pragmatisme est de peu d’ambitions.

21Poutine a connu mi-2004 mi-2005 une véritable annus horribilis. Sa politique y est apparue dangereusement à la dérive. Son leadership s’est, en gros, affronté à trois obstacles :

  • en matière de politique économique. La déplorable affaire Yukos a mis en lumière le caractère autoritaire et corrompu du régime. La réforme sur les bénéfices a été mal maîtrisée. Les étapes à venir des réformes structurelles – une pâle copie de l’ancien plan Gref [3] – ont été de fait suspendues, et la renationalisation rampante est revenue à l’ordre du jour dans les secteurs stratégiques.
  • en matière de sécurité intérieure. L’instabilité a continué de se diffuser de la Tchétchénie dans tout le Caucase du Nord, de Beslan à Nalchik.
  • en matière de politique étrangère. Le « poids des peuples » a semblé pointer un peu partout en Eurasie, avec la révolution des roses en Géorgie, la révolution orange en Ukraine, le soulèvement populaire au Kirghizistan. À chaque fois, Moscou a réagi de manière paranoïaque, avec de mauvais renseignements, de mauvais objectifs, et de mauvaises manœuvres.
La performance s’avérait donc catastrophique. La longévité du président russe semblait brusquement mise en question – d’aucuns spéculaient sur un changement de régime, acté d’en haut par les services, ou d’en bas par les grands-mères. Et l’image internationale de la Russie devait beaucoup souffrir de ces aventures. Poutine paraissait alors de plus en plus isolé de son fidèle « partenaire stratégique » d’hier, le président George W. Bush. Le creux de leur relation fut la conférence de presse donnée à l’issue de la rencontre de Bratislava en février 2005. Qu’était-il arrivé au Vladimir Poutine qui avait si brillamment assuré son interlocuteur de sa solidarité le 11 septembre 2001, semblant ainsi saisir si précisément le rythme de l’histoire ?

22Depuis la mi-2005, Poutine a certes regagné du terrain, et s’est quelque peu restabilisé. Les rumeurs de départ ont disparu. Il a eu des entretiens réussis avec G. W. Bush en septembre en marge de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), et au sommet de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation, forum de coopération économique en Asie-Pacifique) à Pusan (Corée du Sud) en novembre. Il a même obtenu un remarquable succès en retournant l’initiale opposition des États-Unis à la proposition de transfert des activités d’enrichissement nucléaire iraniennes vers la Russie. La Russie apparaissant désormais comme un élément de la solution, et non plus comme un élément du problème.

23Mais les faiblesses fondamentales de la Russie, et ses contradictions, sont toujours là. Le Kremlin agit désormais avec une confiance nouvelle, sinon avec suffisance, voire arrogance. Les tendances actuelles à la réaction sont parfaitement illustrées par cette nouvelle loi qui tente de réguler les activités des organisations non gouvernementales (ONG) en Russie, ainsi que par la gestion chaotique des négociations avec l’Ukraine. Le premier exemple éclaire la défiance fondamentale de l’État russe envers ses propres citoyens, et ses réflexes xénophobes face aux influences étrangères. Le second illustre bien la brutalisation de ses relations de voisinage. On pourrait ajouter d’autres exemples : le harcèlement des rivaux politiques, Mikhaïl Kassianov, Gary Kasparov et autres ; le caprice de l’exclusion du parti Rodina des élections à la Douma de Moscou ; la démission du réformateur Andreï Ilarionov de ses fonctions de conseiller économique du Kremlin.

24Pour les deux années à venir, qui ouvrent le cycle des élections parlementaires et présidentielle, tous les yeux seront fixés sur la question de la succession. Poutine se succédera-t-il à lui-même, ou inventera-t-il son propre « Poutine » ? Les promotions de Dmitri Medvedev et de Sergueï Ivanov aux postes de vices-Premier ministre ont fait lever les spéculations sur leurs candidatures respectives. Certes, Poutine ne sera pas seul à choisir : divers groupes, dont les siloviki ou les oligarques sont intéressés à perpétuer un système dont ils profitent largement. Et un « pouvoir populaire », ultranationaliste ou libéral-populiste, pourrait-il émerger ?

