CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis la guerre des Six jours, la France mène une politique proche-orientale que les partisans d’Israël qualifient au mieux de « pro-arabe », au pire d’« anti-israélienne ». Plusieurs organisations militent afin que la position française devienne plus conciliante envers l’État hébreu. Elles constituent un excellent exemple des velléités de certains acteurs privés de peser sur la prise de décision en matière de politique étrangère.

2On ne tranchera pas ici le nœud gordien de l’éventuelle partialité de la France sur le dossier proche-oriental ; l’objectif n’est pas non plus de cerner l’ensemble des facteurs qui participent à la détermination de la position française [1]. L’ambition est moindre : il s’agit d’esquisser une typologie des groupes d’intérêt pro-israéliens en France. Ces groupes sont en effet méconnus et n’ont jusqu’à présent pas fait l’objet d’études exhaustives en raison, sans doute, du caractère passionnel et propre à tous les phantasmes que revêt un tel sujet.

3Les organisations pro-israéliennes seront analysées aussi objectivement que possible en insistant en premier lieu sur le fondement religieux ou non de leur action, ainsi que sur les méthodes employées pour défendre les intérêts de l’État hébreu. Le poids de ces organisations sera ensuite évalué, et la question sera posée de la pertinence de l’expression « lobby pro-israélien ».

Associations confessionnelles et organisations laïques

4Les défenseurs d’Israël en France se répartissent en deux catégories : d’un côté ceux qui reconnaissent que le facteur confessionnel joue un rôle important dans leur motivation ; de l’autre ceux qui insistent sur le caractère laïque de leur action. La première catégorie, constituée des organisations juives [2], regroupe la majorité des militants pro-israéliens français.

5Deux sous-groupes peuvent être identifiés. D’une part, des associations ont pour vocation première d’agir en faveur d’Israël. Elles sont souvent identifiables à leur nom : Fédération sioniste de France (FSF), Keren Kayemeth Leisrael (KKL), Siona, Women’s International Zionist Organization (Wizo), etc. D’autre part, il existe des organisations qui ont pour raison d’être la défense des Juifs de France, et dont le champ d’action s’est étendu à la promotion de l’État hébreu. C’est le cas, par exemple, de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), du B’nai B’rith France [3] ou du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Le deuxième sous-groupe est particulièrement intéressant puisque l’argument des dirigeants de ces associations consiste à dire que la protection des juifs de France passe par la défense d’Israël, l’antisionisme étant l’antichambre de l’antisémitisme. C’est cette logique qui permet de comprendre pourquoi Roger Cukierman, lors de l’édition 2005 du dîner du CRIF, a critiqué le gouvernement en parlant d’« incompatibilité entre la politique étrangère de la France et la politique intérieure de lutte contre l’antisémitisme [4] ».

6La seconde catégorie d’organisations défendant les intérêts d’Israël en France ne place pas le facteur religieux au cœur de ses préoccupations. Les dirigeants de ces organismes mettent au contraire l’accent sur le fondement laïque de leur démarche. Michel Darmon, président de l’Association France-Israël, insiste particulièrement sur ce fait : « France-Israël n’est pas une association de la communauté juive. C’est l’association des Français amis d’Israël, quelles que soient leurs tendances politiques ou leur confession. C’est très important. Je suis le premier président qui soit juif depuis 1926, date de naissance de l’association [5] ». Les militants pro-israéliens laïques avancent diverses motivations pour expliquer leur engagement. La principale est le caractère démocratique de l’État hébreu. Ainsi Rudy Salles, président du groupe d’amitié parlementaire France-Israël à l’Assemblée nationale, affirme-t-il : « Je suis un ami d’Israël pour des raisons évidentes. C’est un État de droit, c’est une démocratie. […] Ils ont choisi M. Sharon, c’est M. Sharon qui est à la tête de l’État. Demain, ce sera un travailliste. Pour moi, ça ne change rien. C’est un groupe d’amitié entre l’Assemblée nationale et la Knesset, entre une démocratie et une autre démocratie [6] ».

7Le deuxième argument le plus souvent employé est le souci de la vérité, les partisans d’Israël considérant que les médias français véhiculent une vision partielle et partiale du conflit israélo-palestinien. Michel Darmon illustre parfaitement cette exigence de vérité puisqu’il se définit lui-même comme un « militant de la vérité ». De manière anecdotique mais assez révélatrice, une projection du film Décryptage[7] – qui dénonce de façon virulente la désinformation supposément pratiquée par la majorité des journalistes français aux dépens de l’État hébreu – a été organisée au Palais du Luxembourg par les groupes d’amitié France-Israël de l’Assemblée nationale et du Sénat [8]. Enfin, le troisième argument avancé, de manière plus marginale, a trait aux persécutions endurées par les juifs. C’est notamment un des points évoqués par Philippe Richert, président du groupe d’amitié France-Israël au Sénat : « Je trouve que le peuple d’Israël a subi tellement d’attaques, a été la cible de tellement de vindicte, que nous nous devons d’être très attentifs, de savoir l’écouter et le comprendre, et de lui témoigner notre affection [9] ».

Des répertoires d’action communs

8S’il est possible de distinguer les associations confessionnelles des organisations laïques, ces deux types de groupes pro-israéliens se rejoignent sur leurs répertoires d’action. Là encore, une division binaire s’impose, deux méthodes d’action pouvant être distinguées. Au quotidien, la tâche des défenseurs d’Israël consiste à rencontrer des décideurs et à leur présenter des informations favorables à l’État hébreu. Il peut s’agir d’une stratégie directe ou indirecte. La première consiste à tenter d’influer directement sur les personnes en charge de la politique étrangère : président de la République, ministre des Affaires étrangères, diplomates, membres de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale ou du Sénat, etc. Les dirigeants des organisations pro-israéliennes interrogés connaissent les réalités institutionnelles de la Ve République, et savent notamment que pour avoir un impact réel sur la politique proche-orientale de la France, c’est le président de la République en personne qu’il faut tenter de convaincre, d’autant que le Quai d’Orsay fait figure, à leurs yeux, de bastion pro-arabe imprenable. Il est toutefois difficile de rencontrer régulièrement le chef de l’État, même pour les dirigeants les plus éminents des associations pro-israéliennes. Ainsi le président du CRIF n’est-il reçu par le président de la République que deux ou trois fois par an [10].

9La stratégie indirecte offre une alternative puisqu’elle consiste à créer un climat favorable à Israël afin d’amener progressivement les responsables à infléchir la position de la France dans un sens plus positif pour l’État hébreu. Cette stratégie nécessite un ciblage particulier des médias, considérés comme les véritables « forgerons » de l’opinion publique. Il s’agit d’un travail minutieux, conduisant les dirigeants des organisations pro-israéliennes à rencontrer un maximum de journalistes ou de patrons de presse pour leur signaler des erreurs ou des expressions maladroites employées dans les médias [11]. La façon la plus efficace d’informer sur la situation au Proche-Orient est d’emmener les personnes sur place. Chaque année, plusieurs voyages [12] sont organisés par les groupes d’intérêt pro-israéliens afin de donner un aperçu du Proche-Orient à des journalistes mais aussi à des élus locaux [13], à des députés, etc. Yves-Victor Kamami, ancien président du B’nai B’rith France, est partisan de cette méthode : « Le meilleur moyen de faire changer d’avis un homme politique ou un journaliste, c’est de lui montrer la réalité. […] La plupart des journalistes et des hommes politiques qui vont en Israël reviennent de là-bas avec une autre vision et ne parlent plus de la même façon. [14] »

10Outre le travail d’information auprès des décideurs, les groupes d’intérêt pro-israéliens mettent sur pied, de manière bien plus sporadique, des rassemblements de masse. Ces rassemblements constituent la seconde grande méthode d’action identifiée. Concrètement, cela se traduit par des manifestations importantes, notamment lorsque l’État hébreu est attaqué, ou quand des personnalités jugées hostiles à Israël sont invitées en France (Yasser Arafat en 1989, Bachar el-Assad en 2001, etc.). Au début du mois d’avril 2002, une controverse intéressante a éclaté au sujet d’une manifestation organisée suite à une série d’actes antisémites commis en France. Roger Cukierman voulait en effet que le soutien à Israël soit mentionné dans l’intitulé de la manifestation car « au mois de mars 2002, il n’y avait eu aucun mort en France [alors qu’] il y avait eu 125 morts victimes du terrorisme en Israël [15] ». Un compromis fut finalement trouvé et le défilé se réunit sous la bannière de la réprobation « des actes antisémites et la solidarité avec le peuple israélien », compromis qui n’empêcha pas la réunion parallèle de contre-manifestants qui refusaient toute allusion à la situation au Proche-Orient [16].