Le voisinage

25 La Russie post-soviétique reste un pays relativement faible à l’échelle mondiale, assailli par des problèmes intérieurs de long terme. Elle bénéficie d’une recrudescence de confiance en raison du boom pétrolier. Sa capacité à projeter globalement de la puissance ou de l’influence demeure faible, en dépit de réseaux bilatéraux efficaces, comme par exemple avec l’Iran ou la Corée du Nord. À un niveau régional, dans l’ancien espace soviétique, la Russie a plus d’influence, mais elle y combine un mélange de passivité et de brutalité, des pressions économiques et énergétiques, pour des objectifs bien plus négatifs que constructifs.

26Sur l’échiquier, la Russie est du côté noir. Elle spolie, joue essentiellement contre les autres et pour minimiser ses propres pertes. Depuis 1991, mais surtout depuis Poutine, le Kremlin a agi pour lui rendre de l’influence, et diminuer celle des puissances extérieures (les États-Unis, l’Union européenne, la Chine) dans son voisinage. Certes, elle a de légitimes inquiétudes quant aux États fragiles ou déliquescents de sa périphérie (par exemple la Géorgie, la Moldavie, la Biélorussie), mais elle a très souvent joué un rôle dans leurs échecs, par exemple en entretenant les « conflits gelés ».

27On ne doit pas surestimer la profondeur du tropisme post-impérial russe. Il est toujours redoutable de se retrouver dans une position d’ex-empire : les anciens empires des Habsbourg, ottoman, ou britannique, en témoignent. Mais Poutine a fait plus qu’un lapsus freudien en qualifiant publiquement l’effondrement de l’URSS de « plus grande tragédie du xxe siècle ».

28Le Kremlin d’aujourd’hui jalouse à la fois – et dans des registres différents – les États-Unis et la Chine. Dans l’après-11 septembre, équipés d’une rhétorique grandiose et quelque peu militariste (la « guerre globale contre la terreur »…), les États-Unis, superpuissance économique sans équivalent, agissent sans fausse pudeur comme gendarmes du monde. Les Russes, qui croient plutôt dans les moyens du hard power, en sont réduits à envier les capacités technologiques américaines, et la capacité politique de Washington à en user. Le Kremlin s’accommode plutôt bien de la présidence impériale de George W. Bush et de son message musclé – selon lequel la force est justifiée quand vous êtes sûr de votre bon droit et de la justesse de vos intérêts.

29Par-delà son épaule, le Kremlin s’intéresse aussi à l’Empire du milieu. La remarquable productivité chinoise permet à Pékin de suivre une voie propre, en ignorant les critiques et en résistant à toute conditionnalité extérieure. Sur un temps désormais assez long, Pékin a réussi à marier son autoritarisme post-idéologique au succès de l’économie de marché. La Chine défend une « troisième voie » : la globalisation mais à ses propres conditions, la globalisation mais à la chinoise pourrait-on dire.

30Et tout cela est assez fascinant pour la Russie et les autres marchés émergents. Celle-ci n’aurait nulle objection à diffuser dans son voisinage sa propre troisième voie – capitalisme d’État et démocratie dirigée – comme alternative à la déstabilisation introduite par les révolutions de couleur.

31L’aubaine pétrolière et gazière a sans doute ranimé son instinct impérial, à mesure qu’elle retrouvait une nouvelle richesse. La Russie dispose désormais d’une carte maîtresse et cherche à maximiser son avantage politique. Mais le dernier épisode Gazprom-Ukraine montre aussi les limites du chantage à l’énergie. En surjouant sa main, la Russie a certes envoyé un brutal avertissement, mais ce dernier est désastreux en matière de relations publiques. Le marché est fondé sur la réciprocité et la confiance : et l’installation des voisins dans une position de demandeurs humiliés ne peut pas constituer une stratégie de long terme. Les effets collatéraux sur l’Europe – où les importateurs du gaz russe ont commencé à douter de la fiabilité de Moscou – en témoignent.

32Le sens de ce retour impérial russe est différent pour chacun des pays voisins. Comme l’écrit Tolstoï, chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière : il en va ainsi des révolutions de couleurs, des divers despotismes orientaux, des « conflits gelés »… La période qui s’ouvre va voir se succéder des tests de la politique de Moscou dans la région : élections en Biélorussie et en Ukraine en mars 2006, négociations sur les « conflits gelés » en Géorgie, au Nagorno-Karabakh, ou en Transnistrie. Moscou va-t-elle bloquer, faire obstruction ou va-t-elle respecter les souverainetés, et chercher à marquer son influence par sa capacité d’attraction plus que par sa force de pression ?