11En plus des manifestations ponctuelles qui surviennent généralement peu de temps après un événement tragique comme un attentat en Israël, des rassemblements plus « ordinaires » sont organisés en soutien à l’État hébreu. L’adjectif « ordinaire » est quelque peu exagéré car ces événements n’ont pas lieu sur une base réellement régulière mais il est employé pour signifier que ce type de rassemblement est, contrairement aux manifestations conjoncturelles, déconnecté des contingences de l’actualité internationale. L’exemple le plus marquant est sans doute celui des Douze heures pour Israël. Le principe de cet événement, qui s’est tenu pour la première fois en 1976, est de regrouper plusieurs dizaines de milliers de personnes dans une ambiance festive en vue de démontrer le soutien d’une partie de l’opinion publique française à l’État hébreu. La dernière édition a eu lieu le 22 juin 2003, sous un nom légèrement différent et symbolique des vicissitudes des relations franco-israéliennes : Douze heures pour l’amitié entre la France et Israël. Il convient de noter que la coordination était assurée uniquement par des associations confessionnelles [17], et non par les organisations pro-israéliennes laïques ou par l’ambassade d’Israël. Le rassemblement de juin 2003 a donné l’occasion à certains hommes politiques de démontrer leur attachement à l’État hébreu. Le plus engagé fut sans doute Alain Madelin qui s’en est ouvertement pris à la position de la France au Proche-Orient : « Je n’accepte pas, pour ma part, cette politique diplomatique soi-disant habile qui prétend garantir la paix au nom de l’équilibre, celle qui câline Arafat. […] La France ne doit pas s’égarer comme elle s’est trop égarée hier. Elle ne doit se tromper ni de route, ni d’amis. La cause que nous défendons, c’est la vôtre. Notre ami, dans cette partie du monde, c’est Israël. » [18]

Le poids des groupes d’intérêt pro-israéliens

12Il existe donc, en France, différents groupes qui agissent en faveur d’Israël soit en menant régulièrement des campagnes d’information auprès des décideurs soit en organisant, plus ponctuellement, des rassemblements de masse. Il est difficile de déterminer le poids véritable de ces organisations. Leur nombre exact est en soi problématique. Beaucoup d’associations juives entreprennent sporadiquement des initiatives en rapport avec Israël mais ne peuvent pas pour autant être qualifiées de groupes d’intérêt pro-israéliens. Pour donner un ordre de grandeur, il y aurait en France 3 000 associations juives [19]. Ces associations sont pour l’essentiel culturelles, artistiques, sportives, etc. et n’ont donc pas de vocation politique. Les organisations réellement présentes sur le créneau du soutien à Israël, en comptant les organismes non-confessionnels, ne dépassent probablement pas la vingtaine. Le nombre des sympathisants pro-israéliens est encore plus complexe à jauger. Se baser sur le nombre de juifs en France [20] serait absurde car beaucoup d’entre eux ne s’intéressent pas à la situation proche-orientale et certains désapprouvent même publiquement le CRIF quand il quitte le registre de la défense des intérêts des juifs français pour s’aventurer sur le terrain de la promotion d’Israël [21]. Le nombre d’adhérents revendiqué par certaines associations est un indice mais doit être manié avec circonspection, du moins pour les associations confessionnelles dont la vocation première n’est pas la défense des intérêts d’Israël. L’Union des étudiants juifs de France fédère 15 000 membres et affirme être « la troisième force syndicale étudiante [22] » du pays. Néanmoins, rien ne permet de dire que tous les adhérents partagent la ligne du syndicat quand celui-ci sort du cadre de la protection des intérêts estudiantins pour se poser « en soutien réfléchi et efficace de l’État d’Israël [23] ». Le cas de l’Union des patrons et professionnels juifs de France – qui peut se prévaloir d’un millier de membres environ – est un peu différent car la volonté d’« aider Israël et son gouvernement élu démocratiquement [24] » est l’une des principales raisons d’être de l’association. Enfin, le troisième exemple chiffré est celui de la branche française de la Women’s International Zionist Organization (Wizo) qui regroupe pas moins de 7 000 bénévoles [25].

13Plutôt que d’additionner les adhérents des associations pro-israéliennes ou supposées telles, le moyen le plus simple – mais qui manque assurément de précision – d’évaluer le poids humain des partisans de l’État hébreu revient probablement à se fier à l’affluence lors des grands rassemblements de soutien à Israël. Quelques chiffres – bien qu’approximatifs – peuvent s’avérer éclairants : le 31 mai 1967, 30 000 manifestants ont défilé pour soutenir l’État hébreu à la veille de la guerre des Six Jours [26] ; le 27 avril 1980, près de 100 000 sympathisants avaient fait le déplacement pour assister aux Douze heures pour Israël[27]. La dernière édition de cet événement, en 2003, a attiré environ 45 000 personnes [28].

14Le poids des groupes d’intérêt ne se mesure pas seulement à l’aune de leurs effectifs. L’efficacité des actions menées est un indicateur éloquent, mais très difficile à mesurer. Il semble en effet impossible de trouver des exemples précis d’évolutions de la position française au Proche-Orient suite aux interventions des organisations pro-israéliennes. Lors de l’édition 2005 du dîner du CRIF, Roger Cukierman a solennellement demandé à ce que la France reconnaisse Jérusalem comme capitale d’Israël [29]. Si cette requête venait un jour à aboutir, on ne pourrait pour autant y voir la marque de l’action du CRIF tant les facteurs déterminant une telle décision peuvent être nombreux. Établir avec certitude un rapport de cause à effet entre une action des groupes d’intérêt pro-israéliens et une décision de politique étrangère serait hasardeux car la genèse des choix est complexe et multifactorielle. La stratégie directe décrite précédemment est donc difficilement évaluable. La stratégie indirecte, elle, produit des effets plus tangibles. L’interdiction de la chaîne de télévision Al-Manar est, par exemple, le produit très concret d’une action du CRIF [30]. Certes, cette interdiction a été motivée par le caractère antisémite de certains programmes et non par la ligne anti-israélienne de la chaîne ; mais il n’empêche que cette décision entraîne de facto la non-diffusion d’émissions hostiles à l’État hébreu et susceptibles de créer ou de renforcer un climat anti-israélien en France.

15Il est intéressant de constater que les dirigeants des organisations pro-israéliennes sont tout à fait conscients de la portée limitée de leurs actions, qu’ils attribuent à la faiblesse relative de leurs moyens. Il semblerait en effet que les groupes d’intérêt pro-israéliens français ne reçoivent pas de subsides de l’ambassade d’Israël ou de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) [31]. L’essentiel des ressources financières des organisations défendant les intérêts de l’État hébreu en France proviendrait des cotisations de leurs adhérents. L’UPJF, qui selon Yves-Victor Kamami est la plus riche des associations confessionnelles pro-israéliennes, fait payer une cotisation annuelle de 450 euros à chacun de ses mille membres [32]. L’Association France-Israël ne peut quant à elle entretenir qu’un seul salarié. Son président, Michel Darmon, estime qu’il lui en faudrait au moins cinq fois plus pour pouvoir mener un travail efficace [33]. Voilà qui érode sérieusement l’image d’un puissant « lobby pro-israélien » en vogue dans certains milieux, et notamment aux deux extrêmes de l’échiquier politique.