33Et nous voici de retour à la dichotomie de base : soit la Russie est un pays qui se modernise et va dans le sens d’une plus grande intégration européenne – soit elle ne l’est pas. Elle ne peut pas suivre les deux chemins à la fois.

Que faire ?

34 Dans quelle mesure toutes ces évolutions concernent-elles les États-Unis et l’Europe ? Quelle attitude devrions-nous adopter vis-à-vis de la Russie ? On peut répondre simplement que les enjeux de sécurité sont énormes, que les moyens dont nous disposons sont limités, de plus en plus restreints, et que la difficulté à définir une stratégie efficace n’a sans doute jamais été plus grande.

35Si la Russie était condamnée à une faiblesse de long terme, nous pourrions l’ignorer. Mais elle ne l’est pas, et nous ne pouvons donc pas la mettre de côté. Pour notre sécurité, nous devons par exemple nous soucier du devenir des matériaux fissiles russes, et autre composants des armes de destruction massive (ADM). Nous devons nous intéresser aux risques de prolifération nucléaire (spécialement en Iran, en Corée du Nord) ; au développement de la menace islamiste ; au développement économique, aux droits de l’homme, bref à l’ensemble des conditions de la stabilité sur l’ensemble du continent eurasiatique. Nous sommes aussi intéressés, bien sûr, par l’accroissement futur des exportations russes de carburants fossiles. Pour toutes ces bonnes raisons, nous ne pouvons naturellement ignorer la question russe : le chemin que choisit la Russie concerne l’Occident au plus haut point.

36Mais cet Occident n’est nullement un monolithe. Les États-Unis et l’Europe ont des intérêts symétriques mais pas semblables vis-à-vis de la Russie. Nos objectifs peuvent se hiérarchiser différemment, et ceci pour des raisons à la fois historiques et géographiques. Plus encore, les États-Unis et l’Europe eux-mêmes ne sont pas monolithiques. Et les différences internes sont sans doute aussi grandes que les divergences transatlantiques.

37En Europe. L’Union européenne (UE) connaît, après le double référendum français et hollandais, une crise de confiance qui touche son identité et ses institutions, et la Russie perçoit parfaitement cet affaiblissement. De plus, nul ne sait qui a la préséance, des politiques nationales ou de la politique extérieure de l’UE. Or la Russie sait parfaitement jouer du diviser pour régner – comme les États-Unis, au demeurant. Quant à la perception de la Russie, la géographie et l’histoire, encore elles, génèrent un décalage réel entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe. Les nouveaux membres considèrent souvent les anciens comme trop tolérants, trop accommodants ; et les anciens voient les nouveaux comme viscéralement anti-Russes. Aucune de ces deux vues n’étant totalement fausse. Mis ensemble, tous ces éléments expliquent pourquoi l’UE en est toujours à identifier ses objectifs politiques. Il reste à voir si les élections à venir au cœur de l’Europe, dont le premier signe fut la transition qui a porté Angela Merkel au pouvoir en Allemagne, déboucheront sur une clarification, une direction plus ferme.

38Les quatre écoles américaines. Les attitudes américaines vis-à-vis de la Russie sont complexes, évolutives, parfois incohérentes. Dans ses pires moments, la politique américaine peut être vue comme un hybride – ou comme la moyenne mathématique – de ces approches contradictoires. Et ceci est en partie dû à l’existence d’écoles concurrentes en matière de politique étrangère, avec des approches différentes du souhaitable et du possible. De manière très générale, on peut identifier ces écoles comme formées des globalistes, des néoconservateurs, des pragmatistes, et enfin des traditionnels réalistes. Il s’agit là d’idéaux-types, qui se déclinent en positions sur la Russie, la Chine, et en réalité sur la plupart des grandes questions de politique étrangère.

39Ces quatre écoles s’opposent mais se rapprochent aussi sur certains points intéressants. Globalistes et néoconservateurs se retrouvent sur des positions de « transformation ». Ils veulent tous « transformer » la Russie, ou la Chine, mais diffèrent nettement sur les moyens à employer, et en particulier le rôle et le poids respectifs de la carotte et du bâton. Pragmatistes et réalistes s’accommoderaient de laisser la Russie demeurer la Russie, en se focalisant sur les enjeux centraux de sécurité. Les pragmatistes, comme les globalistes, s’intéressent aux relations diplomatiques bilatérales, en favorisant les stratégies d’engagement. Les réalistes, comme les néoconservateurs, sont plus tentés d’appeler les choses par leur nom, et par les postures de confrontation.