« Lobby pro-israélien » : une appellation inappropriée

16Revenons justement à l’appellation « lobby pro-israélien » qui, à maints égards, paraît critiquable. Le premier argument s’opposant à l’emploi de cette expression concerne le terme lobby, bien peu adapté au système institutionnel français. En France, ce terme revêt un caractère péjoratif indéniable, à tel point que Michel Offerlé n’hésite pas à le qualifier d’« étiquette infamante [34] ». À Bruxelles ou à Washington, le « lobbyisme » est un métier. Ce n’est pas le cas à Paris et les organisations pro-israéliennes en sont la parfaite illustration : les membres des instances dirigeantes de ces organisations ne sont en effet pas des « lobbyistes » professionnels. Ils exercent des métiers variés – avec une dominante de professions libérales [35] – et ne consacrent qu’une faible partie de leur temps à la défense des intérêts de l’État hébreu. Si, en France, parler de lobby est en soi péjoratif, employer l’expression « lobby pro-israélien » semble encore plus inapproprié car celle-ci évoque immanquablement les phantasmes d’extrême droite sur le « lobby juif [36] ».

17Ces phantasmes sont notamment fondés sur la croyance en un « vote juif », idée dont l’inanité a pourtant largement été démontrée [37]. Il convient d’affirmer clairement que, de la même manière qu’il n’existe pas de « vote juif » structurel, il n’y a pas non plus de « vote pro-israélien ». La seule tentative de fédérer les voix des sympathisants pro-israéliens a eu lieu lors des élections présidentielles de 1981, lorsqu’Henri Hajdenberg appela au vote sanction contre Valéry Giscard d’Estaing pour protester contre sa politique proche-orientale jugée défavorable à l’État hébreu, mais il serait hasardeux d’établir un lien de causalité entre cet appel et la défaite du président sortant [38]. Depuis lors, l’expérience de la pression électorale n’a plus été renouvelée, même quand H. Hajdenberg est devenu président du CRIF en 1995.

18Un autre argument allant à l’encontre de l’appellation « lobby pro-israélien » est le manque d’unité des défenseurs de l’État hébreu. Le consensus existe uniquement sur un point : le droit d’Israël à exister dans des frontières sûres. Mais dès qu’il s’agit d’aborder des questions comme la barrière de sécurité ou le retrait de la bande de Gaza, le consensus se rompt immédiatement. La différence entre Théo Klein et Jean Kahn, qui se sont succédé à la tête du CRIF en 1989, est à cet égard évocatrice. L’un fait figure de colombe, l’autre de faucon. Comme le dit lui-même Jean Kahn : « Je considère que chaque juif dans le monde est un ambassadeur d’Israël. Théo Klein ne dira pas la même chose. Lui, il est plutôt l’ambassadeur de Yasser Arafat parce que quand quelqu’un fait des tournées avec Leïla Shahid, je ne pense pas qu’il défende les intérêts d’Israël. [39] »

19Le problème est précisément de savoir ce que sont les intérêts d’Israël. La réponse ne va pas de soi et il n’est pas question de tenter ici de résoudre ce problème. On peut simplement insister sur le fait que les responsables des organisations pro-israéliennes françaises n’ont pas tous la même conception de ce que sont les intérêts d’Israël. Même sur une question comme celle de la création d’un État palestinien, le consensus n’est pas de rigueur, puisque Michel Darmon, par exemple, considère que la création d’une telle entité nuirait aux intérêts israéliens [40]. En d’autres termes, l’idée d’un « lobby pro-israélien » est simplificatrice et ne reflète absolument pas la complexité de la réalité. Il n’existe pas un « lobby pro-israélien » mais plutôt divers groupes d’intérêt ayant des conceptions variées de ce qui est bon pour Israël.

20Si des acteurs privés militent certes en France pour Israël, il ne faut pas oublier que de nombreuses organisations ont, en parallèle, pour vocation de défendre les intérêts des Palestiniens. À l’instar de l’appellation « lobby pro-israélien », l’expression « lobby pro-palestinien » doit pourtant être récusée, car il ne saurait y avoir un vocabulaire à deux vitesses. En outre, il serait simpliste d’opposer systématiquement les groupes d’intérêt pro-israéliens et pro-palestiniens, comme si se déroulait en France, sur un mode mineur, une pâle réplique du conflit proche-oriental. Il y a certes des accrochages ponctuels entre partisans d’Israël et sympathisants de la cause palestinienne mais, pour conclure sur une note positive, certaines personnes osent croire que les intérêts des deux camps ne sont pas nécessairement irréconciliables. C’est le cas de Rudy Salles qui, en parallèle de ses activités de président du groupe d’amitié parlementaire France-Israël, est aussi membre de différents groupes d’amitié France-États arabes [41]. De la même manière, le président du groupe d’études à vocation internationale sur les territoires autonomes palestiniens, Jean Bardet, appartient également au groupe d’amitié parlementaire France-Israël. Quant à Patrick Klugman, ancien président de l’UEJF, il se définit à la fois comme sioniste et pro-palestinien [42]. Il ne faut pas voir dans ces trois exemples le signe d’une contradiction, d’un goût pour la provocation ou de symptômes de schizophrénie, mais plutôt un symbole positif, qui permet de penser que « l’importation du conflit israélo-palestinien en France » – thématique récurrente des rhétoriques journalistique et politique – n’est peut-être pas inéluctable.