40Chacune de ces conceptions a sa part de vérité, aucune ne vaut pour tous les temps et dans toutes les circonstances. L’école réaliste, par exemple, a plus de sens dans des périodes de continuité comme celle de la guerre froide, et elle semble moins adaptée à des périodes de changements dynamiques (comme aujourd’hui ?) L’identification de la position juste, à partir de ces écoles contradictoires, exige beaucoup de prudence.

41Le défi commun aux Européens et aux Américains s’apparente donc à un calcul intégral prenant en compte tous les objectifs et les stratégies possibles. Dans ce calcul, nous devons demeurer particulièrement exigeants et attentifs sur deux points : nos intérêts de sécurité nationaux, et le caractère limité de nos moyens d’action. Notre discours doit tenir compte de ces deux éléments. Tenter de masquer notre incapacité à influer sur les choix russes par la rhétorique, positive ou négative, n’aurait aucune efficacité, sinon pour miner notre crédibilité.

Des moyens d’action en baisse

42 Le problème est en réalité qu’en dépit du maintien d’une certaine influence sur la Russie, nos moyens collectifs d’action ont décliné de façon constante depuis les années 1990.

43La conditionnalité financière. Les jours sont loin des grands programmes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale et de leurs conditions politiques. La Russie s’en est délivrée en remboursant les prêts du FMI, et en rachetant la plus grande partie de sa dette au Club de Paris.

44Le commerce international. La Russie souhaite bien sûr devenir membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et elle devra pour cela respecter des standards techniques, qui définissent une certaine conditionnalité. Mais la question est de savoir si les partenaires de la Russie voudront politiser l’accession à l’OMC, et donc élargir la conditionnalité politique (qui jouerait alors un rôle de sanction).

45Le G8. La Russie respecte le G8 avant tout pour son prestige. Bill Clinton, Tony Blair et Jacques Chirac ont favorisé l’ouverture – très tôt, si ce n’est trop tôt – du G8 à Moscou, sous Boris Eltsine. Le G5, puis le G7 étaient censés être un club réunissant les pays industriels les plus avancés. On voit aujourd’hui, en ce qui concerne la Russie, ce qu’il en coûte de considérer les questions de statut avant d’exiger que les standards habituels soient respectés. Moscou prend, pour la première fois, la présidence du G8. Le Sommet de Saint-Pétersbourg prévu en juillet 2006 sera à cet égard à la fois un test et une chance. Un test pour le G8 et pour la Russie. La Russie parviendra-t-elle à démontrer qu’elle mérite d’être membre du club, qu’elle a opéré les bons choix dans la bonne direction ? Et si ce n’est pas le cas, le G8 aura-t-il la force de le lui dire ? La chance est ici celle de pouvoir travailler avec le Kremlin pour établir un agenda substantiel en vue du Sommet. La convergence du thème de la « sécurité énergétique », privilégié par Moscou, et du tropisme énergétique de l’Administration Bush, pourrait donner à la Russie des moyens de pression peu souhaitables. De même, la thématique de la « guerre globale contre la terreur » est largement dépourvue de sens, mais elle a pour effet de flatter nombre de réflexes négatifs de la part de la Russie. À l’inverse, la résolution des « conflits gelés » serait beaucoup plus intéressante à inscrire à l’agenda de la rencontre : la Russie détient la plupart des clés de ces conflits.

46Les autres institutions. En dépit de multiples efforts pour structurer une véritable coopération, le partenariat Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)-Russie demeure assez peu productif. Sur le fond, Moscou ne peut voir l’OTAN que comme une alliance anti-russe. Quant à la relation Russie-UE, elle relève largement du dialogue de sourds.

47Le dialogue entre dirigeants. En définitive, les sommets bilatéraux semblent avoir été assez peu efficaces pour peser sur les choix de V. Poutine dans les domaines critiques. Certes, il faut être deux pour danser le tango… D’un côté, Poutine n’est pas Eltsine. De l’autre, ses interlocuteurs américains ou européens n’ont sans doute pas toujours été les plus performants. Le fait que le président G. W. Bush et A. Merkel se soient souciés de la loi réglementant l’activité des ONG va dans la bonne direction. La réponse collective à l’affaire Youkos et aux poursuites contre Mikhaïl Khodorkovsky avait été nettement moins glorieuse (par rapport à la réaction de Bill Clinton, Tony Blair et Gerhard Schröder qui avaient demandé en 2000 l’élargissement de Vladimir Gousinsky). Il faut que les dirigeants occidentaux usent de tous leurs moyens d’influence, de manière privée mais décidée, pour peser sur le président russe : ce dernier est fort sensible au fait d’être accepté par les États-Unis et les États européens.