Notes

  • [1]
    La problématique de la genèse de la décision en politique étrangère est complexe et ne saurait être traitée ici. À ce sujet, on lira notamment : R. C. Snyder, H. W. Bruck et B. M. Sapin, Decision-Making as an Approach to the Study of International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1954 ; J. Frankel, The Making of Foreign Policy: An Analysis of Decision Making, Oxford, Oxford University Press, 1963 ; G. T. Allison, Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Little Brown, 1971 et R. Jervis, Perception and Misperception in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976.
  • [2]
    Notons qu’il n’existe pas, en France, d’organismes non-juifs militant pour Israël sur la base de critères religieux. Les fondamentalistes protestants américains – qui soutiennent Israël pour des motifs bibliques – n’ont pas d’équivalent en France.
  • [3]
    Le B’nai B’rith a été fondé en 1843 à New York sur le modèle de la franc-maçonnerie. Pour plus de détails sur cette organisation, lire l’ouvrage de D. Malkam, L’Histoire du B’nai B’rith : la plus importante organisation juive mondiale, Paris, Berg International, 2003.
  • [4]
    Voir <www. crif. org/ impr. php? id= 4268&type= dossiers>, consulté le 8 mars 2005.
  • [5]
    Entretien de l’auteur avec Michel Darmon, 14 mai 2004.
  • [6]
    Entretien de l’auteur avec Rudy Salles, 9 juin 2004.
  • [7]
    Film réalisé en 2002 par Jacques Tarnero et Philippe Bensoussan.
  • [8]
    Entretien de l’auteur avec Philippe Richert, 26 mai 2004.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Entretien de l’auteur avec Emmanuel Weintraub, ancien vice-président du CRIF, 6 mai 2004.
  • [11]
    Ibid. Emmanuel Weintraub donne l’exemple de l’expression « bébé colon », utilisée régulièrement dans les dépêches de l’Agence France Presse (pour désigner des enfants israéliens victimes d’attentats en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza) jusqu’à ce que le CRIF intervienne pour signaler que cette expression était péjorative.
  • [12]
    D’après Roger Benarrosh, cinq ou six voyages de ce type sont organisés chaque année par le CRIF ou des associations membres du CRIF. Entretien de l’auteur avec Roger Benarrosh, 28 juin 2004.
  • [13]
    Pour les déplacements d’élus locaux, l’Association des élus locaux amis d’Israël (Adelmad) joue un rôle particulièrement important.
  • [14]
    Entretien avec Yves-Victor Kamami, 16 juin 2004.
  • [15]
    Entretien avec Roger Cukierman, 21 juin 2004.
  • [16]
    Voir X. Ternissien, « Les Juifs de France face à Israël », Le Monde, 7-8 avril 2002.
  • [17]
    En l’occurrence le CRIF, le Fonds social juif unifié (FSJU), le Consistoire central et le Consistoire de Paris.
  • [18]
    Voir <www. crif. org/ impr. php? id= 1436&type= dossiers>, consulté le 2 février 2005.
  • [19]
    Cf. E. Benbassa, Histoire des juifs de France, Paris, Seuil, 2000, p. 294.
  • [20]
    La population juive de France est estimée à 600 000 individus.
  • [21]
    Voir notamment G. Halimi, L. Schwartzenberg, P. Vidal-Naquet et al., « Lettre ouverte au CRIF », Le Monde, 16 octobre 2002, ainsi que O. Gebuhrer et P. Lederer, « Il existe une autre voix juive », Libération, 5 mai 2003.
  • [22]
    Voir <www. uejf. org/ uejf_quisommesnous. php? sid= > consulté le 10 mars 2005.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
  • [25]
    Voir <www. wizo. asso. fr/ qsn. htm>, consulté le 21 mars 2005.
  • [26]
    S. Kassir et F. Mardam-Bey, Itinéraires de Paris à Jérusalem. La France et le conflit israélo-arabe. Tome 2 : 1958-1991, Washington, Les livres de la Revue d’études palestiniennes, 1993, p. 129.
  • [27]
    E. Benbassa, op. cit. [19], p. 298.
  • [28]
    Entretien de l’auteur, voir note [15].
  • [29]
    Sur le site du ministère des Affaires étrangères figure une liste de tous les pays dans lesquels la France possède des représentations diplomatiques. Dans cette liste, il est assez surprenant de constater que figure Jérusalem (où est implanté un consulat général), comme si cette ville était un pays. Voir <www. expatries. diplomatie. gouv. fr/ annuaires/ annuaires. htm>, consulté le 11 mars 2005.
  • [30]
    Pour plus de détails sur la démarche du CRIF qui a conduit à l’interdiction d’Al Manar, lire le discours de Roger Cukierman lors de la dernière édition du dîner du CRIF. Cf. <www. crif. org/ impr. php? id= 4268&type= dossiers>, consulté le 8 mars 2005.
  • [31]
    L’AIPAC est l’organisation pro-israélienne la plus importante aux États-Unis. Cf. Claude Lévy, « Le lobby juif américain », Revue Française d’Études Américaines, 1995, n° 63, p. 77-92 et C. Mansour, Beyond Alliance : Israel in US Foreign Policy, Columbia University Press, 1994, p. 238-245.
  • [32]
    Entretien de l’auteur avec un membre du bureau de l’UPJF.
  • [33]
    Entretien de l’auteur, voir note [5].
  • [34]
    M. Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1998, p. 26.
  • [35]
    À titre d’exemples, Yves-Victor Kamami est médecin, Roger Benarrosh (vice-président du CRIF) est expert comptable, Patrick Klugman (ancien président de l’UEJF) est avocat, etc.
  • [36]
    Cf. H. Coston, « Du Talmud aux Protocoles », Je vous hais !, avril 1944, p. 10-14, cité dans P.-A. Taguieff (dir.), L’Antisémitisme de plume. 1940-1944, études et documents, Paris, Berg International, 1999, p. 521-524.
  • [37]
    Voir notamment S. Strudel, « Votes juifs : les limites d’un modèle identitaire d’un comportement électoral », Revue internationale de politique comparée, vol. 3, n° 3, décembre 1996, p. 629-646.
  • [38]
    Cf. E. Benbassa, op. cit. [19], p. 287.
  • [39]
    Entretien de l’auteur avec Jean Kahn, 11 mai 2004.
  • [40]
    Entretien de l’auteur, voir note [5].
  • [41]
  • [42]
    C. Coroller, « Patrick Klugman. 26 ans. Sioniste et pro-palestinien. Étoile montante au sein des institutions juives de France », Libération, 3 octobre 2003.
Français

Résumé

Les organisations soutenant en France les positions d’Israël sont de natures très différentes : organisations confessionnelles vouées à la défense d’Israël ou orientées vers la communauté juive de France, ou organisations laïques, de la communauté juive ou non. Le répertoire des actions peut être en partie commun, mais la mesure de leur effet social ou politique est très complexe. Et les contradictions internes entre juifs de France ne permettent nullement de parler d’un « lobby pro-israélien ».

Mots-clés

  • Israël
  • organisations juives
  • politique française
  • Proche-Orient
Marc Hecker
Marc Hecker est doctorant au Centre de recherches politiques de la Sorbonne et assistant de recherche à l’Ifri. Son dernier livre, La Défense des intérêts de l’État d’Israël en France, paraîtra au deuxième semestre 2005 aux éditions L’Harmattan.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.052.0401
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