48Des stratégies de « guérilla » ? Certaines voies d’influence méritent une attention particulière. Tout d’abord, il faut insister sur la « logique du capital », à savoir les retombées politiques positives de la volonté d’un gouvernement de pays émergent d’attirer les capitaux étrangers. L’intégration commerciale à travers l’OMC est une voie possible pour amplifier cette logique. L’ennui est que les principaux investisseurs directs étrangers en Russie se concentrent sur les domaines stratégiques comme celui du pétrole, et que leurs attentes sont relativement inélastiques : autrement dit, que leur propension à investir n’est pas directement liée au climat général des affaires. Nous sous-estimons trop, d’autre part, l’importance du soutien de la société civile, et des échanges à la base, entre les peuples, avec la Russie. C’est là la grande force des démocraties, et nous devons nous en servir. Enfin, il nous faut maintenir notre soutien actif à l’ouverture des sociétés, et à l’intégration progressive dans les dynamiques internationales de l’ensemble du voisinage russe.

49***

50Le chemin russe reste bien incertain ; nos intérêts sont directement affectés par les choix russes, et ces intérêts sont largement communs ; nos moyens d’action existent, mais ils sont limités ; et la Russie n’est évidemment pas notre seul problème de politique étrangère… C’est en tenant compte de tous ces éléments que les États-Unis et les pays européens doivent revoir, réactualiser, préciser leur approche de la question russe. Il est souhaitable que, des deux côtés de l’Atlantique, nous coordonnions nos approches pour en maximiser les effets. Il faut faire mieux avec moins de moyens : cela exige clarté, ambition et discipline – des éléments peu présents ces dernières années. Le réveil est tardif, mais il n’est pas trop tard encore pour peser dans le jeu de manière décisive.

Notes

  • [1]
    Goldman Sachs, Dreaming with BRICs: The Path to 2050, New York, Goldman Sachs, « Global Economics Papers » n° 99, 2003.
  • [2]
    F. Fukuyama, Trust: The Social Virtues and the Creation of Prosperity, New York, Free Press, 1996.
  • [3]
    Publié en juin 2000 sous la direction de German Gref (ministre du Développement économique et du Commerce de la Russie), ce document d’orientation libérale définit la stratégie du gouvernement en matière de réformes structurelles économiques et sociales (réforme fiscale, protection des droits de propriété, création d’un climat d’investissements favorable, etc.) (NDLR).
Français

Résumé

La croissance économique russe est spectaculaire ; mais les échecs sociaux et politiques du pays sont tout aussi nets. Vladimir Poutine apparaît à la fois comme l’homme des réformes pragmatiques et comme l’initiateur d’une nouvelle glaciation politique qui s’illustre dans la brutalisation croissante des relations avec l’étranger proche. Les Occidentaux, divisés et largement impuissants, doivent redéfinir et unifier leurs choix politiques vis-à-vis d’une Russie pour le moins incertaine.

Mots-clés

  • Russie
  • développements internes
  • étranger proche
  • politique pétrolière et gazière
English

Abstract

Vladimir Putin’s Russia is evolving in contradictory ways: its impressive economic progress, fueled by oil and gas exports, is counterbalanced by retrograde political trends. These ambivalent vectors, combined with Russia’s increasingly assertive regional conduct, will pose major policy challenges in 2006. The US and the EU have important security interests vis-à-vis Russia but declining leverage, making Transatlantic coordination imperative.

Mark Medish
Mark Medish, ancien conseiller spécial du président Clinton et directeur pour les Affaires russes, ukrainiennes et eurasiennes de la Maison-Blanche entre 2000 et 2001, est aujourd’hui avocat international à Washington. Il a également été assistant du secrétaire-adjoint au Département du Trésor américain (1997-2000).
Texte traduit de l’anglais (États-Unis) par 
Dominique David
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.061.0009
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Institut français des relations internationales © Institut français des relations internationales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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